Souvenirs : Adolescence
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 138-142).


XXXV

RÊVERIES

Pouvais-je penser dans ce temps-là que je survivrais à tant de malheurs et qu’il viendrait un temps où j’en parlerais de sang-froid ?…

En songeant à ce que j’avais fait, je ne pouvais pas me représenter ce que j’allais devenir, mais j’avais le sentiment vague que j’étais irrévocablement perdu.

Au premier moment, un silence profond régna autour de moi ; du moins je me le figurai, la violence de mon émotion m’empêchant sans doute d’entendre. Peu à peu je commençai à distinguer différents sons. Vassili monta, jeta dans le coin de la fenêtre un objet qui devait ressembler à un balai et s’étendit en bâillant sur une banquette. En bas, Saint-Jérôme parlait très haut (il parlait évidemment de moi) ; puis j’entendis des voix d’enfants, des rires, des courses ; au bout de quelques minutes, toute la maison était de nouveau en mouvement, comme si personne ne savait que j’étais dans le cabinet noir ou comme si personne n’y pensait.

Je ne pleurais pas, mais j’avais comme une grosse pierre sur le cœur. Les idées et les images se succédaient avec rapidité dans mon imagination surexcitée, mais le souvenir de mon malheur venait continuellement interrompre leur chaîne capricieuse, et je retombais dans un labyrinthe sans issue d’incertitudes, de terreurs et de désespoirs.

Tantôt il me venait à l’esprit qu’il devait exister une cause inconnue à l’indifférence ou plutôt à la haine que j’inspirais universellement. (À cette époque-là, j’étais fermement convaincu que tout le monde, depuis ma grand’mère jusqu’au cocher Philippe, me détestait et avait du plaisir à me voir souffrir.) Probablement, je n’étais pas le fils de ma mère et de mon père, ni le frère de Volodia. J’étais quelque malheureux orphelin, un enfant trouvé, ramassé par pitié. Cette idée absurde me parut tout à fait vraisemblable et me causa une sorte de consolation mélancolique. J’éprouvais un soulagement à penser que j’étais malheureux, non par ma faute, mais parce que ma destinée était d’être malheureux dès ma naissance, comme cet infortuné Karl Ivanovitch.

Mais pourquoi me cacher ce mystère, me disais-je, quand je l’ai presque deviné à moi tout seul ? Demain j’irai trouver papa et je lui dirai : « Papa ! c’est en vain que tu me caches le secret de ma naissance. Je sais tout. » Il me répondra : « Que veux-tu, mon ami ? Il fallait bien que tu l’apprisses tôt ou tard ; tu n’es pas mon fils, mais je t’ai adopté et, si tu te montres digne de ma tendresse, je ne t’abandonnerai jamais. » Et moi, je répondrai : « Papa, — bien que je n’aie pas le droit de te donner ce nom et que je le prononce aujourd’hui pour la dernière fois, — je t’ai toujours aimé et je t’aimerai toujours ; je n’oublierai jamais que tu es mon bienfaiteur ; mais je ne puis rester plus longtemps dans ta maison. Ici, personne ne m’aime, et Saint-Jérôme a juré ma perte. Il faut que lui ou moi nous sortions d’ici, car je ne réponds pas de moi ; je hais cet homme à un tel point que je suis capable de tout. Je le tuerais. » (Voici comment je dirai : « Papa ! je le tuerais ! ») Alors papa se mettra à me supplier ; mais je dirai : « Non, mon ami, mon bienfaiteur, nous ne pouvons plus vivre ensemble ; laisse-moi partir. » Et je le serrerai dans mes bras et je lui dirai en français : « Oh ! mon père, oh ! mon bienfaiteur, donne-moi pour la dernière fois ta bénédiction et que la volonté de Dieu soit faite ! » À cette pensée, je sanglote, assis sur une malle dans le cabinet noir. Tout à coup l’idée de la punition ignominieuse qui m’attend me revient à la mémoire ; je vois la réalité sous son vrai jour, et mes rêves s’envolent.

Tantôt je rêve que je suis libre et hors de notre maison. J’entre dans les hussards et je vais à la guerre. Je suis entouré d’ennemis, je brandis mon sabre et j’en tue un ; je fais le moulinet et j’en tue deux, trois. À la fin, exténué de fatigue et épuisé par mes blessures, je tombe en criant : « Victoire ! » Le général me cherche en disant : « Où est-il, notre sauveur ? » On lui dit : « Le voilà, » et il se jette à mon cou en versant des larmes de joie et en criant : « Victoire ! » Je guéris de mes blessures et je me promène sur le boulevard Tverskoë, le bras en écharpe dans un foulard noir. Je suis général ! L’empereur passe et demande qui est ce jeune blessé. On lui dit que c’est le célèbre héros Nicolas. L’empereur m’aborde et dit : « Je te remercie. Je t’accorderai tout ce que tu me demanderas. » Je salue respectueusement et je dis en m’appuyant sur mon sabre : « Je suis heureux, grand prince, d’avoir pu verser mon sang pour ma patrie, et je voudrais mourir pour elle ; mais, puisque tu daignes m’autoriser à t’adresser une requête, je ne te demande qu’une chose : permets-moi d’anéantir mon ennemi, l’étranger Saint-Jérôme. Je veux anéantir mon ennemi Saint-Jérôme. » Je vais trouver Saint-Jérôme et je lui dis d’un ton terrible : « Tu as fait mon malheur ; à genoux ! » Soudain, je pense qu’à tout instant peut entrer Saint-Jérôme en chair et en os, avec les verges, et je me revois non plus général et sauvant la patrie, mais pleurant, humilié, la plus misérable de toutes les créatures.

Une autre fois, je pense à Dieu et je lui demande hardiment pourquoi il me punit. Je n’ai jamais oublié de faire ma prière matin et soir ; pourquoi est-ce que je souffre ? Je puis vraiment dire que je fis ce soir-là le premier pas vers les doutes religieux qui me troublèrent pendant mon adolescence. Non pas que l’adversité m’ait poussé aux murmures et à l’incrédulité, mais parce que, l’idée que la Providence était injuste m’étant venue pendant le désordre moral qui marqua mes vingt-quatre heures d’isolement, ce fut comme le grain qui tombe en terre après la pluie et qui germe aussitôt.

Je m’imaginais aussi que j’allais certainement mourir et je me représentais avec vivacité la surprise de Saint-Jérôme entrant dans le cabinet noir et trouvant mon corps inanimé. Je me souvenais de ce que m’avait raconté Nathalie Savichna sur l’âme des morts, qui reste dans leur maison pendant quarante jours, et je me voyais errant, invisible, dans la maison de grand’mère et assistant aux larmes sincères de Lioubotchka, aux lamentations de grand’mère et à la conversation de papa avec Saint-Jérôme. « C’était un excellent petit garçon, disait papa les larmes aux yeux. — Oui, répondait Saint-Jérôme, mais un fameux polisson. — Vous devriez respecter les morts, disait papa ; vous êtes cause de sa mort ; vous l’avez effrayé, il n’a pas pu supporter l’humiliation que vous lui prépariez… Hors d’ici, méchant ! »

Et Saint-Jérôme tombait à genoux, pleurait et demandait pardon.

Le quarantième jour, mon âme s’envolait au ciel. J’y voyais quelque chose de blanc, long, transparent, merveilleusement beau, et je devinais que c’était ma mère. Ce blanc m’entoure et me caresse, mais j’éprouve un malaise et je ne la reconnais pas. « Si c’est vraiment toi, lui dis-je, montre-toi mieux, pour que je puisse t’embrasser. » Et sa voix me répond : « Ici, nous sommes tous ainsi, et je ne peux pas t’embrasser mieux. Est-ce que tu n’es pas bien comme cela ? — Si, je suis très bien, mais tu ne peux pas me chatouiller et je ne peux pas baiser tes mains… — Ce n’est pas nécessaire, dit-elle ; c’est si beau ici ! » Je sens que c’est en effet bien beau et nous volons ensemble plus haut, toujours plus haut.

Ici je fais un petit somme et, en me réveillant, je me retrouve assis sur ma malle, dans le cabinet noir, les joues humides de pleurs et répétant machinalement les mots : Nous volons plus haut, toujours plus haut. Je fais des efforts acharnés pour voir clair dans ma situation ; mais j’ai beau tendre mon esprit, je ne vois que ténèbres et effroi. J’essaye de revenir aux rêves heureux et consolants interrompus par le retour à la réalité ; mais j’ai beau me hâter de ressaisir le fil, je constate avec surprise qu’il m’est impossible de le renouer et même, ce qui est encore plus étonnant, que cela ne me ferait plus aucun plaisir.