Souvenirs : Enfance
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 66-70).

XVI

AVANT LA MAZURKE


« Ah ! il paraît qu’on va danser chez vous, dit Serge en sortant du salon et en tirant de sa poche une paire de gants de peau tout neufs. Il faut mettre des gants. »

« Comment faire ? pensai-je. Nous n’avons pas de gants. Il faut monter en chercher. »

Mais j’eus beau mettre les commodes sens dessus dessous, j’y trouvai en tout : dans l’une, nos gants de voyage en laine verte ; dans l’autre, un gant de peau qui ne pouvait me servir à rien, pour trois raisons : premièrement, il était très vieux et très sale ; secondement, il était trop grand pour moi ; troisièmement, il y manquait le doigt du milieu, que Karl Ivanovitch avait coupé, il y avait très longtemps, pour s’en faire un doigtier, un jour où il avait eu mal à la main. Je mis pourtant ce reste de gant et je considérai fixement mon doigt du milieu, qui était invariablement plein d’encre.

« Si Nathalie Savichna était ici, on trouverait des gants dans ses coffres. Impossible de descendre comme ça : si l’on me demande pourquoi je ne danse pas, qu’est-ce que je répondrai ? Impossible de rester ici ; on s’apercevra en bas que je n’y suis pas. Que faire ? dis-je en agitant les mains.

« Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda Volodia, qui entra en courant. Viens vite inviter une danseuse… on va commencer.

— Volodia, dis-je en lui montrant ma main, dont deux doigts sortaient par le trou du gant sale, et en prenant une voix qui trahissait une situation désespérée : Volodia, tu n’as pas pensé à cela !

— À quoi ? fit-il impatiemment. Ah ! aux gants, ajouta-t-il avec la plus parfaite indifférence en regardant ma main. C’est vrai, nous n’en avons pas ; il faudra demander à grand’mère…… Qu’est-ce qu’elle va dire ? » Et, sans plus y penser, il redescendit en courant.

Le sang-froid avec lequel il traitait une circonstance qui me paraissait si importante me calma. Je me rendis en hâte au salon, oubliant complètement l’affreux gant passé à ma main gauche.

Je m’approchai avec précaution du fauteuil de grand’mère, la tirai légèrement par son mantelet et lui dis tout bas : « Grand’mère ! Comment faire ? nous n’avons pas de gants !

— Quoi, mon ami ?

— Nous n’avons pas de gants, répétai-je en me rapprochant insensiblement et en posant mes deux mains sur le bras du fauteuil.

— Eh bien ! et ça ? dit-elle en me saisissant tout à coup la main gauche. — Voyez, ma chère, continua-t-elle en s’adressant à Mme Valakhine, voyez comme ce jeune homme s’est fait élégant pour danser avec votre fille. »

Grand’mère me tenait vigoureusement et regardait gravement les assistants d’un air interrogateur. Elle ne me lâcha que lorsque la curiosité de tous les invités fut satisfaite et l’éclat de rire général.

J’aurais été profondément mortifié d’être vu par Serge dans cette situation, tout décomposé de honte et faisant de vains efforts pour retirer ma main ; mais je n’éprouvai aucun embarras vis-à-vis de Sonia, qui riait si fort qu’elle en pleurait et que ses boucles dansaient autour de sa petite figure empourprée. Je compris que son rire était trop franc pour être méchant ; au contraire, le fait que nous riions ensemble en nous regardant constituait un rapprochement. L’épisode du gant, qui aurait pu mal tourner, eut l’avantage de me mettre à mon aise avec la société du salon, qui m’avait toujours paru horriblement effrayante. Dans la salle, je n’étais pas le moins du monde intimidé.

Les souffrances des gens timides proviennent de ce qu’ils ignorent l’impression qu’ils ont produite. Dès que cette impression, quelle qu’elle soit, s’est manifestée clairement, la souffrance cesse.

Était-elle gentille, Sonia Valakhine, pendant qu’elle me faisait vis-à-vis dans un quadrille avec ce lourdaud de Kornakof ! Avec quel joli sourire elle me donnait sa petite main en faisant la chaîne ! Comme ses boucles châtaines sautaient gentiment, en mesure, sur sa petite tête, et comme ses petits pieds faisaient naïvement les jetés-assemblés ! À la quatrième figure, quand ma danseuse traversa et que je me préparai à faire cavalier seul, Sonia serra les lèvres d’un air sérieux et détourna la tête, tandis que j’attendais le moment de partir en mesure. Mais elle avait tort d’avoir peur pour moi. Je fis hardiment chassé en avant, chassé en arrière, balancé, et, en m’approchant d’elle, je lui montrai gaiement le gant, avec deux doigts sortant par le trou. Elle éclata de rire de tout son cœur et ses petits pieds glissèrent encore plus gracieusement sur le parquet. Je me rappelle aussi qu’au moment où nous faisions le rond, en nous tenant tous par la main, elle se pencha et frotta son petit bout de nez avec son gant, sans me lâcher. Je vois tout cela comme si j’y étais, et j’entends le quadrille aux sons duquel ces choses se passaient.

Je dansais la seconde contredanse avec Sonia. Quand je fus en place, à côté d’elle, je me sentis atrocement embarrassé. Je ne savais absolument pas de quoi lui parler. Mon silence devenant par trop prolongé, j’eus peur qu’elle ne me prît pour un sot et je résolus de la tirer à tout prix d’une semblable erreur.

« Vous êtes une habitante de Moscou ? » lui dis-je en français. Ayant reçu une réponse affirmative, je poursuivis : « Moi, je n’ai encore jamais fréquenté la capitale. »

Je comptais beaucoup sur l’effet du mot « fréquenter » ; toutefois je sentais qu’après ce début brillant, qui montrait combien j’étais fort en français, il me serait impossible de maintenir la conversation au même diapason. Ce n’était pas encore, de longtemps, notre tour de danser, et le silence avait recommencé. Je la regardais avec inquiétude, désireux de savoir quelle impression je produisais et attendant qu’elle vint à mon secours. « Où avez-vous trouvé ce drôle de gant ? » demanda-t-elle tout à coup, et cette question me causa un plaisir et un soulagement extrêmes. Je lui expliquai que le gant appartenait à Karl Ivanitch et je m’étendis avec une certaine ironie sur la personne de Karl Ivanitch. Je racontai combien il était grotesque quand il ôtait sa calotte rouge ; comment il était tombé un jour de cheval avec sa redingote verte, juste dans une mare, etc. Le quadrille passa comme un éclair. Tout cela était à merveille, mais pourquoi est-ce que je me moquais de Karl Ivanitch ? Aurais-je perdu la bonne opinion de Sonia, si j’avais parlé de lui avec l’affection et le respect qu’il m’inspirait ?

Quand la contredanse fut finie, Sonia me dit « merci » si gentiment, qu’elle n’aurait pas pris un autre ton si elle m’avait dû de la reconnaissance. J’étais dans l’enthousiasme, hors de moi de joie, je ne me reconnaissais pas : où avais-je pris cette hardiesse, cette assurance, cette audace même ? « Rien au monde ne pourrait m’intimider, pensais-je en me promenant avec insouciance dans la salle ; je suis prêt à tout ! »

Serge me proposa de lui faire vis-à-vis. « Bon, lui dis-je ; je n’ai pas de danseuse, mais j’en trouverai une. » Je parcourus la salle d’un regard résolu. Il ne restait plus de danseuse, excepté une grande demoiselle, debout à la porte du salon. Un grand jeune homme s’approchait d’elle, évidemment pour l’inviter ; il n’était plus qu’à deux pas, et j’étais à l’autre bout de la salle. Je glissai gracieusement sur le parquet, je volai, je fus devant elle en un clin d’œil, lui fis une révérence et la priai d’une voix ferme de m’accorder la contredanse. La grande demoiselle sourit d’un air protecteur, me donna la main, et le jeune homme resta sans danseuse.

J’avais tellement la conscience de ma force, que je ne fis aucune attention au dépit du jeune homme. Je sus ensuite qu’il avait demandé qui était ce petit garçon ébouriffé qui lui avait pris sa danseuse sous son nez.