Souvenirs (Tocqueville)/Appendices/01

Texte établi par Christian de Tocqueville, Calmann Lévy (p. 413-417).

I

Le 24 février, suivant G. de Beaumont.

J’ai eu aujourd’hui (24 octobre 1850) avec Beaumont une conversation qui mérite d’être notée. Voici son récit :

Le 24 février, à sept heures du matin, Jules Lasteyrie et un autre (j’ai oublié le nom que m’a dit Beaumont) sont venus me chercher pour me conduire chez M. Thiers, où devaient se trouver Barrot, Duvergier et plusieurs autres.

D. — Savez-vous ce qui s’était passé, la nuit, entre Thiers et le roi ?

B. — Il m’a été raconté par Thiers, et surtout par Duvergier, qui avait pris note immédiatement du récit de Thiers, que celui-ci avait été appelé vers une heure, qu’il avait trouvé le roi indécis ; qu’il lui avait dit, du premier mot, qu’il ne pouvait entrer qu’avec Barrot et Duvergier ; que le roi, après plusieurs objections, avait paru céder ; qu’il avait ajourné Thiers au matin ; que, cependant, en le reconduisant, il lui avait dit que, de part et d’autre, on n’était pas encore lié. (Évidemment le roi se réservait de tenter une autre combinaison avant le matin.)

Il faut que je place ici, continue Beaumont, une anecdote curieuse : Savez-vous à quoi s’occupait Bugeaud durant cette nuit décisive, aux Tuileries même, où on venait de lui donner le commandement général ? Le voici : L’ambition et l’espérance de Bugeaud étaient de devenir ministre de la guerre quand Thiers arriverait aux affaires. Les choses tournaient, à ce qu’il voyait bien, que cet événement était impossible ; mais ce qui le préoccupait, c’était de s’assurer l’influence prépondérante dans le ministère, s’il ne le conduisait pas. En conséquence, dans la nuit du 24 février, vers le matin, Bugeaud écrivit du château, de sa main, à Thiers, une lettre de quatre pages qui contenait en substance : Je comprends les difficultés qui vous empêchent de me prendre pour ministre de la guerre ; j’ai cependant toujours eu du goût pour vous, et je suis sûr qu’un jour nous gouvernerons ensemble ; mais enfin, je comprends les raisons présentes et je m’y rends, mais je vous prie, du moins, de donner à M. Magne, qui est à moi, la place de sous-secrétaire d’État du ministère de la guerre.

Beaumont, reprenant le récit général, continue :

— Quand j’arrivai place Saint-Georges, Thiers et ses amis étaient déjà partis pour les Tuileries. Je m’y rendis à la hâte et y arrivai en même temps qu’eux. L’aspect de Paris était déjà formidable ; cependant le roi nous reçut comme à l’ordinaire, la même abondance de langage et les mêmes façons que vous savez. Avant de le voir (je crois du moins que Beaumont place là cet incident), nous causâmes entre nous des affaires. J’insistai vivement pour le renvoi de Bugeaud : Si on veut lutter par la force contre le mouvement public, disais-je, il faut en effet le nom et l’audace de Bugeaud ; mais on veut essayer la conciliation et on suspend les hostilités[1]… le nom de Bugeaud est un contresens. Les autres m’appuyant, Thiers se rendit avec hésitation et répugnance. On prit le biais que vous savez : Bugeaud gardant nominalement le commandement général et Lamoricière mis à la tête de la garde nationale. Thiers et Barrot entrèrent dans le cabinet du roi, et je ne sais ce qui s’y passa. L’ordre avait été donné partout aux troupes de cesser le feu et de se replier sur le château pour laisser la place à la garde nationale. Je rédigeai moi-même à la hâte, avec Rémusat, la proclamation qui faisait connaître ces ordres et les expliquait à la population. Vers neuf heures, on convint que Thiers et Barrot en personne tenteraient une démarche personnelle sur le peuple ; on arrêta Thiers dans l’escalier et on lui fit rebrousser chemin, mais avec peine, je dois le dire. Barrot seul partit, je le suivis. (Ici le récit de Beaumont est identique à celui de Barrot.) Barrot fut admirable dans toute cette course, dit Beaumont. J’eus peine à le faire revenir, bien qu’arrivés à la barricade de la porte Saint-Denis, il y eut impossibilité d’aller plus loin. Notre retour empira la situation : nous ramenâmes à notre suite, en lui faisant un passage, une population plus hostile que celle que nous avions traversée en allant ; arrivé à la place Vendôme, Barrot, craignit de prendre, malgré lui, les Tuileries d’assaut, avec la multitude qui le suivait ; il se déroba et rentra chez lui. Je revins au château, la situation me paraissait très grave, mais loin d’être désespérée, et je fus rempli de surprise en apercevant le désordre qui avait gagné tous les esprits pendant mon absence, et l’affreuse confusion qui régnait déjà aux Tuileries. Je n’ai pas pu bien comprendre ce qui s’était passé, ni bien savoir les nouvelles qu’on avait reçues et qui avaient mis ainsi tout sens dessus dessous. Je mourais de fatigue et de faim ; je m’approchai d’une table et pris quelque nourriture à la hâte. Dix fois, durant ce repas de trois ou quatre minutes, un aide de camp du roi ou un prince vint me chercher, me parla dans un langage confus et me quitta sans avoir bien compris ma réponse. Je me joignis à la hâte à Thiers, à Rémusat, à Duvergier et à un ou deux autres qui devaient composer le nouveau cabinet. Nous nous rendîmes ensemble dans le cabinet du roi : c’est le seul conseil auquel j’aie assisté. Thiers prit la parole et commença une grande moralité sur les devoirs du roi et du père de famille. — C’est-à-dire que vous me conseillez d’abdiquer, dit le roi, médiocrement touché de la partie sensible du discours, et allant au fait. Thiers en convint et dit les raisons. Duvergier l’appuya avec une grande vivacité. N’étant pas prévenu, je manifestai mon étonnement et m’écriai que tout n’était pas perdu. Thiers parut très contrarié de mon exclamation, et je ne pus m’empêcher de penser que, dès le principe, le but secret de Thiers et Duvergier avait été de se débarrasser du roi, sur lequel ils ne pouvaient jamais compter, et de gouverner sous le nom du duc de Nemours ou de la duchesse d’Orléans, après qu’ils auraient forcé le roi à abdiquer. Celui-ci, qui m’avait paru très ferme jusqu’à un certain moment, me parut, vers la fin, s’abandonner entièrement lui-même. [Ici, il y a une lacune de souvenir, pour moi, dans le récit de Beaumont, je la comblerai dans une autre conversation. J’arrive à la scène d’abdication qui eut lieu peu après.]

Dans l’intervalle, les événements et les nouvelles s’aggravant et la panique gagnant, Thiers avait déclaré qu’il n’était déjà plus possible, ce qui était peut-être vrai, et que Barrot à peine l’était. Il disparut alors, du moins je ne le revis plus dans les derniers moments, ce qui fut un grand tort, car, quoiqu’il déclinât le ministère, il ne devait pas abandonner, dans un instant si critique, les princes et demeurer leur conseiller s’il n’était plus leur ministre. J’assistai à la scène finale d’abdication : le duc de Montpensier priait son père d’écrire et le pressait avec tant de vivacité que celui-ci s’arrêtant lui dit : « Mais enfin, je ne puis aller plus vite. » La reine était désespérée et héroïque : sachant que j’avais paru opposé à l’abdication dans le conseil, elle me prit les mains et me dit qu’il ne fallait pas laisser consommer une lâcheté semblable, qu’il fallait se défendre, qu’elle se ferait tuer, devant le roi, avant qu’on ait pu parvenir jusqu’à lui. L’abdication n’en fut pas moins signée, et le duc de Nemours me pria de courir annoncer au maréchal Gérard, qui était à l’extrémité du Carrousel, que j’avais vu signer le roi, afin qu’il pût annoncer au peuple officiellement que le roi avait abdiqué. J’y courus ; je revins ; tous les appartements étaient vides. J’allai de chambre en chambre sans rencontrer personne. Je descendis dans le jardin ; je trouvai Barrot qui, arrivant du ministère de l’intérieur, venait de se livrer aux mêmes recherches inutiles. Le roi s’était sauvé par la grande allée ; il paraît que la duchesse d’Orléans se dirigeait par l’allée souterraine du bord de l’eau. Aucune nécessité ne les obligeait à quitter le château, qui était alors parfaitement en sûreté et que le peuple n’aborda que près d’une heure après qu’on l’eut abandonné. Barrot voulait absolument dégager la duchesse. Il faisait préparer à la hâte des chevaux pour elle, le jeune prince et pour nous, et voulait que nous nous jetassions tous ensemble au milieu du peuple, seule chance, en effet, qui restait, mais chance bien faible. Ne pouvant regagner la duchesse, nous partîmes pour le ministère de l’intérieur. Vous nous rencontrâtes sur le chemin ; vous savez le reste.


  1. Ceci montra bien, indépendamment de ce que me dit positivement Beaumont, à quel point l’idée mère du nouveau cabinet était de céder.