Souvenirs (Tocqueville)/02/03

Texte établi par Christian de Tocqueville, Calmann Lévy (p. 113-126).

III

Incertitudes des anciens parlementaires sur l’attitude à prendre. — Mes propres réflexions sur ce que j’ai à faire et mes résolutions.

Pendant les premiers jours qui suivirent le 24 février, je ne recherchai et ne vis aucun des hommes politiques dont les événements de ce jour m’avaient séparé, je n’en sentis point le besoin et, pour dire la vérité, je n’en éprouvai pas le goût. J’avais une sorte de répugnance instinctive à me rappeler ce misérable monde parlementaire que j’avais habité pendant dix ans, et au sein duquel j’avais vu germer la révolution.

Je trouvais d’ailleurs, en ce moment, une grande vanité dans toute sorte de conversations ou de combinaisons politiques. Quelque faibles qu’eussent été les raisons qui avaient imprimé d’abord le mouvement à la foule, ce mouvement était devenu irrésistible. Je sentais que nous étions tous au milieu d’une de ces grandes inondations démocratiques, où les digues que veulent opposer les individus, et même les partis, ne servent qu’à noyer ceux qui les élèvent, et où il ne reste, pendant quelque temps, rien à faire qu’à étudier les caractères généraux du phénomène. Je passais donc tout mon temps dans la rue avec les vainqueurs comme si j’eusse été un adorateur de la fortune. Il est vrai que je ne rendis pas hommage au nouveau souverain, et ne lui demandai rien. Je ne lui parlai même pas ; je me bornai à l’écouter et à le regarder.

Au bout de quelques jours pourtant, je rentrai en commerce avec les vaincus ; je revis d’anciens députés, d’anciens pairs, des gens de lettres, des hommes d’affaires et de négoce ; des propriétaires, ce qu’on commençait à appeler des oisifs dans le langage du moment. Je trouvais que l’aspect de la révolution n’était pas moins extraordinaire vu ainsi par en haut qu’il ne m’avait semblé en le considérant d’abord par en bas. Je rencontrai là beaucoup de peur, mais aussi peu de véritable passion que j’en avais vu ailleurs ; une résignation singulière, surtout nulle espérance et, je dirais presque, nulle idée de retour vers le gouvernement qu’on ne venait pourtant que de quitter. Quoique la révolution de Février ait été la plus courte et la moins sanglante de toutes nos révolutions, elle avait rempli les esprits et les cœurs de l’idée et du sentiment de sa toute-puissance beaucoup plus qu’aucune autre. Je crois que cela tint surtout à ce que ces esprits et ces cœurs étaient vides de croyance et d’ardeurs politiques et qu’il n’y restait plus guère, après tant de mécomptes et d’agitations vaines, que le goût du bien-être, sentiment très tenace et très exclusif, mais très doux, qui s’accorde aisément de tous les régimes de gouvernement, pourvu qu’on lui permette de se satisfaire.

J’apercevais donc un effort universel pour s’accommoder de l’événement que la fortune venait d’improviser, et pour apprivoiser le nouveau maître. Les grands propriétaires aimaient à rappeler qu’ils avaient toujours été ennemis de la classe bourgeoise et toujours favorables à la classe populaire ; les bourgeois eux-mêmes se souvenaient avec un certain orgueil que leurs pères avaient été ouvriers, et, quand ils ne pouvaient pas remonter, à cause de l’obscurité inévitable des généalogies, jusqu’à un ouvrier qui eût travaillé de ses mains, ils tâchaient du moins de dater d’un malotru qui eût fait sa fortune par lui-même. On prenait autant de soin à mettre en évidence celui-là qu’on en eût mis, quelque temps auparavant, à le cacher, tant il est vrai que la vanité des hommes, sans changer de nature, peut donner les spectacles les plus divers. Elle a une face et un revers, mais c’est toujours la même médaille.

Comme il n’y avait plus alors d’autres passions vraies que celle de la crainte, loin de rompre avec ceux de ses parents qui s’étaient jetés dans la révolution, on cherchait à s’en rapprocher. C’était le moment où on tâchait de tirer parti de tout mauvais sujet qu’on possédait dans sa famille. Si par bonheur il se trouvait qu’on eût un cousin, un frère ou un fils qui se fût ruiné par ses désordres, celui-ci était en belle passe de réussir, et, s’il s’était fait connaître par quelque théorie extravagante, il pouvait espérer d’arriver à tout. La plupart des commissaires et sous-commissaires du gouvernement furent gens de cette espèce.

Quant au roi Louis-Philippe, il n’en était pas plus question que s’il eût appartenu à la dynastie des Mérovingiens. Rien ne me frappa plus que le silence profond qui s’était tout à coup établi autour de son nom. Je n’entendis, pour ainsi dire, pas prononcer celui-ci une seule fois, soit par le peuple, soit plus haut. Ceux de ses anciens courtisans que je vis n’en parlaient point, et je crois que véritablement ils n’y pensaient pas. La révolution leur avait donné une distraction si forte, qu’ils en avaient perdu le souvenir de ce prince. C’est, me dira-t-on, le sort ordinaire des rois qui tombent ; mais, ce qui semble plus digne d’être observé, ses ennemis mêmes l’avaient oublié, ils ne le redoutaient plus assez pour le calomnier, peut-être même pour le haïr, injure sinon plus grande au moins plus rare de la fortune.

Je ne veux pas faire l’histoire de la révolution de 1848, je tâche seulement de retrouver la trace de mes actions, de mes idées et de mes impressions au travers de cette révolution ; je saute donc par-dessus les faits qui s’accomplirent durant les premières semaines qui suivirent le 24 février, et j’arrive à l’époque qui précéda immédiatement les élections générales.

Le moment était venu où il s’agissait de savoir si l’on voulait ne faire qu’observer cette singulière révolution ou se mêler aux événements. Je trouvai sur ce point les anciens chefs de partis divisés entre eux ; on aurait pu penser que chacun d’eux l’était de plus avec lui-même, à en juger par l’incohérence du langage et la mobilité des avis. Ces hommes politiques, qui s’étaient presque tous formés aux affaires au milieu du mouvement régulier et contenu de la liberté constitutionnelle, et qu’une grande révolution venait surprendre, ressemblaient à des bateliers qui, n’ayant jamais navigué que sur des fleuves, seraient jetés tout à coup en pleine mer. La science qu’ils avaient acquise dans leurs petits voyages les troublait plus qu’elle ne leur servait en cette grande aventure, et ils se montraient souvent plus interdits et plus incertains que les passagers eux-mêmes.

M. Thiers fut plusieurs fois d’opinion qu’il fallait se présenter aux élections et se faire élire, et plusieurs fois d’avis qu’il convenait de se tenir à l’écart. Je ne sais si son hésitation naissait de la crainte des dangers qui pourraient suivre l’élection, ou de la peur de n’être pas élu. Rémusat, qui voit toujours si clairement ce qu’on pourrait et si obscurément ce qu’on devrait faire, exposait les bonnes raisons qu’il y avait à rester chez soi, et les raisons non moins bonnes qui devaient porter à en sortir. Duvergier était éperdu. La révolution avait brisé ce système de l’équilibre des pouvoirs, sur lequel son esprit s’était tenu immobile pendant tant d’années, et il se croyait suspendu dans le vide. Quant au duc de Broglie, il n’avait pas sorti la tête de dessous son manteau depuis le 24 février, et il attendait ainsi la fin de la société qui devait, à son avis, être fort proche. M. Molé, seul, quoiqu’il fût de beaucoup le plus vieux de tous les anciens chefs parlementaires et peut-être à cause de cela même, resta toujours très résolument dans l’idée qu’il fallait se mêler aux affaires et essayer de conduire la révolution ; soit que sa plus longue expérience lui eût mieux appris qu’en temps de troubles, le rôle même de spectateur est dangereux ; soit que l’espérance d’avoir de nouveau quelque chose à diriger, le ragaillardît et lui cachât le danger de l’entreprise ; soit enfin qu’après avoir été plié tant de fois en sens contraire, sous tant de régimes divers, son esprit fût devenu plus ferme en même temps qu’il était devenu plus souple et plus indifférent à l’espèce du maître. De mon côté, j’examinais très attentivement, comme on peut croire, le parti que je devais prendre.

Je voudrais bien rechercher ici les raisons qui me déterminèrent alors, et, les ayant retrouvées, les exposer sans détour ; mais qu’il est difficile de bien parler de soi ! J’ai observé que la plupart de ceux qui ont laissé des Mémoires ne nous ont bien montré leurs mauvaises actions ou leurs penchants que quand, par hasard, ils les ont pris pour des prouesses ou de bons instincts, ce qui est arrivé quelquefois. C’est ainsi que le cardinal de Retz, pour atteindre à ce qu’il considère comme la gloire d’avoir été un bon conspirateur, nous avoue ses projets d’assassiner Richelieu, et nous raconte ses dévotions et ses charités hypocrites de peur de ne point passer pour un habile homme. Ce n’est pas alors l’amour du vrai qui fait parler, ce sont les travers de l’esprit qui trahissent involontairement les vices du cœur.

Mais alors même qu’on veut être sincère, il est bien rare qu’on mène à bout une telle entreprise. La faute en est d’abord au public qui aime qu’on s’accuse, mais qui ne souffre pas qu’on se loue ; les amis, eux-mêmes, ont coutume d’appeler candeur aimable le mal qu’on dit de soi, et vanité incommode le bien qu’on en raconte ; de telle sorte que la sincérité devient, à ce compte, un métier fort ingrat, où l’on n’a que des pertes à faire et point de gain. Mais la difficulté est surtout dans le sujet lui-même ; on est trop proche de soi pour bien voir, on se perd aisément au milieu des vues, des intérêts, des idées, des goûts et des instincts qui vous ont fait agir. Cette multitude de petits sentiers mal connus de ceux même qui les fréquentent, empêche de bien discerner les grands chemins qu’a suivis la volonté pour arriver aux résolutions les plus importantes.

Je veux cependant essayer de me retrouver dans ce labyrinthe, car il est juste de prendre enfin, vis-à-vis de moi-même les libertés que je me suis déjà permises et que je me permettrai si souvent encore envers tant d’autres.

Je dirai donc que, quand je vins à regarder attentivement dans le fond de mon propre cœur, j’y découvris, avec quelque surprise, un certain soulagement, une sorte de joie mêlée à toutes les tristesses et à toutes les craintes que la révolution faisait naître. Je souffrais pour mon pays de ce terrible événement, mais il était clair que je n’en souffrais pas pour moi-même ; il me semblait au contraire que je respirais plus librement qu’avant la catastrophe. Je m’étais toujours senti comprimé dans le sein de ce monde parlementaire, qui venait d’être détruit : j’y avais trouvé toutes sortes de mécomptes, et quant aux autres et quant à moi-même ; et, pour commencer par ces derniers, je n’avais point tardé à découvrir que je n’y possédais pas ce qu’il fallait pour jouer là le rôle brillant que j’avais rêvé ; mes qualités et mes défauts, y faisaient obstacle. Je n’étais, point assez vertueux pour imposer le respect, et j’étais trop honnête pour me plier à toutes les petites pratiques, qui étaient alors nécessaires au prompt succès. Et remarquez que cette honnêteté était sans remède car elle tient si bien à mon tempérament autant qu’à mes principes que, sans elle, je ne puis jamais tirer le moindre parti de moi-même. Quand par hasard j’ai été obligé de parler dans une mauvaise cause, ou de marcher dans une mauvaise voie, je me suis aussitôt trouvé dépourvu de tout talent et de toute ardeur : et je confesse que rien ne m’a plus consolé en voyant le peu de succès que mon honnêteté avait souvent, que la certitude où j’ai toujours été que je n’aurais jamais fait qu’un coquin très maladroit et fort médiocre. J’avais fini également par m’apercevoir que je manquais absolument de l’art nécessaire pour grouper et mener ensemble beaucoup d’hommes. Je n’ai jamais pu avoir de dextérité que dans le tête-à-tête, et me suis toujours trouvé gêné et muet dans la foule ; ce n’est pas qu’à un jour donné je ne sois capable de dire et de faire ce qui peut lui plaire, mais cela est loin de suffire ; ces grandes opérations sont fort rares dans la guerre parlementaire. Le fond du métier, chez un chef de parti, consiste à se mêler continuellement parmi les siens et même parmi ses adversaires, à se produire, à se répandre tous les jours, à se baisser et à se relever, à chaque instant, pour atteindre le niveau de toutes les intelligences, à discuter, à argumenter sans repos, à redire mille fois les mêmes choses sous des formes différentes, et à s’animer éternellement en face des mêmes objets. De tout ceci, je suis profondément incapable : la discussion sur les points qui m’intéressent peu m’est incommode, et sur ceux qui m’intéressent vivement, douloureuse ; la vérité est pour moi une chose si précieuse et si rare, que je n’aime point à la mettre au hasard d’un débat quand une fois je l’ai trouvée ; c’est une lumière que je crains d’éteindre en l’agitant ; et quant à pratiquer les hommes, je ne saurais le faire d’une manière habituelle et générale, parce que je n’en connais jamais qu’un très petit nombre. Toutes les fois qu’une personne ne me frappe point, par quelque chose de rare dans l’esprit ou les sentiments, je ne la vois pour ainsi dire pas. J’ai toujours pensé que les hommes médiocres, aussi bien que les gens de mérite, avaient un nez, une bouche et des yeux, mais je n’ai jamais pu fixer dans ma mémoire la forme particulière qu’avaient ces traits chez chacun d’eux. Je demande sans cesse le nom de ces inconnus que je vois tous les jours, et je l’oublie sans cesse ; je ne les méprise point pourtant, mais je les fréquente peu, je les traite comme les lieux communs. J’honore ceux-ci, car ils mènent le monde, mais ils m’ennuient profondément.

Ce qui avait achevé de me rebuter fut la médiocrité et la monotonie des événements parlementaires de cette époque, ainsi que la petitesse des passions et la perversité vulgaire des hommes qui croyaient les faire ou les conduire.

J’ai quelquefois imaginé que si les mœurs des diverses sociétés diffèrent, la moralité des hommes politiques qui mènent les affaires est partout la même. Ce qui est bien certain, c’est qu’en France, tous les chefs de parti que j’ai rencontrés de mon temps m’ont paru à peu près également indignes de commander, les uns par leur défaut de caractère ou de vraies lumières, la plupart par leur défaut de vertus quelconques. Je trouvais donc en moi autant de difficultés à m’associer qu’à me suffire, à obéir qu’à me conduire.

Mais, ce qui m’avait le plus désespéré et énervé, durant les neuf ans que je venais de passer dans les affaires, et ce qui reste encore aujourd’hui pour moi le souvenir le plus affreux de ce temps, c’est l’incertitude incessante dans laquelle il m’avait fallu vivre, sur ce qu’il y avait de mieux à faire chaque jour. Il me semble que chez moi le caractère incertain prend naissance dans les nuages de mon intelligence, plutôt que dans la faiblesse de mon cœur, et que je n’ai jamais ni hésitation ni peine à prendre le chemin le plus scabreux, quand je vois clairement où il doit me conduire. Mais, au milieu de ces petits partis dynastiques, si peu différents par la fin qu’ils se proposaient, si semblables par les mauvais moyens qu’ils mettaient en pratique, quel sentier conduisait visiblement à l’honnête, même à l’utile ? Où était le vrai ? Où était le faux ? De quel côté les méchants ? De quel côté les gens de bien ? Je n’ai jamais pu, dans ce temps-là, le discerner pleinement, et je déclare qu’aujourd’hui même je ne saurais le bien faire. La plupart des hommes de parti ne se laissent ni désespérer ni énerver par de pareils doutes ; plusieurs même ne les ont jamais connus, ou ne les connaissent plus. On les accuse souvent d’agir sans conviction ; mon expérience m’a montré que cela était bien moins fréquent qu’on ne l’imagine. Ils possèdent seulement la faculté précieuse et même quelquefois nécessaire en politique, de se créer des convictions passagères suivant leurs passions et leurs intérêts du moment, et ils arrivent ainsi à faire assez honnêtement des choses assez peu honnêtes. Malheureusement je n’ai jamais pu parvenir à éclairer mon intelligence par ces lumières particulières et artificielles, ni à me figurer si aisément que mon avantage fût conforme au bien général.

C’est ce monde parlementaire, dans lequel j’avais souffert toutes les misères que je viens de décrire, que la révolution avait brisé ; elle avait mêlé et confondu les anciens partis dans une ruine commune, déposé leurs chefs, détruit leurs traditions et leur discipline. Il en était sorti, il est vrai, une société désordonnée, confuse, mais où l’habileté devenait moins nécessaire et moins prisée que le désintéressement et le courage ; où le caractère était plus important que l’art de bien dire ou de manier les hommes, mais surtout, où il ne restait plus aucun champ libre à l’incertitude de l’esprit : ici le salut du pays, là, sa perte. Il n’y avait plus à se tromper sur le chemin à suivre ; on allait y marcher au grand jour, soutenu et encouragé par la foule. La route paraissait dangereuse, il est vrai, mais mon esprit est ainsi fait qu’il redoute bien moins le péril que le doute. Je sentais, d’ailleurs, que j’étais encore dans la force de l’âge, que j’avais peu de besoins, et surtout que je trouvais dans ma maison l’appui, si rare et si précieux en temps de révolution, d’une femme dévouée, qu’un esprit pénétrant et ferme, et une âme naturellement haute devait tenir sans effort au niveau de toutes les situations, et au-dessus de tous les revers.

Je me décidai donc à me jeter à corps perdu dans l’arène, et à risquer pour la défense, non pas de tel gouvernement, mais des lois qui constituent la société même, ma fortune, mon repos et ma personne. Le premier point était de se faire élire, et je partis aussitôt pour mon pays de Normandie, afin de me présenter aux électeurs.