Thérien frères (IIIp. 9-18).

MON NOUVEAU POSTE


En novembre 1919, un incendie avait ravagé l’immeuble universitaire de la rue Saint-Denis, au moment même où l’Université se disposait à y abriter son indépendance. Le cadre n’était pas détruit. On se consola d’un malheur qui permettrait d’utiliser mieux le maigre espace où l’on se sentirait bientôt contraint jusqu’à la gêne.

L’ancienne salle des promotions disparut dans la réfection ; elle laissait des regrets. Placée au sommet de l’édifice, longue à atteindre par un escalier à plusieurs paliers, elle était tout de même sympathique avec son estrade minuscule et ses galeries latérales d’où fusait la gaieté des carabins. De dimensions assez spacieuses, elle conviait des auditoires d’élite les soirs de gala.

On y entourait des conférenciers venus d’Europe, Ferdinand Brunetière, René Doumic, et les professeurs de littérature que nous dispensait la générosité des Messieurs de Saint-Sulpice. Elle n’est plus qu’un souvenir pour ceux qui l’évoquent comme moi et qui revivent ses clartés, propices à une sorte d’intimité collective. À sa place, on installa deux étages offerts aux sciences et à la médecine, et des corridors sans enchantement.

Au premier, une salle de moindre importance mais fort agréable, n’eût été le jour douteux de la rue Notre-Dame de Lourdes, servait aussi aux conférences publiques données sous les auspices de sociétés savantes et même à des cours réguliers, en particulier ceux de la Faculté des arts qui, en ce temps-là, se livrait à un enseignement allant de la philosophie aux sciences économiques, en passant par les lettres et les beaux-arts. L’incendie la transforma en un amphithéâtre destiné aux mêmes fins où l’Université reçut, à leur passage, des visiteurs de marque : toute une gamme, du Maréchal Foch à la Reine de Roumanie ou à des académiciens parés de palmes. J’y pense avec émotion parce que j’y ai subi les transes du baptême professoral.

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Le 24 mars 1920, j’étais nommé secrétaire général, ad probationem d’abord, par le Comité de la Charte, puis définitivement par le Conseil universitaire, organisme que venait de constituer la nouvelle loi de l’Université de Montréal.

Je suis donc entré en fonctions au début d’avril de l’année 1920. Comme l’Université ne disposait que d’un immeuble incendié et temporairement hors d’usage, je n’avais pas de bureau. L’École vétérinaire m’offrit deux pièces riantes, dans son rez-de-chaussée de la rue De Montigny. C’était l’appartement qu’avait occupé Mgr  Dauth au temps où il était vice-recteur de Laval. Au bout de quelques semaines, on m’invita à prendre possession de mon bureau de la rue Saint-Denis, ce qui était vraiment plus commode mais, pour quelques mois du moins, devait être beaucoup moins confortable.

Des murs encore endommagés par l’eau et la fumée, un grand pupitre dépaysé qui avait surtout pour mérite d’avoir appartenu à sir Adolphe Chapleau, ainsi que l’attestait une plaque d’argent, des chaises, des fauteuils dont l’un très profond et boutonné de cuivre ne laissait pas d’être accueillant, mais achevait de rendre l’ensemble bien hétéroclite.

Heureusement, les murs se garnirent bientôt de bibliothèques, un pupitre plus commode remplaça le vénérable souvenir de M. Chapleau qui doit encore exister dans quelque recoin de l’Université, un tapis garnit le plancher et tout cela me constitua une atmosphère où je passai avec agrément de longues années de travail.

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J’ai donc vécu les tout premiers débuts de l’Université de Montréal et je suis, avec Mgr  Émile Chartier, le seul survivant de la première promotion des officiers généraux, celle de 1920. Les chanceliers, les recteurs, les présidents, les doyens, ont passé : Mgr  Chartier a été pendant vingt-quatre ans mon collègue et mon conseiller.

J’ai été la mouche de ce coche impressionnant. Sur l’ordre de mes chefs, j’attachai les brins que le Rescrit pontifical avait filés, et dont la Charte civile indiquait les déroulements. Je convoquai les nouveaux corps universitaires, coup sur coup, et j’eus la joie de saisir les premiers mouvements de leur vie.

Non pas que rien n’eût existé jusque-là, comme l’observait avec raison un de nos doyens. L’Université Laval de Montréal comptait de solides facultés et d’actives écoles professionnelles et, précisément, sa préoccupation avait été de les fusionner sous une administration unique, sans que l’activité intellectuelle en souffrît et pour qu’elle profitât, au contraire, d’un regain de conscience et d’espoir.

Mais la force acquise par l’union et l’élan donné à un organisme désormais adulte exigeaient des reconstitutions. Nous laissions cette chrysalide, Deo favente haud pluribus impar, où nous avions vécu jusque-là dans une enveloppe tutélaire.

Après bien des considérations, bien des clignements d’yeux comme en font les artistes et bien des hochements de tête comme s’en permettent les philosophes, les deux flambeaux écartés, deux étoiles se fixèrent sur le bleu azur de notre destinée : l’une d’or, la foi ; l’autre d’argent, la science. Elles brillent sur l’arête d’une montagne — déjà ! — surmontée d’un château fort où se décèle la simplicité de lignes de notre première redoute. Ainsi apparentées à nos origines et ennoblies d’un hommage discret, nos armes parlèrent : fide splendet et scientia.

Le costume resta semblable dans sa fidélité romaine et ses traits d’hermine ; mais les officiers généraux revêtirent, les uns la pourpre ou l’amarante, les autres le noir égayé de bleu azur et d’or, deux tons joyeux, d’une pratique inquiétante comme la poésie pure. Les quatre couleurs fondamentales — le violet, le bleu, le rouge et le vert — qui distinguaient les facultés d’origine, restèrent comme un rattachement auquel se lia une gamme de lisérés qui marquaient les fondations nouvelles.

Ainsi, nous espérions répandre la discipline de l’uniforme, car si la vie d’une université ne tient pas dans le costume, elle y trouve le signe et l’acceptation d’une pensée commune. Nous n’avons pas échoué ; nos cortèges, peu à peu, se sont harmonisés sous la variété des couleurs plus nourries et le souple mouvement de la soie.

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C’est bien une pensée commune qui s’affermissait en 1920. Libres jusque-là dans la gestion de leurs intérêts, quelques facultés et quelques écoles se liaient à des degrés divers, pour constituer une grande université. Presque aussitôt, à la suite d’une généreuse souscription de la population et des pouvoirs publics, l’idée d’élargir le cadre de l’institution et d’ériger un immeuble qui fût un centre d’études supérieures et d’hospitalisation, se précisa.

L’Université choisit le Mont-Royal où la Cité de Montréal lui avait fait don d’un terrain. Quelques-uns rêvaient alors de pavillons distincts où chaque faculté et chaque école s’installerait selon ses goûts et ses tendances. On imaginait de délicieux voisinages distribués sous les arbres de la montagne et parmi les parterres accueillants.

Mais la formule unique triompha, parce qu’il eût été difficile et coûteux d’organiser le chauffage, de le faire courir dans la pierre, et, l’hiver tout au moins, d’entretenir les chemins et les approches. Il fallut donc se plier au plan d’ensemble, accepter le lieu et contraindre l’espace.

Ceux qui eussent alors placé l’Université au parc La Fontaine ne se retenaient pas, transportés sur le Mont-Royal, promis à leurs travaux mais encore désert, d’admirer l’ampleur du site et l’infini déploiement de l’horizon. Vraiment, on eût trouvé difficilement où placer mieux l’inspiration.

Tandis que l’on arrêtait la devise, que l’on dessinait le costume, que l’on choisissait un site, des esprits juridiques et des universitaires éprouvés rédigeaient les règlements. Longue et méticuleuse tâche qui délimite les fonctions, définit les privilèges, prévient les écarts, assouplit les rouages.

Il n’y parut plus guère lorsque l’organisme fut en marche ; et nul ne soupçonne, en lisant un article d’apparence anodine, ce qu’il a coûté de réflexion et d’expérience. Ces textes d’une froideur rigide, que l’on exhume aux moments difficiles, animent et maintiennent notre institution, sans briser l’élan qui reste libre, sans appauvrir le généreux afflux des traditions.

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J’assistai, de mon poste de vigie, à l’épanouissement de notre œuvre. Plusieurs motifs nous pressaient : donner à la population des centres d’instruction adaptés au progrès ; prendre place dans l’ensemble de l’avance canadienne et américaine vers la formation professionnelle ; prévoir et prévenir les réactions sociales d’un monde transformé par le productivisme et voué à la noble inquiétude du lendemain, manifestée dans la lettre et l’esprit des Encycliques ; connaître nos traditions, les fonder sur le passé et les assouplir au présent, en dégager la richesse, en nourrir la fierté, pour assurer, dans les bornes de l’empire dessiné par nos découvreurs, le paisible rayonnement de l’esprit français.

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À l’organisation de l’Université de Montréal s’accrochait l’espoir de fondations nécessaires. Nous n’avions pas de Faculté des sciences ni de Faculté de philosophie : René du Roure, professeur de littérature française, parcourait en toge le principal corridor de l’Université et disait avec un bon sourire : « Je suis la Faculté des lettres ». Les sciences sociales étaient à peu près ignorées et ce qui en existait trouvait refuge dans une Faculté des arts où, comme dans une salle d’attente, on eût disposé quelques fauteuils disparates.

La naissance de l’École des sciences sociales, évoque pour moi le souvenir d’un de mes professeurs de la Faculté de droit, M. Honoré Gervais.

Je lui dois beaucoup. Il était pour nous un guide sûr. Il nous communiquait l’énergie et la conviction qui l’animaient. Nous éprouvions à son endroit, outre une vive admiration pour son dynamisme rayonnant, une affection qui demeure, j’en suis sûr, chez ceux qui ont suivi ses enseignements et bénéficié de ses conseils.

En 1904, M. Gervais, dans un discours qu’il prononçait devant la Chambre des Communes, préconisait avec fougue l’institution au Canada d’un service consulaire. Il allait plus loin, réclamant, non seulement pour la Province de Québec mais pour chaque province du pays, une école « comme celles qui existent en Allemagne, en France ou en Belgique ».

Il voyait un Canada devenu autonome, maître de sa destinée, qui, dans le commerce international, prendrait charge de ses intérêts.

M. Gervais a eu cette rare joie de voir ses idées passer dans la réalité. En 1907, sir Lomer Gouin, par une loi, permettait la fondation de l’École des hautes études commerciales et des Écoles techniques. Membre de la Corporation des Hautes études, M. Gervais assistait à la naissance d’une institution dont il avait nettement préconisé la fondation.

Malheureusement, il devait nous être enlevé trop tôt. Un matin, on nous dit qu’il ne viendrait pas faire son cours à la Faculté de droit, où j’étais devenu son collègue, lui la ponctualité, la fidélité mêmes. Il était gravement atteint. J’allai lui rendre visite. Il s’intéressait toujours à ses élèves et aux progrès de la Faculté dont il me parla avec la conviction qui le caractérisait. Je ne devais plus le revoir. C’était en 1915.

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L’École des hautes études commerciales était entrée dans la carrière à pleines voiles. Elle donnait des cours d’un caractère économique et financier, mais elle se préoccupait aussi des réactions sociales que provoquait l’industrialisme.

La troisième partie de mon cours d’économie politique, que j’avais adapté au Canada en m’appuyant sur les enseignements de mes maîtres français et d’autorités étrangères, portait sur la répartition des biens et soulignait, en particulier, l’importance de la question sociale à laquelle la doctrine catholique apportait sa solution fondée sur les encycliques.

Mais, ni les quelques cours donnés à la Faculté des arts, ni ceux de l’École des hautes études commerciales, ne constituaient un enseignement spécialisé en sciences politiques et sociales.

Les écoles supérieures de commerce se préoccupent des questions sociales comme les écoles de sciences sociales étudient les questions économiques. C’est, pour les unes et pour les autres, un complément nécessaire.

Il n’y a là aucune concurrence et l’École des sciences sociales, économiques et politiques devait faire très bon ménage avec l’École des hautes études commerciales.

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En 1920, dès l’organisation de l’Université de Montréal, Monseigneur Georges Gauthier, nommé recteur, accepta l’idée que nous lui soumettions, quelques collègues et moi, d’établir une École des sciences sociales, économiques et politiques. Son cœur d’apôtre avait toujours voué aux problèmes sociaux une attention ardente. Il apporta à notre projet l’appui de son autorité.

L’École ouvrit ses portes en septembre de la même année. Son nom indiquait au public les intentions des fondateurs et l’orientation de l’enseignement.

Quelles étaient nos intentions ? Quel rêve formions-nous dans notre jeune enthousiasme ? Nous souhaitions une grande école, du type de l’École des sciences politiques de Paris ou de la School of Political Science de Londres. Ces écoles sont spécialisées : elles rattachent l’ensemble des études à une préoccupation de haute politique. Mais était-ce réalisable chez nous ? L’Université fondait d’autres institutions : elle voulait être utile au grand nombre, couvrir un domaine varié, répondre à tous les désirs légitimes, faire beaucoup de peu.

Nous avons adopté le type des Instituts organisés par les Universités catholiques de France et de Belgique et pourvu ainsi à nos besoins immédiats. C’était une expérience nouvelle en Amérique. Elle réussit, et Ottawa, puis Québec suivirent notre exemple.

Le premier Conseil de l’École des sciences sociales était formé par Son Excellence Monseigneur Georges Gauthier, M. Léonidas Perrin, p.s.s., M. Léon Mercier-Gouin, M. Jean Désy, M. Arthur Surveyer, le docteur J.-A. Baudouin, et moi-même, qui le présidais comme directeur de l’École.

C’est aussi le premier corps professoral, bientôt augmenté du Révérend Père Ceslas Forest, O. P., et de Messieurs Victor Doré, Guy Vanier, Émile Miller, Georges Pelletier, Noël Fauteux, Fernand Rinfret, Anatole Désy, Arthur Saint-Pierre, Adélard Leduc, Hector Perrier.

Le programme était peu varié mais il assurait l’enseignement des disciplines fondamentales et il a été pendant vingt ans notre seul outil. Des ouvriers qui l’ont manié dès les premières heures pour le bénéfice d’une jeunesse qui y a souvent trouvé un guide et toujours un complément de culture, il en est qui sont toujours à leur poste. De ceux qui nous ont quittés, la mort a ravi quelques-uns ; de hautes fonctions ont éloigné les autres sans que l’amitié ni le souvenir ne s’effacent.