Chanteclerc (IIp. 213-226).

JOURS DE REPOS


Les vacances nous ramenaient vers les eaux et les bois.

Nous habitions, selon les années, le coteau de Saint-Vincent-de-Paul tourné vers le Mont-Royal ; les bords du Lac Saint-Louis, où nous logions dans une maison ancienne qu’un tapis de verdure fine reliait au fleuve et qui s’ouvrait sur le décor en éventail de la rive opposée, léger dans la brume du matin ; les hauteurs de Sainte-Agathe et du Lac Supérieur dont nous parcourions les routes, flânant avec délices le long de rivières accueillantes. Quelle vie libre et joyeuse, dans le reposant silence de la forêt et les scintillements de jours sans soucis. Nous nous évadions même vers Old Orchard où grouillait une sorte de carnaval d’été ; et nous retrouvions la mer à Percé.

S’il est intéressant de voyager à l’étranger, d’y chercher de nouveaux spectacles, d’y vivre d’autres mœurs, on trouve chez soi d’admirables décors et les traits d’une existence simple.

Toute ma vie, j’ai rêvé de décrire notre pays, d’en tracer la « géographie cordiale », sinon poétique. Ne l’ai-je pas parcouru de l’est à l’ouest ? Au cours de ces voyages, je m’installais durant des heures — et même tard dans la nuit — sur le pont des transatlantiques qui nous portaient vers le Golfe ou nous ramenaient d’Europe ; je m’accoudais à la fenêtre d’un wagon, laissant glisser sur mes genoux le livre qui ne me retenait pas. Je tentais de surprendre les raisons géologiques de nos paysages ; j’admirais leur puissance et leurs couleurs. J’ai fixé quelques-uns de ces spectacles dans des notes diffuses comme les pâtes sur une palette.

Percé ! N’y allez pas, disais-je à mon retour ; mais quand vous y serez, restez-y. Le trajet paraît long, le train s’attarde à secourir les wagons à marchandises en détresse. Vous oublierez, et les neuf milles délayés par les pluies qui mènent de la gare au village ; et la route qu’une Ford n’a point franchie sans qu’on l’y aide à la demande du chauffeur. À dix heures du soir, quelle joie ! Heureusement, tout cela est changé : on atteint Percé par une voie royale.

Voici la Côte Surprise, au moment où la lune paraît. Devant nous, la triple harmonie de la plage, de la montagne et de la mer. Que ne suis-je peintre pour mettre en place une synthèse de cet ineffable tableau !

La plage, incurvée, est bordée de rochers rouges. De la Côte Surprise, on voit l’ensemble de ses beautés : le Mont Sainte-Anne, les Trois Sœurs, le Cap Canon, le Mont-Joli et le Rocher. Tout cela dans un regard.

Sur la plage, les touristes paraissent obéir à un même commandement : ils se baissent, puis se relèvent et se redressent. Est-ce un traitement, une fantaisie, une danse nouvelle, des salamalecs, un rite, une folie ? C’est l’agatomanie. Ces promeneurs cherchent des agates.

La maladie a des phases dont voici les évolutions : indifférence, dédain affecté, secret désir et crainte de snobisme. Puis, on se penche pour ramasser — Oh ! rien, un « joli caillou ». On est pincé. Et c’est la période aiguë : on bourre ses poches, on recueille tout : des agates, de la vaisselle, et des poignées de porte. On redoute la concurrence. Des gens se lèvent tôt, pour profiter de la moisson. Enfin, vient la fièvre des manipulations, et le cauchemar du classement : on place dans des boîtes distinctes : les belles, les « vraies » ; les moindres, les plus sombres : les laides, « pour les donner », dit une jolie femme. Bientôt, l’œil s’habitue : on ne se penche plus, on pousse les pierres d’un bâton distrait. On dit à un compagnon novice : « Tiens, en voici une remarquable », et on la met dans sa poche. La fièvre baisse ; on passe vite et, naturellement, on trouve tout ce qu’on veut. Et, comme chaque agate représente une moyenne de vingt mouvements vers la terre, on a fait de l’agatothérapie.

Sur la plage encore, des pêcheurs : braves gens, et tenaces. Un peuple qui a longtemps souffert, qui garde de jolis mots et dont l’attachement à la cause française demeure vivace. Ils vont et le jour et la nuit sur la mer, « montagneuse, voyez-vous, Monsieur, comme la terre ». Le long des courants, ils pèchent la morue avec une longue ligne alourdie d’un plomb.

Des experts, sur la grève, éventrent le poisson, en tirent le foie. La morue est séchée, puis expédiée au monde entier. Combien les pêcheurs en retirent-ils ? Cela dépend. Il y a de bonnes années ; on subit des pertes. La pêche peut coûter le filet. Et le moteur mange et se blesse.

Je recueille en passant les légendes de ce peuple songeur. Elles sont jolies : les aurores boréales qui sont des marionnettes venues danser au son du violon ; la pêche miraculeuse où Saint-Pierre saisit un poisson entre le pouce et l’index : « Le poisson, Mam’zelle, a gardé les empreintes, et voilà comment on distingue, depuis, l’églefin de la morue… »

Le Rocher ! Il donne son nom à la côte, et à tout le pays. Long de quinze cents pieds, lourd de quatre millions de tonnes, contenant plus de quatre cent millions de fossiles, il fait partie du village : spectacle de chaque minute. Pas un premier regard qui ne soit pour lui. Il porte toutes les teintes du rouge, du vert, de l’orangé, du gris. C’est une masse changeante dont les irrégularités s’accentuent sous le soleil, criblée d’arêtes, striée de cristallisations aux trois couleurs. Il se déplace, il serpente. De Bonaventure, il touche à la côte : d’ailleurs, il s’en détache et semble, de loin, un rocher d’aquarium. Du Mont Sainte-Anne, il est classique. Du Mont-Blanc, il s’engage dans la gueule de mammouth que forment le Cap Canon et le Mont-Joli. Des Trois Sœurs, il pique sur Barachois. Des Falaises, il s’aligne. De Barachois, il ne montre qu’une pointe. Du Mont-Joli, il nous touche, formidable au-dessus de la croix plantée sur le tertre. Le soir, « il saigne de tout son cœur de pierre » ; et son silence est effrayant, la nuit.

Qu’est-ce ? Tous répondent : un bateau : et, quand on a dit ça, on n’en sort plus : un « vaisseau fantôme », un « navire torpillé », une « épave puissante », un « ocean liner. » Des fantaisistes, insurgés contre ce bateau, écrivirent, un soir d’été, cette prose rythmée :


Un bateau ? Ça, Monsieur ? Mais vous bateaudinez…
Le merveilleux tremplin pour l’homme politique !
Quel spot où placarder la réclame pratique :
Castoria, pour brother, ou d’autre nouveauté
Ou d’Heinz la cinquante-huitième variété…
C’est une porte encore : en anglais on dit gate :
Ou quelque énorme tube à pâte de Colgate.
… La marquise à l’œil velouté.
Sur la carte sourit à ce grain de beauté.
Dans l’éternel sanglot tranquillement bercée.
Pour ton rire, ô Molière, une chaise percée.
… C’est quand même un bateau : j’insiste davantage.
Vous ne voyez donc pas que c’est un camouflage !


Est-ce un bateau ?…

Et la mer ! Elle porte, le soir, de longs reflets violets qu’Adrien Hébert et d’autres artistes ont fixés. Elle est peuplée d’oiseaux qui vont des rochers à la vague, milliers de battements d’ailes et de cris perçants. Ils habitent, pour la plupart, à l’Île Bonaventure, perchés côte à côte dans de longs couloirs entre deux couches de roc : on dirait des guirlandes de marguerites.

Comment oublier les repas de plage : moules et bigorneaux capsulés.

Face à la baie, le Mont Sainte-Anne et sa table rouge. Les pins l’escaladent. De ce promontoire sacré, Longwe, chef sauvage, saluait le soleil levant, debout devant son peuple. En descendant, il regardait la croix des Pères plantée dans le sol. N’est-ce pas le drame de la Colline inspirée ?

Au delà de la table rouge se dresse l’arceau du Mont-Blanc que nous escaladons en caravane. Chacun est muni d’un bâton ramassé dans la forêt et porte, noué autour des reins par les manches, un chandail de laine qui servira à le protéger contre les saisissements des hauteurs.

Du sommet que nous atteignons après une longue randonnée à travers bois, apparaissent les monts Notre-Dame, replis des Appalaches, soulevés en lignes douces et pressées : le vrai cœur de Gaspé. Le pays, dans le soir proche, se détache en relief.

Les lourds nuages s’ouvrent, et l’une des mille vallées est inondée d’un brouillard de soleil qui va couvrir les cimes, couper les montagnes, glisser jusqu’au moindre ravin. Le soleil décline. La masse lumineuse s’abaisse au bas des nuages ; elle jaillit comme un fer rouge éclatant sous le marteau. Le jour s’épuise ; il n’en reste plus qu’un foyer au-dessus d’une montagne. Pendant un temps, des tons nacrés en coups de pinceau marquent le ciel : pourpre, orangé, violets, bleus.

Merveilleuse minute de silence vers Dieu. Dans la paix prochaine les monts vont dormir, fauves rapprochés sous la lune dure et claire. La majesté du soir apaise les choses. Déjà les sapins sont touchés par le sommeil : ils agitent une dernière fois leurs rameaux comme pour bénir. Un cri de goéland. C’est la nuit.

Le Banc de sable : excursion classique par-dessus la montagne jusqu’aux grèves. La Côte du découragement nous y prépare, interminable mais pleine de promesses. Elle conduit à la Grande Coupe, orgueil de Percé. Pourquoi ce nom ? À cause des montagnes qui inclinent de chaque côté vers la mer, comme deux pyramides, grises au bas, d’un gris de glaise séchée, avec, sur l’un des rebords, ce joyau : le Pic de l’Aurore. La Coupe immense contient la mer, toute la mer en marche vers la rive. Du fond, le Pic s’élance, entraînant les sapins qui le harcèlent : et, violemment, perce sa tête chenue. La route qui en gravit le flanc le montre sous tous ses aspects : et l’on aperçoit les sept cents pieds de roche qu’il plonge dans la mer, comme un mur que le flot vient battre.

Le Pointisson rouge ! Qui n’a voulu se joindre à son aurore, être de son tourment sauvage, suivre l’élan de sa pierre, torturé comme une courbe de vague. On a l’impression de vide que donnent les sommets : et le ciel fait partie du paysage immédiat. De là, nous retrouvons le Rocher de Percé qui se dirige sur nous le corps replié en croissant : l’arête déchirée du Cap Barré ; et la dentelure que les Trois Sœurs dessinent sur la mer. En face, le Mont-Blanc aux bourrelets calcaires que sillonne un filet de route, rouge sous les arbres. Partout, l’innombrable montagne. Sur la cime ocrée du Pic se tient une jeune fille, attentive au vent du large.

Ce roc, extrémité d’un continent, dont les lézardes bravent le temps, solide sous les tempêtes, obstiné vers l’azur, recevant les premiers reflets des jours, tout seul sous son nom prédestiné, n’est-il pas l’image de notre histoire ?

La route continue vers Barachois et incline à droite, sous des arbres plus forts. Une affiche prévient le voyageur contre les surprises des narrows : des détroits de sapins qu’ombrage le Donjon. C’est la Côte du prêtre. Le chemin s’anime d’un ruisseau qui chante devant la maison du poète Chapman. Un ruisseau, qu’est-ce dans ce décor : la familiarité de nos campagnes, quelque chose de retrouvé. À son mouvement libre, des mousses en éventail répondent par une grâce paresseuse qui jette toutes les couleurs. Cinq bonds, et le voilà à la mer où il s’étale avant de disparaître sans bruit, en beauté, dans le bleu.

Le pas retrouve le galet de la grève, et l’œil la masse des hautes falaises tachetées de rouge, et les blocs de jaspe aux cassures tranchantes. Le repas de la mer commence. Des rochers cèdent par morceaux. Les couches superposées des calcaires et des grès portent de lourds conglomérats. Des menhirs penchent, comme d’énormes lambeaux d’écorce rigide. Des éboulis ont projeté entre deux murailles des charretées de terre brune et meuble. Le lit vide d’un torrent garde des teintes mauves. La hauteur d’un abîme, recourbé en bec d’aigle, retient, lancé dans le vide, un arbre éperdu, promis aux vagues d’automne. Une chute glisse sur des marbres. Et la côte descend vers les sables du Coin du banc où travaillent des pêcheurs insouciants.

D’ici, quelle synthèse ! Le créneau du Donjon domine toutes les splendeurs que l’on retrouve d’un seul regard. Le Pic de l’Aurore n’est plus qu’une falaise. La ligne des cimes, jetée dans l’azur, conduit au Rocher. Au fond, la terrasse de Barachois où passe un train de théâtre. En face, la pointe Saint-Pierre et, dans la mer, l’Île du plateau piquée d’un phare. Le flot forme la corde de l’arc.

La barque qui nous ramène fait bouger le décor. Cette chute, vue de loin, est un filon de quartz. Sur le mur du Donjon, le cintre d’une porte. La Grande coupe est un coup d’épée dans le roc. Sur tous ces fronts de rocs des goélands voltigent, négligeables pigeons. Un menhir au capuchon noir, la Sauvagesse, une main sur les yeux, cligne vers l’étendue. On distingue une sorte de trou d’obus dans un rempart. Au pied des murailles, un flot d’encre scintille sous la lune. Une barque passe, la Star Light, au pavillon français, que conduisent deux suroîts enfoncés sur des pipes. Voici les Jumeaux, le Mont-Joli et le Cap Canon, et l’église, les maisonnettes et la vie. Percé recommence de changer.

Le retour vers la grande ville laisse le regret de ce coin du pays. Longtemps, l’œil cherche les bastions du Mont-Blanc et du Mont Sainte-Anne qui le séparent du reste du monde. La route est jolie et variée. Un filet blond sèche, muni de flotteurs que la mer a polis : des montagnes proches, et dont la tentation persiste ; un vieux nom français sur une gare : Port-Daniel, que le train contourne ; des syllabes sonores, Paspébiac, Cascapédia, New-Carlisle où l’on devine une rue et des cèdres rabougris, Maria, que bordent des toits rouges et de larges prairies d’où s’élance la pointe d’un clocher moucheté du coq gaulois ; des montagnes encore, amples et gracieuses, qui se referment sur l’encerclement de Carleton et unissent le Nouveau-Brunswick au Québec par l’estuaire de la Restigouche ; des souches droites et drues qui paraissent des croix de cimetière : tout ce qui reste de l’enchevêtrement de la forêt première. Demain, la traversée de la péninsule dans la nuit ; le réveil dans le connu, dans ce qui est un peu plus notre province, le coin où l’on vit, où renaît la chère ingratitude du cœur qui nous le fait préférer à tout.