Chanteclerc (IIp. 25-51).

MISSION DE FRANCE


Invités par le sénateur Raoul Dandurand, des représentants de la magistrature, de la politique, de la finance, des professions libérales, de l’enseignement, s’unissaient en 1911 pour fonder une succursale canadienne du Comité France-Amérique créé à Paris, deux ans plus tôt, sous l’inspiration de Gabriel Hanotaux.

Le sénateur Dandurand en acceptait la présidence et Sir Montagu Allan, la vice-présidence. M. Pierre Boucher de Crèvecœur et moi-même étions chargés respectivement de la trésorerie et du secrétariat.

Je regarde les noms des premiers membres et quelques photos… Que de disparus !

L’objet du Comité avait été arrêté à Paris, avant mon départ, et j’en avais connu les grandes lignes par son secrétaire, mon ami et camarade de l’École libre des sciences politiques, Gabriel-Louis Jaray. Au Canada, aussi bien qu’en France, le Comité entendait affermir les contacts d’ordre intellectuel, artistique, économique, entre les deux pays et aider à la publication de la revue France-Amérique et de son supplément, France-Canada.

Le Comité France-Amérique de Paris avait résolu de participer aux fêtes que l’État de New-York et l’État du Vermont organisaient pour inaugurer un monument à la gloire de Champlain.

Un appel au public, en vue d’y attacher le souvenir français, avait couvert, en quelques jours, les frais de l’œuvre d’art évoquant la France que Rodin devait exécuter. « Contre l’immense monument de Champlain qui a pour socle un phare montrant aux barques lointaines sa claire étoile, expliquait M. Hanotaux, le sculpteur ne voulut qu’un symbole d’humbles proportions. Et dans l’airain, il cisela cette émouvante, cette inoubliable figure, toute de vaillance, de charme et de sérénité : La France. Ce sera le sceau de notre patrie sur le piédestal de granit que domine Champlain, son enfant glorieux. »

Il convenait qu’une mission allât sceller l’œuvre de Rodin sur le socle du monument.

Le Comité France-Amérique la constitua parmi ses membres. Elle porterait le salut de la France aux États-Unis et au Canada où, tout de suite, notre section l’avait invitée.

Si le buste de Rodin symbolisait la France, la Mission Champlain en était une synthèse : l’Institut, les Chambres, la littérature, l’Université, la science, le commerce, l’industrie, les beaux-arts, y étaient groupés. Des descendants de Français qui avaient joué un rôle dans le nouveau monde et M. Étienne Larny, délégué de l’Académie française au Congrès du Parler français de Québec, et qu’il me tardait de revoir après nos entretiens de Paris, accompagneraient la mission.

Le 20 avril 1912, la Mission Champlain quittait Le Havre à bord de la France, le nouveau paquebot de la Compagnie généraie transatlantique. Le naufrage récent du Titanic assombrit un peu le départ, mais la traversée s’accomplit heureusement. Maurice Muret, qui avait écourté son séjour aux États-Unis et précédé la délégation à Montréal, nous la raconta et nous parla du « dernier dîner » — le dîner du commandant — qui avait été très gai. Il dépeignait les convives portant au dessert ces chapeaux de papier que l’on extrait de papillotes et que l’on aurait mauvaise grâce à ne pas coiffer un instant. Spectacle imprévu et pittoresque : « M. Hanotaux, écrivit-il plus tard, arbora un bonnet de police noir et vert : M. René Bazin, un amour de petit béguin rose et bleu qui le désigna plus ostensiblement encore aux sollicitations des belles américaines, collectionneuses d’autographes. M. Étienne Lamy montra au peuple étonné un front serein couvert d’un bonnet en forme de feuilles de trèfle rose, bleu et jaune. Le bonnet de M. Louis Barthou était bleu et rouge avec des attaches vertes tombant négligemment sur les épaules. Enfin, M. d’Estournelles de Constant porta quelques instants avec grâce un tricorne bleu garni de galons d’argent. »

Tandis que nous nous affairions aux préparatifs de notre accueil, les délégués arrivaient à New-York, à l’heure prévue, le 26 avril. Ils y demeuraient quelques jours, se rendaient à Washington, à Boston, à Philadelphie, à New-Haven ; et, enfin, se dirigeaient vers Crown Point.

Cette journée, passée dans l’admirable cadre du Lac Champlain, avait enchanté mon ami Jaray, secrétaire de la délégation. Il en consigna ainsi les détails dans son journal : « Un jour entier s’écoula dont toutes les minutes restent particulièrement inoubliables : le matin, au fort Ticonderoga, sur le champ de bataille de Carillon, puis à Fort Henry où l’on avait préparé un bateau pavoisé qui piqua sur Crown Point. Là, au pied du phare, la cérémonie de présentation du buste se fit dans l’apothéose d’une journée radieuse… Après une visite des environs, la délégation suivit les rives du Lac Champlain jusqu’à Plattsburg où, le soir approchant, devant la ligne du lac et le fond de montagnes, un régiment de troupes fédérales défila et lui rendit les honneurs… Puis la délégation quitta la terre des États-Unis et franchit la frontière canadienne ».

Le représentant du Consul général de France, M. L. Raynaud ; le président de la Chambre de commerce française. M. A.-F. Révol : M. Muret ; quelques journalistes, dont Lambert de Roode, Léon Lorrain et Gilbert Larue ; et enfin moi-même, envoyé sans doute par le Comité France-Amérique mais qui n’aurais pas donné ma place, nous nous étions rendus à Rouse’s Point, à la rencontre de la mission. Après une promenade vers le Lac Champlain, que désirait entrevoir M. Muret, nous revînmes à la gare où un vieux prêtre français, établi depuis longtemps aux États-Unis, et qui voulait voir passer ses compatriotes, attendit avec nous l’arrivée du train.

Les délégués occupent un wagon-couloir assez semblable au modèle que les chemins de fer français viennent d’adopter. Gabriel Hanotaux, seul dans son compartiment, reçoit nos compliments de bienvenue et se prête aux indiscrétions de l’interview. Il nous dit combien l’accueil des Américains et leurs attentions l’ont charmé. La délégation a été reçue aux États-Unis avec un grand luxe ; « maintenant, ajoute-t-il, nous sommes au Canada et ce n’est plus la même chose : nous rentrons en France ».

Étienne Lamy se tient debout dans le couloir. Il évoque devant quelques personnes le souvenir de son ami Ferdinand Brunetière. Mais quelqu’un l’avertit que nous venons de traverser la frontière ; et tout de suite, avec simplicité, il murmure : « Permettez que je salue le sol du Canada ». Instinctivement. les Canadiens qui l’entourent se découvrent devant la terre natale et devant le geste si français de l’académicien.

Saint-Jean. Le train stoppe. Il fait déjà nuit. Le quai de la gare est bondé ; la population a répondu, empressée et vibrante, à l’invitation du sénateur Dandurand. La musique attaque la Marseillaise et la foule crie : « Vive la France » ! C’est l’accueil, très simple mais si spontané, du Canada français. Les délégués sont fort touchés. Les voix s’unissent pour chanter : « Jadis la France sur nos bords », que nous écoutons chapeau bas. Les vivats continuent pendant que le sénateur Dandurand présente la délégation : M. Gabriel Hanotaux, de l’Académie française, chef de la Mission Champlain ; M. Louis Barthou, ancien ministre : et la brillante énumération se poursuit. Le train se remet en marche, pendant que la musique exécute gaiement : Vive la Canadienne.

Nous passons dans un wagon-restaurant où deux nègres impassibles regardent se grouper tant de célébrités qu’ils ignorent. La délégation tient une réunion en notre présence. Gabriel Hanotaux préside. Il discute l’ordre du jour et soumet à ses collègues la feuille de route. Le sourcil arqué, l’œil vif, le geste bref, il distribue les tâches.

Près de lui, M. Louis Barthou paraît fort amusé par ce voyage de quinze jours en Amérique. M. Étienne Lamy, pensif, écoute du regard. M. René Bazin, toujours romancier, griffonne une note entre deux heurts. M. d’Estournelles de Constant bataille… pour ses idées ; M. Cormon est fort gai : l’Amérique, si elle manque parfois de couleur, a une prodigieuse abondance de vie. M. Vidal de la Blache semble se poser quelque problème ethnique. M. Léon Barthou, parfait Parisien, apprécie nos cigarettes et assiste, en amateur de premières, à cette séance d’académiciens en tournée. M. Gaston Deschamps subit des impressions et cherche le mot qui les traduise. Je lui parle de sa bonne et chère rue Cassette où je le rencontrais autrefois. M. Muret, heureux d’avoir retrouvé ses compagnons de voyage, raconte à son voisin les heures qu’il a vécues parmi nous. M. Gignoux est encore à Paris : il ne quitte pas des yeux l’article d’Henry Bidou sur sa dernière pièce. Non loin de moi. M. Louis Blériot sourit, intimidé à la pensée qu’il va parler aux foules.

Ailleurs, des figures moins familières : le comte de Chambrun, fort élégant ; le duc de Choiseul, qui vient retrouver chez nous ses aïeux : le comte de Rochambeau, l’évidence de la distinction. Enfin, le général Lebon, allègre, ignorant la fatigue, toujours au feu.

Quelqu’un s’écrie : « Voici le pont Victoria ». Les têtes se penchent. Ville-Marie apparaît. formant sur l’horizon une ligne sombre. Des lumières en indiquent les contours. Elles montent jusque sur le Mont-Royal que la ville a déjà gagné ; elles en constellent la lourde masse. On dirait un schéma, un graphique monstre dont les pointillés seraient lumineux.

La Mission est reçue à la gare par le Consul général de France et quelques amis. Le groupe prend place dans des automobiles, pendant que M. Jaray, infatigable, s’attarde à compter les colis, aidé par M. Révol : cinquante-huit, cinquante-neuf, soixante ! S’il en manquait un seul, ce serait épouvantable. À l’hôtel Windsor, les délégués s’attablent dans un petit salon attenant au hall central. Ils sont d’humeur ouverte. Je regarde un instant ce coin du Tout-Paris, bruyant sous les lustres… Le soir, temps libre, comme pendant les retraites.

Le samedi, dans la matinée, j’accompagne la Mission à l’Hôtel de ville, puis au Board of Trade.

Chemin faisant, M. Cormon me communique quelques impressions. Il a prisé l’architecture américaine. La gare du Pennsylvania lui paraît une merveille. Les architectes américains pourraient bien dépasser leurs maîtres. « Quant aux skyscrapers, ajoute-t-il, j’avoue que je ne les ai pas trouvés aussi laids qu’on se plaît à les dire. Ils sont hauts, mais pas autant que je me l’étais imaginé. Et puis, quand on se tient sur le toit de ces édifices et qu’on regarde en bas, on aperçoit de petites fourmis qui s’agitent, empressées. C’est amusant, surtout si l’on s’arrête à penser qu’une de ces fourmis a conçu et bâti cet immense bloc de pierre ».

À l’Hôtel de ville, la réception est chaleureuse. Nous écoutons le Maire à qui répond Gabriel Hanotaux. Au Board of Trade, les trois chambres de commerce, réunies pour accueillir la mission, agitèrent la question des relations économiques.

Puis ce fut au Mount Royal Club, le déjeuner offert par le sénateur Dandurand. Le repas fut pétillant. Chose remarquable, il n’y eut pas de discours. On porta deux toasts, l’un au roi d’Angleterre, l’autre au président de la République française.

Dans l’après-midi, le Comité France-Amérique de Paris et la section canadienne tinrent, sous la présidence de M. Hanotaux, une réunion en vue d’établir les assises d’une institution durable.

Puis, le Consul général de France reçut la mission et, à huit heures, après cette formidable journée, les délégués entrèrent dans la salle du Windsor où près de cinq cents personnes les attendaient. Les académiciens avaient revêtu l’habit à palmes vertes et le général Lebon était en grande tenue. Leur arrivée fut saluée d’applaudissements.

Un banquet de ce genre ne va pas sans chansons. Paul-G. Ouimet et Édouard Dufresne y pourvurent. M. Étienne Lamy réclama « cette chanson où il y a Vive la France ». On se hâta de répondre à son désir, et, avec les artistes, les convives entonnèrent :

Jadis la France sur nos bords

Le silence se fit, très brusque, lorsque le président du dîner frappa son verre à coups répétés, comme il est d’usage. Les discours commencèrent. Jamais auditeurs ne furent plus avides d’entendre.

Côté France, MM. Hanotaux, Barthou, Lamy, Bazin, d’Estournelles de Constant, Vidal de la Blache, Deschamps, Louis Blériot et le général Lebon parlèrent. Ce fut un délice, une fête sans pareille de l’éloquence.

M. Barthou fut brillant. Je me rappelle avec quel sens exquis des nuances, quelle élégance et quelle flexibilité d’expression, il définit notre problème national : il a constaté avec joie la survivance du sentiment français chez nous et il indique, d’un trait à peine marqué, la voie dans laquelle nous devons diriger l’effort de notre constance.

René Bazin était très attendu. Sa renommée comptait chez nous nombre de fidèles. Il leur tardait d’entendre l’auteur des Oberlé qui lut, de sa voix tranquille et sur un ton académique, une page de roman écrite le matin même et dont j’ai conservé le manuscrit. Elle traduit sa première vision du Canada et dit combien elle lui a remué le cœur. Habitué à regarder les êtres et les choses, il tire des paysages canadiens et de nos mœurs une leçon d’énergie.

M. Gaston Deschamps, un ami du Canada, et qui nous avait déjà rendu visite, parla au nom de la presse française. Il a été charmé, si loin de son pays, de retrouver dans nos chansons les refrains de la France. C’est un écho qui se prolonge, un peu de notre patriotisme. Elles ont bercé nos résistances.

Militairement, le général Lebon but à l’armée canadienne : et Louis Blériot prononça d’une voix claire ces mots que l’auditoire cribla d’applaudissements : « Canadiens, lorsque la France aura des ailes, elle s’empressera de voler vers vous ».

Côté Canada, M. F.-D. Monk, le Principal Peterson, le docteur E.-Persillier Lachapelle et M. Gonzalve Desaulniers prirent la parole. Le discours de M. Desaulniers, qui savait mettre tant de grâce et de souplesse dans ces propos de circonstance, fut très remarqué.

Le lendemain les délégués se rendaient au Hunt Club, où sir Montagu Allan les avait invités. Les convives avaient été répartis par groupes. La table réservée à Louis Blériot était ornée de petites cartes en forme d’aéroplane. Comment ne pas céder à la manie de demander un autographe ? M. Blériot s’exécute de bonne grâce et signe d’un paraphe élégant, qui semble une chose prête à s’envoler. Puis, il dit les espoirs de la France, comment elle organise sa défense aérienne : et nous ne savions pas ce qu’il fallait admirer davantage, de son amabilité ou de sa modestie.

Les invités prirent congé de Sir Montagu Allan pour aller rencontrer, à l’Union Nationale. les sociétés françaises. À dîner, ils étaient les hôtes de quelques familles canadiennes et, à huit heures, tous se retrouvaient au Monument national.

Le sénateur Dandurand présenta la délégation à l’auditoire et passa la parole à M. Hanotaux et à M. Blériot qui prononcèrent de brefs discours. Puis, Louis Barthou fit une conférence sur l’aviation et la littérature.

M. Barthou était un fervent de l’aviation. Il avait fait quelques envolées lorsqu’il était ministre, et il nous raconta délicieusement comment M. Blériot avait longtemps hésité à prendre charge de sa vie.

Quelques jours avant de quitter la France, l’orateur avait été accueilli à l’Aéro-Club. Il avait cité les grandes dates de l’aéronautique et répété, après chaque nom de héros : C’était un Français… « Quand il parla des aéroplanes, quand il eut rappelé le magnifique, l’admirable Circuit de l’Est, ce fut une émotion patriotique qui se dégagea. Quand fut rappelée la randonnée de Védrines vers Madrid, celle de Beaumont à Rome, les assistants devinrent fiévreux : les applaudissements crépitaient ». Ainsi s’exprimait un journaliste du Matin dans le numéro du 17 mars 1912.

M. Louis Barthou était aussi un homme de lettres. C’était sa coquetterie : elle devait le conduire, lui, ministre de la République, vers cette vieille dame d’un autre régime, l’Académie française. En attendant, je savais qu’il collectionnait avec piété les manuscrits. Il ne prisait que les perles et possédait des richesses. Il avait ses idoles : Lamartine, Hugo, Sainte-Beuve, Anatole France, Barrès, Loti, Edmond Rostand. Il gardait avec soin un exemplaire de Chantecler dont l’Hymne au soleil et les sonnets liminaires avaient été tracés de la main de l’auteur. Entre deux discours politiques, il donnait à la Revue hebdomadaire ou la Revue bleue des articles sur des inédits de Lamartine ou de Victor Hugo. C’était ce qu’un rédacteur du Temps appelait « les délassements de M. Louis Barthou ».

Voilà pourquoi, aviateur et lettré par surcroît. il parlait avec tant d’aisance et d’autorité de la littérature et de l’aviation. Les deux vont bien ensemble : tous les poètes sont des aviateurs. M. Barthou savait aussi dire les vers. C’est un charme de plus, et une qualité qui s’en va. Il récita d’une manière exquise le sonnet de Rostand sur le Vatican.

En terminant, le conférencier fît un récit émouvant de la chute de l’aviateur ; sa voix devint sourde et contenue ; il prononça très bas : « Il est mort, pour la patrie ! » L’auditoire, remué, resta un moment silencieux : puis l’aventure de l’Aéro-Club se renouvela : les applaudissements éclatèrent, formidables !

On m’avait confié de dire adieu à la mission au nom de la population de Montréal. Je devais cet honneur au président du Comité France-Amérique, au sénateur Raoul Dandurand, qui me manifesta toujours une vive, une paternelle sympathie. J’étais jeune et plein d’illusions : mais je redoutais la tâche que l’on m’imposait : parler devant cette élite de la pensée française, succéder à un orateur tel que Barthou, c’était une lutte inégale où je serais sacrifié.

Je bâtis nerveusement une allocution que j’appris par cœur. Je me récitais mon texte au bureau, chez moi, dans les rues. Je le relis aujourd’hui avec curiosité : c’est un honnête compliment, sans plus. J’évoquais, au début, ce jour des Amitiés françaises où Maurice Barrès conduisait le jeune Philippe visiter une basilique près de Domrémy. L’enfant, émerveillé d’entendre un prêtre expliquer les détails de l’architecture, réfléchit : « Faut-il qu’il soit effronté pour parler ainsi tout seul et tout haut. Toi, est-ce que tu oserais ? » Je m’excusais d’oser élever la voix après les hommes que l’on avait entendus et que je remerciais tour à tour comme l’exige ce genre d’éloquence.

Puis, j’essayais d’exprimer le ferment de notre résistance et de l’offrir en hommage à nos hôtes : « Le cœur empli de sa défaite, le paysan-soldat que nous avait donné la France pose son arme inutile et rêve à son malheur. Il est vaincu. Tout ce qu’il avait mis d’espérance dans sa patrie nouvelle s’évanouit brutalement. Modeste artisan de civilisation, il avait cet espoir magnifique d’assurer par son effort la conquête française. Il ne lui reste que son champ, son foyer, sa chapelle : encore redoute-t-il que la main du vainqueur ne lui ravisse ces derniers biens. Ce sont les seuls retranchements où se blottir, lui et les siens, pour commencer le long travail d’obstination qu’il prévoit. Quelle énergie, quelle fidélité à ses origines il lui faut pour ne pas se laisser ensevelir sous tant de ruines ! Il fut le plus grand des Canadiens car, la première douleur subie, il comprit la force du souvenir. Il lui restait la vie : et, dans la terre où dormaient ses morts, il jeta à pleines mains, d’un geste décidé, la moisson d’une France nouvelle. »

Je terminais par ces mots : « Vous partez. Vous avez été reçus chez nos voisins avec un incomparable éclat : nous n’avons eu à vous offrir que le simple accueil de notre sincérité. Mais vous voudrez conserver quand même l’image de notre pays. Deux de vos auteurs dramatiques ont écrit cette phrase charmante qui résume les deux visions que vous emporterez d’Amérique : « Un bouquet, c’est un cadeau : une fleur, c’est un souvenir ».

Était-ce ma jeunesse, le péril qu’elle venait de courir ou l’élocution — relent de mes jours de théâtre — qui avait réchauffé le texte : j’emportais le morceau, à mon grand étonnement. Après la soirée, un peintre me promettait un de ses tableaux, que je n’ai jamais reçu ; un membre de la délégation me destinait à la politique et me mettait en garde contre l’instinct révolutionnaire : un Anglais me disait : Young man, borrow money and go West. Je partis pour Québec.

Le soir même, en effet, j’accompagnais les délégués qui laissaient Montréal, escortés jusqu’à la gare Viger par les refrains joyeux de nos étudiants.

Un instant nous avons craint une catastrophe : toujours à propos des bagages. J’entends encore Mlle Cormon réclamer une sacoche égarée : « Elle contient, disait-elle gentiment. après l’avoir retrouvée sous un banc, toute ma fortune. » L’alerte passée, le train se mit en marche pendant que les étudiants saluaient d’un dernier « Vive la France » nos visiteurs.

Je m’assis au fumoir. Le général Lebon y terminait un cigare. M. d’Estournelles de Constant, qui n’aimait pas la fumée, le plaisanta. — « C’est ma dernière cartouche, repartit philosophiquement le général. À notre âge, baron, les habitudes nous laissent, nous ne les quittons pas. » Sur ce mot, il s’en fut au sleeping où je l’entendis bientôt grommeler contre quelqu’un. Je me précipitai, craignant qu’il n’eût besoin d’un interprète. Je le trouvai en difficulté avec le moricaud :

— Mais je vous dis pour la troisième fois de préparer mon lit.

— Je veux bien, rétorquait en anglais le nègre désolé, mais je prierais Monsieur de quitter la banquette.

Cependant il s’expliquait en vain, à grand renfort de gestes, et le général persistait à ne pas comprendre qu’on lui refusât la chose si simple qu’il demandait. Il rit de bon cœur lorsque je lui fis entendre l’embarras de son interlocuteur : « Vous êtes assis sur votre lit, mon général, il faut mobiliser ». Il se rendit ; et Gabriel Hanotaux qui passait de s’écrier : « Je vous ai toujours soupçonné, général Lebon, d’être un séditieux ».

Le calme s’établit. Seul, Gabriel-Louis Jaray prolongea sa veillée, occupé à classer un volumineux courrier.

À Québec, la mission fut reçue par l’aide de camp du Lieutenant-Gouverneur et par le président de l’Institut Canadien, M. Ferdinand Roy.

Après Montréal, Québec apparut aux délégués, dès la sortie de la gare, comme une vieille ville de province qui a gardé sa physionomie, avec ses rues étroites, ses maisons que le temps a patinées et qui lui donnent un cachet de chose du passé. C’est son charme. Hélas ! nous avons peu de ces souvenirs : le progrès matériel nous oblige à détruire ; les reliques gênent notre essor.

La mission se rendit au Frontenac et, après le petit déjeuner, visita la citadelle. Il faisait froid et gris. M. Cormon, enfoui dans sa pelisse, murmurait : « Pas caldo, monsieur, pas caldo ! » Je m’étonnai et je lui rappelai le joli début de son discours à l’Académie des Beaux-Arts : « Cette année-ci, c’est un philistin qui a le grand honneur de couronner nos jeunes et vaillants triomphateurs. Je dis « philistin » car je ne suis pas un ancien pensionnaire de la Villa, je ne suis pas un Romain, et c’est de Rome et de son école qu’il s’agit aujourd’hui. » Il sourit et m’avoua qu’il ne savait guère que ce mot qui lui servait à traduire. en italien d’atelier, sa première impression québecquoise.

De retour sur la terrasse, M. Rouillard, de la Société de géographie, déroula pour M. Hanotaux l’itinéraire de Champlain. Il lui relata son débarquement et lui montra l’endroit où il a posé les assises d’une ville française.

Puis la mission, se dirigeant vers Spencerwood, s’arrêta à la chapelle où repose Montcalm. Les délégués y apportaient une couronne de fleurs. M. Hanotaux était ému. Je ne le quittai pas des yeux tandis qu’il restait devant ce tombeau muré. Il regarda longuement. Il se fit expliquer les inscriptions et raconter les incidents de la bataille où périt le héros. Il retrouvait l’effort de la France pour garder notre terre. On lui fit voir le crâne de Montcalm. Quel document ! Il touchait — si loin de la France — une parcelle de la patrie, la réalité du passé.

Le Lieutenant-Gouverneur et lady Langelier accueillirent les délégués avec grâce. Les convives célébrèrent l’Entente cordiale, joignant dans un toast l’Angleterre et la France, tandis que l’orchestre, dissimulé par des tentures, exécutait God Save the King et la Marseillaise.

Dans l’après-midi, la délégation visita Montmorency. La chute était en beauté, et je lui en sus gré. M. Léon Barthou — qui, en chemin. m’avait raconté mille et une choses sur la vie parisienne et les complexités du Tout-Paris, — admira la falaise nue et ocrée qui lui rappelait les pages de son ami Barrès sur les ravins de Tolède. Près de nous, Louis Barthou et Vidal de la Blache dissertaient sur un vers de Victor Hugo. Un ancien ministre et un géographe qui trouvent de l’agrément au commerce d’un poète, cela me ravissait.

Le retour s’effectua sans incident. Gabriel Hanotaux, avant de rentrer au Frontenac, alla présenter ses hommages à l’archevêque de Québec.

Sir Lomer Gouin, qui avait accueilli les délégués le matin même au Conseil législatif, les reçut à dîner avec lady Gouin, au Frontenac. Ce fut une fête très élégante. Au dessert, M. Hanotaux rappela les liens de sympathie qui l’unissaient depuis longtemps à sir Lomer. Et la mission, pressée par l’heure, s’en fut à I Université Laval ou devait avoir lieu une séance publique.

En une vive envolée, M. Ferdinand Roy présenta la délégation à l’auditoire. René Bazin, dans une conférence sur le roman français contemporain, indiqua les signes précurseurs d’une renaissance et fit le départ entre la littérature et l’article d’exportation.

M. Étienne Lamy exprima sa sympathie pour notre peuple, français de cœur et d’esprit. cherchant dans le culte du passé la raison de ses destinées. M. Gabriel Hanotaux, en historien, dégagea les influences qui nous ont gardés. Puis, avec beaucoup de verve, il présenta ses compagnons de voyage. L’auditoire acclama ces célébrités qui, tour à tour, s’inclinèrent devant lui.

La soirée terminée, la foule s’écoule lentement. Le général Lebon offre le bras à une très jolie femme, et quelqu’un lui ayant fait compliment sur son allure martiale et galante, il rétorque en clignant des yeux : « Oh ! maintenant qu’on fait de l’aviation, les militaires n’ont plus de vogue ! » M. Louis Barthou, impénitent, avisant des fiacres qui stationnent, improvise ces alexandrins :

Pour qui sont ces sapins, immobiles et ternes,
Vaguement éclairés par de pâles lanternes ?

Ils sont pour nous. Nous y montons et nous nous arrêtons chez M. Ferdinand Roy, pour vider une dernière coupe à la France et au Canada. Peu de temps après, nous sommes à la gare où Sir Lomer Gouin vient dire adieu à la mission.

Le lendemain, à l’hôtel Viger, tous se retrouvent autour d’une table dans un petit salon. Le départ prochain attriste cette heure que nous passons avec nos hôtes.

René Bazin et Étienne Lamy restaient parmi nous. Le premier faisait, quelques jours plus tard, à l’Université Laval de Montréal, une conférence sur l’évolution des idées religieuses en France. Le second, parti pour l’Ouest du Canada, devait retourner à Québec représenter l’Académie au Congrès de la langue française. Avec Édouard-Fabre Surveyer, Paul-G. Ouimet et quelques amis, je le rencontrai lors de son passage à Montréal. Il était accompagné de son sympathique secrétaire, M. Goguel. Étienne Lamy avait admiré l’Ouest dont la vie intense l’avait fasciné. Il nous raconta sa visite à sir Wilfrid Laurier. Prié à déjeuner par M. Monk, il avait retrouvé à sa table le chef de l’Opposition. « Les deux hommes politiques, racontait-il, se taquinaient amicalement. Il y avait juste assez de poudre dans l’air pour que l’on s’amusât de cette guérilla, sans en redouter les conséquences. Si je connaissais mieux la politique canadienne, j’écrirais mes impressions. J’emporte de Sir Wilfrid Laurier, le meilleur souvenir. C’est une personnalité comme on en rencontre peu et une remarquable figure d’homme d’Êtat ».

M. Lamy nous entretient pendant quelques instants du mouvement littéraire en France : et nous dit de nouveau combien il a goûté le Canada français. « Du reste, assure-t-il en nous quittant, j’ai promis d’y revenir, et vous pouvez y compter ».