Souvenirs, promenades et rêveries (Radiguet)/2

Michel-Lévy frères (p. 25-41).


LES PÈLERINS DE SAINT-ÉLOI
LES FEUX DE LA SAINT-JEAN

À S..... R***

I

Près du bourg de Ploudaniel, et à quelques kilomètres de Lesneven, en basse Bretagne, on rencontre, au bord de la route impériale, paisiblement assise dans l’ombre noire des hêtres, des châtaigniers et des sapins, une humble église de campagne, placée sous l’invocation de saint Éloi. — La flèche de granit de son clocher, aux arêtes dentelées, surgit comme un obélisque de la fraîche oasis qui l’enserre, et ses cloches oisives, à moins de circonstances très-exceptionnelles, n’effarouchent guère les amoureux ébats des ramiers qui, durant la saison chaude, remplissent les hautes cimes environnantes de roucoulements et de frissons d’aile. Au pied de ces arbres, où la vie murmure dans la séve, s’épanouit sur les rameaux, palpite, bourdonne et jaillit en fusées joyeuses du feuillage, des pierres tombales incrustent leurs rectangles au milieu des gazons, d’où surgissent aussi des croix de pierre, frustes et mutilées ; puis, un peu plus loin, en dehors du petit mur qui entoure ce cimetière aujourd’hui abandonné, un auvent d’ardoises posé sur des poteaux abrite une table où, près d’un tronc, se tient debout, crosse en main, mitre en tête, sculptée à coups de hache et badigeonnée à coups de balai, une image de saint Éloi, dont la benoîte physionomie réveille naturellement dans l’esprit le vieux refrain auquel le conseiller du bon roi Dagobert doit bien plus qu’à son énergie de ministre, l’éclat de sa popularité.

Le 23 juin 1853, nous assistions, des hauteurs de Saint-Éloi, à la dernière lutte des vapeurs nocturnes contre la lumière, et au triomphant lever du soleil, qui, après avoir refoulé les moelleuses courtines roses de son lit d’or, remplissait l’orient de gerbes éclatantes. — Bien que l’intérêt que nous prenions à ce spectacle nous procurât une fois encore la satisfaction de nous reconnaître au moins cette communauté de sentiments avec ceux qui furent toujours vertueux, il faut pourtant avouer que ce n’était pas précisément pour voir lever l’aurore que nous étions venus là. Connaissant l’intérêt que tu portes aux scènes du pays de ton enfance, je voulais te signaler une cérémonie curieuse dont Saint-Éloi est chaque année le théâtre à la même époque ; seulement, grâce à un excès de zèle qui nous avait fait devancer l’heure de cette cérémonie, nous avions joui d’un spectacle qui ne nous a pas encore blasé ; et nous pouvions en outre parcourir du regard le pays d’alentour, où commençait à se produire le mouvement qui bientôt devait accaparer notre attention. La matinée était radieuse et nous promettait un de ces jours favorisés du ciel, trop rares en basse Bretagne pour n’être pas à eux seuls déjà de véritables fêtes. Sous nos yeux se développait un vaste paysage inondé de lumière blonde. Le trèfle incarnat y jetait des tapis de pourpre, des foins à demi fauchés embaumaient l’air, et des fermes, dont la plus considérable, qui envahit de ses cultures une plaine aride, garde, par antiphrase sans doute, le nom de Loc ar brug[1], étalaient des champs de blé d’un vert, à faire naître dans l’âme les plus consolantes espérances après une année de disette. À l’opposite, les genêts et les landes s’étendaient si chargés de fleurs d’or, que Jupiter se rendant chez Danaé ne dut pas marquer plus brillamment sa trace. À toutes les distances, jusqu’aux confins de l’horizon, des « clochers silencieux montrant du doigt le ciel », suivant l’heureuse expression d’un poëte, marquaient les villes et les villages du pays de Léon et de Cornouailles. Trois d’entre eux s’élevaient près de nous : celui de Ploudaniel, si svelte avant d’avoir été décapité par la foudre, la tour trapue de Lesneven et la flèche élancée de l’église du Folgoët, cette petite merveille de l’art du quatorzième siècle, qui malheureusement laisse pleuvoir chaque jour, comme un arbre ses fruits mûrs, quelque fin joyau de sa parure de granit ciselé[2]. Au pied des montagnes qui bornent l’horizon au sud-est, une longue bande de brouillards indiquait le cours de la rivière d’Elorn et venait aboutir à la tour féodale de la Roche-Morice, nid de vautours, hanté jadis, suivant un naïf et véridique historien, par des francs seigneurs, qui fondaient sur la route voisine pour rançonner les passants et enlever leurs femmes quand elles étaient jolies. Enfin, sur les grands chemins fauves et dans les sentiers creux qui convergeaient à Saint-Éloi, l’on voyait arriver, soulevant à flots la poussière, des chevaux de différentes races et de toutes les couleurs, ceux-ci débonnairement attachés par la queue en longues files, ceux-là conduits par des cavaliers assis les deux jambes pendantes sur le même flanc ; d’autres, plus intraitables, l’œil en feu, le crin échevelé, l’allure inquiète, inondés de sueur, s’avançaient frémissants sous la permanente menace du bâton levé de leur conducteur, et venaient grossir autour de l’église des groupes tumultueux où le bruit des sabots qui martelaient le sol s’unissait à des fanfares de hennissements.

Ce concours de bêtes de somme était causé par l’attente d’une messe annuelle destinée à faire descendre les faveurs de saint Éloi sur les chevaux présents à sa célébration. — D’après la légende, saint Éloi, qui tint si glorieusement le poinson de l’orfèvre, mania dans le principe les lourdes croches du maréchal ferrant, et doit à ce premier état d’être honoré comme le patron des chevaux. C’est à ce titre que tous ses clients à quatre pieds viennent, le 23 juin, lui rendre hommage. — « Saint Éloi vous assiste ! » dit, en tirant son chapeau, tout vrai Breton qui voit bâiller son cheval. Bien que ce soit à peu près le seul souvenir qu’il paraisse donner au grand saint durant l’année, il regarderait presque comme un sacrilège d’employer ses bêtes à un travail utile le jour consacré au pèlerinage dont nous parlons. Seulement, d’après une croyance assez commune, les pèlerins se trouvant par une protection spéciale à l’abri des maléfices et des maladies jusqu’au coucher du soleil, certains valets de ferme ne se font pas faute d’expérimenter cette grâce d’état en se livrant à des courses effrénées et à d’autres violentes prouesses d’équitation, le tout à la plus grande gloire du saint.

L’heure de la messe était venue : les cloches, sous l’effort énergique des paysans qui s’étaient disputé l’honneur de les mettre en branle, faisaient vibrer la tour et s’élançaient éperdues comme pour suivre leurs sons. Nous descendîmes pour voir de près l’épisode que je vais essayer de retracer. — Chaque nouvel arrivant conduisait sa monture jusqu’à la statue de saint Éloi, et là lui levant le sabot d’une main, lui tirant la bride de l’autre, il la contraignait à faire une sorte de salut. Les plus habiles accomplissaient cette formalité sans mettre pied à terre ; et tous après avoir déposé dans le tronc quelques vieux sous, se dirigeaient vers l’église, dont ils faisaient trois fois le tour ; laissant ensuite leurs chevaux sous la garde d’une personne connue, ils entraient dans le sanctuaire, récitaient, agenouillés sur les dalles, une oraison de circonstance, et venaient déposer au pied de l’autel un paquet de crin arraché partie à la queue, partie à la crinière de chacun de leurs chevaux. — Cette offrande, qui semble au premier abord assez insignifiante, produit pourtant après les deux jours consacrés au pèlerinage, des paquets de crin dont la vente rapporte année moyenne à l’église une somme de huit cents francs, qui, jointe aux dons pécuniaires, a parfois élevé au chiffre de quinze cents francs les recettes de saint Éloi.

Les types et les costumes des campagnards accourus de dix lieues à la ronde pour assister à cette messe propitiatoire ne manquaient pas non plus d’intérêt. — Les habitants des côtes, ceux de Kerlouan, ceux de Plouguerneau, ceux de Guisseny, montraient les uns à l’abri du capuchon, les autres sous le bonnet glas[3], un visage tour à tour brûlé par le soleil et rougi par l’âpre vent de la mer ; leur physionomie farouche, aussi bien que leur costume, offrait un contraste curieux avec l’expression placide des fermiers de Ploudaniel, de Saint-Tégonnec et des environs de Morlaix, vêtus encore de nos jours à peu près comme au temps de Louis XIV. Les montagnards de la Feuillée et des solitudes de l’Arès, pâles, soucieux, méditatifs comme des gens habitués à vivre isolés, portaient un habit noir ou chiné de couleurs sombres, que relève une simple ganse verte ; une ceinture de cuir fauve leur sanglait la taille ; une culotte de toile se tordait en spirale autour de leurs jambes grêles, dont la partie inférieure, serrée par une guêtre, venait aboutir à d’énormes sabots taillés en boule. Leurs voisins de Carhaix, enjoués, communicatifs, pétulants, avaient une mise conforme à leur caractère : c’était un habit galonné de bleu, et un pantalon collant fermé par une garniture de boutons argentés montant au-dessus du genou. On remarquait aussi les beaux de Pont-l’Abbé, aux vestes courtes, frangées de laines de couleur, aux gilets bordés aux cols de nombreux passements, aux pantalons formés de tuyaux d’étoffe, assez larges pour cacher le pied et pour loger des jambes d’éléphant ; puis c’étaient encore les chapeaux ornés d’un triple tour de chenille bigarrée, de torsades de cannetille et de plumes de paon des gens du Faou et de ses environs, et les bonnets bruns de ceux de Plouneventer, et les bonnets phrygiens couleur de pourpre de ceux de Plougastel. À toutes les bouches se montrait une pipe assez courte et assez épaisse pour défier les chocs ; à tous les poignets se balançait, suspendu par une lanière de cuir, le pen-bas, inséparable compagnon des paysans du Finistère. — Nous ne disons rien des femmes ; elles y étaient en petit nombre, et leur costume n’avait aucun caractère : mais pour compléter ce dénombrement de l’assemblée, il nous faut parler de l’inévitable accessoire de toutes les fêtes et de tous les pardons de la basse Bretagne, de ces groupes de mendiants étalant au bord des chemins leurs hideuses guenilles et leurs infirmités repoussantes. — Nous avons vu dans bien des pays des gueux cruellement maléficiés, des nègres lépreux aux Antilles, des victimes du pian au Brésil et de l’éléphantiasis à Taïti, sans que le douloureux spectacle de ces misères exotiques nous ait fait éprouver l’impression de navrante pitié, mais aussi de dégoût et d’horreur, que nous avons ressentie chaque fois qu’aux abords d’une fête bretonne, il nous a fallu traverser la double haie de misérables offrant le spécimen des maux les plus révoltants et des plus étranges laideurs. — Il y avait là des gueux singeant sans y prendre garde, les fantaisies de Callot et les incroyables caprices de Goya. Les uns avaient le corps çà et là entortillé de loques et de lambeaux si désunis, que, déposés un instant, par leur possesseur, leur usage serait devenu énigmatique même pour le truand le plus ingénieux. Un autre, couché sur une paillasse qui crevait de toute part, avançait vers les passants une jambe phlogosée et rongée par un ulcère comme une bûche par le feu. Un aveugle au visage couturé, plissé, criblé de trous comme un dé à coudre, roulait des yeux semblables à des billes d’agate blanche, et sa bouche sans lèvres s’ouvrait hérissée de dents farouches et désordonnées ; enfin un idiot jaune-citron poussait des cris bizarres et saupoudrait de poussière son crâne chauve et pointu, près d’un cul-de-jatte qui, juché sur un escabeau, défiait en laideur les plus grimaçantes idoles de l’Océanie. Toutes les mains tendaient suppliantes des sébiles de bois ou des coquilles de Saint-Jacques, toutes les bouches répétaient sur des tons étranges les dolentes formules bretonnes de la mendicité, et des voix aiguës chantaient d’interminables noëls, que des voix grondeuses comme celles de la contre-basse accompagnaient en psalmodiant des prières suivant la coutume du pays.

Après avoir assisté à la messe, au dépôt des offrandes au pied de l’autel, à la procession des chevaux dans le cimetière et à leur génuflexions devant la statue ; après être resté deux heures sous le soleil, prisant et mâchant de la poussière, pour la simple satisfaction de voir des chevaux venir toucher barres à saint Éloi et nous tourner le dos, nous commençâmes à trouver un charme fort modéré à ce spectacle qui devait durer deux jours sans la moindre péripétie ; aussi nous parut-il convenable de rejoindre nos montures et de pousser jusqu’à Ploudaniel, dans le double but d’y déjeuner et de visiter, aux environs, un pays réputé excellent pour la chasse.

En quittant l’enclos de l’église, nous avisâmes un paysan qui s’occupait à loger un échantillon de sa chevelure entre les pierres déchaussées de la muraille, calfatée déjà en plusieurs endroits par de nombreux petits dépôts sordides de la même espèce. Nous sûmes plus tard que cette opération, accompagnée d’une patenôtre, est toute-puissante pour conjurer les maladies du cuir chevelu.


II

Nous partîmes ; les promesses de la matinée se réalisaient : il faisait un temps de Fête-Dieu, une de ces bienheureuses journées par lesquelles on sent tressaillir dans son cœur tout ce qu’il peut contenir encore de joie et de jeunesse ; l’azur du ciel faisait rêver de fleurs d’iris, de pervenches. Le cri strident du grillon sortait de l’herbe, les abeilles plongeaient bourdonnantes au calice rose des digitales, et l’alouette, perdue dans le ciel, gazouillait à plein gosier cette chanson dont s’est tant préoccupée la poésie imitative. — La route de Saint-Éloi à Ploudaniel n’offre guère de distractions à celui qui la parcourt ; elle est bordée de fossés tout hérissés de landes et de ronces, ouverts de temps à autre sur des chemins à l’angle desquels se dresse une croix de pierre, sur des prairies mamelonnées de petits tas de foin et sur des champs où les légumes rayent de lignes vertes et parallèles le fond noir des terres labourées. En entrant à Ploudaniel nous rencontrâmes une noce de campagne qui se rendait à sa destination, biniou et bombarde en tête ; plusieurs couples se tenaient accrochés par le petit doigt, tous les conviés portaient à la boutonnière un nœud de faveurs roses et blanches. L’époux était radieux, et pourtant la mariée avait une de ces faces qu’on ne peut accepter pour humaine que par un sentiment de pure courtoisie. — Ploudaniel est un bourg d’une physionomie toute bretonne, en ce sens qu’il compte à peu près un cabaret par maison, comme l’indique le bouquet de lierre placé au front des façades. L’église ouvre sur le cimetière ses portiques d’un aspect assez agréable, et vis-à-vis s’élève un reliquaire de la renaissance, où les habitants ont, sans arrière-pensée, enchâssé leur mairie et leur conseil municipal. La population paraissait ce jour-là fort empressée autour d’un étalagiste qui vendait à la criée quelques ustensiles de ménage, des affiquets de toilette et des jouets. L’auvent de sa baraque était frangé de chapelets, de rubans lamés, de lacets roses et de grappes de boutons. Le rebut des fabriques de Quimper, cette faïence grossière diaprée de fleurs sans nom, ces pichets, ces écuelles, ces bénitiers de forme laide, étaient suspendus aux cloisons intérieures ; sur la table on voyait, pêle-mêle, des eustaches au pied bariolé, des sifflets d’étain en forme de clochers gothiques, surmontés d’un tourniquet que le souffle fait mouvoir, des bagues de plomb incrustées de clinquant et de larges épinglettes où des grains de verre de couleur alternent, enfilés sur un rectangle de fil de laiton, avec de petites houppes de laine écarlate qui donnent à ce modeste bijou breton un caractère des plus arabes. Nous achetâmes des couteaux à manche de cuivre avec un Bonaparte en relief, bruni sur fond mat, et, pour les utiliser au plus vite, nous allâmes nous attabler dans un cabaret borgne où nous avions laissé nos chevaux.

Cabaret borgne ! Cette épithète est d’autant plus juste, qu’un rayon de soleil où tourbillonnaient les atomes entrait brusquement par une lucarne unique, éclairait l’extrémité d’une table placée entre deux lits clos, et laissait tout le reste de l’appartement dans une demi-obscurité, où les arêtes vernies et sculptées des meubles apparaissaient vaguement. La maîtresse du logis, prévenue depuis une demi-heure, était à l’œuvre dans la pièce voisine, et se livrait, comme César, à diverses opérations à la fois. Accroupie devant une cheminée, où, d’un côté, des fèves au lard mijotaient dans une casserole, où, de l’autre, du beurre frais fredonnait à des œufs à moitié frits sa complainte grésillante, notre hôtesse, armée d’un petit râteau, étalait sur une plaque de fonte des cuillerées de pâte liquide, qui, transformées en crêpes et prestement enlevées au moyen d’une batte d’arlequin, venaient grossir une pile de larges galettes blondes, posée sur une serviette blanche. Ces diverses préparations concoururent à composer un repas qui avait surtout ce furieux advantage de l’opportunité dont parle Montaigne. En effet, notre appétit, aiguillonné par l’absinthe de l’exercice et du grand air, eût affronté sans hésitation le plat de lentilles de la Bible et le classique brouet noir. Nous fîmes donc fête à la cuisine bretonne, et, réconfortés à souhait, nous nous remîmes en route. — En sortant de Ploudaniel, nous traversâmes une campagne plate, inculte, marécageuse. Cette végétation des lieux humides, où le jonc et la prêle tiennent une si grande place, la couvre dans presque toute son étendue ; des arbres au feuillage sombre en marquent au loin la limite. Les parties solides du terrain sont indiquées çà et là par des rochers blancs, qui percent le sol et semblent des troupeaux endormis à l’ombre de quelques buissons de landes, de genêts et de ronces venus là par mégarde. Le paysage, aux tons roux et vert glauque, fait éprouver un sentiment de tristesse qui se dissipe bientôt, si toutefois on s’y aventure avec le plus médiocre instinct du chasseur. Partout le long de petits sentiers, les lièvres, pour faire foi de leur passage, ont apposé sur la glaise les trois piqûres de leur griffe, et des bandes d’oiseaux aquatiques tiennent sur l’herbe rase leurs conciliabules, avec la gravité d’Arabes groupés autour d’un conteur. La parfaite intuition de nos règlements cynégétiques peut seule leur inspirer cette sécurité dont ils font parade ; il fallait, en quelque sorte, mettre le pied sur les pluviers et les vanneaux pour les contraindre à s’effaroucher un peu ; encore ne s’envolaient-ils que par manière d’acquit, et pour revenir presque aussitôt à la même place, en montrant moins d’effroi que d’étonnement de cette violation inusitée de leurs domaines avant l’ouverture de la chasse.

Le reste de notre promenade ne nous offrit plus que des incidents d’un intérêt trop relatif pour qu’il nous paraisse convenable de nous y arrêter longuement. — S’enfoncer dans les chemins creux, sous la voûte fraîche et verte des coudriers, longer des haies d’épines où les brindilles vagabondes du chèvrefeuille circulent chargées de pénétrantes senteurs, respirer le doux arome de la fève de Tonquin qui sort des prairies pendant la fenaison, écouter le bruyant caquetage des pies et des geais, tandis qu’un pivert trouble-fête, cognant un tronc d’arbre avec son bec, semble un maître d’école qui rappelle à l’ordre son turbulent entourage, se reposer sur les gazons au pied des grands hêtres, d’où tombent à intervalles réguliers les deux notes invariables d’un coucou qui vous rappelle cette persévérance des nègres à chanter aussi les mêmes syllabes durant des heures entières ; tous ces détails, notés en chemin, ne sont guère particuliers à une promenade dans la campagne bretonne ; aussi n’en poursuivrons-nous pas l’énumération, et conduirons-nous brusquement le lecteur au soir de ce même jour, pour lui mettre sous les yeux une scène plus caractéristique du pays.


III

Revenus à Ploudaniel, nous avions quitté ce bourg après un dîner qui fut à peu près la deuxième édition, légèrement augmentée, de notre premier repas. Quand nous traversâmes Saint-Éloi, la nuit était sombre en dépit des myriades d’étoiles qui pailletaient le ciel ; la petite église, centre du mouvement de la matinée, dormait dans les ténèbres du feuillage ; une conversation de paysans attardés et ivres, sortait éructante et nasillarde de l’intérieur d’un bouchon, et deux femmes assises sur le pas d’une porte chantaient avec un sentiment musical assez négatif une ronde populaire :


Me ne zin quet d’ober ar lez,
Rac ne meus quet boutou nevez[4].

Familier à notre enfance, mais oublié depuis de longues années, ce refrain se reprit à tourbillonner dans notre mémoire avec une telle opiniâtreté, que, répété, fredonné, sifflé tour à tour et sans trêve par chacun de nous durant le reste du chemin, il nous devint, la chose est naturelle, très particulièrement odieux.

..... C’était la veille de la Saint-Jean, et l’heure où la campagne du Finistère, pour se préparer à cette solennité, allume des feux de joie en commémoration du bûcher dressé pour le martyre du saint, et renversé par un miracle[5]. De loin en loin déjà nous avions aperçu vaguement des lueurs rougeâtres à travers les arbres ; mais, quand nous atteignîmes un point de la route d’où la vue embrasse la vallée d’Elorn, une douzaine de feux se montrèrent tout à coup semblables à des phares à éclats, au flanc et sur la crête des collines. L’un d’eux brûlait près du chemin, au centre d’un carrefour où s’élevait une croix de granit. Les langues rouges de la flamme perçaient le genêt et la lande des fagots empilés en cône ; le bois vert éclatait sous l’étreinte ardente, et chassait au loin des charbons incandescents ; des tourbillons de fumée fauve, où dansait joyeusement l’or des flammèches, s’enroulaient le long d’une haute perche de bois vert couronnée de fleurs, qui forme l’axe de tout feu de joie. — Çà et là des enfants décrivaient dans les ténèbres de lumineux parafes en brandissant un bâton à l’extrémité duquel flamboyait un tampon d’étoffe enduite de brai, et leurs évolutions étourdies causaient aux femmes une défiance que justifiait suffisamment l’admonestation adressée par un vieux paysan à un affreux gnome qui avait failli l’incendier vif. — Groupés, par un heureux hasard, dans de pittoresques attitudes, les spectateurs se profilaient sur le feu ou se montraient tout illuminés par ses reflets vermeils. Quelques-uns en faisaient processionnellement le tour, tenant en main un rosaire qu’ils égrenaient ; plusieurs venaient y plonger l’herbe de la Saint-Jean, qui, chacun le sait, en Bretagne, acquiert, au contact du feu bénit, la vertu merveilleuse de conjurer la foudre et la grêle. — D’autres superstitions bizarres et touchantes existaient encore, il y a quelques années, au fond des campagnes, où n’avait pu pénétrer l’esprit railleur des villes. Là on contraignait les bestiaux à franchir l’orbe ardent du brasier pour les soustraire à l’épizootie menaçante ; là des jeunes filles, le sein ému par une course rapide, déroulaient un instant, comme une guirlande embrasée, leur ronde joyeuse autour du feu, et repartaient en toute hâte pour se livrer au même exercice devant un autre bûcher ; si elles réussissaient à en visiter neuf, l’année ne devait point s’écouler sans qu’il se présentât pour elles un épouseur ; là enfin des mains pieuses rangeaient près du feu des bancs destinés aux défunts chéris ; puis, parcourant, avec une pression légère, toute la longueur des joncs fixés aux parois d’un large bassin de cuivre, elles arrachaient au métal de plaintives et lugubres vibrations que le vent de la nuit portait jusqu’au cimetière ; les morts tressaillaient à cet appel, et venaient, invisibles, s’asseoir à la place préparée pour y réchauffer leurs membres engourdis par le froid du sépulcre.

On accepte généralement aussi comme un augure favorable d’occuper, dans la zone lumineuse du foyer, le point indiqué par l’extrémité de la perche couronnée de fleurs, quand, rongée à la base, elle se couche sur le sol en aiguille de cadran. À ce propos, un souvenir traverse notre mémoire, comme éclairé par le plus mélancolique reflet de ce feu nocturne. — Au nombre des spectateurs, pour la plupart gens de la campagne, aux types rudes et vulgaires, se trouvait une jeune fille dont le visage avait cet éclat saisissant que semble pouvoir dispenser seule une origine méridionale. Nul autour d’elle ne paraissait y prendre garde : car ce franc vermillon des jeunesses florissantes, que les paysans considèrent, peut-être avec raison, comme la condition essentielle de la beauté, ne colorait point sa joue. Elle était pâle, même sous la lueur vermeille qui l’éclairait, et cette pâleur faisait ressortir encore davantage les ailes brunes de ses cheveux ouverts en bandeaux, et ses sourcils prononcés, dont le velours noir se fondait vers les tempes en vagues tons bleuâtres. Un regard plein de douloureuse langueur sortait de ses longs yeux, qui, demi-voilés par la frange épaisse et foncée des cils, s’épanouissaient parfois tout grands et comme illuminés d’ardeurs fiévreuses ou passionnées, pour s’éteindre bientôt dans leur habituelle expression de mortel accablement. Quels souvenirs amers, quels désirs impossibles, quels pressentiments funestes inquiétaient cette pauvre âme ? Nous ne le saurions dire ; mais, au moment où s’élevaient dans notre cœur toutes sortes de souhaits pour l’allégement de sa peine mystérieuse, quel qu’en fût le motif, la perche centrale du bûcher craqua, rongée par le milieu, abattit aux pieds de l’inconnue son extrémité fleurie, et demeura, comme un trait d’union, entre elle et nous. L’esprit de la flamme répondait-il à nos sympathiques élans ? ne conduisait-il pas vers celle qui en était l’objet des vœux dont la réalisation semblait assurée par les promesses de bonheur que renferme le bouquet de la Saint-Jean ?


(Illustration, — 24 juin 1854.)

  1. Lieu de la bruyère.
  2. Cédant à des demandes réitérées, le conseil général du Finistère a voté quelques sommes qui ont été employées, dans l’église du Folgoët, à certaines réparations urgentes. — Le maire de Ploudaniel, M. le marquis de Coëtlogon, animé d’un triple zèle d’artiste, de Breton et de chrétien a publié sur le Folgoët un travail consciencieux et intéressant, qui contribuera, il faut l’espérer, à faire connaître les titres de ce monument à la sollicitude de l’administration.
  3. Sorte de calotte grecque en drap bleu.
  4. Je n’irai pas faire la cour, — parce que je n’ai pas de souliers neufs.
  5. Voir, pour de plus amples détails, le Voyage dans le Finistère, par M. É. Souvestre.