Sous les lilas/Texte entier

Traduction par Sophie Lepage.
Hachette et Cie (p. 17-399).
SOUS LES LILAS



CHAPITRE Ier

Un chien mystérieux.


Depuis longtemps les ormes de l’avenue avaient poussé en toute liberté et la serpe du bûcheron n’en avait pas mutilé les branches ; la serrure de la porte verte ne s’ouvrait jamais et la maison était fermée depuis plusieurs années. Cependant on entendait quelquefois des voix dans l’enclos ; les lilas qui balançaient leurs rameaux au-dessus du grand mur semblaient dire : « Nous pourrions raconter de beaux secrets si nous le voulions. » La molène qui croissait au dehors contre la porte se dépêchait de grandir, afin d’atteindre au trou de la serrure pour voir ce qui se passait. Que ne pouvait-elle pousser comme une tige de fève magique, et se mettre en observation, certain jour de juin ? elle aurait joui d’un spectacle curieux et amusant, car il était évident qu’il allait se produire quelque chose de remarquable.

Une large allée conduisait de la grand’porte jusqu’à la maison ; elle était pavée de pierres plates et unies ; des deux côtés, des buissons élevés la bordaient et se rejoignaient par le haut pour former une voûte de verdure. Au pied de ces buissons croissaient une multitude de fleurs abandonnées et même de plantes sauvages qui grimpaient le long des tiges et formaient une tapisserie émaillée. Il y avait une planche posée sur deux supports de bois en travers de l’allée, devant le porche ; elle était recouverte d’un petit châle tartan fort éprouvé par un long usage ; on y avait disposé un service à thé en miniature qui visait à une certaine élégance. Il faut bien avouer cependant que la théière avait perdu son goulot, que le pot au lait n’avait pas d’anse, que le sucrier était dépourvu de son couvercle, et que les tasses et les soucoupes étaient toutes plus ou moins ébréchées ou fendues ; mais les personnes polies ne s’aperçoivent pas de ces petits accidents et l’on n’avait invité à cette réunion que des gens bien élevés.

Des deux côtés du porche étaient des bancs et sur ces bancs une réunion remarquable, dont la vue aurait satisfait la curiosité d’un œil investigateur, appliqué au trou de la fameuse serrure. À gauche étaient rangées sept poupées, et six à droite ; par suite de l’âge, de la saleté, des fractures, des injures du temps et autres afflictions, il y avait dans leurs physionomies et leurs altitudes une telle variété, qu’on aurait tout naturellement cru être entré dans un hôpital, au moment où les malades attendent leur souper. Mais c’eût été une grave erreur ; si le vent eût fait tomber les couvertures qui les abritaient, on aurait reconnu quelles étaient en grande toilette et qu’elles se reposaient en attendant le commencement de la fête. Une autre particularité de cette scène aurait assurément fort intrigué quiconque n’eût pas été au courant des manières

Au marteau rouillé de la porte... on voyait suspendue par le cou une quatorzième invitée.

et des usages du monde des poupées. Au marteau rouillé de la porte de la maison étaient attachées deux branches de lilas au-dessous desquelles on voyait, suspendue par le cou, une quatorzième invitée, dont les cheveux frisés portaient une guirlande de fleurs délicates. Son corps élancé était vêtu d’une robe d’étoffe jaune richement ornée de festons en flanelle rouge, ses bottines bleues se touchaient par les orteils, sinon de la manière la plus gracieuse, du moins de la façon la plus amicale. A cette vue une émotion de douleur et de surprise aurait certainement agité l’âme d’un jeune spectateur. Oh ! pourquoi donc cette poupée en habits de fête était-elle ainsi pendue en présence des treize autres ? Était-ce une criminelle ? était-ce la vue de son supplice qui les frappait de mutisme et d’immobilité ? Ou bien était-ce une idole offerte à leur adoration ?

Ce n’était rien de tout cela, mes amis.

Cette poupée était la blonde Belinda, placée là comme a un poste d’honneur : car on allait célébrer le septième anniversaire de sa naissance.

On n’attendait que le signal du festin ; mais tout ce petit monde était si bien élevé que pas un seul des vingt-sept yeux (une petite hollandaise avait perdu une de ses perles noires) ne se détourna ou ne cligna ; tous restaient fixés avec une muette admiration sur Belinda. Pour elle, incapable de réprimer la joie et l’orgueil qui gonflaient son sein au point de faire craquer les coutures de son corsage , elle se laissait balancer par le zéphir, qui de temps à autre agitait ses draperies jaunes, et les bottines bleues exécutaient alors une gigue contre la porte de la maison.

Quoique pendue, Belinda n’éprouvait aucun malaise ; au contraire, elle montrait un contentement parfait, et le ruban rouge qui passait sous son menton pour la sus pendre au marteau n’avait pas l’air de la gêner. Si donc elle se complaisait à subir une lente suffocation, qui aurait eu le droit de se plaindre ? Aussi régnait-il un silence plein de charmes que ne troublaient ni un soupir de Dina, l’odalisque coiffée d’un turban si remarquable, ni un cri de bébé Jeanne, quoique la nudité de ses petits pieds eût certainement rendues excusables les plaintes d’une enfant moins bien disciplinée.

Des voix se firent entendre, et deux petites filles apparurent sortant d’une allée latérale ; l’une avait à la main un pot au lait, l’autre portait d’un air de triomphe un panier couvert d’une serviette et dont ses yeux ne s’écartaient pas une minute. On les aurait prises pour deux jumelles, mais elles ne l’étaient pas : car Bab avait un an de plus que Betty, quoique Betty n’eût qu’un pouce de moins. Elles portaient l’une et l’autre des robes d’indienne brune qui dissimulaient les traces d une semaine de service sous un grand tablier tout blanc, mis en l’honneur de la circonstance ; des bas gris et de fortes bottines complétaient leur toilette. Des figures rondes, roses, un peu hâlées, des nez retroussés parsemés de quelques taches de rousseur, des yeux bleus pleins de vivacité, de longues tresses de cheveux tombant dans le dos, tel était le portrait de nos petites sœurs.

« Ne sont-elles pas gentilles ? s’écria Bab en arrêtant un regard plein d’un orgueil maternel sur la rangée de gauche.

— Charmantes, mais ma Belinda les éclipse toutes. Je crois vrai ment que c’est la plus belle enfant qu’on ait jamais vue. »

Betty déposa son panier sur la table pour courir embrasser la bien-aimée qui gigottait avec un joyeux abandon.

« Le gâteau va refroidir un peu pendant que nous placerons les enfants. Mais quelle délicieuse odeur ! dit Bab on soulevant la serviette et en se penchant pour admirer un petit pain qui se cachait dans le panier et dont elle aspira le parfum.

— Ah mais ! laisse-moi de l’odeur ! » s’écria Betty en se précipitant pour en prendre sa part.

Et les petits nez en trompette fonctionnèrent activement pour ne rien perdre des jouissances que l’odorat leur procurait, tandis que les yeux admiraient le joli gâteau si doré orné d’un B en pâte qui aurait dû s’élever sur le milieu, mais qui avait eu la maladresse de se laisser choir de côté

« Maman ne me l'a laissé mettre qu’au dernier moment, et le four était si chaud, que je n’ai pas pu le fixer solidement ; mais nous donnerons ce morceau à Belinda, » dit Betty qui, comme mère de l’héroïne de la fête, s’arrogeait une certaine autorité.

« Nous les mettrons en rond, n’est-ce pas ? pour qu’elles puissent bien voir,» proposa Bab qui, sautant paiement d’un pied sur l’autre, alla rassembler sa jeune Famille.

Betty y consentit, et pendant quelques minutes les deux fillettes furent absorbées dans la tâche difficile de disposer leurs poupées sur la table. Quelques-unes de ces chères créatures étaient trop faibles pour se tenir droites, d’autres trop raides pour s’asseoir, et il fallut recourir à des procédés variés pour se prêter aux exigences diverses de leurs épines dorsales. Enfin cette besogne achevée, les tendres mères se reculèrent de L’une avait à la main un pot de lait, l'autre portait... un panier couvert d'une serviette. (Page 5.) quelques pas pour mieux jouir du coup d’œil, et ce coup d’œil, je vous l’assure, était unique. Belinda, dont les mains tenaient sur ses genoux un mouchoir de batiste à vignette rose, occupait avec beaucoup de dignité la place d’honneur. En face on admirait son cousin Joseph, paré d’un élégant costume en guingamp vert et violet ; par malheur, un chapeau à bords trop larges dérobait aux regards sa physionomie expressive. Le reste du cercle était formé de convives de toute taille, de teint varié, et dont les costumes formaient une collection fort amusante, car il y régnait un noble dédain de la mode et de ses lois.

« Elles seront contentes de nous voir prendre le thé. Est-ce que tu as oublié les buns (1) ? demanda Betty avec inquiétude.

— Non, je les ai dans ma poche.» Et Bah retira de ce réceptacle où régnait un véritable chaos deux buns fort endommagés, qu’en prévision de la fête les deux sœurs avaient conservés de leur goûter. On coupa les buns en petits morceaux, dont on fit une sorte de couronne autour du grand gâteau qui était encore dans la corbeille.

« Comme maman n’a pas pu nous donner beaucoup de lait, il faut que nous y mêlions de l’eau ; le thé fort n’est pas bon pour les enfants, a-t-elle dit, » et Betty considérait avec satisfaction le petit pot de lait écrémé qui devait suffire pour étancher la soif de toute la compagnie.

« Pendant que le thé infuse et que le gâteau refroidit, nous pourrions bien nous reposer un instant ; je

(1) Petits pains mêlés de raisins. suis si fatiguée ! » dit en soupirant Betty, qui se laissa tomber sur la marche et allongea les deux bonnes petites jambes qui avaient trimé toute la matinée : car le samedi avait ses devoirs tout comme un autre jour, et ce plaisir inaccoutumé avait été précédé de beaucoup de besogne.

Bab prit place à côté d’elle, et laissa errer ses regards sur la grande allée, à l’entrée de laquelle une magnifique toile d’araignée brillait au soleil de l’après-midi.

« Mère dit que d’ici à deux ou trois jours elle viendra ouvrir la maison, à présent qu’il fait plus chaud et plus sec, et nous pourrons y entrer avec elle : à l’automne elle n’a pas voulu nous y laisser aller, parce que il y faisait humide et que nous avions la coqueluche. Nous verrons tout ce qu’il y a de joli ; comme ce sera amusant, n’est-ce pas ?

— Je le crois bien ! maman dit qu’il y a une chambre toute pleine de livres, et que je pourrai les regarder pendant qu’elle visitera tout. J’aurai peut-être le temps d’en lire, et puis je te les raconterai, dit Betty qui avait la passion des histoires et peu d’occasions d’en apprendre de nouvelles.

— Moi, reprit sa sœur, j’aimerais mieux voir le vieux rouet qui est dans le grenier et les grands tableaux et les habits si drôles dans le coffre bleu. Cela me désole de savoir qu’ils sont enfermés là et ne servent à rien, pendant que nous en pourrions faire de si beaux déguisements. Oh ! que je voudrais donc défoncer cette vieille vilaine porte ! et se retournant, Bab allongea un grand coup de pied dans la porte, son ennemie. Tu n’as pas besoin de rire et de te moquer, Betty, tu sais bien que tu en as aussi grande envie que moi, ajouta-t-elle en se remettant à sa place, un peu honteuse de ce mouvement d’impatience.

— Je n’ai pas ri.

— Mais si, tu as ri. Crois-tu que je ne sais pas ce que c’est que de rire ?

— .le suppose que je dois bien savoir si j’ai ri ou non.

— Tu as ri ; comment oses-tu faire un pareil mensonge !

— Si lu soutiens encore ça, je vais prendre Belinda et m’en aller tout de suite à la maison. Et alors qu’est-ce que tu feras ?

— Je mangerai tout le gâteau.

— Non, tu ne le mangeras pas ! C’est le mien, maman l'a dit. Toi, tu n’es que de la compagnie ; ainsi tu ferais bien de te conduire mieux que ça, ou bien je ne ferai pas de fête du tout, voilà ! »

Cette terrible menace calma instantanément la colère de Bab et elle s’empressa d’aborder un autre sujet. « Allons ; il ne faut pas nous quereller et nous battre devant les enfants. Sais-tu que maman a dit que la première fois qu’il pleuvra elle nous permettra de jouer dans la remise, et que nous pourrons en prendre la clef.

— Ob ! chérie ! c’est parce que nous lui avons dit que nous avions découvert la petite fenêtre sous le chèvrefeuille et qu’il nous eût été bien facile d’entrer par là, mais que nous n’avons pas voulu le faire sans permission, dit Betty tout à fait apaisée : car dix années d’expérience l’avaient habituée au caractère inflammable de sa sœur.

— Je suppose que la voiture sera toute pleine de poussière, d’araignées et de rats, mais cela m’est égal. Toi et les poupées vous serez des voyageurs, moi je monterai devant et je conduirai.

— C’est toujours toi qui conduis ; et moi j’aimerais mieux conduire à mon tour que d’être toujours cheval avec ce vieux mors de Lois dans la bouche, et puis tu me secoues les bras que ça m’en fait mal, dit la pauvre Betty, lasse de se voir toujours métamorphosée en quadrupède.

— Il me semble que nous ferions bien d’aller à présent chercher l’eau, suggéra Bab, comprenant qu’il était sage de ne pas laisser sa sœur s’appesantir sur ses anciens griefs.

— Ce n’est pas tout le monde qui oserait laisser des enfants seuls en face d’un délicieux gâteau avec la certitude qu’ils n’y toucheront pas, » dit Betty avec orgueil, tandis qu’elles trottinaient vers la source, portant chacune un petit seau de fer-blanc à la main.

Hélas ! à quelle épreuve devait être mise la foi de ces mères confiantes !

Elles ne furent absentes que cinq minutes, et à leur retour leurs regards étonnés lurent frappés d’un spectacle qui leur arracha simultanément un cri d’horreur... Les quatorze poupées jonchaient la table, et le gâteau, le cher gâteau avait disparu !

À cette vue, les enfants demeurèrent pétrifiées. Enfin Bab, reprenant ses sens et lançant de coté le petit seau d’eau qu’elle avait à la main, s’écria avec colère :

« C’est Sally ! elle m’a dit qu’elle se vengerait de ce que je lui ai donné une claque quand elle pinçait la petite Marianne, et voilà ce qu’elle a fait. Ah ! elle aura affaire à moi. Cours de ce côté, moi j’irai de l’autre. Vite, dépêchons-nous. »

Aussitôt les fillettes s’éloignèrent en sens opposé, Betty inondant son tablier : car, dans son empressement à obéir, elle avait oublié de se dessaisir de son seau. Elles firent le tour de la maison et se retrouvèrent à la porte de derrière, mais elles n’avaient pas rencontré plus de voleur que de voleuse.

« Par la route ! s’écria Bab.

— A la source ! » répondit Betty haletante, et elles reprirent leur course folle, Tune pour grimper sur un tas de pierres d’où elle pouvait par-dessus le mur inspecter l’avenue, l’autre pour retourner à la fontaine qu’elles n’avaient quittée que depuis un instant. Mais, au retour, Bab n’avait aperçu par-dessus le mur que d’innocentes pâquerettes qui semblaient tout étonnées de son émoi ; et Betty avait vu s’envoler un oiseau brun que son apparition inattendue avait troublé dans son bain froid. Elles se retrouvèrent encore une fois devant le porche où un nouveau sujet d’effroi leur arracha un : Oh ! plein de terreur.

Un chien inconnu, assis tranquillement au milieu des ruines du festin, se léchait les barbes après avoir mangé les miettes qui étaient tombées sur la table lors de l’enlèvement du panier et du gâteau.

« Oh ! l’horrible bête ! cria Bab impatiente de vengeance, mais intimidée, car si ce chien était singulier d’apparence , c’était par-dessus le marché un chien voleur.

— Il ressemble à notre barbet de porcelaine, » dit tout bas Betty en se dissimulant autant que possible derrière sa sœur qui était plus vaillante qu’elle. La ressemblance était réelle ; sans doute le barbet était beaucoup plus sale que le chien de porcelaine, dont la tuilette était toujours l’aile avec soin ; mais le caniche vivant avait comme son semblable une touffe de poil au bout de la queue, des manchettes aux pattes, le corps rasé par derrière et couvert de poil frisé par devant ; seulement ses yeux étaient jaunes au lieu d’être noirs ; son petit nez rouge se plissait de la plus drôle de façon lorsqu’il flairait impudemment à droite et à gauche comme pour découvrir d’autres gâteaux, et depuis trois ans que le caniche de porcelaine habitait la cheminée de la salle, il ne s’était jamais livré aux exercices surprenants par lesquels l’animal mystérieux étonna les petites filles au delà de toute expression.

D’abord il s’assit, et leva ses deux pattes de devant Comme pour demander l’aumône avec gentillesse ; puis tout à coup il releva ses pattes de derrière et marcha sur celles de devant avec la plus grande aisance. À peine les deux sœurs étaient-elles un peu revenues de eur première émotion, que les pattes de derrière retombèrent à terre, celles de devant se relevèrent et le chien se mit à marcher d’un pas mesuré comme une sentinelle en faction. Mais voici qui combla la mesure : prenant le bout de sa queue dans sa gueule, il s’élança par-dessus les poupées et descendit l'allée en valsant jusqu’à la grand’porte, puis il revint toujours valsant vers la table que sa brusquerie avait renversée.

Bab et Betty se tenaient les côtes et riaient comme de petites folles, car elles n’avaient jamais rien vu de si drôle ; cependant le chien, encore étourdi, revint sur la marche et aboya bruyamment, tandis que son petit nez rose passait rapidement l’inspection de leurs pieds et que ses yeux si drôles se fixaient sur elles avec intelligence ; alors elles cessèrent de rire et n’osèrent plus faire un mouvement.

« Allez coucher ! vite, allez-vous-en, dit Bab avec autorité.

— Allez-vous-en, » balbutia timidement Betty.

A leur grand soulagement, le barbet, après avoir encore aboyé deux ou trois fois d’un air interrogatif, s’éclipsa rapidement. Cédant à une commune impulsion les deux sœurs se lancèrent à sa suite. Elles eurent beau courir, tout ce qu’elles virent du chien ce fut la petite houpette de sa queue qui disparaissait en frétillant dans la haie de clôture.

« D’où crois-tu qu’il a pu venir ? demanda Betty en s’asseyant sur une grosse pierre pour se reposer.

— Je voudrais surtout savoir où il est allé pour lui donner une bonne correction, répondit d’un ton irrité Bab à qui revenait le souvenir de ses griefs.

— Oh oui ! chérie ! mais j’espère que le gâteau l’a bien brûlé, s’il l'a mangé, grommela Betty en se souvenant des raisins qu’elle avait si bien hachés, et de toutes les bonnes choses que « maman » avait généreusement mises dans ce précieux gâteau.

— Voilà toute notre fête manquée, autant vaut nous en aller à la maison, » dit Bab d’un air consterné en se dirigeant vers l’allée qui conduisait chez sa mère.

Betty se préparait à répandre des larmes sur de si grands désastres, mais malgré son chagrin elle éclata de rire en s’écriant :

« Ah ! que c’était drôle de le voir valser et rouler comme une boule ! que je voudrais donc le voir recommencer ; et toi ? — Moi aussi ; mais tout de même je le déteste. J’ai envie de voir ce que dira maman quand... quand... Eh bien ! eh bien ! et Bab s’arrêta en ouvrant des yeux presque aussi grands que les soucoupes bleues du petit service à thé.

— Qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce que c’est ? s’écria Betty avec angoisse et toute prête à fuir sans retard devant un nouveau sujet de terreur.

— Tiens ! regarde ! vois ! il est revenu ! » répondit Bab à qui la surprise ôtait la voix et elle montrait la table,

Betty suivit la direction indiquée et ses yeux s’ouvrirent démesurément.... Car.... le gâteau perdu n’était plus perdu ; il était là, intact, entier ; seulement le B était un peu plus de travers qu’auparavant.


CHAPITRE II

Où l’on trouve la maître du chien.


L’étonnement des deux petites filles était trop grand pour se manifester par des paroles ; après une minute d’immobilité et comme par une même impulsion, elles s’élancèrent ensemble vers le gâteau et le touchèrent timidement du bout du doigt, s’attendant à le voir disparaître par quelque procédé étrange et mystérieux.

Cependant il resta bien tranquille dans son panier, et les fillettes poussèrent un long soupir de soulagement ; elles ne croyaient ni aux génies ni aux fées, mais pourtant les événements dont elles avaient été témoins ressemblaient terriblement à des tours de magie.

« Le chien ne l’a pas mangé !

— Sally ne l’avait pas pris !

— Gomment le sais-tu ?

— Parce que, bien sûr, elle ne l’aurait pas rapporté.

— Mais qui est-ce donc, alors ?

— Je ne sais pas, mais je pardonne au coupable.

— Qu’est-ce que nous allons faire maintenant ? demanda Betty à qui il paraissait bien difficile de prendre tranquillement le thé après de si grandes émotions.

— Il faut, il faut le manger le plus vite possible, » et Bab divisa d’un seul coup de couteau le précieux trésor, bien déterminée à ne plus se laisser déposséder, mais à consommer elle-même sa part.

Cela ne demanda pas beaucoup de temps, car elles se mirent à la besogne avec toute l’activité possible et s’aidèrent de plusieurs tasses de thé et de lait pour faire couler plus facilement les gros morceaux, et tout le temps elles regardaient à droite et à gauche pour s’assurer que le chien étranger ne reparaissait pas.

« Là ! je voudrais bien savoir à présent qui est-ce qui me prendra mon gâteau ? dit Bah d’un air triomphant en croquant sa part du B.

— Et moi aussi, repartit Betty tout en toussant, car un maudit raisin de Corinthe s’obstinait à ne pas descendre.

— Nous ferons aussi bien de débarrasser tout ça, et de jouer au tremblement de terre, opina Bab, jugeant avec quelque raison qu’une semblable convulsion de la nature était nécessaire pour expliquer d’une manière satisfaisante la triste condition de sa famille.

— Oh oui ! ce sera superbe. Ma pauvre Linda a été jetée sur le nez. Chère petite, viens à maman qui va te guérir, dit d’un ton caressant la jeune mère, et elle tira l’objet de ses affections d’un fouillis de mauvaises herbes, ensuite elle essuya la terre qui dissimulait ses traits. La courageuse Linda, au milieu de tant d’épreuves, conservait sur ses lèvres un sourire héroïque. — Elle aura certainement le croup cette nuit, avec le lait et le sucre qui nous restent préparons vite une potion, dit Bah, qui aimait beaucoup à droguer les poupées.

— C’est bien possible ; mais tu n’as pas besoin de commencer déjà à éternuer. Je vous remercie, madame, je puis bien éternuer moi-môme pour mes enfants sans que vous vous en mêliez. »

Ceci était dit avec une vivacité qui avait lieu de surprendre de la part de la douce Betty ; mais elle riait encore toute troublée des grands événements qui venaient de s’accomplir.

« Je n’ai pas éternué, madame ; j’ai bien assez à faire de parler, de tousser, et de pleurer pour mes chéris, sans m’ennuyer encore de vos enfants, madame ; entendez-vous ? reprit Bab encore plus excitée que sa sœur.

— Mais qui est-ce donc alors ? j’ai entendu aussi clairement que possible un éternuement bien vrai, bien réel , » et Betty regarda vers le toit de verdure comme si le bruit était venu de ce côté.

Un oiseau se balançait en gazouillant sur la plus haute branche d’un lilas, mais on n’apercevait aucun être vivant.

« Les oiseaux n’éternuent pas, ce me semble, demanda Betty en jetant un regard soupçonneux sur le petit chanteur.

— Bien sûr que non ! tu n’es qu’une oie !

— Enfin je voudrais bien savoir qui est-ce qui rit et éternue de ce côté-là. Peut-être est-ce le chien, continua Betty qui parut tranquillisée par cette supposition.

— Je n’ai jamais entendu rire un chien, excepté celui de la mère Hubhard. C’est un chien si extraordinaire, peut-être est-ce lui. Mais où est-il allé ? et elle se mit à sonder du regard les petites allées, espérant qu’elle y verrait apparaître l’intéressant caniche.

— Je sais bien ce que je vais faire, moi, dit Betty d’un air inspiré en entassant toutes ses poupées dans son tablier avec plus de précipitation que de soin. Je m’en vais tout droit à la maison raconter à maman tout ce qui est arrivé. Je n’aime pas des choses comme ça et j’ai peur.

— Moi je n’ai pas peur ; mais je crois qu’il va pleuvoir, » répondit Bab ; elle aurait dédaigné d’avouer qu’elle pût s’effrayer de quelque chose, et, desservant d’une façon sommaire, elle réunit les quatre coins du châle qui avait joué le rôle de tapis, fourra ce paquet dans son tablier et dit qu’elle était prête à partir. Au moment où Betty allait la suivre elle vit à ses pieds sur la marche deux jolies roses.

« Oh ! Bab, regarde donc ! Est-ce que le vent n’est pas bien gentil de m’avoir jeté ces deux roses dont j’avais si grande envie et que je ne pouvais atteindre ? » et elle rejoignit sa sœur, qui avait pris les devants tout en regardant de tous côtés si elle ne découvrirait pas Sally Holsom, son ennemie jurée.

La possession de ces fleurs procura un peu de calme aux enfants ; elles avaient eu un grand désir de les cueillir, mais elles avaient courageusement résisté à la tentation de grimper dans le treillage. La maman avait interdit ce genre de gymnastique depuis que Bab avait fait une lourde chute en cueillant des fleurs au chèvrefeuille qui couvrait le porche.

Elles rentrèrent donc et firent leur récit, au grand amusement de madame Moss, qui crut y voir une malice de quelque camarade et ne parut pas très émue du rire et de l’éternuement mystérieux.

« Nous ferons un grand rangement lundi et nous verrons ce qu’il y a, » dit-elle tranquillement.

Mais le lundi, Mme Moss ne put exécuter ses intentions : car il plut, et quand les fillettes partirent pour l’école, on les aurait prises pour une paire de jeunes canards, tant elles mettaient d’entrain à piétiner dans toutes les mares qu’elles rencontraient ; leurs caoutchoucs leur permettaient, en effet, de se livrer sans danger au barbotage , ce plaisir des enfants de tous les pays.

La classe finie les écolières se mirent à dîner, et les sœurs racontèrent les hauts faits du chien mystérieux. Justement d’autres enfants l’avaient vu, tandis qu’il explorait leurs basses-cours.

On l’avait bien vu mendier, mais il n’avait exhibé ses talents que devant Bab et Betty : naturellement elles. s’enorgueillirent de cette distinction, et ne l’appelèrent plus que « notre chien » avec un air d’importance. L’affaire du gâteau resta une énigme : car Sally Holsom affirma solennellement qu’à cette heure même elle était à jouer avec Mamie Snow dans sa grange. Personne n’avait été du côté de la vieille maison et il ne se fit aucune lumière sur cette singulière affaire.

L’histoire produisit cependant beaucoup d’effet ; la maîtresse elle-même y prit intérêt et raconta des choses si étonnantes d’un jongleur qu’elle avait vu une fois, que bien des enfants captivées restèrent bouche béante oubliant de finir leur repas, qui d’ordinaire était ex pédié avec une rapidité miraculeuse. A la récréation de l’après-midi Bab faillit se désarticuler les membres en cherchant à reproduire les contorsions du caniche. Elle s’y était exercée avec un plein succès sur son lit, mais le plancher de l’école était un peu plus dur : ses genoux et ses coudes s’en aperçurent.

« Cela paraissait si facile et je ne sais plus comment faire, dit-elle en tombant lourdement après avoir vainement tenté de marcher sur les mains.

— Le voilà ! le voilà ! » s’écria tout à coup Betty perchée sur un tas de bois, sous un hangar voisin. A ce cri il se produisit un grand tumulte, et, malgré la pluie, seize petites filles se précipitèrent au dehors comme s’il se fût agi de contempler le carrosse magique de Cendrillon, et non un pauvre chien abandonné, trottant dans la boue.

« Appelez-le ! appelez-le ! faites-le danser, crièrent toutes les écolières à la lois et avec tant de persistance qu’on eût pu croire à l’arrivée d’une troupe de moineaux bavards.

— C’est moi qui vais l’appeler, il me connaît, » et Bab s’avança d’un air important, oubliant que deux jours auparavant elle avait donné la chasse et prodigué des épithètes peu flatteuses au caniche. Mais lui il avait la mémoire plus longue. S’il ne prit pas la fuite, du moins il cessa d’avancer et resta immobile à regarder d’un air plein de méfiance cet essaim d’enfants. Sa toison ruisselait, le petit bout de sa queue s’agitait lentement et son nez rose aspirait activement es vagues parfums culinaires qu’exhalaient quelques-uns des paniers ; certaines petites filles, plus curieuses qu’affamées, n’avaient pas achevé leur repas. « Il a faim ; il faut lui donner à manger, et alors il verra bien qu’on ne veut pas lui faire de mal, » opina Sally qui donna l’exemple en offrant sa dernière tartine.

Bab prit la jolie timbale de fer-blanc peint, dont Mme Moss avait fait cadeau à ses filles peu de jours auparavant, et fit le tour de l’assistance pour recueillir les contributions ; puis elle la montra au chien en l’invitant à s’approcher, mais il n’osa pas dépasser le seuil de la porte. Il se mit debout, il prit un air suppliant et implora leur pitié d’une façon si touchante que Bab, ayant déposé la timbale à la porte, recula jusqu’au fond de la salle d’école en disant avec compassion :

« Il meurt de faim ! il faut le laisser manger tout ce qu’il voudra et ne pas nous en approcher. »

Les enfants se reculèrent en témoignant un intérêt mêlé de pitié ; mais il m’en coûte de dire que leur charité ne fut pas récompensée comme elles s’y attendaient ; aussitôt que le barbet vit la place libre, il s’avança résolument, saisit entre ses dents l’anse de la timbale et s’élança au triple galop sur la route.

Des cris de surprise retentirent ; les plus perçants furent ceux de Bab et de Betty, traîtreusement dépossédées de l’ustensile dont elles étaient si fîères ; mais personne ne put courir après le voleur : car la cloche sonnait, et les enfants reprirent leurs places non sans quelque désordre.

À la fin de la classe, les deux sœurs se hâtèrent de rentrer pour raconter à leur mère leur mécompte et chercher près d’elle des consolations dont elle se montra prodigue. « Consolez-vous, mes chères petites, je vous en donnerai une autre, s’il ne vous la rapporte pas comme il a rapporté le panier. Puisqu’il fait trop mauvais pour jouer dehors, vous allez venir dans la remise ainsi que je vous l’ai promis ; gardez vos caoutchoucs et suivez-moi. »

Cette délicieuse perspective produisit un grand allégement à leur douleur. Leur mère prit le gros trousseau de clefs de la maison dont elle avait la garde ; les deux sœurs la suivirent en gambadant tout le long de l’allée sablée qui conduisait du pavillon à la maison.

La petite porte de la remise était fermée en dedans ; mais la grande avait un cadenas extérieur, et aussitôt qu’il fut enlevé, un des battants s’ouvrit et les deux enfants entrèrent en toute hâte, empressées de prendre possession de la voiture qu’elles convoitaient depuis si longtemps. Elle était poudreuse et sentait le moisi ; mais elle avait un siège élevé, un marchepied, et d’autres avantages qui en faisaient un joujou fort enviable.

Bab alla tout droit se poster sur Je siège et Betty étendit la main vers la portière : mais l’une et l’autre reculèrent plus vite encore qu’elles ne s’étaient avancées : car, de l’intérieur obscur, elles avaient entendu sortir un petit aboiement et on avait dit à demi-voix :

« Tais-toi, Sancho ! à bas !

— Qui est là ?» s’écria Mme Moss d’un ton sévère en reculant vers la porte avec ses deux filles qui se cachaient dans ses jupons.

La tête blanche, frisée et bien connue du caniche se présenta par la glace cassée ; en même temps une voix douce et plaintive fit entendre ces paroles : « N’ayez pas peur, mesdames, nous ne vous ferons pas de mal.

— Sortez à l’instant de là-dedans ou j’irai vous chercher, s’écria Mme Moss devenue tout à coup très brave en apercevant sous la voiture une paire de petits souliers crottés.

— Oui, madame, répondit une voix douce, et l’on vit surgir de l’obscurité quelque chose qu’on aurait pu appeler un paquet de haillons, suivi du barbet, qui s’assit immédiatement devant les pieds nus de son maître et prit l’air d’un gardien vigilant prêta assaillir quiconque s’approcherait trop.

— Mais, qui es-tu donc et comment es-tu entré ici ?» demanda Mme Moss qui cherchait encore à avoir le ton sévère, mais dont les yeux maternels se remplirent de larmes quand ils se fixèrent sur la pauvre petite créature qu’elle avait devant elle.


CHAPITRE III

Ben.

« Madame, je m’appelle Ben Brown et je voyage.

— Où vas- tu ?

— N’importe, où je trouverai de l’ouvrage.

— De quelle sorte d’ouvrage es-tu capable ?

— Toute espèce. Je sais soigner les chevaux.

— Est-il possible ! tu es si petit !

— J’ai douze ans, madame, et je sais monter sur n’importe quel animal à quatre jambes ; et la physionomie du petit garçon semblait dire : Amenez vos chevaux et vous verrez ce que je sais faire.

— N’as-tu pas de parents ? demanda Mme Moss intéressée par ce petit être dont la figure était hâlée et maigre, les yeux creusés, soit par la faim, soit par la souffrance, dont le corps était vêtu de guenilles et qui se pressait contre la roue comme s’il se sentait trop faible ou trop fatigué pour pouvoir se soutenir sans appui.

— Non, je n’ai pas de parents, et les gens avec qui j’étais me battaient tant que je me suis échappé. Ces derniers mots semblèrent lui être arrachés par la confiance que lui inspirait malgré lui la sympathie témoignée par la bonne dame.

— Alors je ne te blâme pas. Mais comment es-tu venu ici ?

— J’étais si fatigué que je ne pouvais plus marcher ; j’espérais que les personnes de cette maison là-bas me laisseraient entrer ; mais j’ai frappé à la grand’porte et on ne m’a pas ouvert ; alors je me suis couché sur la terre pour y mourir.

— Pauvre petit être ! » dit Mme Moss tandis que les enfants étaient émues en pensant que c’était auprès de leur porte que le petit garçon avait songé à mourir !

Ben poussa un long soupir, et malgré son misérable état ses yeux reprirent de la vivacité à mesure qu’il continuait : — Pendant que je me reposais, j’ai entendu parler, j’ai regardé par le trou de la serrure et j’ai vu les petites demoiselles qui jouaient ; le goûter devait être bien bon, oh ! j’en ai eu bien envie, mais je n’ai rien pris : c’est Sancho, et c’était pour moi.

Ici le barbet dressa les oreilles et parut très satisfait d’être compté pour quelque chose ; puis il cligna de l’œil d’un air doux et malin, tandis que les fillettes lui lançaient des regards pleins de reproches,

« Et vous le lui avez fait rapporter ? s’écria Bab.

— Non, je l’ai remis moi-même ; j’ai passé par-dessus la porte pendant que vous poursuiviez mon chien, j’ai grimpé sur le porche et je m’y suis caché.

— C’est vous qui avez ri ?

. — Oui.

— Et éternué ?

— Oui. — Et qui avez jeté les roses ?

— Oui, et vous avez été contentes, n’est-ce pas ?

— Je le crois bien ; mais pourquoi vous cachiez- vous ?

— Parce que je n’étais pas bon à montrer, murmura Ben qui jeta un coup d’œil sur ses haillons, et parut tenté de se renfoncer dans l’obscurité d’où il était sorti.

— Mais comment es-tu entré ici ? demanda Mme Moss, se souvenant de la responsabilité que lui imposait son titre de gardienne.

— J’avais entendu vos petites filles parler d’une remise et d’une petite fenêtre dont la vitre était cassée, et quand elles ont été parties, j’ai cherché et j’ai découvert la petite fenêtre, j’ai seulement enlevé un morceau de la vitre cassée, mais je n’ai pas fait le moindre mal en couchant ici deux nuits. J’ai essayé hier de m’en aller ; mais quand j’ai été dehors, j’étais si étourdi que je ne pouvais marcher.

— Et tu es revenu ?

— Oui, madame, il faisait si mauvais à la pluie et là-dedans j’étais comme si j’avais eu une maison à moi ; je pouvais entendre parler au dehors et puis aujourd’hui Sancho a trouvé à manger et cela m’a fait du bien.

— Oh ! mon Dieu ! est-ce possible, -dit avec compassion Mme Mess qui s’essuyait les yeux avec le coin de son tablier : car elle était bouleversée à la pensée que ce pauvre petit avait passé deux jours et deux nuits dans cette voiture, tout seul, sans nourriture et sans lit. « Sais-lu ce que je vais faire de toi ? dit-elle, en cherchant à surmonter son émotion et en souriant en dépit des grossos larmes qui se succédaient le long de ses joues.

— Non madame, vous ferez ce que vous voudrez ; seulement, je vous en prie, ne soyez pas dure pour Sancho, il est si bon pour moi et nous nous aimons tant tous les deux. N’est-ce pas ? mon vieux bonhomme, et Ben entoura de son bras le cou de son ami et ses regards exprimèrent plus d’anxiété qu’il n’en avait montré quand il s’agissait de lui-même.

— Je vais t’emmener tout droit chez moi, te laver et te donner à manger, puis te mettre dans un bon lit ; demain, demain.... eh bien, nous verrons, dit Mme Moss, ne sachant pas elle-même ce que demain pourrait amener.

— Vous êtes bien bonne, madame. Je serai si content de travailler pour vous. Est-ce que vous n’avez pas un cheval que je pourrais soigner ? demanda vivement l’enfant.

— Je n’ai que des poules et un chat. »

Bab et Betty éclatèrent de rire à cette réponse, et Ben sembla vouloir se joindre à leur gaieté ; mais ses jambes ne le soutenaient plus, il serrait Sancho contre lui, et le jour l’éblouissait comme un oiseau de nuit. En voyant ses traits exprimer un si grand malaise Mme Moss s’adressa à ses filles : — Courez à la maison, mes enfants, remplissez la bouilloire et faites chauffer le reste du bouillon ; je vais avoir soin de lui ; et elle se mit à lui tâter le pouls : car la pensée lui venait qu’il pourrait bien être atteint de quelque maladie contagieuse et qu’elle ne devrait peut-être pas le mettre sous le même toit que ses enfants. La main qu’il lui donna était très- maigre, mais propre et fraîche, et ses yeux noirs avaient une bonne expres- sion, quoiqu’ils fussent très creux ; le malheureux était à demi-mort de faim.

« Je suis bien mal habillé, mais je ne suis pas sale, je me suis lavé à la pluie, dit-il en ayant l’air étonné qu’elle l’examinât si minutieusement. — Montre-moi ta langue. » Il obéit, mais reprit aussitôt : « Je ne suis pas malade ; j’ai seulement bien faim : car depuis trois jours je n’ai mangé que ce que Sancho a apporté et nous partageons toujours. N’est-ce pas, mon ami Sancho ? »

Le caniche aboya bruyamment et se mit à aller et venir de son maître à la porte, comme s’il avait compris ce qui se passait et qu’il eût été impatient de c mettre en marche pour aller trouver les aliments et l’abri qu’on leur offrait. Mme Moss fut de son avis et dit à Ben de la suivre et d’apporter son paquet.

« Je n’ai plus rien. Des hommes m’ont pris mon paquet, sans cela je ne serais pas si déguenillé. Je n’ai que cette boîte que Sancho m’a apportée et je voudrais bien savoir à qui elle est pour la rendre ; » alors Ben tira la boîte de fer-blanc des profondeurs de la voiture où il avait établi son domicile.

« Rien de plus facile, dit Mme Moss, car c’est à moi ; je suis bien aise que tu aies profité de ce qu’on avait mis là-dedans, et que ce drôle de barbet a emporté ; partons, il faut que je ferme la porte», et la gardienne reprit son trousseau de clefs.

Ben se traînait avec peine, appuyé sur un manche d’outil qu il avait trouvé dans la remise ; ces deux jours qu’il avait passés dans^un lieu humide après avoir erré pendant quinze jours au soleil et à la pluie, lui avaient donné des courbatures dans tous les membres. Quant à Sancho, il était clair qu’il comprenait que leurs chagrins étaient finis et qu’il serait à l’avenir dispensé de ses fonctions de fourrier ; aussi sautait-il autour de son maître en poussant de petits cris de joie ; puis pour mieux exprimer ses sentiments, il prenait sa queue dans sa gueule et. se mettait à valser.

Quand on entra dans la cuisine l’eau et le bouillon chauffaient, et Betty, qui dans son empressement s’était mis une balafre noire sur sa joue rose, remplissait de bois le poêle qui ronflait bruyamment, pendant que Bab s’escrimait à couper du pain. Avant d’avoir eu le temps de se reconnaître, Ben se trouva étendu sur une chaise à bascule et dévorant des tartines avec tant d’activité que Bab avait à peine le temps de les faire ; Sancho était à ses pieds rongeant un os de mouton avec l’acharnement d’un loup déguisé en agneau.

Tandis que les nouveaux venus étaient ainsi occupés agréablement, Mme Moss emmena ses fîlles hors de la chambre et leur donna à chacune une mission.

« Bab, tu vas aller chez Mine Barton lui demander quelques vêtements qui ne servent plus à Billy ; toi, Betty, cours chez les Cutters, prie Miss Glarindy de ma part de te donner deux des petites chemises d’homme qui ont été faites à la réunion de couture. Un chapeau, des souliers, des chaussettes ne seraient pas de trop : car le pauvre enfant n’a sur lui rien qui vaille. »

Et les fillettes partirent pleines d’ardeur pour chercher de quoi vêtir leur protégé ; elles plaidèrent si bien sa cause auprès des bons voisins, que Ben eut peine à se reconnaître quand une demi-heure plus tard il sortit de la chambre vêtu d’un costume fané, mais non déchiré, d’une chemise de coton écru, et chaussé de vieux souliers.

Sancho avait aussi sa part de bien-être : car son maître, après s’être plongé dans un baquet d'eau chaude où ses membres avaient recouvré de l’élasticité, y avait savonné son chien. La toison de Sancho, blanche et bien peignée, était aussi propre que celle du caniche en porcelaine ; la houppette de sa queue s’agitait gaiement au-dessus de son dos.

Ben dévorait les tartines avec tant d’ardeur que Bab avait à peine le temps de les faire. (Page 32.) Nos voyageurs, pénétrés de bien-être, avec la conscience intime d’offrir aux regards une apparence respectable, firent modestement leur entrée dans la cuisine, où ils furent accueillis par les sourires approbateurs des petites filles et par un affectueux compliment de la mère ; celle-ci les installa auprès du poêle, afin de bien sécher l’humidité qui pouvait leur rester de leurs ablutions.

« Vraiment, je ne t’aurais pas reconnu, » s’écria l’excellente femme en examinant Ben avec satisfaction : car malgré sa pâleur et son air fatigué, il y avait dans sa tenue et dans ses mouvements quelque chose de comme il faut qui prédisposait en sa faveur ; mais en voyant son corps et ses membres si minces remuer à l’aise dans ses vêtements trop larges, on pensait involontairement à une anguille qui se serait fourvoyée dans une peau trop grande pour elle. Rien n’échappait à ses yeux noirs et vifs. Sa voix avait un timbre doux et sympathique, sa figure basanée semblait rajeunie de plusieurs années depuis qu’il était délivré de l’inquiétude et de la faim.

« Voyez comme tout cela est joli, Madame ; nous vous sommes bien obligés, Sancho et moi, » murmura lien tout intimidé et tout rouge sous les regards de six yeux bienveillants qui l’examinaient avec attention.

Bab et Betty mettaient une activité inaccoutumée à préparer le thé, afin de pouvoir s’occuper de leur hôte ; dans sa précipitation Betty laissa échapper une tasse. À sa grande surprise on ne l’entendit pas se briser ; car Ben, se baissant lestement, la saisit au vol et la lui présenta sur le revers de sa main en faisant un petit salut. T

i « Oh ! comment avez-vous pu faire cela ? demanda Bah, qui n’était pas loin de croire à quelque tour de magie.

— Ah ! ce n’est rien, voyez ceci ; » et Ben prenant deux assiettes se mit à les lancer en l’air et à les recevoir alternativement avec une si grande rapidité que les petites filles demeurèrent stupéfaites, la bouche ouverte, tandis que Mme Moss, serviette en main, observait les évolutions do sa poterie avec l’anxiété naturelle chez une bonne ménagère.

« Voilà qui est plus fort que tout le reste ! » fut la seule exclamation qu’elle eut le temps de faire entendre ; Ben, voulant sans doute témoigner sa gratitude de la seule manière qui fût en son pouvoir, prit plusieurs épingles à linge qui se trouvaient dans un panier, fit tournoyer en l’air quelques soucoupes, les reçut sur le bout des épingles qu’il balança successivement sur son menton, sur son nez, sur son front ; puis s’en alla sautillant à la façon des crapauds.

Les fillettes riaient comme de petites folles, et leur mère s’amusait tant que si Ben eut manifesté le moindre désir de se servir de sa plus belle soupière, elle n’aurait pas hésité à la lui confier. Mais il était, encore trop fatigué pour montrer tous ses talents et il s’arrêta comme honteux de s’être trahi.

« Je vois que tu as fait le métier de jongleur, » dit Mme Moss avec un mouvement de tête, car elle voyait reparaître sur sa physionomie l’expression qui l’avait frappée lorsqu’il s’était nommé et qu’elle avait un peu douté de sa sincérité.

« Oui, madame, je servais le señor Pedro, « le premier magicien du monde », et j’ai appris quelques-uns de ses tours, balbutia Ben en cherchant à prendre un air très innocent.

— Voyons-, mon garçon, tu feras bien de me raconter toute ton histoire et de bien dire la vérité ; sinon je t’enverrai chez le juge Allen, et je serais fâchée d’y être obligée, car c’est un homme sévère ; donc si tu n’as rien fait de mal, tu n’as aucune raison d’hésiter à parler, car je désire faire pour toi ce que je pourrai, dit Mme Moss avec une certaine gravité, et elle s’assit sur un fauteuil comme un juge qui interroge un accusé.

— Je n’ai rien fait de mal et je n’ai pas peur ; seulement je ne voudrais pas retourner là-bas, et si je vous dis tout, peut-être que vous leur ferez savoir où je suis, dit Ben, très partagé entre son désir de se confier à sa nouvelle amie et la crainte de retomber sous le joug de ses anciens ennemis.

— Je ne le ferai certainement pas s’ils te maltraitaient. Dis la vérité et je te soutiendrai. Enfants, allez chercher le lait.

— Oh ! maman, permets-nous de rester ! nous ne dirons jamais rien, nous le promettons ! s’écrièrent ensemble Bab et Betty, toutes désappointées de se voir renvoyées au moment même où des secrets si intéressants allaient être divulgués.

— Cela ne me fait rien qu’elles soient là, madame, dit Ben, d’un air ouvert.

— Très bien ; seulement vous aurez soin de vous taire. Maintenant, mon garçon , d’où viens-tu ? » dit Mme Moss, pendant que les enfants, dont les yeux brillaient de curiosité et de satisfaction, s’asseyaient côte à côte sur leur petit banc en face de leur mère.


CHAPITRE IV

Son histoire

« Je me suis échappé d’un cirque, » commença Ben ; mais il fut aussitôt interrompu, car à ce mot Bab et Betty firent un bond de joie et s’écrièrent en même temps :

« Oh ! nous y avons été une fois ! que c’est beau ! que c’est magnifique !

— Vous ne diriez peut-être pas cela si vous en saviez autant que moi, répondit Ben avec un froncement de sourcils et un tressaillement, comme s’il eût encore senti les coups de fouet, qu’il avait reçus. Nous ne trouvions pas cela magnifique tous les jours, n’est-ce pas, Sancho ? » et il fit entendre un bruit singulier à l’ouïe duquel le barbet se mit à gronder comme s’il lui eût rappelé de tristes souvenirs ; puis la queue entre les jambes il se coucha aux pieds de son maître, et parut Tfort occupé de faire plus ample connaissance avec les souliers (non pas neufs mais nouveaux) dont ils étaient chaussés.

« Comment y étais-tu entré ? demanda Mme Moss, un peu troublée par cet aveu. — Eh bien ! mon père était « le chasseur sauvage des prairies ». Est-ce que vous ne l’avez jamais vu ? vous n’en avez pas entendu parler non plus ? dit Ben, surpris de leur ignorance.

— Mais, mon cher enfant, je ne suis pas entrée dans un cirque depuis dix ans, et je ne me rappelle certainement pas ce que j’y ai vu, dit Mme Moss, à la fois touchée et amusée de l’admiration évidente de l’enfant pour son père.

— Et vous, est-ce que vous ne Pavez pas vu ? demanda-t-il aux petites filles. .

— Nous avons vu des Indiens et des hommes qui faisaient des culbutes, et les célèbres frères de Bornéo, et des clowns et des singes, et puis un petit poney mignon qui avait les yeux bleus. Votre père en était- il ? demanda naïvement Betty.

— Bah ! il n’était pas de ce rang-là. Il montait toujours deux, quatre, six, et même huit chevaux tout à la fois, et moi je montais avec lui tant que je n’ai pas été trop grand. Mon père était du numéro un et il ne faisait rien que de dresser des chevaux et puis de les monter, dit Ben avec autant d’orgueil que s’il eût dit que son père était président de la République des Etats-Unis.

— Est-il mort ? demanda Mme Moss.

— Je ne sais pas. Oh ! je voudrais... et le pauvre Ben fit comme s’il lui montait quelque chose dans le gosier.

— Raconte-nous tout, mon enfant, peut-être que nous pourrons le retrouver, dit MmeMoss on se penchant pour caresser cette chevelure noire qui s’était subitement baissée vers le chien. — Oui, madame, je vous dirai tout ; et l’enfant fit un effort pour rassurer sa voix, puis aborda sa narration.

— Papa était bien bon pour moi et j’aimais bien à être avec lui depuis que ma grand’mère était morte. J’ai demeuré avec elle jusqu’à sept ans, et alors papa m’a pris avec lui pour faire de moi un écuyer. Il aurait fallu me voir quand j’étais un petit bonhomme en maiilot blanc avec une ceinture d’or et des rubans roses, debout sur l’épaule de mon père, ou bien quand je me tenais à la queue du vieux général pendant qu’il était au grand galop, ou encore quand le père montait trois chevaux, moi sur sa tête, agitant des drapeaux et que tout le monde battait des mains et criait.

— Oh ! et vous ne mouriez pas de peur ? s’écria Betty toute tremblante.

— Pas du tout ; j’aimais bien ça.

— Je l’aimerais aussi, s’écria Bab avec enthousiasme.

— Je conduisais le chariot attelé de quatre poneys quand on se promenait dans la ville, continua Ben, ou bien j’étais assis sur le haut du grand char traîné par Annibal et Néron. Mais cela ne m’allait pas trop, parce que c’était si haut et puis ça balançait si fort, et le soleil me brûlait et les arbres m’égratignaient la figure, et puis j’avais mal aux jambes d’être si longtemps debout.

— Qu’est-ce que c’est qu’Annibal et Néron ? demanda Betty.

— Deux grands éléphants. Papa ne voulait pas qu’on me mit sur le haut ; mais quand il a été parti, il a bien fallu m’y résigner, car on m’aurait battu.

— Est-ce que personne ne te protégeait ? demanda Mme Moss. — Oh si ! presque tontes les dames ; elles étaient très bonnes pour moi, surtout Mélia. Elle avait juré qu’elle ne paraîtrait pas aux représentations du tournoi, si on ne cessait pas de me battre parce que je ne voulais pas soigner les ours avec le vieux Buck. Et ils furent bien obligés de céder parce qu’elle montait mieux que tout le monde, et il n’y en avait pas d’autre pour la remplacer.

— Dos ours ! ah ! parlez-nous des ours ; s’écria Bab fort animée, car dans le seul cirque qu’elle eût vu, les animaux l’avaient enthousiasmée.

— Buck en avait cinq, des vilains grognons, et ils les faisait voir. Une fois que je jouais avec eux pour m’amuser, il pensa que cela ferait de l'effet si je les faisais voir à sa place ; mais ils avaient une manière de grincer des dents qui n’était pas du tout amusante, et on ne pouvait pas savoir s’ils avaient envie de rire ou bien de vous manger la tête. Un jour Buck était sorti de la cage tout couvert de morsures et d’égratignures ; ça fait que moi je ne voulus pas y entrer et je n’y suis pas entré parce que Mlle Saint-Jean a pris mon parti.

— Qui était-ce que Mlle Saint-Jean ? demanda Mme Moss toute surprise de l’introduction de ce nouveau personnage.

— Mais c’était Mélia, Mme Smithers, la femme du maître : car il ne s’appelle pas plus Montgommery qu’elle ne se nommait Saint-Jean, On prend de beaux noms pour mettre sur les affiches, vous savez. Mon père était le señor José Montebello, et moi je suis devenu M. Adolphus Bloomsbury, quand j’ai cessé d’être Cupidon volant et l’Enfant prodige. » Des noms si ronflants jetaient les petites filles dans une véritable extase, et elles furent fort étonnées d’entendre leur mère éclater de rire en se renversant sur sa chaise. Quand elle se fut calmée, elle reprit d’un ton plein d’intérêt :

« Continue ton histoire, Ben, dis-nous pourquoi tu t’es échappé et ce que devint ton père.

— Eh bien, il se prit de querelle avec le vieux Smithers et partit tout à coup à l’automne dernier, un peu avant la fin de la tournée. Il me dit qu’il allait dans une grande école d’équitation à New-York, et que quand il serait placé il me ferait venir. Je devais rester pour aider Pedro à faire des tours.

« Il me traitait bien et je l’aimais, Mélia aussi était très bonne et avait soin de moi, et pendant quelque temps je ne fus pas à plaindre. Mais comme papa ne m’envoyait pas chercher, je commençai à être malheureux. Sans Mélia et Sancho je me serais enfui bien plus tôt.

— Qu’est-ce que tu avais à faire ?

— Oh ! toutes sortes de choses, car les temps étaient durs et j’étais intelligent, disait Smithers ; cela ne me coûtait pas de faire des tours, ou de faire travailler Sancho : car c’était papa qui l’avait dressé et il m’obéissait bien. Mais on voulut me faire boire du gin pour m’empêcher de grandir, et je ne voulus pas parce que père l’avait toujours défendu. Je montais à cheval la tête en bas, et cela m’allait assez jusqu’au jour où je tombai et me fis bien mal dans le dos ; mais il fallut continuer malgré ma souffrance et il m'arrivait souvent de tomber : car j’étais tout étourdi et très faible. — Quel brutal que ce maître ! s’écria Mme Moss indignée ; pourquoi donc Mélia n’y mettait-elle pas ordre ?

— Elle était morte, madame, il ne me restait plus que Sancho et alors...... je me suis sauvé. »

Et Ben se remit à caresser son chien pour cacher les grosses larmes qu’il ne pouvait retenir au souvenir de l’amie qu’il avait perdue.

« Qu’est-ce que tu voulais faire ? ,

— Trouver mon père. Je suis allé à l’école d’équitation à New-York, il n’y était plus ; on m’a dit qu’un marchand l’avait envoyé dans l’Ouest pour acheter des mustangs, c’est comme ça qu’on appelle les petits chevaux sauvages qu’on prend dans les prairies.

« Je me trouvai bien embarrassé : car je ne savais pas assez au juste où il était pour aller le rejoindre, et je ne voulais pas retourner chez Smithers pour être maltraité. Je suppliai qu’on me prit à l’école, mais on n’avait pas besoin de moi. Je me remis en route, cherchant du travail ; mais sans mon pauvre Sancho je serais mort de faim ; je l’avais bien attaché avant de partir : car je ne voulais pas qu’on crût que je l’avais volé. C’est un chien de prix, madame, le plus savant que j’aie jamais vu et ils tiendraient bien plus à lui qu’à moi. Il appartenait à mon père, et je le regrettais ; mais enfin je le laissai et je croyais bien ne jamais le revoir. Le lendemain matin je me reposais dans une grange bien loin du cirque, lorsqu’il arriva crotté et mouillé et traînant un grand bout d’une corde qu’il avait rongée ; je ne pus parvenir à le renvoyer, et à présent je ne m’en séparerai jamais, n’est-pas, mon bon camarade ? » Sancho avait écouté avec un vif intérêt la dernière partie du récit de son maître, et quand il vit qu’il s’adressait à lui, il se mit debout et, appuyant ses pattes de devant sur l’épaule de Ben, il lui lécha la figure, tandis que ses yeux jaunes exprimaient une affection sans bornes, et ses accents plaintifs disaient aussi clairement que des paroles :

« Console-toi, mon petit maître ; les pères peuvent disparaître et les amis mourir, mais moi je ne t’abandonnerai jamais. »

Ben le pressa dans ses bras et sourit par-dessus sa petite tète blanche, en voyant les fillettes battre des mains devant ce charmant tableau ; puis elles accablèrent de caresses le bon petit animal, auquel elles affirmèrent qu’elles lui avaient complètement pardonné le vol du gâteau et son équipée à l’école. Électrisé par ces bons procédés et obéissant à quelques signes imperceptibles que lui fit Ben, le caniche se mit tout à coup à exécuter avec une grâce et une adresse inaccoutumées ses plus jolis tours. Bab et Betty sautaient de joie en riant à gorge déployée, et Mme Moss prétendait qu’elle avait presque peur d’avoir sous son toit un animal aussi extraordinaire.

Les louanges données à son chien étaient plus précieuses à Ben que celles dont il aurait pu être lui-même l’objet, et lorsque le calme se fut rétabli, il fit à son auditoire une narration fort imagée des diverses aventures dans lesquelles Sancho avait noblement joué 8on rôle et il vanta ses talents et sa fidélité.

Pendant qu’il parlait, Mme Moss réfléchissait, et quand il eut fini d’énumérer les perfections du barbet, elle lui dit : « Si je pouvais te trouver du travail, aimerais-tu à rester ici quelque temps ?

— Oh oui ! madame, j’en serais bien content ! répondit l’enfant avec empressement : car il lui semblait avoir trouve dans cette maison un foyer domestique et dans cette bonne femme un être aussi maternel que Mme Smithers.

— Eh bien ! nous irons demain chez M. Allen voir ce qu’il en dira. Je ne serais pas étonnée qu’il te prît, car en été il a toujours un petit domestique et je n’en ai pas encore vu cette année. Saurais-tu conduire des vaches ?

— J’espère bien ; et Ben fit un mouvement d’épaule comme si la question lui eût paru fort inutilement adressée à une personne qui avait conduit quatre poneys attelés à un chariot doré.

— Cela n’est peut-être pas aussi amusant que de monter des éléphants ou de jouer avec des ours : mais c’est un métier honorable et je crois que tu te trouve- rais plus heureux de conduire à la baguette Bringe et Jeannette que d’y être conduit toi-même, dit Mme Moss en souriant.

— Mais je le pense comme vous, madame, » répondit humblement Ben au souvenir des misères auxquelles il s’était soustrait.

Peu d’instants après, on l’envoya coucher en lui souhaitant une bonne nuit et Sancho fut chargé de veiller sur son maître. Mais il leur fut difficile de goûter un sommeil paisible jusqu’à ce que le vacarme eût cessé dans la chambre au-dessus : car Bab voulait absolument jouer à l’ours et dévorer Betty, malgré ses gémissements ; et le jeu ne cessa que lorsque Mme Moss menaça ses filles de renvoyer Ben et Sancho dès le lendemain matin, si elles ne se conduisaient pas mieux et ne se tenaient pas tranquilles.

Elles prirent à ce sujet des engagements solennels, et rêvèrent bientôt de chars dorés, d’écuyers en fuite de chiens danseurs et de jongleurs de tasses.

CHAPITRE V.

Ben est placé.

Lorsque, le lendemain matin, Ben ouvrit les yeux, il fut tout étonné de ne voir au-dessus de sa tête ni tente en toile, ni toit de grange, ni ciel bleu, mais un plafond bien blanc au-dessous duquel plusieurs mouches se jouaient amicalement et en bourdonnant. Au dehors, ni piétinement de chevaux ni babil d’hirondelles, mais les poules qui mêlaient leur caquetage au son de deux voix d’enfants chantant la table de multiplication.

Sancho était allé s’asseoir sur la fenêtre d’où il observait la chatte qui se lavait la ligure avec sa patte et il cherchait à l’imiter, mais si maladroitement que Ben, l’ayant aperçu, éclata de rire ; le caniche, pour dissimuler sa honte d’avoir été surpris, ne fit qu’un bond de la fenêtre au lit et se mit à lécher si énergiquement la figure de son maître que Ben se plongea bien vite sous les couvertures pour échapper à ce barbier d’une nouvelle espèce.

Un coup frappé d’en bas sous le plancher fit sauter à terre les deux amis, et dix minutes après un petit garçon à la figure épanouie et un chien tout frétillant se précipitaient en Las de l’escalier, l’un pour dire : Bonjour, madame, l’autre pour remuer la queue plus vite que jamais : car il y avait du jambon qui rissolait dans la poêle et le jambon était son plat favori.

« T’es-tu bien reposé ? demanda Mme Moss tout en veillant à sa cuisine.

— Oh ! je le crois bien ! je n’ai jamais vu pareil lit. Je suis habitué à coucher sur du foin avec une couverture de cheval, et ces derniers temps je n’avais que le ciel pour couverture et que l’herbe pour lit de plume, répondit-il en riant ; il était reconnaissant du bien-être actuel et se moquait des misères passées.

— La paille fraîche est chose saine pour les jeunes gens même quand ils n’ont pas les os mieux garnis que toi, répondit Mme Moss en lui donnant sur la tête une petite tape amicale.

— La graisse n’est pas de mise dans notre profession. Plus on est mince, mieux cela vaut pour la corde roide et les exercices périlleux, aussi bien que pour monter à poil ou faire la voltige. La grande affaire c’est d’avoir des muscles, et en voilà ! dit-il en relevant sa manche et en montrant un petit bras qui, le poing fermé, ne semblait qu’un faisceau de nerfs. On eût dit un jeune hercule n’attendant qu’une permission pour jouer à la balle avec le poêle. Satisfait de le voir si gai, elle lui montra le puits et lui dit :

— Eh bien ! pour t’entretenir les muscles tu n’as qu’à m’apporter de l’eau. »

Ben s’empara d’un seau et, heureux de se rendre utile, s’éloigna avec empressement ; mais pendant que le seau se remplissait, il inspecta du regard les alentours ; la petite maison brune dont la cheminée don-

Pcndant que le seau se remplissait, il inspectait du regard les alentours.

nait passage à une spirale de fumée blanche montant vers le ciel, les deux sœurs assises au soleil, au loin les collines boisées, les champs couverts de verdure, le petit ruisseau qui serpentait dans le verger, la rosée étincelante répandue sur toute la nature, tout cela composait le plus charmant tableau de printemps que l'on pût voir.

« N’est-ce pas que c’est bien joli ici ? lui demanda Bab qui avait suivi ses regards et remarqué l’admiration qu’exprimait sa physionomie.

— Oh oui ! je n’ai jamais vu une plus jolie campagne ! Il n’y manque qu’un cheval ! répondit Ben en rapportant son seau plein.

— Le juge en a trois, mais il en est si jaloux qu’il ne veut pas même me permettre de prendre quelques crins à la queue du vieux Major pour faire des bagues, dit d’un air mécontent Betty en fermant son livre d’arithmétique.

— Mike me laisse monter sur la jument blanche pour aller à l’abreuvoir quand monsieur n’est pas là. C’est si amusant de descendre tout le sentier et de revenir ! Oh ! que j’aime donc les chevaux ! s’écria Bab en se balançant sur le banc pour imiter le mouvement de Jenny, la vieille jument blanche du juge Allen.

— — Vous me faites l’effet d’être une fille courageuse, et Ben accompagna ce jugement d’un coup d’œil approbateur et sympathique, tout en jetant quelques gouttes d’eau à Mme Puss qui, hérissant ses moustaches et son poil, faisait le gros dos à l’intention de Sancho.

— Venez déjeuner, dit Mme Moss, à qui personne no fit répéter cet appel ; et pendant un quart d’heure la conversation fut interrompue, tandis que les assiettes se vidaient avec une rapidité merveilleuse.

— Maintenant, fillettes, faites vite ce qui vous concerne ; Ben va me fendre du bois, moi je vais mettre tout en ordre, et après cela nous partirons ensemble, » dit Mme Moss en avalant sa dernière bouchée, tandis que Sancho se léchait les babines des mets savoureux dont il avait eu sa part.

Ben se mit à la besogne avec une telle ardeur que les coups de hachette retentissaient sans interruption sous le hangar. Bab lavait sa vaisselle avec une précipitation quelque peu inquiétante, Betty manœuvrait le balai de façon à faire voler en l’air tout ce qu’il pouvait y avoir de poussière sur le plancher ; Mme Moss veillait à tout, Sancho lui-môme semblait comprendre que son sort allait être en jeu, et se multipliait de façon à être partout à la fois : il aurait voulu aider à son maître, et en le caressant de trop près il exposait sa petite queue à quelque malencontreux coup de hachette ; il allait fourrer son nez curieux dans tous les placards ou cabinets où la mère de famille passait la revue, puis il dérangeait le paillasson qui gênait Betty pour balayer le perron, et se dressait sur ses deux pattes pour tâcher de voir dans la jatte de bois si Bab avait bientôt fini de laver ses tasses.

Ouand on l’eut chassé, il ne s’en montra nullement offensé, et se mit à la poursuite de Puss, bientôt réfugiée dans un arbre au pied duquel il aboya gaiement pendant un instant, avant de chasser les poules du jardin ; après quoi il alla faire l’enterrement d’un vieux soulier dans un certain coin du jardin où les restes d’un os de gigot avaient déjà reçu la sépulture.

Quand on fut prêt à partir il avait déjà dépensé son exubérance d’activité, et il se mit à trottiner sagement derrière le groupe avec l’air d’un chien bien élevé accoutumé à escorter des dames. Au croisement des chemins on se sépara : les doux sœurs prirent la route de l’école ; Mme Moss et Ben se dirigèrent vers la grande maison qu’on voyait au flanc d’une colline et qui était celle de M. le juge Allen.

« Ne va pas avoir peur, mon enfant, dit Mme Moss ; j*expliquerai les motifs de ta fuite et si Monsieur veut te donner de l’emploi, remercie-le bien, et montre-toi empressé et soigneux de le satisfaire ; après cela tout ira bien, et elle baissa la voix en tirant la sonnette d’une porte sur laquelle on lisait le nom d’Allen, gravé sur une plaque brillante.

— Entrez, » dit à l’intérieur une voix bourrue et, avec des sensations semblables à celles qu’on éprouve quand on entre chez l’arracheur de dents, Ben suivit machinalement la brave femme qui, désirant faire la meilleure impression possible, avait pris son sourire le plus aimable.

Un monsieur à cheveux blancs lisait un journal dans son bureau ; ses yeux pénétrants regardèrent les nouveaux venus par-dessus ses lunettes, et, d’un ton sévère fait pour intimider ceux qui ne savaient pas quel excellent cœur se cachait sous son vaste gilet, il dit :

« Bonjour, madame. Quelle affaire avez-vous ? Un jeune maraudeur qui vous a volé des poulets ?

— Oh non ! vraiment, monsieur ! » s écria Mme Moss comme blessée d’une pareille conjecture exprimée sur Ben. Et en peu de mots elle fit l’histoire de son protégé ; sa voix était si persuasive, ses regards si pleins de sympathie que le juge ne put manquer d’y prendre intérêt, et que Ben lui-même fut saisi de compassion comme s’il se fût agi d’un autre. « Voyons, mon garçon, que peux-tu faire ? » de- manda le vieux monsieur, en faisant à Mme Moss un signe d’approbation quand elle eut terminé son récit, et ses yeux surmontés d’épais sourcils eurent un regard si perçant que Ben se crut devenu transparent.

« Un peu de tout, monsieur, pour gagner ma vie.

— Sais-tu sarcler ?

— Je ne l’ai jamais fait, monsieur, mais je peux apprendre.

— Tu saurais bien arracher les betteraves et laisser les chardons, hein ? Sais-tu cueillir des fraises ?

— ,1c ne me suis jamais mêlé que de les manger, Monsieur.

— Et il est probable que tu n’oublieras pas comment on s’y prend. Sais- tu mener un cheval pour labourer ?

— Oh ! je pense bien que oui, Monsieur ! et les yeux de l’enfant brillèrent : car il avait un grand faible pour les nobles animaux qui avaient été ses meilleurs amis.

— Les exercices d’équitation sont défendus. Mon cheval est une belle bête et j’y tiens beaucoup. »

M.Allen parlait sérieusement ; mais ses yeux avaient une expression particulière, et Madame Moss mit tous ses soins à réprimer un sourire, car le cheval du jupe était devenu proverbial dans tous les environs ; il avait à peu près vingt ans et une allure qui lui était particulière : il levait fort haut les pieds de devant comme pour annoncer une grande rapidité tandis qu’en réalité il ne faisait que trottiner. Les gamins prétendaient qu’il galopait des jambes de devant et allait au pas de celles de derrière, et l’on faisait toutes sortes de plaisanteries sur cette grande bête au nez busqué qui ne permettait pas qu’on prît des libertés, avec elle.

« J’aime trop les chevaux pour jamais les maltraiter. Quant à savoir monter, je ne crains rien de n’importe quel animal à quatre jambes. Le roi de Maroc ruait et mordait pour rire, mais il fallait voir comme je le manœuvrais.

— Alors tu sauras sans doute mener paître les vaches ?

— J’ai conduit des éléphants, des chameaux, des autruches, des ours gris, des mules et six poneys à la fois. Peut-être que je parviendrai à mener des vaches en m’y appliquant, » répondit Ben en s’efforçant de rester respectueux, tandis que le dédain débordait de son âme à la pensée qu’on mettait en doute sa capacité pour conduire une vache. Le curieux mélange d’indignation et de plaisir que trahissait le feu qui brillait dans ses yeux et le malin sourire de sa bouche firent très bon effet sur M. Allen ; inspiré par rémunération d’animaux que Ben venait de faire, il répliqua avec une feinte gravité :

« Nous n’élevons pas beaucoup d’éléphants et de chameaux dans ce pays-ci. Il y eut un temps où il s’y trouvait beaucoup d’ours, mais on s’en est dégoûté ; les mulets y sont en grand nombre, je parle des mulets bipèdes, et en général nous préférons la volaille de Shangai aux autruches. » Il s’arrêta : car Ben riait de si bon cœur que la contagion gagna son interlocuteur et Mme Moss fit chorus. Cette commune hilarité parut arranger les affaires mieux que des paroles. Quand le silence se fut rétabli, M. Allen frappa au carreau et dit en cherchant à reprendre son air rébarbatif :

« Nous t’essayerons d’abord pour les vaches. Mon domestique te montrera où il faudra les conduire et il te donnera de l’occupation le reste du jour. Je verrai à quoi tu es bon et je te reparlerai ce soir. Madame Moss, cet enfant peut-il coucher chez vous ?

— Oui vraiment, Monsieur ; et il pourra continuer à le faire et venir ici à l’heure du travail ; comme cela j’aurai soin de lui et il ne sera à charge à personne, dit Mme Moss avec élan.

— Je ferai des recherches au sujet de ton père, mon enfant, et en attendant conduis-toi bien, pour que j’aie un bon rapport à lui faire sur ton compte quand il reviendra, dit le juge.

— Merci, monsieur ; je ferai attention. Si père n’est pas malade ou mort, il ne tardera pas à venir, » murmura Ben ; il remerciait son étoile de n’avoir rien fait qui l’eût amené devant le juge en qualité de coupable et se promettait bien que cela ne lui arriverait jamais.

Un Irlandais à cheveux rouges auquel son maître avait fait signe, parut à la porte et se mita examiner le jeune garçon avec défiance, pendant que M. Allen lui donnait ses ordres :

« Pat, .voici un enfant qui désire travailler. Il ira conduire les vaches au pré le matin et retournera les chercher le soir ; dans la journée vous lui donnerez quelque menue besogne et vous me direz de quoi il est capable.

—Oui, Votre Honneur ; viens par ici, toi, et je vais te mener aux bêtes, » répondit Pat. Ben, ayant vivement pris congé de Mme Moss, suivit son nouveau chef, assez tenté de lui jouer quelque mauvais tour pour le punir de sa réception si peu aimable. Mais il eut bientôt oublié ses griefs et jusqu’à l’existence de Pat : car il avait aperçu dans la cour le « duc de Wellington », ainsi nommé à cause de son nez busqué. Si Ben eût connu Shakspeare, il se serait écrié : « Un cheval ! un cheval ! mon royaume pour un cheval ! » car il aimait beaucoup les chevaux ; aussi sans la plus légère crainte il courut droit à l’animal.

Duc coucha les oreilles et agita sa queue d’un air mécontent ; mais Ben le regarda bien en face, lui toucha le nez d’une certaine façon, et fit entendre un claquement de langue ; aussitôt le cheval dressa les oreilles et parut reconnaître un son familier et agréable.

« Il te fera un mauvais parti, si tu vas l’ennuyer comme ça. Laisse-le tranquille et va t’occuper du bétail comme Son Honneur te l’a ordonné, commanda Pat, qui en public professait un grand respect pour Duc, mais en particulier le gratifiait de fréquents coups de pied.

— Je n’ai pas peur de lui ! tu ne voudrais pas me faire du mal, n’est-ce pas, mon bonhomme ? Tenez, regardez comme il sait bien que je suis l’ami des chevaux, il m’accueille déjà, » dit Ben.

Entourant de son bras le cou de Duc, il mit avec confiance sa joue contre celle de l’animal, dont les yeux intelligents et le petit hennissement lui souhaitèrent la bienvenue aussi bien que dus paroles.

Le maître observait tout cela de sa fenêtre et, jugeant à la figure de Pat qu’il ne se préparait rien de bon, il lui dit :

« Laissez l’enfant harnacher Duc, s’il sait. Je veux sortir à l’instant et il peut aussi bien commencer par là. »

Ben fut ravi, et se montra si prompt et si adroit qu’en un clin d’œil la voiture fut amenée devant la porte par un petit groom souriant, qui se tint à la tête du cheval jusqu’au départ du juge.

L’affection qu’il avait témoignée et sa dextérité à atteler lui avaient déjà concilié les bonnes grâces de M. Allen ; cependant celui-ci n’exprima pas son approbation autrement que par un :

« Fort bien, mon garçon »,au moment où l’équipage se mit en mouvement.

Quatre vaches au poil bien luisant sortirent de la cour de ferme au moment où Pat en ouvrit la barrière, et Ben fut chargé de les conduire dans un pâturage éloigné, où elles se régaleraient d’une herbe tendre.

Il fallait passer devant l’école, et Ben ressentit une grande pitié pour toutes ces petites têtes brunes et blondes qu’il voyait courbées sur des cahiers car pour un enfant à qui la liberté paraissait le bien suprême, il semblait dur d’être enfermé dans une salle toute une belle matinée.

Mais une folle petite brise qui faisait l’école buissonnière autour du perron rendit sans le savoir un véritable service à notre ami, en jetant à ses pieds une page arrachée à un livre ; une image attira son regard, il ramassa la feuille. Elle devait provenir de quelque volume d’histoire, maltraité sans doute par sa propre propriétaire ; l’image représentait des vaisseaux à l’ancre, des hommes singulièrement vêtus qui abordaient sur une côte où dansaient des Indiens pas vêtus du tout. Ben épela tout ce qu’il put ; mais il n’arriva pas à comprendre l’histoire de ces intéressants personnages : car un encrier avait été renversé sur le livre et, malgré le désappointement qu’il ressentait, il dut renoncer à satisfaire sa curiosité.

« Je demanderai cela aux petites filles ; peut-être sauront-elles ce que c’est, » se dit l’enfant en s’éloignant après avoir cherché en vain si quelques autres pages n’auraient pas eu le même sort que la première

Le chant du bobolink (1) , le soleil resplendissant, une nature calme et souriante, le sentiment de sa sécurité, lui eurent bientôt rendu tout son entrain, et il se mit à siffler de manière à faire concurrence aux merles de la prairie.

1 Oiseau d’Amérique qui se nourrit de riz.


CHAPITRE VI

La "bibliothèque circulante

Le soir après souper, Bab et Betty se mirent à jouer sous le vieux porche avec Joseph et Bélinda, et passèrent en revue les incidents de la journée : car la venue du petit étranger et de son chien était un grand événement dans leur vie tranquille. Elles ne l’avaient pas revu depuis le matin, puisqu’il prenait ses repas chez M. Allen, et qu’il était allé travailler au loin avec Pat. Sancho, évidemment fort intrigué du nouvel ordre de choses, n’avait pas perdu son maître de vue un seul instant et avait pris à tâche de veiller à ce qu’il ne lui arrivât rien de fâcheux,

« Je voudrais bien les voir revenir. Le soleil est couché et j’ai entendu beugler les vaches, ainsi Ben est rentré, disait Betty avec impatience : car elle considérait le nouveau venu comme un livre amusant dont on est empressé de poursuivre la lecture.

— Je vais apprendre les signes qu’il adresse à Sancho pour le faire danser, et alors nous pourrons nous en amuser quand nous voudrons. C’est le plus char mant chien que j’aie jamais vu, répondit Bab plus enthousiaste que sa sœur, dès qu’il s’agissait d’animaux.

— Maman a dit.... Eh bien, qu’est-ce qu’il y a donc ? s’écria Betty en tressaillant : car la porte venait de recevoir une secousse, et au même instant la tête de Ben apparut au-dessus de l’arcade de fer sur laquelle il fut bientôt perché.

— Prenez vos places, Messieurs, prenez vos places ! La représentation va commencer par l’exercice du Cupidon volant, par le jeune Bloomsbury, qui a eu l’honneur d’obtenir les suffrages des têtes couronnées de l’Europe et est considéré comme le jeune prodige le plus remarquable du siècle par tous ceux qui ont eu le bonheur de le voir travailler. Hourra ! entrez, entrez ! messieurs et mesdames ! »

Ayant ainsi reproduit fidèlement et avec gestes la harangue accoutumée de son ancien patron Smithers, Ben commença à voltiger au-dessus de la porte ; une compagnie de poules qui revenaient des champs s’arrêtèrent pour le contempler et se communiquèrent, en caquetant, leurs suppositions ; sans doute, disaient-elles, il aura mangé trop de sel et cela donne des convulsions aux petits garçons comme à la volaille.

Quoique la porte verte eût été jadis témoin de bien des ébats, jamais elle n’avait rien vu de pareil : car de tous les jeunes garçons qui l avaient escaladée on n’en avait jamais vu aucun se placer la tète en bas sur les boules qui surmontaient les piliers, se sus- pendre alternativement par les talons et le menton, se promener sur le mur en marchant sur les mains et enfin prenant une position aérienne, adresser gracieusement des baisers à son auditoire comme il convient à tout Cupidon bien appris, au moment de prendre congé. Les petites sœurs battaient des mains et trépignaient d’enthousiasme, tandis que Sancho, qui avait assisté avec calme à la représentation, témoignait son approbation pur de petits jappements tout en sautant pour atteindre aux pieds de son maître.

« Descendez bien vite et dites-nous ce que vous avez fait chez Monsieur. A-t-il été sévère ? Avez-vous beaucoup travaillé ? Etes-vous content ? demanda Betty.

— Il fait frais ici, répliqua Ben en passant sa tète dans la cage du réverbère vide qui lui servait de cadre ; puis il éventa, avec une branche de lilas, sa face échauffée. J’ai Fait toutes sortes de besognes. Le vieux mon- sieur n’est pas du tout méchant ; il m’a donné une dime (1) et je l’aime numéro un ; mais je hais Carotte ; il jure après tout le monde et il m’a lancé un bâton. Je réponds bien que je lui ferai payer ça quand j’en aurai l’occasion. »

Eu cherchant la dime brillante dans sa poche il y trouva la page déchirée, et fut repris de la soif d’apprendre qui l’avait saisi dans la matinée.

« Tenez, dites-moi ce que c’est que tout ça ; voulez-vous ? L’encre a tout couvert excepté l’image et un petit coin de l’imprimé. Je voudrais savoir ce que ça veut dire. Va porter ça, Sancho », et il laissa tomber la page.

Le chien s’en empara au moment où elle allait at-

1 Pièce d’argent valant 10 centimes. teindre le sol et la porla soigneusement aux pieds des deux sœurs ; puis, quand il l’y eut déposée, il s’assit et regarda d’un air d’intérêt. Bab et Betty prirent la page et la lurent haut toutes les deux à la fois, tandis que Ben, toujours sur son perchoir, se penchait pour mieux entendre.

« Quand le jour parut, la terre était visible, et c’était une jolie terre. Il y avait de belles fleurs et de grands arbres avec des feuilles et des fruits comme ils n’en avaient jamais vu. Sur le rivage se trouvaient des hommes à la peau cuivrée, et sans vêtements, qui regardaient avec étonnement les vaisseaux espagnols. Ils les prenaient pour de grands oiseaux dont les voiles blanches étaient les ailes, et pensaient que les Espagnols étaient des êtres supérieurs descendus du ciel sur ces grands oiseaux. »

« Eh bien ! c’est Colomb découvrant San Salvador. Ne savez-vous rien de lui ? dit Bab, comme si elle eût été en connaissance intime avec l’immortel Christophe.

— Non, je n’en sais rien. Qui donc était-ce ? Je suppose que c’est lui qui rame là en avant ; mais lequel des Indiens est San Salvindor ? demanda Ben un peu gêné de son ignorance, mais décidé à achever d’apprendre ce qu’il avait commencé.

— Oh ! mes amis ! est-ce possible ? Vous avez douze ans et vous ne savez pas votre Quackenbos ! dit en riant Bab à la fois fort amusée et très contente. Il y avait donc au moins une chose qu’elle pouvait enseigner à ce garçon qu’elle considérait comme un être remarquable.

— Je ne me soucie pas le moins du monde de votre quackbosse, qu’il soit ce qu’il voudra. Racontez-moi ce bel homme avec les vaisseaux ; je l’aime, lui, dit vivement Ben. »

Alors Bab, souvent interrompue et corrigée par Betty, fit ce merveilleux récit d’une façon toute simple qui la rendit aisée à comprendre : car elle aimait l’histoire et s’exprimait facilement.

« J’en voudrais lire davantage. Mes dix cents suffiraient-ils pour acheter un livre ? dit Ben impatient d’apprendre depuis que Bab s’était moquée de lui.

— Oh ! non ; je vous prêterai le mien quand je ne m’en servirai pas et je vous expliquerai tout, dit l’enfant, oubliant qu’elle-même ne savait pas tout.

— Je n’ai de temps que le soir et peut-être en aurez- vous besoin pour apprendre votre leçon, objecta Ben, qui cependant sentait croître la curiosité qu’avait fait naître en lui la page tachée d’encre.

— En effet, j’apprends mon histoire le soir, mais vous pourrez l’avoir le matin avant la classe.

— Hélas ! il faut que je parte de grand matin ; il n’y a donc aucun moyen. Ah ! mais si ; voilà comment nous pourrions faire. Prêtez-le-moi pendant que je conduirai les vaches. Monsieur veut qu’on les mène tout doucement le long du chemin pour tenir l’herbe courte et qu’on n’ait pas besoin de la faucher. Pendant ce temps-là je pourrai lire de l’histoire au lieu d’être à rien faire, s’écria Ben tout enchanté d’avoir découvert cette combinaison ingénieuse.

— Mais, dit prudemment Bab, comment ferai-je pour avoir mon livre pour l’heure de la récitation ?

— Oh ! en repassant je le mettrai sur l’appui de la fenêtre ou bien auprès de la porte. J’en aurai bien soin, et dès que j’aurai gagné assez d’argent je vous en achèterai un neuf et vous me donnerez le vieux. Voulez-vous ?

— Oui ; mais je vais vous indiquer une meilleure combinaison ; ne mettez pas mon livre sur la fenêtre ou près de la porte : car la maîtresse vous verrait et puis on pourrait le prendre. Mais vous le mettrez dans ma petite armoire au coin du mur, tout près du gros érable. Vous trouverez une drôle de petite place entre les racines qui poussent sous la grande pierre plate. C’est mon cabinet et j’y serre mes affaires, c’est la meilleure des cachettes ; nous l’avons chacune à notre tour.

— Je la trouverai, je la trouverai, et ça sera une place numéro un, répondit Ben enchanté.

— Je pourrai quelquefois y mettre mon livre de lecture , si ça vous fait plaisir ; il y a dedans beaucoup de jolies histoires et de belles images, dit timidement Betty, qui désirait concourir à l’instruction de Ben ; mais elle n’avait que peu de chose à offrir : car elle n’était pas aussi avancée que sa sœur.

— J’aimerais mieux une arithmétique ; je lis à peu près, mais je ne suis pas fort pour compter ; de sorte que si vous voulez me prêter votre livre, je J’étudierai un peu ; à présent que je vais gagner de l’argent, il faut que je sache le compter à mesure que je l’amasserai, dit Ben de l’air d’un banquier hollandais préoccupé des soins que réclament ses millions.

— C’est moi qui vous enseignerai ça, car Betty ne connaît pas grand’chose au calcul ; mais elle sait parfaitement l’orthographe et- est Ion jours à la téte de sa classe. La maîtresse est très fière d’elle, parce qu’elle ne fait jamais de fautes et elle écrit les mots les plus difficiles, comme chorégraphie ou pneumonie, aussi bien que les plus simples. »

Bab resplendissait d’orgueil fraternel, et Betty dressait son tablier avec une modeste satisfaction : car il était rare que sa sœur chantât ses louanges ; aussi était-elle fort sensible à celte faveur.

« Je ne suis jamais allé à l’école, voilà pourquoi je ne suis pas instruit. Je sais écrire pourtant et mieux que bien des enfants. Regardez ceci, dit-il en descendant, et il tira de sa poche un précieux morceau de craie avec lequel il se mit à tracer à main levée sur les pierres qui pavaient l’allée dix des lettres de l’alphabet.

— Oh ! qu’elles sont bien faites ! je ne puis les arrondir comme cela. Qui vous a enseigné à écrire ? demanda Bab, pénétrée d’admiration.

— Les couvertures des chevaux, répondit Ben avec sérieux.

— Comment ? quoi ? s’écrièrent-elles ensemble.

— Le nom de chaque cheval était brodé sur sa couverture et je m’amusais à le copier ; il y avait aussi des mots peints sur les chariots, et je m’exerçais à les lire quand père m’eut appris les lettres. Lion est le premier mot que j’aie su, parce que j’allais toujours voir le vieux Jubal enfermé dans sa cage. Papa était bien fier quand j’ai su lire ça. Mais je sais dessiner aussi. »

Et Ben se mit en devoir de retracer un animal qui devait représenter l’ami dont il s’était séparé...... sans regrets ; mais assurément Jubal lui-même n’aurait pu se reconnaître : car le dessin donnait idée de Sancho bien plus que du roi des forêts. Les deux sœurs l’admirèrent cependant beaucoup, et Ben leur donna une leçon d’histoire naturelle si intéressante qu’elles en furent captivées jusqu’au moment du coucher ; il avait mis tant de feu dans la description de ce qu’il avait vu et y avait ajouté des illustrations si drôlatiques, qu’on ne doit pas s’étonner qu’elles en fussent charmées. CHAPITRE VII

Arrivée de nouveaux amis.

Le lendemain matin, Ben partit pour son travail la poche garnie d’un volume intitulé : « Histoire élémentaire des États-Unis, par Quackenbos, » et les vaches eurent tout le temps de déjeuner le long du chemin avant d’être mises au pré. Son étude ne lut pas limitée à cette seule course : il était chargé de faire une commission à la ville, et tout le temps du trajet il lut activement il fut fort intéressé par ce qu’il put comprendre ; quant aux mots trop difficiles il remit au soir pour recourir à la petite amie qui lui avait promis de tout éclaircir.

Comme il arrivait au chapitre des « Premiers établissements »,ii fallut s’interrompre -car il était devant l’école, et il alla selon les conventions déposer le livre dans la cachette qu’il découvrit aisément auprès de l’érable. A la ville, il avait acheté deux bâtons de sucre d’orge, l’un rouge et l’autre blanc, qu’il mit avec le Quackenbos comme témoignage de reconnaissance pour la faveur qui lui était accordée de jouir de la bibliothèque circulante ; c’était un abonnement tout comme un autre.

A l’heure de la récréation les sœurs eurent une explosion de joie en découvrant la surprise qui leur avait été préparée, car Mme Moss ne pouvait pas souvent leur donner de quoi acheter des friandises, et puis ce sucre d’orge pour lequel le reconnaissant Ben avait changé son unique pièce de monnaie leur sembla avoir une saveur toute particulière.

Les camarades favorites eurent leur part du petit régal, mais on garda le secret sur les arrangements qui avaient été pris et qui auraient pu être troublés si on les avait rendus publics. Cependant les deux sœurs firent naturellement une exception à l’égard de leur mère qui leur donna la permission de prêter leurs livres à Ben et leur conseilla de l’encourager de tout leur pouvoir dans son désir de s’instruire. Elle leur dit aussi que si elles voulaient, au lieu de travailler pour les poupées aux heures de couture, faire des chemises pour leur ami, elle avait reçu de Mme Barton de la toile de coton pour cet emploi et qu’elle était toute disposée à la tailler. Ce serait pour elles un apprentissage excellent, et pour le jeune garçon le plus utile des cadeaux : car, imprévoyant comme tous les enfants, il ne s’inquiétait guère de savoir ce qu’il porterait quand son unique costume refuserait un plus long service.

C’était l’après-midi du mercredi qui était consacrée à l’aiguille, et l’on put être frappé de l’assiduité des deux petites sœurs assises auprès de la porte ; elles semblaient lutter de soin et d’activité dans la confection de deux manches de chemise ; mais elles n’en étaient que plus gaies en chantant avec leurs compagnes des chœurs préparés pour les écoles, et qui alternaient avec des histoires ou des moments de babil général.

Pendant toute cette semaine, Ben travailla courageusement sans broncher ni se plaindre, quoique Pat ne se fit pas défaut de lui donner souvent de la besogne rude ou difficile et de le traiter avec une brutalité toute gratuite.

Sa seule consolation était de savoir que M. Allen et Mme Moss riaient contents de lui ; son seul plaisir, les leçons qu’il apprenait en gardant les vaches et qu’il récitait le soir quand les trois enfants se réunissaient sous les lilas pour « jouer à l’école ».

Il n’avait pas la moindre idée d’étudier lorsqu’il avait commencé et même, c’était sans le savoir qu’il étudiait, tandis qu’il dévorait les livres de la « bibliothèque ». Quand les petites filles le questionnaient sur tout ce qu’elles savaient, il se sentait humilié de se trouver si ignorant.

Il n’en faisait pas l’aveu formel, mais il acceptait avec empressement les miettes de science qu’elles puisaient dans leur petit trésor : il priait Betty de l’écouter épeler pour jouer ; il promettait à Bab de lui dessiner tous les ours et tous les tigres qu’elle voudrait, si elle lui montrait à faire des additions, et souvent il charmait son travail solitaire en chantant la table de multiplication comme il le leur entendait faire. Quand arriva le mardi soir, M. Allen lui paya un dollar, lui dit qu’il était un bon garçon et qu’il pouvait rester encore une semaine s’il voulait. Ben le remercia et pensa qu’il ferait bien d’accepter ; mais le lendemain matin, quand il eut débarré les portes, il resta un moment perché sur le haut d’une barrière et se plongea dans des réflexions sur l’avenir : il éprouvait une grande répugnance à se trouver en contact habituel avec le brutal Pat. En thèse générale, et en cela il ressemblait à bien d’autres enfants, il détestait le travail en lui-même à moins qu’il ne s’agît d’une besogne qui eut un attrait particulier ; dans ce cas-là il y était aussi assidu qu’un castor et ne se plaignait jamais de la fatigue. Sa vie ambulante ne l’avait pas habitué à des occupations régulières, et, quoiqu’il fût remarquablement intelligent pour son âge, il aimait beaucoup à rôder de côté et d’autre et à rencontrer dans la vie de l’amusement et de la variété.

En ce moment il n’avait en perspective qu’un travail patient et sans intérêt. Il était profondément ennuyé de sarcler ; il ne se souciait même plus de monter Duc quand c’était pour traîner la charrue sous les yeux du domestique ; et il voyait dans la cour un grand tas de bûches qu’il allait sans doute être chargé de rentrer sous le hangar. La récolte des fraises succéderait à celle des asperges, puis on ferait les foins, et toujours ainsi de suite tout le long de l’été, sans aucun plaisir à moins que son père ne vînt le chercher.

Mais il n’était pas forcé de rester un jour de plus si cela ne lui convenait pas ; il avait un bon vêtement complet et un dollar dans sa poche ; rien n’était plus aisé que de s’échapper encore une fois. La vie nomade a ses charmes dans la belle saison ; Ben avait depuis plusieurs années vécu en bohémien sous la tente, et il ne redoutait pas cette existence ; aussi se ’mit-il à considérer avec envie la route ombragée, et la tentation grandit de minute en minute. Sancho semblait partager les aspirations de son maître, il se mettait à courir, puis s’arrêtait en frétillant, en jappant ; bientôt il revenait et, assis en face de Ben, il semblait lui dire de son regard intelligent : « Partons, suivons cette jolie route et ne nous arrêtons que quand nous serons fatigués, » Les hirondelles passaient en faisant entendre leurs cris aigus, des nuages légers s’enfuyaient devant le souffle d’un vent parfumé, un écureuil gambadait sur le mur, tout semblait se faire l’écho des pensées du jeune garçon et lui conseiller de laisser là le travail pour vivre sans contrainte.

Un lien cependant le retenait, la bonne Mme Moss le croirait ingrat ; et puis les petites sœurs seraient désappointées de perdre leurs deux camarades de jeu. Pendant qu’il réfléchissait, il se produisit un incident qui l’empêcha de faire ce qu’il aurait certainement bien regretté par la suite.

Les chevaux étaient ses animaux favoris, et ce fut un cheval qui lui apporta l'aide dont il avait besoin ; mais ce ne fut que bien longtemps après qu’il sut tout ce qu’il lui devait. Au moment même où il allait s’élancer sur la route pour faire au moins une petite excursion dans les champs, il fut étonné d’entendre le trot d’un cheval, sans bruit de roues, et attendit, impatient de voir qui ce pouvait être. Au détour de la route le cheval se mit au pas et l’instant d’après apparut une dame montée sur une belle jument bai clair ; l’amazone était jeune et jolie, vêtue de bleu foncé, un bouquet de fleurs sauvages ornait son corsage ; au pommeau de la selle était suspendue évidemment, plus pour la parade que pour le service, une cravache manche d’argent. La belle bête boitait un peu en se- couant la tête comme si elle eût été tracassée par quelque chose ; l’amazone se penchait pour voir où était le mal et disait comme si elle eût attendu une réponse :

« Allons, Chevalita, si lu as une pierre dans le sabot, je vais descendre et l’ôter. Mais tu aurais bien dû regarder à tes pieds et m’épargner cette peine.

— J’y vais voir, madame, je vous en prie, cria une jeune voix avec tant de vivacité que la dame et sa monture tressaillirent au moment où un petit garçon s’élança sur la route.

— Oh ! je veux bien, répondit la jeune dame en souriant de l’empressement avec lequel cette proposition était faîte. N’aie pas peur, Lita est douce comme un agneau.

— Comme elle est belle ! dit à demi-voix Ben en examinant l’un après l’autre les pieds de l’animal, jusqu’à ce qu’il eût trouvé le caillou qu’il enleva non sans peine.

— Voilà qui est adroitement fait et je te remercie beaucoup. Pourrais-tu me dire lequel de ces chemins conduit aux Ormes ? demanda, la dame en cheminant lentement, escortée de Ben.

— Non, madame ; je ne suis ici que depuis peu de temps, et je sais seulement où demeurent M. Allen et et Mme Moss.

— J’ai justement affaire à eux, ainsi montre-moi par où c’est. Bien qu’il y ait longtemps que je sois venue ici, je croyais pouvoir retrouver toute seule la vieille maison avec l’avenue d’ormes et la grande porte verte, mais je me suis sans doute trompée.

Ben examina l’un après l’autre les pieds de l’animal, (page 76.) — Oh ! mais, je sais bien, moi ; on appelle ça les Lilas à présent, parce qu’il y a une haie de lilas le long du mur de devant et de la grande allée. Oh ! c’est un bien joli endroit. Bab et Betty y jouent et moi aussi. Et Ben ne put s’empêcher de rire en se rappelant sa première apparition dans ce jardin. Intéressée par ses paroles ou gagnée par sa gaieté la dame lui dit avec bienveillance :

— Conte-moi tout cela. Bab et Betty sont-elles tes sœurs ?

Ben, oubliant l’escapade rêvée, entreprit de raconter tout au long son histoire et celle de ses nouvelles amies ; encouragé, tantôt par un regard aimable ou un sourire plein de douceur, tantôt par une question qui montrait l’intérêt de son interlocutrice, il no négligea aucun détail. Arrivé à l’école il s’arrêta, étendit les bras comme les branches d’un poteau indicateur et dit : — Voici le chemin des Lilas, et c’est par là qu’on va chez M. le juge.

— Oh ! je suis si impatiente de revoir la vieille maison que je vais commencer par elle ; je te prie de dire à M. Allen que Miss Célia va venir lui demander à dîner. Je ne te dis pas adieu : car je vais te revoir tantôt. »

Et lui faisant un signe de tète accompagné d’un sourire, la jeune dame remit Lita au trot et s’éloigna, tandis que Ben s’empressait de remonter la colline pour aller s’acquitter de son message ; il lui semblait qu’il se préparait quelque chose d’heureux et qu’il serait sage de différer, du moins pour le présent, l’exécution de son projet.

A une heure Miss Célia arriva, et Ben eut le bon

heur d’aider Pat à mettre la jolie Chevalita à l’écurie puis, après avoir lestement expédié son dîner, il se mit avec une subite énergie à tasser le bois : car tout en travaillant il jetait des coups d’œil dans la salle à manger où, entre deux têtes grises, il pouvait apercevoir une jolie figure entourée de cheveux bruns bouclés. Les fenêtres étant ouvertes, il entendait de temps à autre quelques mots de la conversation ; mais ces mots décousus le remplirent de curiosité : car les noms de Thorny, Célia et Georges étaient souvent répétés, et parfois les gais éclats de rire de la jeune fille résonnaient comme une musique dans cette demeure habituellement si tranquille.

Quand le dîner fut fini, l’accès d’activité ne tarda pas à se calmer, et Ben s’occupa avec la brouette, ce qui lui permettait encore d’aller et venir dans la cour, jusqu’au moment du départ de la jeune fille. Mais ses services ne devaient pas être réclamés à ce moment : car Pat, désirant recevoir pour lui seul les générosités de Miss Célia, prodigua tous les soins à Lita, toutes les politesses à sa maîtresse et ce fut lui qui la mit en selle. Mais Miss Célia n’avait pas oublié son petit guide et, l’ayant aperçu derrière le tas de bois, elle s’arrêta auprès de la grille avec un de ses sourires séduisants et lui fit signe de venir à elle. Ben espéra qu’elle réclamait du lui quelque petit service. Elle se baissa et lui mettant dans la main une pièce neuve, elle dit :

« Lita veut que je te donne ceci pour te remercier de lui avoir ôté la pierre.

— Merci, Madame ; je l’ai fait avec bien du plaisir. Je déteste de voir boiter un cheval, surtout une belle bête comme celle-ci, répondit Ben en flattant de 1a main le cou luisant de Lita. ,

— M. Allen dit que tu es bien au l’ait des chevaux, je suppose donc que tu comprends leur langage. Je suis en train de l’apprendre, c’est très-joli, dit en riant Miss Célia au moment où Chevalita faisait entendre un petit hennissement joyeux et cherchait à fourrer son nez dans la poche de Ben.

— Non, miss, je ne suis jamais allé à l’école.

— Ce n’est pas à l’école qu’on l’apprend. Quand je reviendrai je t’apporterai un livre là-dessus. M. Gulliver est allé dans le pays des chevaux et il a entendu ces chers animaux parler leur propre langue.

— Mon père est allé dans les prairies où il y a des masses de chevaux sauvages, mais il ne m’a jamais dit qu’ils sussent parler. Je sais bien ce qu’ils veulent sans qu’ils parlent, répondit Ben qui soupçonnait une plaisanterie, mais ne savait pas trop à quoi s’en tenir.

— Je n’en doute pas, mais je n’oublierai pas le livre. Adieu, mon garçon, nous nous reverrons bientôt, et Miss Célia s’éloigna comme si elle eut été fort pressée.

— Si son habit était rouge et qu’elle eût une belle plume blanche qui volât au vent, elle serait aussi belle que Mélia ; elle est presque aussi aimable et elle monte à peu près aussi bien. Je voudrais savoir où elle va et j’espère qu’elle reviendra bientôt, pensait Ben qui la suivit du regard tant qu’il put l’apercevoir ; puis, la tète pleine du livre promis, retourna à sa besogne qu’il interrompit plus d’une fois pour tirer de sa poche les jolies petites pièces, et se demander ce qu’il pourrait bien faire d’une si grosse somme. Bab et Betty avaient eu de leur côté une journée fort animée : car en rentrant à midi elles avaient trouvé une jolie dame qui leur avait parlé comme une ancienne amie, les avait promenées sur son cheval et les avait embrassées affectueusement quand elles étaient parties après dîner. Après cela la dame s’en était allée, la maison était restée toute ouverte, et leur mère s’était mise à nettoyer avec beaucoup d’entrain ; aussi avaient-elles eu une soirée bien amusante à sauter sur les lits de plume, à battre les tapis, à explorer la maison et à courir de la cave au grenier comme des petits chats effarouchés.

Ce fut au milieu de ces ébats que Ben les retrouva, et il fut accueilli par une avalanche de nouvelles, dont l’effet fut de lui troubler la cervelle tout autant qu’à elles. La maison appartenait à Miss Célia ; elle allait y demeurer et il fallait tout préparer le plus vite possible. Cette perspective réjouit tout le monde : Mme Moss, parce qu’elle trouvait sa vie bien solitaire depuis un an que la garde de la maison lui était confiée, les petites filles parce qu’elles avaient entendu la jolie dame parler de tout ce qu’elle devait amener avec elle ; Ben, ayant appris qu’un jeune garçon et un âne étaient au nombre des futurs habitants de la maison, arrêta dans son esprit que le retour de son père pourrait seul l’arracher des lieux où tout devenait si plein d’intérêt.

— Je suis pressée de voir les paons et de les entendre ; elle dit qu’ils crient bien fort et que c’est très risible quand Jacquot brait, dit Bab qui, incapable de se tenir en repos, dansait d’un pied sur l’autre pour dépenser son impatience. — Quelle espèce d’oiseau est un faiton ? je lui ai entendu dire qu’elle en aurait un sous, la remise, demanda Betty.

— C’est une petite voiture, répondit Ben, et il se roula sur le gazon en riant aux dépens de l’ignorance de sa petite amie.

— Mais certainement ; j’ai cherché dans le dictionnaire, et il faut avoir soin de ne pas dire un paéton quoique que cela commence par un P, ajouta liai), qui en toute occasion aimait à faire autorité et qui ne se vanta pas d’avoir cherché ce mot à l’F jusqu’à ce qu’une de ses camarades lui dit qu’il s’écrivait par Ph.

— Vous ne vous connaissez guère en voilures, je m’en doute bien ; mais ce que je voudrais savoir, c’est où l’on mettra Lita.

— Oh ! elle restera chez Monsieur jusqu’à ce que l’écurie soit prête, et c’est vous qui l’amènerez. M. Allen est venu et il a tout dit à maman, et que vous étiez un garçon de confiance et qu’il vous avait mis à l’épreuve. »

Ben ne dit rien, mais il s’applaudit au fond du cœur de n’avoir pas pris la fuite, ce qui lui aurait fait perdre tout à la fois sa bonne réputation et la joie qui se préparait.

« Est-ce que ce ne sera pas charmant que la maison soit toujours ouverte ? Nous pourrons aller voir les portraits toutes les fois que nous voudrons, j’en suis bien sûre ; Miss Gélia est si bonne que, disait Betty pour qui les paons les plus bruyants et les ânes les plus comiques avaient moins d’attrait que pour sa sœur.

— Mes enfants, vous ne viendrez pas dans cette maison sans y être invitées, interrompit leur mère en refermant la porte à clef. Vous ferez bien de commencer par emporter vos chiffons et tout cela, car certainement mademoiselle n’aimerait pas à voir ce désordre autour de l’entrée. Toi, Ben, si tu n’es pas trop fatigué, tu peux donner un coup de râteau pendant que je referme les volets. Il faut que tout soit bien arrangé. Deux soupirs répondirent à cet avis, et les yeux des deux sœurs jetèrent un regard de regret sur le porche bien-aimé, le bosquet plein d’ombre et les sentiers où elles aimaient tant à courir.

— Comment donc ferons-nous ? La mansarde est si chaude, le hangar si petit et la cour si pleine de volailles et de linge à sécher ! Nous serons réduites à emballer toutes nos affaires et à ne plus jouer jamais, dit Betty d’un air tragique.

— Peut-être que Ben pourra nous construire une petite maison dans le verger, suggéra Betty, fermement convaincue que Ben avait tous les talents.

— Il n’en aura peut-être pas le temps. Les garçons ne se soucient guère de maisons de poupées, répliqua Bab d’un air affligé en ni massant de côté et d’autre son mobilier désormais sans abri.

— Nous n’aurons plus grand besoin de tout cela, tu verras, quand toutes les nouvelles choses seront arrivées, dit plus gaiement Betty. Elle avait un heureux caractère et savait toujours voir les choses par le bon côté. » CHAPITRE VIII

Le page de miss Célia.

Ben n’était pas trop fatigué et il commença la toilette du jardin le soir même. Ce n'était vraiment pas trop tôt ; carie lendemain et le surlendemain il arriva bien des choses : ce fut d’abord le phaéton, à la contemplation duquel Ben consacra tous ses instants de loisir, se demandant avec une secrète envie quel serait l’heureux groom qui monterait sur le petit siège de derrière, et charmant ses heures de travail par des rêves : s’il était riche, il passerait sa vie à conduire un équipage comme celui-là, et il inviterait tous les enfants de sa connaissance à se promener avec lui. Puis vint un lourd chariot de mobilier qui s’arrêta à la grande porte auprès du pavillon de Mme Moss, et les petites filles allèrent d’un ravissement à un autre à la vue d’un piano, de petites chaises, et d’une mignonne table qui , dans leur opinion, serait parfaitement ce qu’il leur faudrait pour jouer. Ce fut ensuite le tour des animaux qui causèrent beaucoup d’émoi dans le pays : car les paons y étaient peu connus ; la voix de l’âne étonna le bétail et amusa fort la population ; les lapins faisaient des trous et s’échappaient sans cesse dans le jardin qui venait d’être refait ; et Duc se scandalisa de voir les ébats de Ghevalita dans cette écurie où depuis tant d’années il avait mené la vie la plus calme et la plus solitaire.

Enfin miss Célia annonça son arrivée avec son frère et ses deux bonnes ; mais Mme Moss dit qu’elle les attendrait seule : car les voyageurs arriveraient probalement fort tard. Les enfants furent très désappointés de ne pas être présents à ce grand événement, mais ils se consolèrent par la promesse que dès le matin ils iraient présenter leurs respects à Miss Célia.

Ils s’éveillèrent avec le jour et se montrèrent si impatients que Mme Moss finit par les laisser aller, tout en les prévenant que pour sûr les bonnes seules étaient levées. Mais elle s’était trompée sur ce point : car avant que le petit cortège fût arrivé à sa destination, une voix leur cria du porche :

« Bonjour, les petits voisins ! » La surprise fut telle que Betty renversa une partie du lait qu’elle portait ; les œufs frais dont Bah était chargée se mirent en révolution dans le plat qui les contenait, et au-dessus de la brassée de trèfle que Ben apportait à ses amis à quatre pattes, on vit sa figure s’illuminer de joie quand il se hâta de dire :

« Tout est bien, Mademoiselle ; Lita se porte bien ; je l’amènerai dès que vous voudrez. — J’en aurai besoin à quatre heures. Thorny sera trop fatigué pour sortir ; mais qu’il fasse beau ou mauvais, il faut qm j’aille à la poste ; » et les jolies couleurs de Miss Célia devinrent encore plus vives à mesure qu’elle parlait. Cela venait-il d’une pensée de bonheur ou bien était-ce une sorte de confusion ? car les honnêtes petites figures qu’elle avait en face d’elle exprimaient bien ouvertement toute l’admiration que leur causait la belle dame en robe blanche qui leur apparaissait sous les chèvrefeuilles.

La venue de Miranda, la femme de chambre, rappela les enfants à eux-mêmes, et, après s’être déchargés de leurs offrandes, ils allaient se retirer tout intimidés, quand Miss Célia dit d’un ton bienveillant :

« Je veux, mes enfants, vous remercier d’avoir aidé à tout mettre en aussi bon état. Je vois que les mains et les pieds ont lutté d’activité au dehors comme au dedans. J’en suis très reconnaissante.

— C’est moi qui ai biné les plates-bandes, dit Ben en promenant un regard de complaisance sur ce qui l’entourait.

— Moi j’ai ratissé les allées, dit Bab voyant avec regret quelques brins de trèfle qui étaient tombés de la brassée de Ben.

— Et j’ai débarrassé tout le porche, ajouta Betty, en soupirant au souvenir de la résidence d’été d’où sa famille était maintenant exilée.

Miss Célia comprit le sens de ce soupir et s’empressa de le changer en sourire en disant avec intérêt :

— Mais que sont donc devenus tous les joujoux qui étaient là ? je n’en vois plus un seul.

— Maman a dit que vous n’aimeriez pas à voir nos affaires traîner et nous avons tout emporté, tout, répondit Betty en accentuant le mot « tout».

— mais, j’ai envie de voir tout cela ; j’aime les poupées, les jouets autant que quand j’étais enfant, et cela me manque de ne plus voir vos petites affaires sous le porche et dans l’allée. Que diriez-vous si je vous proposais de venir ce soir prendre le thé avec moi, et de rapporter quelques-uns de vos joujoux ? Je serais bien fâchée de vous priver d’un si bon endroit pour jouer.

— Oh ! mademoiselle, nous serons bien heureuses de venir, et nous apporterons nos plus jolies affaires.

— Maman nous permet d’emporter nos petits brocs d’étain brillant et notre petit chien en porcelaine quand nous allons chez nos amies.

— Apportez ce que vous voudrez, et moi de mon côté je vais chercher mes anciens joujoux. Ben viendra aussi et son caniche est spécialement invité, ajouta Miss Célia en voyant Sancho se planter devant elle comme pour lui adresser une requête, car certainement il comprenait qu’on traitait un sujet agréable.

— Merci, mademoiselle ; je leur avais bien dit que vous leur permettriez de venir quelquefois. Elles aiment beaucoup cet endroit.... et moi aussi, dit Ben, convaincu qu’il était bien rare de trouver réunis des avantages aussi précieux pour un jeune homme d’avenir qui à l’âge de sept ans avait fait le Cupidon volant : car il retrouvait là des arbres où il pouvait grimper, des arcades et des murailles pour faire ses tours de force et d’adresse.

— Et moi aussi, dit Miss Célia du fond du cœur. Il y a dix ans je venais ici ; j’avais votre âge alors et je faisais des chaînes de lilas sous ces ombrages, je cueillais de la mouronnette pour mes oiseaux, je traînais Thorny et son chariot dans toutes les allées. . Grand-papa demeurait ici et nous y étions bien heu- reux, mais à présent de toute la famille il ne reste plus que mon frère et moi.

— Nous n’avons plus de père non plus, dit Bab, qui vit passer un nuage sur la physionomie de Gélia.

— Moi j’ai un père numéro un ! si seulement je pouvais savoir où il est, dit Ben en regardant vivement vers la grande porte comme s’il s’attendait à y voir paraître quelqu’un.

— Tu es riche, mon garçon, et vous êtes d’heureuses petites filles d’avoir une si bonne mère, j’ai déjà découvert cela ; et le soleil reparut dans le sourire qu’elle adressa aux enfants.

— Puisque vous n’avez pas de maman à vous, vous pouvez Lien prendre un peu de la nôtre si vous voulez, dit Betty dont les yeux bleus exprimèrent toute la compassion.

— C’est bien ce que je ferai ! et vous serez mes petites sœurs ! je n’en ai jamais eu et je voudrais tant savoir quel effet cela produit ; » et Miss Célia, prenant les quatre petites mains potelées dans les siennes, se sentit disposée à aimer tout le monde dans cette demeure où elle espérait faire régner le bonheur. Bab fit un signe d’assentiment et se mit à examiner les bagues dont était ornée la jolie main blanche qui pressait les siennes ; mais Betty jeta ses bras autour du cou de sa nouvelle amie, et l’embrassa avec tant d’âme que le cœur de Célia sentit aussitôt que le vide dont il souffrait allait se combler ; elle avait besoin d’être aimée, et Thorny n’avait pas encore appris à lui rendre la moitié de l’affection qu’il recevait d’elle. Elle retint l’enfant et, tout en jouant avec les longues tresses dorées, elle se mit à parler des petites filles allemandes, coiffées de drôles de bonnets de soie noire, portant des robes à taille trop courte, chaussées de sabots, et occupées à arroser de longues pièces de toile mises à blanchir sur l’herbe, à garder des troupes d’oies ou à conduire des cochons au marché, mais toujours le tricot ou le fuseau à la main tout en circulant.

À ce moment, Randa, la bonne, vint dire que M. Thorny ne pouvait pas attendre une minute de plus, et Célia s’en alla déjeuner d’un bon appétit, tandis que les sœurs retournèrent vers leur mère, en courant et en babillant comme de petites pies.

Le phaéton à quatre heures. — Elle est si belle en robe blanche. — On irait prendre le thé. — Sancho et les poupées invités. — Pouvons-nous mettre nos robes du dimanche ? — Il y a un beau caparaçon tout neuf pour Lita. — Elle aime les poupées. — Quel bonheur ! quel bonheur ! comme ce sera amusant !

Ce ne fut pas sans peine que Mme Moss comprit en quoi consistait l’invitation qui causait tant de joie ; mais ce fut encore plus difficile de faire déjeuner ses filles, dont tant de nouveautés tournaient la tête : car leur vie avait été jusque-là d’un calme qui touchait à la monotonie.

Les petites filles crurent que cette journée n’aurait pas de fin, et pour faire passer le temps, elles s’adonnèrent aux bavardages ; aussi la maîtresse dut les réprimander plus d’une fois et leurs camarades se désolèrent de n’être pas de la fête.

A midi la mère leur défendit d’approcher de la maison : car elle craignait que leur présence ne lut importune ; elles s’en consolèrent en allant se blottir sous le buisson de seringa d’où elles percevaient certaines émanations savoureuses venues de la cuisine, où évidemment Katy préparait des friandises pour le thé.

Betty jeta ses bras autour du cou de sa nouvelle amie, (Page 89.)

Ben travailla avec acharnement jusqu’à trois heures et demie ; puis il alla à l'écurie, où Pat étrilla et brossa Lila jusqu’à ce que sa robe fût devenue comme du satin ; alors Ben la conduisit à la remise des Lilas et là il eut la joie de l’atteler à lui tout seul.

« Faut-il aller vous attendre devant la grande porte, Mademoiselle ? demanda-t-il quand tout fut prêt.

— Non, la grande porte ne s’ouvrira pas avant le mois d’octobre ; j’entrerai et je sortirai par le pavillon de Mne Moss on par la porte de derrière, répondit la jeune fille. Elle monta en souriant, mais elle ne partit pas tout de suite ; Ben se creusait vainement la tête pour deviner ce qu’elle pouvait attendre.

— Est-ce qu’il manque quelque chose ? demanda- t-il avec inquiétude.

— Ne peux-tu deviner ce que c’est ? Miss Célia l’observa et suivit son regard qui se portait rapidement des oreilles du cheval aux roues de derrière, sans pouvoir découvrir ce qu’il y avait à redire.

— Mademoiselle, je ne vois pas ce que c’est, répondit-il fort humilié de penser qu’il s’était rendu coupable d’un oubli.

— Est-ce qu’un petit groom monté là derrière ne compléterait pas merveilleusement mon équipage ? dit Célia avec un regard où il devina qu’il était l’être privilégié destiné à occuper ce poste élevé.

Il rougit de plaisir, mais balbutia en jetant un coup d’œil expressif sur ses mauvaises chaussures et sa chemise bleue.

— Je ne suis pas présentable, Mademoiselle et je n’ai pas d’autres habits.

Le sourire de Célia devint encore plus aimable quand elle dit :

— Allons, mon garçon, grimpe vile et partons, ou bien nous serons en retard pour notre soirée. »

En une seconde le nouveau groom fut installé, le corps droit, les jambes raides, les bras croisés et le nez au vent, dans la position où il avait vu les vrais grooms à côté de leurs maîtres.

Mme Moss lui fit un signe d’amitié quand la voi ture passa devant sa porle et Ben, mettant la main au bord de son mauvais chapeau de paille, répondit par un salut plein de dignité ; il ne put cependant dissimuler son ravissement, et sa gravité s’évanouit complètement lorsque Lita prit le grand trot sur la route unie qui conduisait à la ville.

Il faut bien peu de chose pour faire le bonheur d’un enfant, et les grandes personnes devraient se le rappeler plus souvent, afin de distribuer de la joie à ce petit monde comme on distribue des miettes aux moineaux affamés. Miss Célia savait bien que le jeune garçon était heureux, mais il ne trouvait pas de paroles pour lui exprimer toute la joie qu’elle lui donnait. Il ne pouvait que jeter des regards de ravissement sur tout ce qu’il voyait, et sourire quand le voile gris venait Lui caresser la ligure ; il aurait voulu pouvoir presser dans ses bras sa nouvelle amie, comme autrefois la bonne Mélia pour la remercier de quelque faveur.

L’école était finie, et l’on se serait amusé rien qu’à regarder la mine ébahie de tous les enfants quand ils aperçurent Ben perché sur le siège derrière miss Célia ; mais ce qui n’était pas moins drôle, c’était la superbe indifférence avec laquelle le jeune laquais daignait abaisser ses regards sur ce peuple vulgaire qui cheminait à pied.

Il ne put cependant refuser un petit bonjour aux deux soeurs quand il les vit sous l'érable ; le souvenir de la bibliothèque circulante fit que la reconnaissance remporta sur la dignité.

« Une autre fois nous les prendrons avec nous ; mais aujourd’hui j’ai à te parler, dit Célia quand Lita se mit au pas pour monter la colline. Mon frère a été malade et je l’ai amené ici pour se rétablir. Je veux tout faire pour l’amuser, et je crois que tu pourrais m’y aider de bien des manières. Veux-tu être chez moi au lieu de travailler chez M. Allen ?

— Oh ! oui, je le veux bien, s’écria Ben avec une telle vivacité que toute antre affirmation devenait inutile, et la jeune fille satisfaite poursuivit :

— Ce pauvre Thorny, vois-tu, est faible et irritable, et il ne se donne pas assez de mouvement, car il faudrait qu’il vécût beaucoup au grand air : cela l’empêcherait de penser à ses petites misères. Comme il ne peut pas encore marcher longtemps, je lui ai acheté une chaise roulante que l’on pousse, et, les allées étant solides et unies, il sera facile de l’y promener. Voilà une des choses que tu peux faire ; une autre c’est de soigner ses animaux jusqu’à ce qu’il puisse le faire lui-même. Tu pourras aussi lui raconter tes aventures, et tu lui parleras comme un garçon peut seul le faire à un autre garçon. Cela l’amusera quand j’ai besoin d’écrire ou de sortir ; mais je ne le quitte jamais pour longtemps et j’espère que bientôt il sera en état de circuler comme nous tous. Que penserais-tu de cet emploi ?

— Numéro un ! Je prendrai bien soin du petit garçon et je ferai tout pour le satisfaire et Sancho aussi ; il aime tant les enfants, répondit Ben à qui cette nouvelle place paraissait fort tentante.

Miss Célia se mit à rire et tempéra un peu son ardeur par ces paroles :

— Je ne sais trop ce que Thorny dirait de s’entendre appeler petit. Il a quatorze ans et il grandit chaque jour. A mot il me semble encore un enfant parce que j’ai dix ans de plus que lui ; mais il né faut pas t’inquiéter de ses longues jambes et de ses grands yeux ; il est trop faible pour te faire du mal, seulement tu ne t’étonneras pas s’il te bouscule quelquefois.

— J’y suis accoutumé ; je n’y ferai pas attention, pourvu qu’il ne m’appelle pas « vaurien » et qu’il ne me lance rien à la tête, dit Ben qui pensait aux récentes épreuves qu’il avait subies de la part de Pat.

— Je puis te promettre cela ; je suis sûre que Thorny t’aimera : car je lui ai conté ton histoire et il est impatient de voir « le petit écuyer », comme il t’appelle. M. Allen dit que je puis m’en rapporter à toi, et cela me plaît : car je suis bien aise de trouver !a besogne faite comme il faut sans être toujours à surveiller. Tu seras bien nourri et bien vêtu, traité avec bonté et payé équitablement si tu veux demeurer chez moi.

— Oh oui ! je le veux bien,... du moins jusqu’à ce que mon père revienne. Monsieur a déjà écrit à Smithers ; mais il n’a pas encore de réponse. Je sais bien qu’à présent Smithers est en voyage, et il pourra se passer bien du temps avant que nous recevions des nouvelles , répondit Ben qui se sentait beaucoup moins impatient de s’en aller depuis qu’il avait reçu cette belle proposition.

— En attendant nous verrons comment nous nous arrangerons, et d’ailleurs ton père sera peut-être bien aise do te laisser chez nous pendant l’été, s’il est absent. Maintenant, conduis-moi chez le boulanger, chez le confiseur et à la poste », dit Miss Célia quand ils furent entrés dans la principale rue de la ville.

Ben sut se rendre utile et, quand toutes les commissions furent faites, il reçut sa récompense sous la forme d’une paire de souliers et d’un chapeau de paille entouré d’un ruban bleu dont les bouts flottants étaient ornés d’ancres d’argent. Il eut le bonheur d’être chargé de conduire en retournant aux Lilas, pendant que sa nouvelle maîtresse lisait ses lettres. Il y en avait une qui était très, très longue, dont l’enveloppe portait un timbre singulier ; elle la lut deux fois et ne parla pas jusqu’à ce qu’on fût rentré. Ben alla ensuite reconduire Lita et porter le courrier chez M. Allen, promettant d’expédier sa besogne de façon à être revenu pour le thé. CHAPITRE IX

Une joyeuse soirée.

À six heures moins cinq minutes les invités arrivèrent ponctuellement et en grand apparat : Bab et Betty avaient mis leurs plus jolies robes et ajouté des nœuds de ruban à leurs tresses ; Ben avait une chemise bleue toute neuve et portait des souliers, comme un jour de grande fête ; la toison de Sancho était bien brossée et ses manchettes aussi fraîches que si elles sortaient de chez le marchand.

Personne n’était là pour les recevoir, mais la petite table placée au milieu de l’allée était déjà servie ; quatre chaises et un tabouret étaient rangés autour. Le mignon service à thé en porcelaine verte et blanche excita au plus haut point l’admiration des petites filles. Ben soupirait après le régal et Sancho ne résistait qu’avec peine à la tentation de renouveler son ancienne prouesse. Pouvait-on s’étonner de voir le chien flairer avidement et les enfants échanger des sourires ! la table était chargée de tartes, de gâteaux, de biscuits et de sandwiches, et une charmante petite bouilloire à thé chantait gaiement sur la lampe à esprit de vin. — Est-ce que ce n’est pas délicieux ? dit tout bas Betty, qui n’avait jamais rien tu de semblable.

— Je voudrais seulement que Sally put nous voir en ce moment, répondit Bab, qui n’avait pas encore pardonné à son ennemie.

— Je me demande où est le jeune garçon, ajouta Ben fort bien disposé pour les autres, mais un peu in- quiet do ce que l’on penserait de lui.

Un roulement de voiture se fît entendre et les yeux des convives se tournèrent aussitôt vers le jardin où ils aperçurent miss Célia poussant devant elle le chariot où était son frère, dont une jolie couverture enveloppait les longues jambes ; un chapeau à larges bords cachait presque les yeux de Thorny, et l’expression de mécontentement répandue sur sa figure la rendait aussi peu sympathique que le ton plaintif et grognon avec lequel il disait en approchant :

— D’abord, s’ils font du bruit, je m’en vais. Je ne comprends pas pourquoi tu les as fait venir.

— Pour t’amuser, mon ami. Je suis sûre qu’ils y réussiront, pourvu que tu veuilles les aimer, lui répondit à l’oreille sa sœur, qui souriait et disait bonjour de la tête par-dessus le dossier de la chaise roulante ; puis elle ajouta :

— Quelle exactitude ! mais je suis toute prête aussi et nous allons commencer immédiatement. Voici mon frère Thornton, et j’espère que bientôt nous serons tous fort bons amis. — Tiens, Thorny, (1) voilà ce drôle de petit chien, n’est-ce pas qu’il est joli et bien frisé ?

Ben ayant entendu la phrase désobligeante du jeune homme avait aussitôt pensé qu’il ne l’aimerait pas, et

(1) Abréviation qui veut dire épineux. Miss Célia poussait devant elle le chariot où était son frère (page 98). de son côté Thorny avait décidé d’avance qu’il ne jouerait pas avec un saltimbanque : aussi montrèrent-ils l’un et l’autre beaucoup de froideur et d’indifférence quand miss Célia fit la présentation. Sancho, qui était très-sociable et tout à fait incapable de montrer un sot orgueil, leur donna le bon exemple : il s’approcha de la voiture, tandis que sa queue s’agitait en l’air comme un drapeau parlementaire, puis il présenta poliment sa patte pour demander un« poignée de main.

Thorny ne put résister à de pareilles avances, il caressa la tête blanche en répondant par un regard amical aux yeux intelligents du chien ; puis il dit à sa sœur :

— Quel bon petit chien ! On dirait presque qu’il va parler, n’est-ce pas ?

— Mais il parle. Sancho, dis : Comment vous portez- vous ? commanda Ben, qui s’était subitement radouci en voyant Thorny admirer son chien.

— Ouao, ouao, ouao ! dit aussitôt le chien avec le ton aimable de la conversation ; il s’était assis et avait touché son front de sa patte en faisant le geste de saluer avec un chapeau. Malgré lui, Thorny éclata de rire, et miss Célia, voyant que la glace était rompue, roula la chaise à la place qui lui avait été réservée près de la table. Elle s’assit ensuite en face de son frère, plaça les deux petites filles d’un côté, Ben et Sancho de l’autre, et invita les convives à commencer l’attaque.

Bab et Betty babillèrent bientôt avec, autant d’aisance que si elles eussent connu leur aimable hôtesse depuis des mois ; mais les deux garçons, se tenant encore sur la réserve, faisaient de Sancho leur intermédiaire. L’excellent animal se conduisait avec une merveilleuse convenance : il se tenait assis sur son coussin dans une attitude si digne que vraiment il semblait que c’était prendre une grande liberté que de lui offrir à manger.

Une assiette d’épaisses tartines avait été préparée pour son usage spécial, et quand Ben en mit une devant lui, il affecta de no pas s’en apercevoir tant qu’il n’eut pas reçu le signal, alors les tartines disparurent avec une rapidité merveilleuse, puis aussitôt Sancho se replongea dans de profondes réflexions.

Mais ayant une fois goûté de ce mets succulent il eut bien de la peine à ne pas laisser voir qu’il recommencerait volontiers, et, malgré tous ses efforts pour rester immobile, son nez était en pleine activité, ses yeux ne pouvaient se détourner de cette assiette si bien garnie et sa queue blanche tremblait d’émotion sur le coussin rouge. Enfin il vint un moment où la tentation fut la plus forte. Ben prêtait l’oreille à ce que lui disait miss Célia, une tarte était posée dans son assiette, Sancho regarda Thorny, celui-ci fit un signe d’assentiment, Sancho cligna de l’œil, escamota la tarte, puis d’un air pensif affecta de s’intéresser vivement à un moineau perché sur une branche.

L’adresse du fripon avait tellement amusé le jeune garçon que, rejetant son chapeau en arrière, il battit des mains et fut pris d’un accès de fou rire, ce qui ne lui était pas arrivé depuis bien longtemps. Tous les convives le regardèrent avec étonnement, ce fourbe de Sancho fit l’innocent et eut l’air de dire : Eh bien ! mon ami, d’où vient donc cette subite gaieté ?

Thorny, oubliant sa bouderie et sa sauvagerie, se mit aussitôt en frais de conversation. Ben, flatté de l’intérêt que l’on témoignait à son chien, répondit convenablement et charma bientôt son interlocuteur par des récits amusants de la vie du cirque.

Miss Célia jouissait de ce résultat, tout réussissait à merveille : les assiettes avaient été dégarnies à plusieurs reprises, la théière était vide pour la seconde fois, et la maîtresse de maison se demandait avec raison si elle ne devrait pas mettre un frein à l’appétit vorace de ses convives lorsqu’un incident vint à propos la décharger de cette pénible tâche.

On apercevait, planté au milieu de l’allée, un enfant qui suivait avec un grave intérêt tout ce qui se passait. C’était un joli petit garçon de six ans, bien mis, les cheveux noirs coupés court sur le front, les joues roses, avec de bonnes grosses jambes le long desquelles ses chaussettes avaient glissé sur ses petits souliers poudreux. Un bout de sa large ceinture dénouée traînait sur le sol, et son chapeau retenu autour du cou par un caoutchouc lui pendait dans le dos. Dans sa main droite il portait une petite tortue et sa gauche étreignait une collection de baguettes choisies. Avant que miss Célia eût pu l’interroger il annonça tranquillement le but de sa visite :

— Je suis venu voir les paons.

— Tu les verras tout à l’heure, commença la jeune fille, mais elle n’en put dire davantage, car l’enfant ajouta en avançant d’un pas :

— Et les lapins...

— Rien, mais ne veux-tu pas d’abord...

— Et le chien frisé, continua la petite voix, et le visiteur se rapprocha d’un pas.

— Le voilà. Un silence, un long regard, puis une nouvelle demande, toujours du même ton solennel ; le petit garçon fit encore un pas en avant.

Dans sa main droite il portail une tortue et dans sa gauche une collection de baguettes. (Page 103.)

— Je voudrais entendre braire l’âne.

— Certainement, s’il y consent.

— Et les paons crier.

— Monsieur veut-il encore quelque chose ? dit Célia.

Etant alors parvenu jusqu’à la table, l’insatiable personnage examina les assiettes ravagées, montra de son doigt potelé un unique gâteau laissé par décorum et dit d’un air de commandement :

— Je veux de ça.

— Sers-toi et assieds-toi sur la marche pour manger, pendant que tu me diras de qui tu es le petit garçon, reprit miss Célia fort amusée des façons d’agir de son visiteur.

Le petit bonhomme déposa ses baguettes, prit le gâteau, s’assit sur la marche et, sa petite bouche rose toute pleine, répondit :

— Je suis le petit garçon à papa. Il fait un journal et moi je l’aide beaucoup.

— Quel est son nom ?

— M. Barlow. Nous demeurons à Springfield, voulut bien dire le nouveau convive qui était devenu moins solennel depuis qu’il avait la bouche pleine.

— As-tu une maman, mon chéri ?

— Elle fait la sieste, et alors je vais me promener.

— Sans demander de permission sans doute. As-tu des frères ou des sœurs pour aller avec toi ? demanda miss Célia qui cherchait à deviner à qui pouvait appartenir ce petit échappé.

— J’ai deux frères : Thomas Merton Barlow et Harry Sanford Barlow. Moi je suis Alfred Tennyson Barlow. Il n’y a pas de filles dans notre maison, excepté Bridget.

— Ne vas-tu pas à l’école ?

— Les grands y vont, mais moi je n’apprends pas encore de grec et de latin. Je jardine, je lis à maman et je lui fais des vers.

— Ne pourrais-tu m’en faire aussi ? je les aime beaucoup, dit miss Célia voyant que ce babil amusait les enfants. — Je ne crois pas que je puisse en faire maintenant , J’en ai fait en venant, je vais vous les dire ; et le bébé inspiré croisant ses jambes se mit à débiter le pathos suivant :

Douces sont les fleurs de la vie

Semées parmi mes heureux jours ;

Douces sont les fleurs de la vie

Quand j'étais un petit enfant.

Douces sont les fleurs de la vie

Que je passais avec mon père,

Douces sont les fleurs de la vie

Quand la lampe brille dans la nuit,

Douces sont les fleurs de la vie

Quand les fleurs d’été s’épanouissent.

Douces sont les fleurs de la vie

Mortes avec les neiges d’hiver.

Douces sont les fleurs de la vie

Quand reviennent les jours du printemps (1).

— D’où a-t-il tiré tout cela ? s’écria miss Célia stupéfaite, tandis que les enfants regardaient bouche

(1) Ces vers ont été réellement composés par un enfant de six ans.

Sweet are the flowers of life,

Sweet o’er my happy days at home ;

Sweet are the flowers of life

When I was a little child.

Sweet are the flowers of life

That I spent with my father at home ;

Sweet are the flowers of life

When the lamps are lighted at night ;

Sweet are the flowers of life

When the flowers of summer bloomed.

Sweet are the flowers of life

Dead with the snows of winter ;

Sweet are the flowers of life

When the days of spring come on. béante le jeune Tennyson, qui allait par distraction mordre à même la tortue, la prenant pour le gâteau ; pour n’être plus exposé à un pareil quiproquo, il fourra la malheureuse bête dans sa petite poche, comme si c’eût été une chose convenue entre eux depuis longtemps.

— Ca vient de dans ma tête. Oh ! l’en fais beau- coup, dit l’imperturbable petit bonhomme cédant de plus en plus aux influences sociales du moment.

— Voici les paons qui viennent demander à manger, dit Bab en voyant paraître les beaux oiseaux dont le splendide plumage étincelait au soleil.

Le jeune Barlow se leva pour mieux admirer, mais sa curiosité n’étant pas encore complètement satisfaite, il allait prier Junon et Jupiter de faire entendre leur ramage, lorsque le vieux Jacquot, soupirant après la société, passa la tête par-dessus le mur du jardin et se mit à braire d’une façon formidable.

Ce bruit imprévu troubla les esprits du jeune étranger, qui chancela un instant sur ses solides jambes, et ses traits perdirent de leur solennité tandis qu’il demandait à demi-voix d’un air étonné :

— Est-ce là le cri des paons ?

Les enfants lurent pris d’un fou rire et miss Célia eut peine à se faire entendre quand elle répondit gaiement :

— Non, mon petit ami, c’est l’âne qui te demande d’aller le voir. Veux-tu y venir ?

— Je crois que je ne puis pas rester plus longtemps ; maman doit avoir besoin de moi ; et sans un mot de plus, le poète déconcerté par les rires se retira précipitamment, oubliant ses chères baguettes. Ben courut après lui pour veiller à ce qu’il ne lui arrivât pas d’accident, et revint presque aussitôt raconter qu’Alfred avait rencontré son domestique et qu’il s’en était allé chantant de nouveaux vers destinés à allonger son poème et dans lesquels les paons et les ânes se mêlaient agréablement aux « fleurs de la vie. »

— Maintenant je vais vous montrer mes joujoux, puis nous ferons une partie de jeu avant que Thorny soit obligé de rentrer, dit miss Célia pendant que Randa desservait le thé et revenait avec un grand plateau plein de livres d’images, de cartes de géographie découpées, de jeux variés, de petits animaux, et sur le tout un beau bébé en toilette.

À cette vue, Betty tendit les bras pour l’y recevoir avec un cri de joie. Bab s’empara des jeux et Ben se confondit d’admiration devant un petit chef Arabe caracolant sur son cheval blanc, « sellé, bridé et harnaché pour le combat». Thorny chercha et retrouva une certaine patience qu’il parvint à relaire après beaucoup de travail. Même Sancho trouva quelque chose qui l’intéressait ; se dressant sur les jambes de derrière, il glissa sa tête entre les deux jeunes garçons, puis avança la patte afin d’atteindre des petits carrés sur lesquels se trouvaient des lettres bleues ou rouges.

— Il a l’air de savoir re que c’est, dit Thorny qui s’amusait des tentatives de l’animal.

— Mais oui, il le sait, répondit Ben. Sancho, écris ton nom, et il mit quelques-unes des jolies lettres devant l’animal qui remua la queue avec impatience jusqu’à ce qu’il eût l’alphabet complet à sa disposition. Alors, d’un air décidé il repoussa les lettres à l’écart jusqu’à ce qu’il n’en eût plus que six qu’il rangea avec son nez et sa patte, et l’on put bientôt lire le nom de Sancho fort bien épelé.

— Comme il est habile ! s’écria Thorny ravi. Est- ce qu’il sait encore autre chose ?

— Oh ! oui ; c’est comme cela qu’il gagnait sa vie et la mienne, répondit Ben, et il fit répéter au caniche tous ses tours, avec un tel succès que miss Célia elle- même en fut émerveillée.

— Il a été soigneusement dressé, dit-elle quand Sancho alla se reposer et recevoir les caresses des enfants ; sais-tu comment on s’y est pris ?

— Non, mademoiselle, j’étais tout petit quand papa l’a dressé et il ne m’a pas dit comment il avait fait. J’ai un peu aidé à lui apprendre à danser, mais ce n’était pas difficile, il est si intelligent ! Je me souviens pourtant que mon père disait que le milieu de la nuit était le meilleur moment pour lui donner ses leçons parce qu’il ne se faisait aucun bruit qui vint le distraire et lui troubler la mémoire. Je ne sais pas la moitié des tours de papa, mais il me les montrera dès qu’il sera revenu. Tant que je serai petit il aimera mieux me voir faire travailler Sancho que monter à cheval.

— J’ai un charmant livre d’animaux et l’on y raconte des choses intéressantes sur des chiens savants qui savaient faire des tours merveilleux. Cela vous amuserait-il d’en entendre lire des passages pendant que vous faites vos cartes et vos patiences ? demanda miss Célia, enchantée de voir son frère s’intéresser avec un peu de suite à quelque chose, ne fût-ce qu’à son convive à quatre pattes.

— Oh ! oui, oui, mademoiselle, répondirent avec empressement tous les enfants, et miss Célia se mit à faire la lecture du fragment suivant, mais en ayant soin d’abréger ou d’expliquer ce qui pouvait en avoir besoin :

« J’invitai un jour les deux chiens à dîner et à passer la soirée ; ils vinrent avec leur maître qui était français. Il avait été professeur dans une école de sourds-muets et avait eu l’idée d’appliquer aux chiens la même méthode. Il était aussi escamoteur et se faisait aider par Blanche et sa fille Lyda. Pendant le dîner il ne ne passa rien de remarquable ; mais quand au dessert je donnai à Blanche un morceau de fromage en demandant si elle savait comment cela s’appelait, son maître me répondit qu'elle savait récrire. On porta la lampe sur une autre table, et l’on éparpilla tous les caractères de l’alphabet, peints sur des cartes. Blanche s’assit et attendit que son maître lui dit d’écrire fromage, ce qu’elle fit sans peine ; puis, quelqu’un traça sur une ardoise le mot allemand pferd. Blanche regarda et repoussa ensuite l’ardoise avec sa patte pour donner à entendre qu elle avait lu.

— « Maintenant, lui dit son maître, écris-moi cela en français, et aussitôt elle composa le mot cheval. Mais nous sommes chez un Anglais, mets-le en anglais, elle composa le mot horse. Après cela nous épelâmes quelques mots avec des fautes et elle les corrigea aussitôt. Mais elle ne semblait pas aimer ce travail, car elle grognait, grondait et paraissait si ennuyée qu’on lui permit d’aller dans un coin se reposer et manger des gâteaux»

« Ce fut ensuite le tour de Lyda, qui s’installa sur la table et additionna des sommes avec un jeu de chiffres. Elle fit aussi très-bien de l’arithmétique parlée.

— « Voyons, Lyda, dit le maître, je voudrais savoir si tu comprends la division. Je suppose que tu aies dix morceaux de sucre et que tu rencontres dix chiens prussiens, combien de morceaux donneras-tu, toi, une chienne française, à chacun des prussiens ? Lyda répondit sans hésiter en montrant le chiffre 1. Mais si tu devais partager également avec moi ? combien de morceaux me donnerais-tu ? Lyda prit le 5 et le présenta poliment à son maître. »

— Gomme elle était intelligente ! Sancho ne peut pas en faire autant, s’écria Ben forcé de convenir que la chienne française surpassait son favori.

— Il n’est peut-être pas encore trop vieux pour apprendre... Faut-il continuer ? demanda miss Célia voyant que les garçons paraissaient s’amuser, tandis que Betty l’occupait de la poupée et que Bab était tout entière à une patience.

— Oh oui ! qu’est-ce qu’ils faisaient encore ?

— « Ils jouaient ensemble une partie de dominos, c’est-à-dire qu’ils s’asseyaient en face l’un de l’autre, et touchaient les dominos qu’ils voulaient, mais c’était le maître qui les plaçait et qui disait tout haut comment marchait la partie. Lyda perdit, montra beaucoup de mauvaise humeur, et alla se cacher sous le sofa. Blanche fut ensuite entourée de cartes tandis que son maître tenait un autre jeu et nous disait d’en choisir une, puis il lui demandait laquelle avait été désignée, et elle prenait sans se tromper, avec ses dents, celle qu’il fallait . On me demanda ensuite d’aller dans la pièce voisine, de mettre une lampe sur le plancher, de disperser des cartes autour et de laisser la porte entr’ouverte. Le maître pria quelqu’un de dire bas à l’oreille de la chienne quelle carte elle devait aller chercher, elle partit aussitôt, et rapporta la carte demandée, montrant ainsi qu’elle en savait le nom . Lyda fit avec des numéros des tours très-jolis, mais qu’il était impossible à un chien de comprendre, cependant nous ne pûmes jamais découvrir que moyen employait son maître, car il ne faisait aucun signe de la tête ou des mains ; sans doute, c’était l'inflexion de sa voix qui indiquait au chien ce qu’il devait faire.

« Il fallait, me dit-il, une heure par jour pendant dix-huit mois, pour instruire un chien de manière à le faire paraître en public, et (ainsi que tu le disais, Ben) que la nuit est le moment le plus favorable pour les leçons. Quelque temps après, cet homme mourut, et sa femme, ne sachant comment faire travailler ces chiens extraordinaires, fut obligée de la vendre.»

— Oh ! que j’aurais voulu les voir et découvrir comment ils avaient été instruits ! Ah ! Sancho, mon ami, il va falloir que tu étudies ferme, car je ne veux pas que tu sois surpassé par des chiens français ; et Ben secoua son doigt d’un air si sévère, que le pauvre animal vint se coucher à ses pieds, et mit ses pattes sur ses yeux comme s’il eût pleuré.

— Est-ce qu’il y a un portrait de ces deux chiens si intelligents ? demanda le jeune garçon en regardant avec envie le livre resté ouvert sur la table.

— ; Non, on n’a pas même donné leurs portraits, mais il y a ceux d’autres animaux intéressants et de anecdotes sur les chevaux qui te plairont, j’en suis sûre, dit-elle en feuilletant le livre devant lui. Ils ne se doutaient guère du bien que ces charmantes pages feraient au jeune garçon quand il aurait besoin d’être consolé d’un chagrin qui le menaçait dans un avenir peu éloigné. CHAPITRE X

Un grand chagrin.

— Merci, mademoiselle, c’est un livre numéro un, surtout pour les images ; mais je n’aime pas à voir ces pauvres bêtes ; et il montrait une gravure qui représentait un champ de bataille jonché de chevaux morts ou blessés. Sur le premier plan on en voyait un pour qui toute souffrance avait cessé, puis un autre, abattu sur son maître sans vie, soulevait avec peine sa tête pour adresser un hennissement d’adieu à ceux qui, plus heureux que lui, passaient en galopant au milieu d’un nuage de poussière.

— Ils devraient au moins s’arrêter pour le secourir, balbutia Ben tout ému, puis il se lutta de tourner la page et de chasser cette pénible émotion en contemplant trois chevaux qui paraissaient l’emblème du bonheur : ils étaient dans une belle prairie dont l’herbe verte leur montait jusqu’à mi-jambes, et descendaient vers le lit d’un clair ruisseau où ils allaient s’abreuver.

— Comme ce cheval noir est beau ! il semble que sa crinière va voler au vent, et qu’on l’entend hennir à la vue de ce petit garçon qui sans doute va lui demander de faire un temps de galop. Oh ! comme je voudrais être monté dessus et faire au soleil levant le manège autour de cette belle prairie ! et Ben s’agitait sur sa chaise comme si son souhait se fut réalisé.

— Quand tu voudras, tu pourras faire sur Lita le tour de mon champ. Elle en sera ravie, et la selle de Thorny arrivera la semaine prochaine, dit miss Célia, satisfaite de voir l’enthousiasme de l’enfant à la vue des nobles animaux pour lesquels elle avait elle-même un grand faible.

— Je n’ai pas besoin d’attendre une selle. J’aimerais mieux montera poil. Mais, mademoiselle, est-ce là le livre dont vous m’avez parlé et où les chevaux parlent ? demanda Ben se rappelant tout à coup les paroles qui, depuis quelque temps, lavaient souvent préoccupé.

— Non, j’ai apporté ce livre, mais je ne l’ai pas encore déballé. Je le chercherai ce soir. Ne me le laisse pas oublier, Thorny.

— Ah mais, c’est moi qui ai oublié quelque chose ! pardonnez-moi, mademoiselle, M. Allen m’avait donné une lettre pour vous et je me suis si bien amusé que je l’ai laissée dans ma poche. La voici.

Laissant ses jeunes convives à leurs jeux, miss Célia s’assit sous le porche pour lire ses lettres, car l’enveloppe en contenait deux. A mesure qu’elle avançait dans sa lecture sa physionomie prenait une expression si grave et si triste, que, si on l’avait observée, on se serait demandé quelle mauvaise nouvelle avait pu en si peu de temps lui faire perdre toute sa gaieté. Mais personne ne la regarda et ne vit quelle profonde compassion il y avait dans ses yeux quand elle les arrêta sur la joyeuse ligure de Ben, après avoir mis les lettres dans sa poche. Personne non plus ne remarqua qu’elle redoubla d’amabilité lorsqu’elle revint près de la table. Mais sans rien voir, Ben pensait qu’il n’y avait jamais eu une dame aussi charmante que celle qui, penchée par-dessus son épaule, lui aidait à refaire une carte découpée sans jamais se moquer de ses méprises.

Elle avait été si bonne, si obligeante, que, quand une heure plus tard elle quitta les enfants pour présider au coucher de son frère, Ben et les deux sœurs éprouvèrent le besoin de se communiquer leur enthousiasme tout en mettant en ordre les jouets et les livres qui leur avaient l’ait passer une si agréable soirée.

— Elle est comme les bonnes fées dans les livres, et il y a chez elle tant de jolies choses ! disait Betty en prodiguant des caresses d’adieu à la poupée séduisante dont les paupières se fermaient si à propos, comme pour témoigner de la bienfaisante influence des berceuses qu’on lui avait chantées tandis que beaucoup de ses sœurs au contraire, semblent résolues à lasser la patience de leurs petites mamans en restant toujours les yeux grands ouverts.

— Que de choses elle sait ! je crois vraiment qu’elle est plus instruite que notre maîtresse, et elle n’a jamais l’air ennuyé de toutes nos questions. J’aime les gens qui me répondent, ajouta Bab toujours avide d’apprendre du nouveau,

— Moi, dit Ben à son tour, j’aime le jeune garçon et je crois qu’il m’aime aussi, quoique je n’aie pas su où se trouve Nantucket. Il désire que je lui apprenne à monter à cheval quand il aura recouvré ses forces et miss Célia dit que je le pourrai bien. Elle sait comment s’y prendre pour vous rendre bon ; et il contemplait avec amour le petit chef arabe qu’on lui avait donné, quoique ce fût la plus jolie marionnette de toute la collection.

— Comme nous allons être heureux ! s’écria Bab, elle a dit que nous pourrions venir tous les soirs jouer avec elle et Thorny.

— Et, reprit Betty, elle va faire arranger les bancs sous le porche pour que nos joujoux y soient à l’abri de la pluie et que nous les ayons toujours sous la main.

— Et moi je vais être à son service et rester ici toute la journée. Je crois bien que la lettre que j’ai apportée est une recommandation de M. Allen.

— Oui, Ben, et si je n’avais pas eu déjà pris la résolution de te garder, je le ferais certainement maintenant, mon enfant. Ces deux derniers mots avaient été prononcés avec une inflexion si expressive par miss Célia en lui posant la main sur l’épaule, qu’il se retourna vivement et rougit de plaisir en se demandant ce que son maître avait pu dire en sa faveur.

— Il faut, mes enfants, continua la bonne demoiselle, que votre maman ait sa part du régal, et Bab va lui porter ceci ; Betty emportera son bébé, il dort si paisiblement dans ses bras qu’il faut bien se garder de l’éveiller. Bonsoir, mes petites voisines, à demain ; et miss Célia donna un baiser à chacune des fillettes.

— Est-ce que Ben ne rentre pas avec nous ? demanda Bab, tandis que Betty, folle de joie, emportait sa chère enfant.

— Non, pas encore ; j’ai besoin de lui parler. Vous direz à votre maman qu’il va venir bientôt ; et Bab s’en alla chargée d< l’assiette de friandises. Alors Célia attira Ben à côté d’elle sur la marche, elle tira les lettres de sa poche et une ombre se répandit sur ses traits comme le crépuscule et la rosée sur le monde.

— Ben, mon chéri, j’ai quelque chose à te dire, commença-t-elle lentement, et l’enfant attendit en souriant de bonheur, car personne ne l’avait appelé ainsi depuis la mort de Mélia. M. Allen a eu des nouvelles de ton père et voici la lettre de M. Smithers qu’il m’a envoyée.

— Hourra ! et où est-il je vous prie ? s’écria Ben, impatient de la voir poursuivre, car elle ne lui offrait pas de voir la lettre, mais regardait fixement Sancho, assis sur la marche inférieure, comme si elle eût attendu qu’il vînt à son aide.

— Il est allé chercher des mestangs et il en a envoyé, mais il n’a pas pu venir lui-même.

— Il sera allé plus loin, je suppose. Il avait parlé d’aller jusqu’en Californie ; mais alors il devrait m’écrire d'aller le rejoindre : j’aimerais bien à y aller, c’est un beau pays, dit-on.

— Il est allé plus loin que la Californie et, je l’es- père, dans un pays encore plus beau ! et les regards de Célia se portèrent vers le ciel où les premières étoiles commençaient à paraître.

— Il ne m’a pas envoyé chercher ? Où est-il allé ? Quand reviendra-t-il ? demanda Ben avec un tremble- ment involontaire.

Miss Célia l’entoura de ses bras et lui répondit avec une profonde tendresse :

— Mon cher Ben, si je te disais qu’il ne doit jamais revenir, pourrais-tu te résigner ? — Mais que voulez-vous dire ? Oh ! mademoiselle, il n’est pas mort, n’est-ce pas ? et un cri de douleur du pauvre enfant perça le cœur de Célia et fit relever Sancho qui se mit à aboyer.

— Mon cher petit garçon, je voudrais pouvoir te répondre non.

Il n’avait plus de questions à faire. Les larmes et les caresses n’avaient plus rien à lui apprendre. Il avait compris qu’il était désormais orphelin et il se tourna instinctivement vers son plus ancien ami, celui dont il était le plus aimé ; il se laissa glisser près de son chien et, la tête appuyée sur le cou frisé de l’animal, il sanglota amèrement.

— Oh ! Sancho, il ne reviendra plus jamais, jamais !

Le pauvre Sancho ne pouvait répondre que par de petits gémissements de sympathie et lécher les pleurs qui tombaient en abondance sur son corps après avoir inondé la figure de l’affligé, mais ses yeux exprimaient tant de douleur muette et d’affliction qu’ils semblaient avoir quelque chose d’humain. Miss Célia, tout en essuyant ses propres larmes, caressait d’une main la tête blanche et bouclée du chien et de l’autre les cheveux noirs de son maître. Tout à coup, les sanglots cessèrent et, sans relever la tète, Ben murmura :

— Voulez-vous me dire tout ? je serai raisonnable.


Alors, miss Célia lut la lettre qui annonçait tout crûment les tristes nouvelles que Smithers avouait avoir reçues depuis plusieurs mois, mais qu’il n’avait pas voulu faire connaître à Ben de peur de le rendre impropre au travail qu’on exigeait de lui. On ne pouvait dire que peu de chose de la mort de son père, si ce n’est qu’il avait été tué quelque part dans l’Ouest. Un étranger avait écrit le fait à la seule personne dont le nom et l’adresse eussent été trouvés dans le portefeuille de Brown. M. Smithers offrait de reprendre l’enfant et « de le bien traiter », affirmant que le désir du défunt était que son fils demeurât où il l’avait laissé et suivit la profession pour laquelle il avait été préparé»

— Veux-tu y retourner, Ben ? dit Célia pour faire une petite diversion à son angoisse.

— Non, non, j’aimerais mieux mourir de faim. Il était si dur pour Sancho et pour moi ! ce serait encore bien pis à présent que je n’ai plus de père. Ne me renvoyez pas ! gardez-moi ici ; tout le monde y est Ion pour moi, je n’ai pas ailleurs où aller ; et la tête qui s’était graduellement relevée retomba sur le corps de Sancho comme si c’eut été son unique appui.

— Tu resteras ici, et tu ne t’en iras jamais que de ton plein gré. Je t’ai appelé « mon enfant » pour jouer, mais maintenant tu seras tout de bon « mon enfant ». Cette maison sera ton foyer et Thorny ton frère. Nous aussi nous sommes orphelins et nous nous presserons les uns contre les autres en attendant qu’un ami plus fort vienne à notre aide. — Célia parlait avec tant de décision et de tendresse que Ben se sentit tout rassuré ; il la remercia en appuyant ses lèvres sur «a jolie pantoufle qui se trouvait à sa proximité, comme s’il n’avait pas eu de paroles pour jurer fidélité à la douce maîtresse qu’il voulait désormais servir avec le plus entier dévouement.

Sancho comprit qu’il ne devait pas rester en arrière et il mit gravement sa patte sur le genou de Célia en faisant entendre des « ouïn, ouïn » qui signifiaient certainement : « Comptez-moi pour quelque chose et permettez-moi de payer un peu de la dette de mon maître, si je peux. »

Célia serra affectueusement la patte que lui offrait Sancho,et aussitôt la bonne bête se courba à ses pieds comme si elle se fût engagée pour toujours à garder sa bienfaitrice et sa maison.

— Ne reste pas sur cette pierre froide, Ben ; viens près de moi, que j’essaie de te consoler un peu, dit- elle en se baissant pour essuyer les grosses larmes qui coulaient sur les joues brunes à demi cachées dans sa robe. -

Mais Ben mit son bras sur sa figure et eut un redoublement de sanglots en disant :

— Vous ne pouvez pas, vous ne le connaissiez pas. Oh ! père, père ! si je t’avais au moins revu une fois !

Mais personne ne pouvait accomplir ce souhait ; cependant Célia trouva un moyen de le calmer ; bien- tôt on entendit dans le salon une musique si douce, si mélancolique, qu’elle devait agir sur les nerfs les plus éprouvés. Involontairement Ben retint ses sanglots pour écouter ; puis les larmes devinrent plus rares et semblèrent entraîner avec elles l’amertume de sa douleur. Le sentiment de son isolement s’affaiblit et il lui devint possible d’attendre l’époque où il serait appelé à rejoindre son père bien-aimé dans le lointain pays encore plus beau que la Californie dorée.

Miss Célia joua sans consulter la pendule et, lors- qu’enfin elle sortit pourvoir si Ben était parti, elle vit qu'elle n’avait pas été seule à le soulager ; d’autres amis avaient secondé ses soins ; le bruit du vent dans les lilas parfumés lui avait chanté une berceuse, l’arcade de verdure avait garanti ses paupières appesanties de la blanche lumière de la lune, et le fidèle Sancho veillait sur son petit maître qui, la tête appuyée sur un bras, dormait profondément en rêvant avec bonheur que son père était revenu. CHAPITRE XI

Le dimanche.

Ce fut par un affectueux baiser que Ben fut réveillé ; c’était la seule manière que la bonne Mme Moss eût de témoigner la sympathie dont son cœur débordait à l’égard du petit orphelin. Dans le sommeil, Ben avait oublié ses chagrins, mais ils revinrent bien vite quand il souleva ses paupières encore gonflées par les larmes qu’il avait versées la veille. Il ne pleura pas davantage, mais il se sentit abattu et isolé jusqu’à ce qu’il eût appelé Sancho pour lui raconter ce qui l’oppressait, car il ne se sentait pas porté à s’épancher même avec Mme Moss et il fut presque content quand elle eut refermé la porte. Sancho sembla comprendre que son maître avait des sujets d’affliction et il le fit voir par de petits gronements sympathiques, des gémissements pleins de condoléances et des aboiements expressifs, toutes les fois que le nom de « papa » était prononcé ; ce n’était qu’un animal, mais cette muette affection consolait Ben mieux que dus paroles ; car son caniche avait comme lui connu et aimé le père qu’il pleurait, cela semblait les unir plus étroitement depuis qu’ils étaient tout l’un pour l’autre.

— Il faut que nous prenions le deuil, mon vieux ; c’est convenable, car il n’y a personne autre que nous pour le porter, dit Ben en se souvenant que lors de l’enterrement de Mélia tout le monde portait quelque morceau de crêpe en signe de deuil.

Ce fut un sacrifice véritable pour sa vanité enfantine que d’enlever de son chapeau neuf Je joli ruban bleu aux ancres d’argent pour le remplacer par un vieux galon noir et sale qu’il retira du chapeau abandonné. Sa vie théâtrale eût dû l’habituer à attacher surtout de l’importance à l'apparence extérieure, mais le sentiment qui le faisait agir était sincère et venait réellement du cœur.

Dans sa garde-robe si restreinte il ne put trouve pour le deuil de Sancho qu’une vieille poche en percâline noire, que le poids des clous, des galets remarquables et d’autres bagatelles curieuses qu’il y avait souvent entassées, avait déjà à moitié séparée du pantalon. Une légère secousse suffit pour l’en arrache : complètement ; puis il l’attacha au collier de son chien en disant :

— Une poche me suffira bien aujourd’hui, je n’ai besoin que d’un mouchoir.

Cet objet de toilette était propre, heureusement, car il n’avait pas de remplaçant ; Ben le mit donc dans son unique poche en ayant soin d’en laisser pendre un coin, et se coiffa de son chapeau. Ses souliers craquaient d’un ton plaintif. Sancho, fort interloqué par sa cravate, marchait gravement à sa suite. Ben descendit alors, convaincu qu’il avait fait tout ce qui dépendait de lui pour témoigner de son respect pour le défunt.

Des larmes remplirent les yeux de Mme Moss en voyant le vieux ruban noir au chapeau et en pensant au sentiment qui l’y avait fait mettre, mais il lui fut difficile de dissimuler le sourire provoqué par la vue de la cravate de deuil de Sancho. Elle ne dit pas un mot qui pût troubler la consolation que l’enfant trouvait dans ces pieux soins. Ben partit donc pour faire sa besogne sans se douter de tout l’intérêt qu’il inspirait surtout à Bab et à Betty qui, depuis qu’elles avaient appris la mort de son père, ressentaient pour lui une tendre compassion.

— Tu me conduiras tantôt à l’église, car il fera chaud et Thorny n’est pas encore assez fort, dit Célia lorsque Ben courut après le déjeuner voir si elle n’avait pas besoin de lui, car il la regardait déjà comme sa maîtresse, quoiqu’il ne dût officiellement entrer en fonctions que le lendemain.

— J’en serai bien content, mademoiselle, si j’ai l’air convenable, répondit-il, heureux de l’ordre qu’il venait de recevoir, et en même temps préoccupé de la pensée qu’on doit être en grande tenue pour remplir un pareil emploi.

— Tu seras très-bien quand j’y aurai passé. Dieu ne regarde pas à nos vêtements, mon enfant, et il accueille aussi bien les pauvres que les riches. Tu n’es pas allé souvent à l’église, n’est-ce pas ? demanda miss Célia, désireuse de lui être utile, mais ne sachant par où commencer.

— Non, mademoiselle, personne n’y allait, et père était si fatigué que le dimanche il restait à se reposer, ou Lien il m’emmenait dans les bois. Au souvenir de cet heureux temps sa voix trembla et il abaissa son chapeau sur ses yeux.

— C’était là une bonne manière de se reposer, j’y ai souvent recours, et cette après-midi nous nous donnerons le plaisir d’aller dans le bois voisin, mais le matin j’aime mieux aller à l’église, il me semble que cela me met en bonne voie pour la semaine, et quand on a du chagrin, c’est là qu’on peut toujours trouver de la consolation. Veux-tu y venir pour essayer, Ben, mon cher enfant ?

— Je ferai tout ce qui peut vous plaire, mademoiselle, balbutia l’enfant sans lever les yeux ; sans doute il était pénétré jusqu’au fond du cœur de cette grande bonté, mais il désirait aussi que, pour quelque temps du moins, personne ne lui parlât de son père ; il avait tant de peine à retenir ses larmes ! et il ne voulait cependant pas avoir l’air d’un bébé.

Miss Gélia parut le comprendre, car elle reprit d’un ton encourageant :

— Vois donc que c’est joli ; quand j’étais enfant je croyais que les araignées faisaient des étoffes pour les fées et qu’elles les étendaient sur l’herbe pour les faire blanchir.

Ben, qui creusait machinalement le sable avec le bout de son soulier, s’arrêta et, levant les yeux, il aperçut une charmante toile d’araignée dont les cercles d’une régularité admirable se rattachaient à l’arcade qui surmontait la grande porte. De légères gouttes de rosée y scintillaient à mesure que le soleil venait les éclairer, un vent tiède agitait le tissu diaphane et semblait devoir remporter. — C’est bien joli, mais ce sera bientôt déchiré comme celle d’hier. Cette araignée est étonnante, tous les jours elle voit disparaître son travail et elle recommence le lendemain sans se laisser décourager, répondit Ben qui, selon la prévision de Célia, avait saisi avec empressement l’occasion de changer de conversation.

— Voilà comment elle pourvoit à sa nourriture ; elle file sa toile, puis elle attend son pain quotidien, c’est- à-dire quelque mouche, et je pense qu’il en vient toujours. Un peu plus tard tu verras ce piège rempli d’insectes que l’araignée y récoltera pour sa journée , après cela elle s’inquiétera peu de ce que doit durer sa belle mousseline.

— Oh ! je la connais bien, elle est très-belle, toute noire et jaune, et elle demeure dans un trou qui est là dans le coin. Elle s’y cache dès que je touche à la porte, mais quand je me tiens tranquille elle ne tarde pas à reparaître. Je m’amuse à l’observer, mais elle doit me détester, car l’autre jour je lui ai enlevé une belle mouche verte qui avait de grandes ailes et des yeux d’or.

— Connais-tu l’histoire de Bruce et de son araignée ? demanda Célia ; en général les enfants la savent et s’en amusent.

— Non, mademoiselle ; il y a bien des choses que les autres enfants savent et que j’ignore, répondit Ben d’un air sérieux, car depuis qu’il vivait parmi ses nouveaux amis il avait souvent senti son ignorance.

— Mais aussi il y a beaucoup de choses que tu sais et qu’ils ne savent pas. Que de garçons élevés à la ville paieraient cher pour savoir monter à cheval, courir et sauter comme toi, et combien il y en a de plus âgés qui ne sauraient pas se tirer d’affaire comme tu le fais ! La vie que tu as menée a contribué sous quelques rapports à faire de toi un homme, mais sous d’autres elle était mauvaise ; je crois que tu commences à t’en apercevoir. Eh bien ! supposons que tu cherches à oublier ce qu’il y a eu de mauvais dans Je passé et à ne te souvenir que de ce qui était bon, tout en apprenant à ressembler davantage à nos garçons qui vont à l’école et à l’église pour devenir des hommes laborieux et honnêtes.

Pendant que miss Célia parlait, les yeux de Ben n’avaient pas quitté les siens, il sentait que tout ce qu’elle disait était exact, et cependant il eut été fort embarrassé pour l’exprimer ; quand elle se tut, elle continua à l’interroger de son regard pénétrant et il répondit avec franchise :

— J’aimerais à rester ici et à être respectable, car depuis quelque temps j’ai découvert qu’on ne fait pas grand cas des écuyers de cirque, quoiqu’on aime à les voir. Je ne me souciais pas de l’école et de tout cela, mais à présent, j’ai changé d’avis et je pense que... il aimerait mieux cela que de me savoir faire le manège, puisqu’il n’est plus là pour veiller sur moi.

— Oui, je suis bien sûr qu’il le préférerait, ainsi nous essaierons, mon cher enfant. Au début cela te paraîtra triste, après la vie animée à laquelle tu as été habitué, mais elle n’était pas bonne pour toi et nous tâcherons de t’en créer une plus sûre. Si tu éprouves du découragement ou de l’ennui, tu viendras me trouver comme fait Thorny, et je chercherai à t’aplanir les difficultés. J’ai maintenant deux fils et je veux faire mon devoir à l’égard de l’un comme de l’autre.

Avant que Ben eût eu le temps d’exprimer par des paroles la reconnaissance qui se lisait dans ses regards, une tête en désordre apparut à une fenêtre et l’on entendit une voix où perçait le mécontentement :

— Célia ! je ne puis pas trouver de cordons pour mes souliers ; et puis je te prie de venir me faire mon nœud de cravate.

— Descends, mon cher paresseux, et apporte-moi une de tes cravates noires. Les cordons sont dans un sac pendu dans mon cabinet, ajouta Célia en riant, pendant que la tête mal coiffée disparaissait en murmurant :

— Oh ! les maudits sacs où il faut toujours chercher !

— Thorny a été bien gâté depuis qu’il a été malade, tu ne feras pas attention à ses caprices ni à ses bouderies. Il s’en corrigera bientôt et alors je suis sûre que vous ferez une bonne paire d’amis.

Ben n’en était pas très-convaincu, mais pour l’amour d’elle il était décidé à faire tous ses efforts ; aussi, quand le jeune convalescent parut et lui dit d’un ton protecteur et avec un léger signe de tête :

— Gomment cela va-t-il ? Ben répondit avec un accent respectueux :

— Très-bien, je vous remercie ; mais il ne courba pas la tète plus bas que n’avait fait son nouveau maître, car il avait le sentiment qu’un garçon qui savait monter sans selle ni bride et faire en l’air le double saut périlleux ne devait pas s’abaisser devant un autre garçon qui n’avait pas plus de forces qu’un chat nouveau-né. — Fais-moi un nœud de matelot, Célia, c’est plus solide, dit Thorny en levant le menton et en présentant à sa sœur une écharpe bleue, car il commençait à avoir l’instinct de l’ élégance,

— Tu devrais porter des cravates rouges jusqu’à ce que tu aies repris des couleurs ; et la bonne sœur posa doucement sa joue rose contre celle de son frère que la maladie avait pâlie ; on eût dit qu’elle voulait lui céder une partie de son incarnat.

— Les hommes se soucient peu de leur teint, dit Thorny en se dégageant, car il ne pouvait supporter d’être caressé devant témoins.

— Oh vraiment ! je connais pourtant un jeune homme qui se brosse les cheveux douze fois par jour et qui tourmente son faux-col jusqu’à ce que la fatigue le contraigne à s’asseoir.

— Je voudrais bien savoir ce que tu prétends faire de ceci ? demanda Thorny avec dignité en montrant la cravate noire.

— C’est pour mon autre fils qui va venir à l’office avec moi ; et Célia fit un second nœud qu’elle accompagna d’un si aimable sourire que le vieux ruban de chapeau en sembla tout rajeuni.

— J’aime bien ça vraiment ! commença Thorny d’un ton qui contredisait ses paroles. Un regard de sa sœur lui rappela la nouvelle qu’elle lui avait apprise le matin même, et il s’interrompit, comprenant pourquoi elle témoignait un nouveau surcroît de bonté « au petit vagabond. »

— Et moi aussi j’aime cela, car tu ne peux pas encore être mon cocher, et quand j’ai des gants frais, je n’aime pas à toucher aux harnais, répliqua Célia d’une voix si enjouée que le fantasque Thorny ne put s’empêcher d’en ressentir une douce influence.

— Ben ne va-t-il pas cirer mes bottines avant de partir ? et il jeta un regard sur les souliers neufs qui craquaient si bruyamment.

— Non, lu ne t’en serviras pas d’ici à huit jours, ce n’est pas la peine d’y perdre son temps. Ben, va brosser les miennes, tu trouveras ce qu’il te faut dans le petit hangar et à dix heures tu iras chercher Lita. Et Célia emmena son frère dans la salle à manger, tandis que notre jeune ami donnait cours à l’impatience qui débordait, en brossant avec acharnement les petites bottines qui en reçurent un brillant inaccoutumé.

Il lui semblait n’avoir jamais vu rien d’aussi joli, lorsque une heure plus tard sa jeune maîtresse sortit de la maison avec son châle et son chapeau, tenant à la main un livre et une branche de muguet ; ses gants gris-perle étaient si frais qu’il osa à peine lui offrir l’appui de son bras pour monter en voiture. Il avait vu beaucoup de belles dames dans sa vie, et celles parmi lesquelles il avait vécu aimaient les couleurs éclatantes ; elles recherchaient les faux bijoux, les plumes, les falbalas, et il s’étonnait que miss Célia parut si élégante avec une toilette si simple. Il ne savait pas encore que c’était dans la jeune fille et non dans sa toilette que résidait tout le charme, et qu’à vivre seulement auprès d’une personne comme elle il avait toutes les chances du monde de prendre des manières polies, d’acquérir de bons principes et de concevoir des pensées pures, aucune autre éducation ne vaudrait celle-là. Mais ce qu’il concevait clairement, c’est qu’il était agréable de passer là sa vie, en bonne compagnie, d’être proprement vêtu, et d’aller à l’église comme un garçon rangé. La pensée si amère de son isolement se dissipa peu à peu à mesure qu’il parcourait cette jolie route qui traversait les champs verdoyants, éclairés par un brillant soleil de juin ; il y avait dans l’air un calme bienfaisant, et près de lui était assise une personne amie qui contemplait en silence ce monde si beau, avec ce qu’il appela plus tard « son regard du dimanche ; » regard doux, heureux, comme si le travail et les préoccupations de la semaine étaient oubliées et qu’elle fût prête à recommencer tout à nouveau après avoir joui de ce jour béni.

— Eh bien ! enfant, qu’y a-t-il ? demanda-t-elle en surprenant un regard jeté à la dérobée sur elle, après bien d’autres qu’elle n’avait pas remarqués.

— Oh ! je pensais seulement que vous aviez... l’air... de...

— De quoi ? voyons, ne t’intimide pas, dit Célia en remarquant son air honteux.

— De faire des prières, répondit l'enfant tout en regrettant d’avoir été découvert.

— C’est vrai. Ne pries-tu pas quand tu es heureux ?

— Non, mademoiselle, je suis content, mais je ne dis rien.

— Les paroles ne sont pas indispensables, mais elles aident quelquefois, si elles sont sincères ; n’as-tu jamais appris de prières, Ben ?

— Ma grand ’mère m’en faisait dire quand j’étais tout petit.

— Je t’en enseignerai une, la meilleure de toutes, car elle demande tout ce dont nous avons besoin. — Nos gens n’étaient pas pieux, je crois bien qu’ils n’en avaient pas le temps.

— Je voudrais savoir si tu sais bien ce que c’est que d’être pieux ?

— C’est d’aller à l’église, lire, prier et chanter des cantiques, n’est-ce pas ?

— Tout cela est une partie de la piété, mais être bon et joyeux, faire son devoir, aider les autres et aimer Dieu, voilà la meilleure manière de montrer que nous sommes pieux, dans le vrai sens de ce mot.

— Oh ! alors vous êtes pieuse, vous, mademoiselle, s’ écria Ben qui trouvait dans les actes de sa bienfaitrice, encore plus que dans ses paroles, une définition parfaite de la piété.

— Je tâche de l’être et je ne réussis pas toujours ; mais chaque dimanche je forme de nouvelles résolutions, puis pendant la semaine je m’applique de toutes mes forces à y être fidèle. Cela est d’un grand secours, comme tu le verras quand tu auras essayé.

— Croyez-vous que si à l’église je disais : je ne veux plus jurer, je réussirais à ne plus le faire ? demanda Ben sérieusement, car il sentait que c’était pour le présent son défaut capital.

— Je voudrais qu’il fût aussi facile que cela de nous corriger ; cependant je crois que si tu prends plusieurs fois cette résolution et que tu t’efforces de ne plus jurer, tu déracineras cette habitude plus vite que tu ne penses.

— Je n’ai jamais dit de gros jurons, et avant d’être ici je n’y faisais pas attention, mais Bab et Betty ont eu l’air si scandalisées de m’entendre dire « que le diable m’emporte » et madame Moss m’a tant grondé, que j’ai tâché de ne plus le redire. Mais c’est bien difficile quand je suis en colère ; les autres mots ne me font pas autant de bien.

— Mon frère s’était habitué à dire à tout propos : que le ciel me confonde ! je lui ai conseillé de siffler toutes les fois qu’il éprouvait la tentation de prononcer un blasphème, et souvent il use de cet expédient si soudainement qu’il me fait sauter sur ma chaise. Cela ne ferait-il pas ton affaire au lieu de jurer ? demanda Célia qui n’était nullement surprise de l’habitude profane que l’enfant avait dû tout naturellement contracter dans le milieu où il avait vécu.

Ben se mit à rire et se promit d’essayer, tout en éprouvant une maligne satisfaction à la pensée de surpasser M. Thorny dans l’art de siffler ; car les occasions se présenteraient souvent.

La cloche sonnait lorsqu’on arriva à la petite ville et Lita était à peine installée sous un hangar, que l’on vit arriver de tous côtés des familles qui se rassemblèrent autour de l’église comme des abeilles autour d’une ruche.

Ben avait oublié d’ôter son chapeau, une main obligeante le lui enleva et miss Célia dit en le lui tendant :

— C’est ici un saint lieu ; souviens-toi de toujours te découvrir avant d’entrer.

Tout honteux de son inadvertance, Ben suivit sa maîtresse vers le banc où ils furent rejoints par M. et Mme Allen.

— Je suis bien aise de te voir ici, dit le juge avec un signe approbateur.

— J’espère qu’il ne va pas trop remuer pendant l’office, répliqua sa femme dont la robe de soie faisait un grand frou frou pendant qu’elle s’installait an fond du liane.

— J’aurai soin qu’il ne vous importune pas, dit Célia en offrant un tabouret et un éventail à son amie.

Ben étouffa un soupir causé par la perspective d’une heure d’immobilité, véritable supplice pour un être d’une nature aussi active, mais il avait la ferme intention de se bien conduire. Il se croisa donc les bras, se tint immobile comme une statue, et ses yeux furent la seule partie de sa personne à laquelle il permit le mouvement. Ils se promenaient de droite à gauche, de haut en bas, de la chaire garnie de velours au public qui l’environnait et parmi lequel il découvrit deux petites figures éveillées, coiffées de chapeaux à rubans bleus ; il ne put s’empêcher de répondre par un clignement de l’œil au regard provocateur de Billy Barton. Mais après dix minutes d’une attitude si méritoire il éprouva un impétueux besoin de la modifier, il décroisa ses bras et passa une jambe sur l’autre avec autant de précaution qu’une souris remue en présence d’un chat, car il savait que rien n’échappait à l’attention de Mme Allen.

L’orgue lui apporta un grand soulagement, car il put remuer ses pieds sans craindre qu’on entendit le craquement de ses souliers, mais quand on se leva pour le chant, il ne suivit pas cet exemple afin de se dérober aux regards que tous les enfants, croyait-il, allaient attacher sur lui. Le vieux pasteur lut le seizième chapitre de Samuel et commença un long sermon assez monotone. Ben écouta d’abord de toutes ses oreilles, car il éprouvait un grand intérêt pour le jeune berger « qui était de bonne mine et de beau visage » choisi pour être l’écuyer de Saül ; il aurait voulu en savoir plus long sur son compte et si les mauvais esprits revinrent troubler Saül après que David les eut chasses par les sons de sa harpe, mais le prédicateur n’en parla pas ; il s’appesantit si bien sur divers sujets, que son jeune auditeur sentit qu’il n’avait plus d’autre alternative que de s’endormir comme le juge, ou de renverser le tabouret, puisqu’il lui était interdit de frétiller, comme disait Mme Allen ; en un mot, il lui fallait une diversion.

Sa voisine, voyant son malaise, lui donna des pastilles de menthe qu’il mangea bravement, quoiqu’elles fussent si fortes que ses yeux s’emplissaient de larmes. Puis elle l’éventa à son grand désespoir, car il mettait son amour-propre à ce que sa chevelure lût bien lisse comme du satin et l’éventail de Mme Allen en dérangeait l’ordonnance.

Un soupir expressif attira enfin l’attention de miss Oélia dont les pensées et les tendres prières s’étaient envolées de l’autre côté des mers vers un être qu’elle aimait encore plus ardemment que David n’aimait Jonathan. Elle devina aussitôt ce qui arrivait et comment elle pouvait y remédier, car elle savait par expérience qu’il y a peu de jeunes garçons qui puissent écouter vertueusement tout un sermon. Elle feuilleta le petit livre qu’elle avait apporté et le mit entre les mains de Ben en lui disant :

— Lis, si tu es fatigué.

Il prit le livre et obéit avec joie, quoique le titre de « Récits de l’Ecriture sainte » ne lui parût pas fort attrayant. Son œil s’arrêta sur une gravure représentant un jeune garçon qui, en présence de beaucoup de monde, coupait la tête d’un homme de très-haute taille.

C’est sans doute l’histoire de Jacques, le tueur de géants, pensa Ben, mais, ayant tourné la page, il lut : « David et Goliath », ce qui suffit pour l’entraîner à lire avec intérêt, car c’était l’histoire du berger transformé en héros. 11 n’avait plus besoin de remuer, il n’entendait plus les phrases incompréhensibles du sermon, il ne sentait plus l’éventail de Mme Allen, Billy Barton lui montrait en vain des caricatures cachées dans son livre et qu’il aurait voulu lui faire admirer, il était absorbé par l’émouvante histoire du roi David, racontée de manière à être comprise des enfants, et illustrée de belles gravures qui captivaient ses yeux et son esprit.

Le sermon et l’histoire se terminèrent en même temps ; et en écoutant les prières, Ben comprit ce que signifiait l’affirmation de Célia que des paroles sincères et bien choisies étaient une aide.

Plusieurs demandes lui parurent faites exprès pour lui et il les répéta plusieurs fois pour s’en souvenir ; entendues pour la première fois dans un moment où il avait si grand besoin d’être encouragé, elles lui parurent d’autant plus douces et plus consolantes. Lorsque Célia jeta un regard sur lui, elle saisit sur sa physionomie une expression nouvelle et elle entendit à côté d’elle une voix qui se mêlait timidement au cantique d’actions de grâces chanté avant la sortie.

— Que penses-tu de l’office ? demanda Célia quand ils se furent remis en route. — Numéro un, répondit vivement Ben.

— Tu aimes surtout le sermon ?

Ben se mit à rire et dit en jetant un tendre regard sur le petit livre :

— Je n’ai pas pu le comprendre, mais l’histoire est si jolie ! Il y en a d’autres et je serai bien heureux si je puis les lire.

— Je suis bien aise que tu les aimes, et nous les garderons pour un autre sermon. Thorny faisait toujours cela. D’ici à quelque temps je crois que tu ne comprendras pas grand’chose ; mais il est bon d’as- sister à l’oflice et après avoir lu ces histoires tu seras plus intéressé quand tu entendras parler des mêmes personnages.

— Oui, mademoiselle. David était un beau garçon, n’est-ce pas ? j’ai bien aimé l’histoire du chevreau, du blé et des dix fromages, et quand il tuait le lion et l’ours et puis quand il a tué le géant Goliath de son premier coup de fronde. La prochaine fois je voudrais lire Joseph, car j’ai vu une troupe de voleurs qui le mettaient dans un trou, et cela avait l’air bien intéressant.

Miss Célia ne put s’empêcher de rire de la manière dont s’exprimait Ben, mais elle était bien aise de voir que la musique et les gravures lui offraient de l’attrait et elle résolut de rendre le trajet de l’église si agréable qu’il arriverait ensuite à aimer le but pour lui-même.

— Maintenant que nous avons employé la matinée à ma manière nous essaierons de la tienne pour l’après-midi. Viens à quatre heures, nous conduirons Thorny au bois. Je vais y mettre un hamac, car l’air des pins lui est salutaire. Vous pourrez causer, lire ou vous amuser tranquillement comme vous voudrez.

— Puis-je emmener Sancho ? il n’aime pas à être laissé en arrière et il a fait le méchant quand je l’ai enfermé ce matin ; j’avais peur qu’il ne trouvât moyen de me rejoindre à l’église.

— Oui, certainement ; il faut que le toutou passe aussi une bonne journée et jouisse de son dimanche comme je désire que mes garçons le fassent.

Tout heureux de cet arrangement, Ben s’en alla dîner et égaya le repas en racontant, les ruses de Billy pour se distraire pendant le sermon, mais il garda le secret sur son entretien avec Miss Célia, car il ne savait pas encore s’il en devait être satisfait ou non, tout cela lui semblait si sérieux et si nouveau qu’il avait besoin de réfléchir avant de bien comprendre .

Mais bientôt il redevint triste et pensa que ce serait bien long d’attendre jusqu’à quatre heures, car il eut bientôt assez de taillader du bois avec son couteau. En raison du jour de repos, Mme Moss était allée faire la sieste, ses filles lisaient sagement assises sur un banc, aucun enfant n’étant admis à venir jouer le dimanche ; les poules étaient blotties sous les groseillers, tandis que le coq caquetait d’un air grave et semblait les sermonner.

— Quelle longue journée ! pensa Ben en se retirant dans la solitude de sa chambre où il relut les deux lettres qui lui semblaient déjà bien anciennes. Le premier choc étant passé et aucun changement ne devant se produire dans sa vie par la mort de son père, il ne pouvait croire que cet événement fut réel et il renonça même à se le persuader car, avec sa candeur naturelle il jugea inutile de chercher à se faire plus malheureux qu’il ne Tétait réellement.

Il serra donc ses lettres, détacha la poche noire qui servait de cravate à Sancho, et se mit à siffler tranquille- ment en réunissant ce qu’il possédait pour déménager le lendemain, avec de brillantes espérances pour l’avenir.

— Thorny, dit Célia à son frère, il faut que je reste pour recevoir M. et Mme Allen, mais tu peux aller au bois avec Ben ; vous vous y amuserez tous deux et je compte que tu seras bon pour lui. Ce pauvre enfant a besoin d’être distrait.

— Que veux-tu que je fasse pour le distraire ? j’en suis fâché, mais je n’ai aucun moyen d’amuser « ce petit clown, » répondit le jeune garçon, et il bâilla bruyamment en quittant le sofa.

— Tu sais être très-aimable quand tu veux. Demain il aura de la besogne et tout ira bien, mais aujourd’hui qu’il ne sait que faire il faut venir à son aide. Pendant que la perte de son père lui attendrit le cœur, le moment est favorable pour y produire de salutaires impressions. Je l’aime beaucoup, et je suis persuadée qu’il désire bien faire. Notre devoir est de l’aider, puisqu’il n’a personne autre pour lui rendre ce service.

— Eh bien ! nous verrons, alors. Où est-il ? et quoique vaincu par la douce insistance de sa sœur, il se demanda quelle victoire il pouvait remporter sur « ce petit clown. »

— Il t’attend avec ta chaise roulante. Randa est partie avec ton hamac. Sois un bon et cher garçon, je te le rendrai un de ces jours. — Oh ! je voudrais bien savoir comment tu feras pour être un bon garçon, mais en attendant tu es la meilleure des sœurs qu’il y ait au monde, et je veux faire avec bonne volonté tout ce que tu désires.

Après un éclat de rire un baiser, et Thorny se dirigea vers son chariot dans lequel il s’installa en faisant un accueil bienveillant à son conducteur.

— En marche ! Benjamin, mais je ne me charge pas de t’enseigner le chemin, car je ne le connais pas. Ne me verse pas surtout, voilà tout ce que j’ai à te dire.

— Très-bien, monsieur, et la voiture s’avança dans une longue allée qui, traversant le verger, aboutissait à un bosquet de sept grands sapins.

— Quelle jolie vue ! s’écria le convalescent, et quel charmant bosquet cela forme pour l'été ! Mais qu’y a- t-il, Randa ? vous ne pouvez réussir.

— Pour le premier bout du hamac cela a été tout seul, mais par ici les branches sont si élevées que je ne parviens pas à y accrocher la corde.

— Je vais aller l’attacher, et avant d’avoir prononcé ce dernier mot, Ben s’était élancé comme un écureuil dans les branches où il eut bientôt fixé la corde du hamac, et Thorny était à peine descendu de voiture que le petit acrobate était déjà revenu près de lui.

— Ah ! quel garçon agile ! s’écria Randa avec admiration.

— Ce n’est rien que cela, reprit le héros, il faudrait me voir grimper au haut de la grande perche d’une tente.

— Vous pouvez rentrer, Randa. Ben, donne-moi le coussin et mes livres ; tu peux t’asseoir dans ma voiture pendant que je te parlerai. — Me parler ! do quoi ? se demanda Ben en s’as- seyant avec Sancho à ses pieds.

— Maintenant, Ben, je pense que tu feras bien d’apprendre un cantique, je le faisais toujours quand j’étais gamin. C’est une bonne chose pour le dimanche, commença le nouveau pédagogue d’un ton protecteur qui choqua son auditeur auditeur autant que l’épithète de petit gamin.

— Si je le fais, je veux bien que... et il se mit à siffler avec ardeur.

— Il n’est pas poli de siffler en compagnie, reprit Thorny avec décorum.

— C’est miss Célia qui m’a dit do le faire. Je dirai : que le ciel me confonde ! si vous aimez mieux, répondit Ben avec malice.

— Àh, ah ! je vois ; elle t’a conté cela. Eh bien ! si tu veux la contenter, tu apprendras tout de suite un cantique. Elle veut que je te sois utile, et je ne demande pas mieux, mais si tu t’emportes comme une soupe au lait, comment pourrai-je faire ?

Thorny avait parlé d’un ton franc et amical qui toucha Ben bien plus que n’avaient fait ses paroles précédentes, et il répondit gaiement :

— Si vous n’êtes pas hautain, je ne serai pas soupe au lait. Personne ne me mènera que miss Célia, ainsi j’apprendrai des cantiques, si elle le veut.

— En voici un très-joli que j'ai appris quand j’avais six ans, tu feras bien de commencer par celui-là, et Thorny lui présenta le livre comme un patriarche parlant à un enfant.

Ben examina le vieux livre sans enthousiasme, il essava de lire, mais embarrassé par les s de l’ancien style il déposa le livre en disant :

— Je no pourrai jamais réussir à apprendre cela. N’y en a-t-il pas de plus facile ?

— Regarde à la fin du livre, il doit y avoir une page rapportée ; apprends cette hymne et tu verras quelle drôle de figure fera Célia quand tu la lui réciteras. Elle l’a composée quand elle était toute jeune et on l’a fait imprimer pour la donner aux enfants. Je l’aime mieux que toutes les autres.

Alléché par la perspective de quelque amusement en récompense de sa vertueuse tâche, Ben tourna rapidement les pages et arriva à la page rapportée où il lut ce que Célia avait écrit dans son enfance.

MON ROYAUME.

Je possède un petit royaume

Peuplé de pensées et de sentiments ;

Et je trouve très-rude la tâche

De le gouverner bien.

Car la colère me tente et me trouble,

Une volonté capricieuse m’égare

Et l'égoïsme répand son ombre

Sur toutes mes paroles et sur tous mes actes.


Comment puis-je apprendre à me conduire,

A être comme je le dois

Un enfant honnête et sage ;

Comment ne jamais me lasser de lâcher d’être bon ?

Comment puis-je éclairer mon âme

D’une lumière qui dure autant que ma vie ’

Comment apprendre à mon petit cœur

A chanter juste et doucement tout le jour ? Cher Père ! aide-moi par cet amour

Qui bannit toute crainte !

Enseigne-moi à m’appuyer sur toi

Et à sentir que tu es toujours auprès de moi ;

Qu’aucune tentation ne t’échappe,

Ni aucun chagrin d’enfant.

Puisque, avec une patience infinie

Tu soulages et consoles de tout.


Je ne demande aucune couronne

Que celle que nous pouvons tous obtenir ;

Je ne cherche à conquérir d’autre monde

Que celui qui est au dedans de moi.

Sois toi-même mon guide jusqu’à ce que,

Conduit par une tendre main, je trouve

En moi ton royaume béni,

Et que j’ose en prendre le gouvernement.

— Et moi aussi, je l’aime, dit-il avec vivacité quand il eut fini ; je la comprends et je veux l’étudier. Je ne conçois pas comment elle a pu dire tout cela si bien.

— Oh ! répliqua Thorny, ma sœur sait tout faire ; et un geste expressif affirma sa confiance illimitée dans les talents de Célia.

— J’ai fait une fois des vers, dit Ben excite à s’épancher par la découverte du talent poétique de sa maîtresse. Bab et Betty ont dit que c’était numéro un, mais je ne le crois pas.

— Récite-les, ordonna Thorny, ajoutant avec tact : quand il le faudrait pour sauver ma vie, je ne pourrais faire des vers ; mais je les aime beaucoup. Ben obéit et récita ce qu’il avait composé, pour exprimer ses sentiments à l’égard de Chevalita, et que ses petites amies pouvaient seules prendre pour des vers admirables. — Fort bien, tu les diras aussi à Célia ; elle aime à entendre vanter Lita. Vous devriez concourir pour un prix, elle, toi et ce petit Barlow, comme les poètes faisaient à Athènes. Je te conterai cela quelque jour, mais voyons, mets-toi à apprendre.

Encouragé par l’approbation de Thorny, Ben se mit à la besogne et bientôt il put réciter quatre lignes de Façon à satisfaire son juge et lui-même.

— A présent nous allons causer, dit le précepteur, et, l’un dans son hamac, l’autre faisant des pastourets sur l’épais tapis d’aiguilles de sapin, ils se racontèrent mille choses. Les récits de Ben étaient les plus animés, mais ceux de son jeune maître n’étaient pas sans intérêt, car il avait passé plusieurs années à l’étranger et il avait beaucoup à dire sur les divers pays qu’il avait visités.

Quoique occupée de ses amis, miss Célia ne pouvait s’empêcher de se demander comment les deux garçons s’arrangeaient, et quand la cloche du thé sonna elle attendait avec anxiété leur retour, sachant bien qu’au premier coup d’œil elle saurait à quoi s’en tenir.

— Tout va bien jusqu’ici, pensa-t-elle en les voyant revenir tout souriants, car Sancho était gravement assis dans la chaise que poussait Ben, tandis que Thorny cheminait à côté, appuyé sur une canne nouvellement coupée. Ils causaient vivement et par moments Thorny riait de tout son cœur, comme si le babil de son compagnon eut été plein d’intérêt.

— Vois donc la jolie canne que Ben m’a faite. Il est très-amusant quand on ne le prend pas du mauvais côté.

— Qu’avez-vous fait là-bas ? vous avez l’air si gais que je soupçonne quelque malice, dit miss Célia en étudiant leurs physionomies.

— Nous avons été sages comme des images, nous avons causé et Ben a appris quelque chose pour te plaire. Voyons, jeune homme, récite-nous ce que lu sais, dit Thorny dont les traits exprimaient un vertueux contentement.

Ben ayant ôté son chapeau , obéit avec un grand sérieux, heureux de voir les joues de sa bienfaitrice se colorer d’une vive rougeur à mesure qu’elle l’écoutait, et il se trouva amplement payé de sa peine en voyant le regard de satisfaction qu’elle lui adressa, quand il eut salué en finissant.

— Je suis très-fière de penser que tu as choisi cela et de te l’entendre dire d’une manière qui montre que tu le comprends. Je n’avais que treize ans quand je l’ai écrit, mais cela venait du cœur et cela m’a fait du bien. J’espère que ça t’en fera aussi.

Bon balbutia qu’il l’espérait, mais il se sentait embarrassé de parler de ces choses devant Thorny, puis il se retira pour rentrer la voiture et les autres allèrent prendre le thé.

Plus tard dans la soirée, lorsque miss Célia se mit à chanter comme un rossignol, le jeune garçon quitta Bab et Betty pour se glisser dans le seringa et écouter, le cœur plein de pensées nouvelles et de sentiments heureux, car il n’avait jamais passé un pareil dimanche. Lorsqu’il se coucha, pour prière il dit la troisième stance de Célia qu’il préférait aux autres, car son amour pour le père qu’il avait connu lui faisait paraître doux et naturel d’aimer et de chercher sans crainte le Père qu’il n’avait pas vu. CHAPITRE XII

Jours heureux.

Lorsque le malheur qui avait frappé Ben fut connu, chacun s’empressa de lui témoigner une sympathie nouvelle. M. Allen écrivit à Smithers que l’enfant avait trouvé des amis avec lesquels il habiterait désormais. Mme Moss le consola par des caresses maternelles, les petites filles furent plus affectueuses que jamais. Mais miss Célia fut sa véritable consolatrice et gagna complètement son cœur, non pas tant par ses bonnes paroles que par une sincère compassion qui perçait dans toutes ses manières.

Elle lui avait dit qu’il serait bientôt un homme ; il s’efforçait d’avancer l’époque de sa transformation et supporta si bravement sa douleur qu’elle l’estima malgré sa jeunesse, car cette fermeté promettait beaucoup pour l’avenir. Il y avait en elle un contentement habituel qui se répandait sur tout son entourage, et nul ne pouvait s’abandonner longtemps à la tristesse dans l’atmosphère qu elle respirait. Tout en gardant au plus profond de son cœur le souvenir de son père bien-aimé, Ben retrouva son enjouement ordinaire. Il aurait vraiment fallu qu’il fût bien sot, se dit-il, pour ne pas s’apercevoir de son bonheur, et il lui sembla bientôt que pour la première fois il avait un foyer, un chez lui. Il n’endurait plus de mauvais traitements, ses devoirs journaliers étaient si faciles et si variés qu’il ne pouvait qu’y prendre plaisir. Au lieu de Pat qui se plaisait toujours à le provoquer à la colère, il avait la maîtresse la plus douce au monde, dont les lèvres exprimaient plus souvent la louange que le blâme, et sa reconnaissance lui allégeait tout fardeau.

Dans les premiers temps, il y eut bien quelques froissements entre les deux jeunes garçons, car le penchant naturel de Thorny pour la domination s’était accru pendant sa maladie et la faiblesse dont il souffrait encore entretenait son irritabilité. Ben avait été habitué à l’obéissance envers les personnes plus âgées et il aurait été volontiers soumis à l’égard de Thorny, si celui-ci eût été un homme, mais il lui était dur d’être dans la dépendance d’un enfant et d’un enfant déraisonnable.

Un mot de Célia dissipa ces menaces d’orage ; pour l’amour d’elle, son frère promit de s’appliquer à la patience, et par affection, Ben affirma qu’il ne se mettrait jamais en colère, si M. Thorny s’emportait, et tous les deux oublièrent bientôt leurs positions respectives de maître et de valet pour trouver plaisir et profit dans leur contact fréquent.

Il y avait toutefois un point sur lequel ils ne pouvaient s’accorder, et leurs discussions sur la forme des jambes amusait souvent Célia ; Thorny prétendait que Ben avait les jambes en manches de veste, celui-ci était blessé de l'épithète et soutenait que tel était le cas de tous les bons cavaliers et que c’était une nécessité, Thorny répliquait que cela pouvait faire bon effet en selle, mais qu’un homme avec des jambes en manches de veste se dandinait comme un canard. Mieux vaut se dandiner que d’être exposé à tomber sur les genoux ! disait Ben. Cette répartie était piquante, car le pauvre Thorny avait dans la démarche quelque ressemblance avec un poulain nouveau-né, dont les jambes sont encore chancelantes, mais il ne voulut pas prendre cela pour lui et se mit à parler des centaures, puis des Grecs et des Romains, reconnus pour grands cavaliers et vantés pour la beauté et la régularité des membres. Ben ne put répondre qu’en parlant des exercices renouvelés des anciens auxquels il avait pris part, et ajouta que certaines personnes à longues jambes n’en pourraient dire autant.

— Les gens comme il faut ne font pas de ces exercices, répliquait Thorny, et ils ne se plaisent pas à affliger leurs meilleurs amis en leur rappelant ce qui peut les attrister ; et il jetait un regard mélancolique sur ses mains amaigries.

Ben faisait un retour sur lui-même, et s’arrangeait pour ne pas renouveler la discussion ; d’autres fois, si Thorny se trouvait dans sa chaise roulante, il le lançait tout à coup dans une course folle, destinée sans doute à prouver que si les jambes « en manches de veste » manquaient d’élégance, elles ne manquaient toujours pas d’agilité.

Comme le jeune convalescent aimait ces promenades, il faisait des concessions : par un accord tacite le mot jambe, par exemple, se trouva banni du répertoire, sauf les cas où il y était introduit par inadvertance.

L’esprit de rivalité se cache au fond de toute âme humaine si parfaite qu’elle soit : si nous savons nous en servir, il peut avoir une puissance salutaire. Miss Célia le savait et elle cherchait à rendre les deux jeunes garçons utiles l’un à l’autre, non par une comparaison sans générosité de leurs qualités respectives, mais par un échange loyal de hbons procédés, et elle leur apprenait à aimer et à admirer ce qui en était digne, n’importe où ils le trouvaient.

Ainsi Thorny appréciait la force, l’activité de Ben qui, à son tour, éprouvait le même sentiment pour l’instruction, les bonnes manières et l'entourage de son jeune maître. Eclairés par Célia, ils sentirent avec joie qu’il y avait entre eux une certaine égalité, puisque l’argent ne pouvait acheter la santé et que les connaissances pratiques étaient aussi utiles que celles qu’on puise dans les livres. Ils mirent donc en commun leur petite expérience, leurs talents, leurs plaisirs, et s’en trouvèrent plus heureux, car c’est seulement ainsi que nous pouvons réellement aimer notre voisin comme nous- même et avoir les vraies joies de cette vie.

Ainsi que nous l’avons dit, les fonctions de Ben étaient nombreuses et variées : il entretenait les massifs et les allées, soignait les animaux favoris, servait Thorny et était le bras droit de miss Célia. Il avait pour chambre une petite mansarde dont le papier était couvert de scènes de chasse, de chevaux et d’animaux de toutes sortes qu’il ne se lassait pas d’admirer. Au porte-manteau étaient suspendus d'anciens vêtements de Thorny refaits pour son valet de chambre, et dans un coin, ce que Ben appréciait plus que tout Je reste, une paire de bottines bien cirées, destinées à figurer dans les grandes occasions, puis un éperon solitaire qu’il avait trouvé dans le grenier et auquel il avait réussi à rendre un certain poli. Cet éperon était bien entendu un pur ornement de parade, car rien au imnde n’aurait pu lui persuader d’en donner un coup à sa bien-aimée Lita.

Dans le tiroir de sa table il mit des trésors, peu nombreux et qui n’avaient de valeur que pour lui : la lettre qui annonçait la mort de son père, une chaîne de montre qu’il avait portée, un fragment d’affiche où était représenté le señor José Montebello portant sur sa tête son fils ; tous les deux en costumes légers adressaient au public le sourire obligatoire dans leur profession. Chaque soir il regardait ces objets avant de se coucher, puis il se demandait comment donc était le ciel, s’il était bien plus beau que la Californie tant vantée, et une fois endormi, il voyait en rêve son père monté sur un beau cheval blanc qui avait de grandes ailes. Ben passait de bonnes heures dans son cher réduit avec les quelques livres qu’il possédait.

Il savait se rendre utile dans le ménage et contribuait à la bonne tenue de la maison ; tous les jours où le temps était favorable Célia et son frère sortaient en voiture, et, que le temps fût beau ou mauvais, il allait à la poste porter ou chercher des lettres pressées.

Le voisinage s’habitua bientôt aux allures de Ben ; celui-ci savait d’ailleurs qu’il éveillait la curiosité de la population lorsqu’il galopait dans la grande rue de façon à effrayer les vieilles femmes et à attirer tout le monde aux fenêtres avec la pensée qu’on était à la poursuite de quelque malfaiteur. Lita se complaisait à ces courses et s’était bientôt habituée à comprendre les signes inaperçus qu’il lui faisait du pied ou de la main. Ces expions d’équitation causaient aux jeunes garçons une vive admiration, et aux petites filles un étonnement mêlé de crainte, excepté à Bab qui brûlait de les imiter et s’exerçait au grand déplaisir du vieux Jacquot, car le pauvre animal était le seul sur lequel il lui fût permis de monter. Mais on approchait des vacances, et les enfants avaient à s’occuper sérieusement de leur fin d’année scolaire : aussi les petites filles prenaient peu de part aux jeux des jeunes garçons.

Il fallut beaucoup de temps pour organiser tout ce qui appartenait à Thorny, car il dut confier à Ben le soin de tout déballer sous ses yeux, et celui-ci s’arrêtait souvent pour admirer les objets qu’il maniait. Une petite presse à imprimer surtout lui fit ouvrir de grands yeux. Thorny lui en expliqua l’usage, et séance tenante on projeta la publication d’un journal ; Thorny en devait être l’éditeur, Ben l’imprimeur, Célia le rédigerait ; Bab et Betty le distribueraient.

Nous ne passerons pas en revue tous les jouets qui sortirent des caisses, la nomenclature en serait trop longue. Un album de drapeaux de toutes les nations leur suggéra la tentation d’en fabriquer eux-mêmes une collection pour pavoiser la maison les jours de grande réjouissance. Avec sa complaisance ordinaire, Célia leur donna une multitude de morceaux d’étoffes, des papiers de couleurs vives, et une grande bouteille de gomme. Les petites filles furent requises pour le premier congé où il ferait mauvais temps, et l’on fit avec bonheur des spécimens de tous les étendards du monde.

Vint ensuite une série d’amusements nautiques. Thorny avait des bateaux et des navires de toutes les dimensions. Il ne garda pour lui qu’un grand trois-mâts dont il répara le gréement, les autres embarcations firent le bonheur de ses compagnons de jeu. On creusa un bassin dans le ruisseau, et les grenouilles lurent fort étonnées d’être ainsi troublées dans les domaines dont elles avaient été jusque-là souveraines maîtresses.

Miss Célia, toujours préoccupée de tenir son frère au grand air pendant les beaux jours de juin, mit à la disposition des enfants tout ce qui pouvait leur être utile, puis elle lit le projet d’une suite d’excursions qui donnèrent à tous l’occasion de connaître les environs.

Un beau matin on partit en phaéton avec une provision de couvertures, de coussins et de livres, un carton à dessin et un beau panier de provisions. On allait au hasard, s’arrêtant lorsqu’on rencontrait un joli site. Célia s’installait pour dessiner, Ben grimpait aux arbres pour découvrir le pays aux environs, Thorny étendu sur un grand imperméable l’en faisait souvent descendre pour aller lui chercher des fleurs qu’il analysait à l’aide d’un livre de botanique, Ben ne pouvait comprendre quel plaisir on trouvait à déchirer ainsi des fleurs qui ne tardaient pas à être jetées de côté. Plus d’une fois Thorny rit aux éclats des bévues que faisait son compagnon en écorchant les noms latins qu’il voulait répéter, puis quelques mots obligeants effaçaient le sentiment pénible que son rire avait causé.

— Cela me fatigue d’écrire sur mes genoux ; rends-moi le service de le faire pour moi, tu écris bien et j’ai l’intention de t’enseigner la botanique, dit Thorn comme s’il lui eût accordé une grande faveur.

La mine de l’autre s’allongea :

— Ça sera bien difficile.

— Mais non, c’est très-amusant, et si tu en savais quelque chose tu ne pourrais plus t’arrêter. Je suppose que je le dise : « Apporte-moi un ranunculus bulbosus : comment pourras-tu savoir ce que c’est si tu n’as rien appris ?

— Je ne le saurai pas.

— Nous en sommes entourés, tâche de deviner Ben chercha, mais il allait renoncer lorsqu’une fleur jaune tomba à ses pieds, et il rencontra le regard souriant de miss Celia que Thorny ne pouvait apercevoir.

— Je pense que c’est cela, mais comme je ne l'appelle pas ranunculus bulbosus, je n'en étais pas sûr tout d’abord, dit-il en présentant la fleur.

— Eh bien ! tu as deviné juste. Maintenant c’est un leontodon taraxacum que je demande, s’écria le botaniste charmé de l’intelligence de son aide et heureux lui-même de montrer son savoir.

Les regards de Ben se promenèrent avec embarras et il allait rester court lorsque le crayon de Célia lu désigna un pissenlit.

— Voilà, monsieur.

— Comment as-tu trouvé cela ? et Thorny parut fort étonné. — Essayez encore une fois.

Ouvrant au hasard son livre, Thorny demanda un trifoliumpratense.

Le bienveillant crayon fit son office, Ben ravi et fort amusé apporta une branche de trèfle rouge. Thorny s’étant retourné à l'improviste avait aperçu le geste de sa sœur.

— Ah ! Célia, ce n’est pas bien ! maintenant, Ben, pour te punir de me jouer des tours, je te condamne à apprendre tout ce qui se rapporte à ce jaunet.

— Très-bien, monsieur ; passez-moi votre rhinocéros, répondit Ben en imitant les gestes d’un de ses anciens amis, le clown le plus en vogue du Cirque.

— Asseyez-vous là et écrivez ce que je vais vous dicter, dit Thorny du ton sévère d’un maître d’école.

L’élève perché sur un tronc couvert de mousse entreprit l’analyse suivante, dont chaque mot dut lui être épelé, et il se demanda plus d’une fois ce qui pourrait sortir de là.

Phanérogame, exogène, angiosperme, polypétale. Étamines, plus de dix ; sur l’ovaire plusieurs pistils séparés ; feuilles sans stipules. Famille des renonculacées ; nom botanique : renoncule bulbeuse.

— Ah ! quelle fleur ! est-ce que j’ai besoin d’en écrire si long pour une fleur que les vaches n’ont pas l’air de trouver aussi bonne que l’herbe ? Si toute la botanique est comme cela, merci bien, je m’en passerai !

— Du tout ; il faut m’apprendre cela par cœur, et après je te ferai voir le pissenlit avec ma loupe. Tu ne sais pas comme c’est intéressant, dit Thorny à qui cette science avait procuré d’agréables distractions depuis que la maladie l’avait privé de son activité

— À quoi cela peut-il être bon ? demanda Ben qui aurait mieux aimé labourer le champ voisin que d’entreprendre la tâche qui lui était imposée.

— Nous sommes une société d’explorateurs scientifiques et nous devons tenir note de tout ce que nous rencontrerons, plantes, animaux, minéraux. Si nous nous perdons et que nous soyons dans la nécessité de pourvoir à notre subsistance, comment pourrons-nous distinguer les plantes dangereuses de celles qui ne 1e sont pas ?

— Je n’en sais rien.

— Eh bien ! je te l’apprendrai. Tu peux toucher une plante vénéneuse dans les bois et en souffrir beaucoup, si tu ne sais pas de botanique.

— Thorny parle par expérience et tu feras bien d< suivre ses conseils, dit miss Célia.

— Je crois bien ! je m’étais amusé avec des fruit : d’églantier, et je m’étais ensuite frotté la figure avec la main, elle enfla tellement qu’on ne me voyait plus les yeux ; j’étais rouge comme un homard et pendant huit jours je fus badigeonné de coldcream, ce qui ne faisait pas un trop joli masque.

Frappé de ces raisons et entraîné par l’enthousiasme de Thorny, Ben prit place sur l’imperméable et pendant près d’une heure les deux têtes se penchèrent sur le microscope et sur le livre. Le nouvel élève prenait à ce travail un certain intérêt, et néanmoins il eût mieux aimé étudier la fourmi et d’autres insectes que des fleurs dont les noms étaient si difficiles. Il n’osait trop dire qu’il en avait assez, mais, quand Thorny lui demanda s’il ne trouvait pas la botanique bien amusante, il répondit par l’offre de le pourvoir de tout ce qu’il voudrait étudier, mais en se bornant lui-même à connaître les plantes dangereuses, car, disait-il, il n’aurait jamais assez de temps pour apprendre tant de choses.

Le professeur fatigué consentit sans peine à terminer la leçon. Les jours suivants Ben, la boîte de fer-blanc en bandoulière, alla herboriser dans le voisinage, et Thorny fut mis en possession d’une petite chambre où il pourrait organiser ses herbiers.

Quand Ben rentrait, il faisait avec feu mille récits pittoresques des lieux qu’il avait visités : c’était une cascade au bord de laquelle croissaient de belles violettes ou de jolies fougères, ou bien encore un arbre où les oiseaux avaient fait des nids et dans lequel des écureuils s’élançaient légèrement d’une branche à une autre. Thorny éprouva le désir d’aller voir de ses yeux les merveilles que Ben décrivait avec tant de feu. Pour le satisfaire on sella le vieux et pacifique Jacquot, et Célia fut heureuse de voir qu’après chaque promenade son frère avait meilleure mine et meilleur appétit. Cet arrangement lui laissait plus de liberté pour travailler à l’aiguille, pour écrire des lettres qui n’en finissaient pas, et pour rêver à des réponses non moins volumineuses qu’elle attendait toujours avec impatience. CHAPITRE XIII

Une fuite.

Le mois de juin était fini, Bab et Betty avaient serré leurs livres comme si elles ne devaient plus jamais y toucher, la maîtresse d’école avait licencié son petit troupeau pour huit semaines.

Le village avait une animation inaccoutumée, car devant toutes les maisons on voyait des enfants ; les pères et les mères cherchaient des moyens d’occuper ce petit monde pour lui épargner la tentation de faire des sottises, et les grands parents disaient d’un air convaincu, que celui qui avait inventé les écoles était vraiment un grand homme.

Les petites filles allaient jouer dans les bois ou sur les collines que leurs robes roses ou bleues émaillaient gaiement. Les garçons jouaient à la guerre et se livraient à tous les exercices du corps avec un entrain sans pareil en exerçant leurs poumons autant que leurs membres.

Thorny avait excellé autrefois dans tous ces jeux, mais comme il n’était plus assez fort pour y prendre part, il s’y faisait représenter par Ben à qui il prodiguait ses conseils ; cet élève plein d’avenir faisait de rapides progrès, car sa vie passée l’avait bien préparé, et bientôt il fut proclame par tous les joueurs : « numéro un », selon son expression.

Il ne faut pas croire que Sancho se tînt à l’écart ; loin de là, il était fort affairé : tantôt il courait après les balles égarées, tantôt il montait la garde auprès des vêtements des combattants avec la gravité d’un soldat de la vieille garde faisant sentinelle près du tombeau de Napoléon Ier .

Bab était toujours tentée de prendre part à ces jeux qui lui paraissaient plus attrayants que les dîners de poupées, mais les garçons ne voulaient jamais le lui permettre et elle devait se contenter de rester assise à côté de Thorny et de suivie avec un intérêt palpitant les chances des deux camps.

On avait projeté une grande partie pour le 4 juillet, anniversaire de la proclamation de l’indépendance de l’Amérique^ toujours fêté avec enthousiasme, mais ce jour-là il y eut plusieurs contre-temps. Thorny s’absenta avec sa sœur, deux des joueurs les plus intrépides firent faux bond, quelques autres cédant à la tentation de s’amuser, s’étaient mêlés aux réjouissances publiques qui commençaient dès le matin et se trouvèrent trop fatigués à l’heure convenue.

La petite troupe s’étendit sur l’herbe à l’ombre d’un grand orme et l’on s’entretint de la fête.

« Je n’ai jamais vu un 4 juillet plus mesquin ; voilà qu’on a défendu les pétards parce que l’an dernier un cheval a pris peur, dit d’un ton mécontent Sam Lutteridge fort irrité contre l'édit vexatoire qui interdisait à des citoyens nés libres, de brûler autant de poudre qu’il leur plairait en ce glorieux jour.

— L’an dernier quand Jimmy eut le bras emporté par le vieux canon, quelle animation cela répandit lorsqu’on le transporta chez lui, et que nous courions tous après les médecins ! reprit un autre qui semblait frustré de tout plaisir parce qu’il n’y avait pas encore eu d’accident.

— Est-il vrai qu’il n’y aura pas de feu d’artifice à cause des granges que Ton pourrait incendier, s’écria un troisième, dont l’ardeur pyrotechnique, l’année précédente, avait été funeste à une pauvre vache, rôtie dans son étable.

— Je no donnerais pas deux sous pour vivre dans un pays si arriéré. Il fallait me voir dans les rues de Boston l'année dernière à pareille fête ; j’étais en grand costume perché sur le haut de notre plus grand char ; on y cuisait, mais comme c’était amusant d’entendre toutes les dames crier quand le char se balançait et que je faisais semblant d’être sur le point de tomber, et Ben en parlant ainsi, prenait l’attitude d’un être supérieur qui ne descend qu’à regret de sa sphère élevée.

— Ah : si j’avais donc une chance pareille ! s’écria Sam qui dans son enthousiasme voulut mettre son bat (1) en équilibre sur son menton, mais il ne réussit qu’à le laisser tomber sur son nez.

— Ah ! tu crois que c’est si facile ! mon gaillard, c’est une rude besogne, je t’en réponds, et tu es trop grand pour commencer, cela n’irait pas à ta paresse.

(1) bâton plus gros d'un bout que de l’autre pour lancer les balles. Tu pourrais cependant te faire voir comme un phénomène d’embonpoint si Smithers en avait besoin d’un, dit Ben en regardant son interlocuteur avec un calme dédain.

— Allons nous baigner, puisque nous ne pouvons jouer à rien, proposa un gamin à la face rubiconde.

— Aussi bien je ne vois rien de mieux à faire, dît en soupirant Sam qui se leva avec des mouvements de jeune éléphant. »

La bande entière allait suivre l’impulsion, lorsqu’on vit arriver Billy Barton criant de toute sa force :

« Ohé les camarades ! et agitant au-dessus de sa tête une immense affiche. Arrivez tous, lisez ça ; moi j’y vais. Et il donna un côté de l’affiche à tenir à Sam, puis il fixa sur la foule qui l’entourait les deux yeux dont était ornée sa face de pleine lune, tandis que Sam lisait :

« Van Amburgh donnera deux représentations de la nouvelle grande ménagerie du Cirque et du Colysée, à Berryvillc, le 4 juillet, à une heure et à sept heures du soir. Prix d’entrée, 2 fr. 50, moitié pour les enfants.

« Qu’on n’oublie pas le jour ni l’heure ! ! ! »

Pendant cette lecture les auditeurs admiraient les attrayantes peintures qui ornaient l’affiche.

C’était un char doré rempli de nobles personnages portant des casques et soufflant dans d’immenses trompettes ; il était traîné par vingt-quatre coursiers dont les crinières, les panaches et les queues volaient au vent ; les clowns, les jongleurs, les hercules planaient dans les airs comme si la pesanteur avait été supprimée, niais ce qu’il y avait de plus beau, c’était un pêle-mêle d’animaux où la girafe semblait perchée sur le dos de l’éléphant, tandis que le zèbre cabriolait par-dessus le phoque, que l’hippopotame déjeunait d’une couple de crocodiles, que des lions et des tigres couraient la gueule ouverte dans toutes les directions.

— Oh ! que j’ai donc envie d’aller voir ça, s’écria le petit Cyrus, mais j’espère que la grande cage où sont tous les animaux est bien solide.

— Tu ne verras jamais tout ça que sur les affiches ! mais pour ceci c’est autre chose, et Ben tout ému mon- trait le dessin d’un acrobate suspendu par la nuque, portant un enfant dans chaque main, et doux hommes accrochés à ses pieds, tandis qu’un troisième allait se placer sur sa tête.

— J’y vais, dit d’un ton calme et décidé Sam, à qui cet étalage de plaisir inconnu faisait oublier son poids.

— Et comment t’y rendras-tu ? demanda Ben, sur qui la vue de ces exercices produisait le même effet que le clairon sur le cheval de bataille, et dont les membres s’agitaient fiévreusement comme autrefois lorsque son père le saisissait pour s’élancer avec lui au travers des cerceaux.

— A pied avec Billy ; il n’y a que quatre milles et nous aurons bien le temps sans nous gêner. Maman ne dira rien, si je la fais prévenir par Cyrus, et Sam tira un demi-dollar de sa poche, avec l’aisance d’un homme habitué à en manier souvent.

— Allons, Ben Brown, viens aussi, nous aurons besoin de toi pour nous expliquer tout cela ; tu connais toutes les ficelles, s’écria Billy qui voulait en voir pour son argent.

— Je ne sais pas trop, répondit Ben, très embarrassé, car si d’une part il brûlait du désir de les accompagner, d’un autre côté il craignait que Mme Moss ne dît non, s’il lui demandait la permission. .

— Il a peur, dit d’un air moqueur le gamin à face rouge, qui en ce moment aurait cherché querelle à tout le genre humain, car il savait qu’il n’y avait pour lui aucun espoir d’être de la partie.

— Répète ce que tu as dit, et gare à ta tête, dit Ben en faisant volte-face avec un geste qui fit reculer le mauvais plaisant.

— Sans doute qu’il n’a pas d’argent, » dit à son tour un des assistants dont les poches n’avaient jamais été hantées que par une paire de mains sales.

Ben tira solennellement de sa poche un billet d’un dollar qu’il fit voltiger aux yeux du provocateur, et répliqua avec dignité :

« J’ai assez d’argent pour vous régaler tous si je voulais, mais... je ne veux pas.

— Allons, venez donc, et nous nous amuserons bien tous les trois ; nous achèterons de quoi dîner et puis nous pourrons bien revenir en voiture, dit l’aimable Billy en lui donnant une tape sur l’épaule et en lui adressant un sourire qui triompha des derniers scrupules de Ben.

— Eh bien, qu’est-ce qui te retient ! demanda Sam, désireux de partir tout de suite afin de n’être pas obligé de marcher trop vite. ^

— Je ne sais que faire de Sancho. Il se perdra ou il sera volé si je l’emmène, et c’est trop loin pour que je le reconduise à la maison puisque vous êtes pressés, dit Ben, en cherchant à se persuader que c’était là le vrai motif de son hésitation. — Donne un sou à Cyrus et il va Je reconduire, n’est-ce pas Cyrus, dit Billy qui voulait aplanir toutes les difficultés, car il aimait Ben et comprenait son vif désir.

— Non, non ; je ne l’aime pas ; il grogne toutes les fois que je l’approche, murmura Cyrus qui savait trop Lien quelles raisons avait Sancho de se méfier de lui.

— Voilà Bab ! c’est notre affaire, s’écria Sam en faisant signe à la fillette qui venait de faire son apparition ; viens, petite, Ben a besoin de toi. »

Bab ne se le fit pas dire deux fois ; elle était trop flattée de l’attention que lui accordait le capitaine de la compagnie des neuf.

« Yeux-tu emmener Sancho à la maison et dire à ta mère que je vais me promener et que peut-être je ne serai pas revenu avant le coucher du soleil. Miss Célia a dit que je pouvais faire ce que je voulais. Tu entends bien ? »

Ben n’avait pas levé les yeux sur elle et faisait semblant d’être fort occupé à boucler une courroie au collier de Sancho qui aurait pu se douter de quelque chose et fausser compagnie à Bab.

Cependant, celle-ci dévorait des yeux la grande affiche que tenait encore Sam, et les physionomies qui l’entouraient éveillèrent ses soupçons.

« Où vas-tu ? maman voudra le savoir, dit-elle aiguillonnée par la curiosité.

— Ça ne te regarde pas. Les filles n’ont pas besoin de tout savoir. Tiens bien ceci et va-t-en à la maison. Tu enfermeras Sancho pendant une heure, et tu diras à ta mère que tout va bien, répondit Ben qui par 170 SOUS LES LILAS.

amour-propre tenait beaucoup à parler en homme devant ses camarades.

— Il va au cirque, dit à demi voix Cyrus, heureux de jouer un mauvais tour.

— Au cirque ! Oh ! emmène-moi, Ben, s’écria Bab hors d’elle-même à la seule pensée d’un si rare plaisir.

— Tu ne pourrais pas faire quatre milles à pied.

— Mais si, je les ferai très bien.

— Tu n’as pas d’argent ?

— Mais tu en as» je t’ai vu montrer un dollar ; tu peux bien payer pour moi, maman te le rendra.

— Je ne puis attendre que tu sois prête.

— J’irai bien comme me voilà ; ça m’est égal d’avoir mon vieux chapeau, et Bah rattacha sa coiffure.

— Ta mère sera mécontente ?

— Pas plus que de savoir que tu y es allé toi-même.

— Elle n’est plus ma maîtresse à présent, miss Célia ne me refuserait pas et je m’en vais.

— Oh ! je t’en supplie, emmène-moi ! je serai si sage et je prendrai si grand soin de Sancho tout le temps ! Bab les mains jointes cherchait sur les physionomies qui l’entouraient un signe d’encouragement.

— Ne nous ennuie pas, nous ne voulons pas nous empêtrer de petites filles, répondit Sam en s’éloignant.

— Je te rapporterai des bonbons si tu es bonne fille, dit Billy en lui faisant des caresses.

— Quand le cirque viendra ici, tu iras pour sûr et Betty aussi, dit Ben en rougissant de son manque de sincérité.

— Il ne vient jamais de cirques dans les petits villages, tu me Tas dit l’autre jour, tu es un vilain

garçon et je ne veux pas prendre soin de Sancho, | Page:Alcott - Sous les lilas.djvu/187 Page:Alcott - Sous les lilas.djvu/188 Page:Alcott - Sous les lilas.djvu/189 Page:Alcott - Sous les lilas.djvu/190 Page:Alcott - Sous les lilas.djvu/191 Page:Alcott - Sous les lilas.djvu/192 Page:Alcott - Sous les lilas.djvu/193 Page:Alcott - Sous les lilas.djvu/194 Page:Alcott - Sous les lilas.djvu/195 Page:Alcott - Sous les lilas.djvu/196 Page:Alcott - Sous les lilas.djvu/197 Page:Alcott - Sous les lilas.djvu/198 Page:Alcott - Sous les lilas.djvu/199 Page:Alcott - Sous les lilas.djvu/200 Page:Alcott - Sous les lilas.djvu/201 Page:Alcott - Sous les lilas.djvu/202 Page:Alcott - Sous les lilas.djvu/203 Page:Alcott - Sous les lilas.djvu/204 Page:Alcott - Sous les lilas.djvu/205 Page:Alcott - Sous les lilas.djvu/206 Page:Alcott - Sous les lilas.djvu/207 Page:Alcott - Sous les lilas.djvu/208 Page:Alcott - Sous les lilas.djvu/209 Page:Alcott - Sous les lilas.djvu/210 Page:Alcott - Sous les lilas.djvu/211 Page:Alcott - 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TABLE DES MATIÈRES

Pages.
I. 
— Un chien mystérieux 
 1
II. 
— Où l’on trouve le maître du chien 
 17
III. 
— Ben 
 27
IV. 
— Son histoire 
 39
V. 
— Ben est placé 
 49
VI 
— La bibliothèque circulante 
 63
VII. 
— Arrivée de nouveaux amis 
 7t
VIII. 
— Le page de miss Célia 
 85
IX. 
— Une joyeuse soirée 
 97
X. 
— Un grand chagrin 
 115
XI. 
— Le dimanche 
 125
XII. 
— Jours heureux 
 151
XIII. 
— Une fuite 
 163
XIV. 
— Quelqu’un se perd 
 179
XV. 
— Ben à cheval 
 203
XVI. 
— L’agent de police Thornton 
 221
XVII. 
— Bravoure de Betty 
 241
XVIII. 
— Arcs et flèches 
 261
XIX. 
— Séance de déclamation 
 275
XX. 
— L’anniversaire de Ben 
 291
XXI. 
— Cupidon paraît pour la dernière fois 
 305
XXII. 
— Traité de paix 
 323
XXIII. 
— Arrivée de quelqu’un 
 335
XXIV. 
— La grande porte est ouverte 
 351
23 406 — Typographie A. Labure, rue de Fleurus, 9, à Paris.