L’Intransigeant (p. 38-39).

Le retour de Soleiman


Les journées semblent interminables. Je suis cependant devenue l’amie intime de Sett Kébir, avec laquelle je bavarde longuement. Elle fait apporter tous ses bijoux, rangés dans une horrible petite valise à soufflet comme en emploient les médecins de campagne. Elle l’ouvre dignement et je vois apparaître une multitude de petites boîtes et flacons de pharmaciens dans lesquels sont rangés ses trésors. Dans une boîte de biscuits, que lui a offerte le consul d’Irak, se trouvent de gros bracelets pour les pieds, les anneaux sont toujours par paires, pour chaque membre.


Deux porteuses d’eau à Djeddah

Les bagues ont pour écrin une boîte à cirage ; puis ce sont des perles baroques de grosseur moyenne, enfilées en grosses torsades, retenues par un seul cordonnet qui sert de fermeture dans le dos. Dans une boîte de pilules purgatives des séries de boucles d’oreilles en or massif très ouvragées.

La situation sociale d’une femme étant fonction de l’importance et de la valeur de ses bijoux, comme je n’en ai aucun, ce qui est incompréhensible pour une jeune mariée, ces pauvres femmes ont beaucoup de mal à se faire une opinion sur ma fortune.

On n’imagine pas combien ma conversation est limitée avec des êtres qui n’ont jamais vu les objets les plus familiers de notre vie courante.

Il me vint alors à l’idée de les distraire en leur apprenant des jeux d’enfants, colin-maillard, le furet, des rondes, des farandoles, des exercices d’assouplissement. Avisant une vieille corde qui traînait par terre, je me mets à sauter ; l’exaltation générale devient à son comble. On appelle le sous-gouverneur pour lui faire assister à une chose aussi extraordinaire. Il se pâme de rire avec tout son harem. Les femmes sont déchaînées et poussent des cris hystériques, les enfants hurlent, tout le monde se met à courir sur la terrasse, dans une farandole effrénée dont je prends la tête. Tout le harem fait un tel tapage que les policiers et les soldats de la caserne voisine sont obligés de venir rétablir l’ordre et le silence.

C’est un nouveau scandale, mais nous nous étions au moins bien amusées.

Derrière le palais, le long de la mer, s’élevaient quelques huttes en tige de roseaux. On me dit que les nègres à vendre étaient là. Je manifeste à Sett Kébir mon grand désir d’acheter deux esclaves pour le voyage ; elle m’affirma que son mari me les achèterait et choisirait bien mieux que moi. Mais je lui répondis que seul mon goût personnel importait et je finis par la convaincre. Comme ce palais était en plein désert nous pûmes sortir avec une dizaine de femmes sans que ce soit un scandale. Notre arrivée fit sensation, nous entrâmes dans une de ces maisons sans toit qui consistent uniquement en une espèce de muraille en planches ou en joncs, attachée par des fibres, des cordes, du fil de fer, à l’entrée simulant une porte pendent quelques loques. C’est la plus grande impression de misère que j’ai eue de ma vie.

Enfin Soleiman, de retour du pèlerinage vient me saluer et m’apprend qu’il n’a pu voir le roi pour lui demander la permission de m’emmener à Oneiza. Sa Majesté devant venir à Djeddah sous peu, il ne me reste plus qu’à attendre. Je répète à Soleiman qu’il n’est bon à rien : en huit jours n’avoir pu approcher le roi !

« Sabour, sabour »[1], me dit-il sans cesse, ce qui ne fait que m’exaspérer encore un peu plus. Il n’est jamais pressé.

Les femmes me proposent de m’installer au second avec mon mari, mais je leur réponds que je préfère de beaucoup rester avec elles au harem, si elles le veulent bien. Sett Kébir semble très touchée de mon attachement, ne pouvant évidemment comprendre le vrai mobile de cette démarche. Elle en profite pour me taquiner sur mon peu d’enthousiasme à l’égard du devoir conjugal.

Soleiman, un peu vexé, ne passe jamais la nuit chez le sous-gouverneur et je n’ai jamais su exactement où il couchait. Il venait me saluer tous les matins et montait l’escalier en criant « Zeïnab » après qu’une esclave eut tapé dans ses mains. Pour la première fois il abandonnait l’appellation de madame. Je descendais alors au second où nous nous entretenions de nos projets de voyage, et il me faisait régulièrement un petit cours sur ce que je devais ne pas faire et ne pas dire au harem.

Je sentais qu’il me mentait perpétuellement. Ainsi il m’annonça un jour qu’il avait rencontré les dix pèlerins de Palmyre dont l’un était la sœur d’Almed, mon cuisinier. Je le suppliai de me faire voir ces gens pour leur confier un message à ma famille. Comme il ne put jamais me les amener, j’en conclus qu’il ne les avait jamais rencontrés.

Il me dit également avoir vu à La Mecque l’homme à qui nous avions confié nos livres-or pour les porter à Oneiza. Je lui demandai donc de me rendre l’argent, mais il répondit :

— Je lui ai dit de continuer sur Oneiza, de manière à ce que nous trouvions de l’argent en arrivant.

Nouveau mensonge puisqu’il était revenu avec des dettes du pèlerinage. Il avait dû emprunter à notre ami l’Hindou.

Enfin il m’annonça, un jour, qu’il s’était arrangé avec une caravane pour traverser le désert. Nous pouvions la rejoindre, ainsi que nous l’avions projeté, après avoir été à Médine et à La Mecque en automobile, puis nous finirions à pied le parcours des mille kilomètres de désert avec la caravane jusqu’à Oneiza, où je serais présentée à ma belle famille. Je devais, ensuite, refaire mille kilomètres pour rejoindre le golfe Persique.

Le roi arrive enfin. La ville entière est pavoisée de drapeaux et de banderolles aux couleurs nedjiennes, verte et blanche, mettant beaucoup de gaieté dans cette ville si sévère dans son aspect normal. Le canon tonne.

J’envoie immédiatement Soleiman voir le souverain, en lui faisant mettre ses plus belles naouls, verte et or, et en lui donnant un kéfié neuf. Étant si peu sûre de lui, je décide en même temps d’y aller de mon côté.

Je pars donc, accompagnée de Lottfi, à qui Sett Kébir a recommandé de prendre soin de moi.

Le roi habitait, cette fois-ci, dans le palais bleu, sur la route de La Mecque, appartenant à Soleiman Abdallah, ministre des Finances de Sa Majesté et cousin de Soleiman.

Des deux côtés de l’entrée une longue file de nègres montent la garde. Ils ont l’air de personnages échappés d’un tableau. Ils sont vêtus de robes rouges brodées d’or, doublées de violet évêque aux manches et dans le bas ; un grand sabre d’argent recourbé touchant le sol et montant plus haut que la taille complète cet uniforme majestueux.

Une nuée d’hommes se précipite immédiatement sur moi, n’ayant évidemment jamais vu une femme venir seule au palais. Lottfi, intimidée, est restée à distance, dans l’auto. Je leur fait connaître que je veux parler au roi ou à un de ses ministres. On appelle Aboued Taa, kaïmacan[2] de Djeddah, un Arabe très maigre pourvu d’un immense nez, de grandes lunettes et faisant penser à un oiseau de proie ou à certaines momies du musée du Caire. Il me conduit dans un salon où un Arabe de Syrie me demande en très bon français le but de mon audience.

Le ministre des Affaires étrangères Fouad Hamza arrive et enregistre ma requête ; je lui explique qu’ayant épousé un Nedjien, on m’avait arrêtée à Djeddah sans aucune raison et que je venais solliciter du roi la permission de suivre mon mari dans ma belle famille à Oneiza, en passant par La Mecque et Médine. Le ministre part transmettre cette demande, puis vient me répondre que Sa Majesté est très occupée en ce moment et que Soleiman n’a qu’à venir présenter lui-même sa requête. Le roi le recevra immédiatement.


  1. Patience.
  2. Préfet.