L’Intransigeant (p. 24-25).

Jérusalem et les lieux saints


Nous arrivons à Jérusalem, ville où règne une espèce de foire exposition : échantillonnage de toutes les religions, où chaque conviction a son stand, touchant celui de la concurrence.

Nous nous précipitons à travers les rues grouillantes à la Compagnie de Navigation. De passeport, il n’y en a pas, bien entendu, les employés prétendent l’avoir envoyé à Suez où il y a soi-disant un agent consulaire nedjien au moment du pèlerinage. Ils nous demandent d’attendre trois jours…

Au sommet d’une dune, la silhouette d’un cavalier bédouin se profile
sur le ciel du désert de Syrie

Nous avons déjà manqué le bateau du 18 mars, le dernier en partance de Beyrouth, nous manquons également celui du 24 mars partant de Suez, qui établissait la dernière liaison avec le pèlerinage. La Compagnie nous affirme, toutefois, qu’un cargo italien quittera Suez le 29… « Inch Allah ! »[1]. Mon désir dominant est Oneineiza, puis la traversée de l’Arabie, à pied, en caravane. Pour la Mecque, bien que ma participation au pèlerinage ne soit pas mon but essentiel, je trouverais vexant d’y arriver huit jours après les cérémonies, aussi vais-je vivre ces dernières heures dans une attente fiévreuse, et pour secouer l’impassibilité horripilante de mon partenaire je le préviens que si nous n’embarquons pas dans le bateau du 29 j’abandonne tout et je rentre à Palmyre. Je pourrai aller à la Mecque seule quand je voudrai ; il suffit d’être bonne musulmane pendant deux ans. Ainsi l’ordonne le Coran.

Soleiman a pris goût à sa nouvelle situation, il se jette à genoux, me supplie de patienter ; il ira tous les jours à la Compagnie pour activer les démarches. Il fera téléphoner au Caire, à Suez, il est optimiste, il réussira.

En attendant ces brillants résultats, je pars me promener dans cette abondance de lieux saints qu’est Jérusalem. Je passe du jardin des Oliviers au mur des Lamentations, de la mosquée d’Omar au Saint-Sépulcre. Oubliant ma nouvelle religion, j’entre voilée dans ce sanctuaire et m’agenouille, en bonne catholique, devant les trois empreintes bordées de cuivre, des empreintes laissées par les croix du Christ et des deux larrons. Prosternée avec dévotion j’embrasse celle de la croix de Notre Seigneur. Lorsqu’en me reculant pour prier, j’aperçois la silhouette d’une dame d’un certain âge habitant l’hôtel où nous sommes descendus. Je l’avais remarquée plusieurs fois à l’hôtel, tandis que Soleiman causait avec son neveu, et je savais qu’elle s’intéressait à moi. Son regard étonné me fit comprendre le ridicule d’une situation à laquelle je n’avais même pas pensé. J’avais oublié les convictions de Zeïnab à la porte, mais j’étais entrée au Saint-Sépulcre avec son costume.

Je restais indéfiniment en prière, sentant toujours son regard fixé sur moi. Je voulais à tout prix éviter de lier connaissance avec elle, pour ne pas entrer dans des explications sur une situation que je ne voulais pas dévoiler.

Je continue donc inlassablement mes dévotions, mais Mme Amoun est toujours là. Finalement cette petite dame charitable, aux yeux d’une bonté infinie, me pose la main sur l’épaule en murmurant :

« N’ayez pas peur, je ne vous trahirai pas. »

Elle a senti mon inquiétude ; comprenant qu’il est impossible de me soustraire à sa commisération, je me lève et je la suis en silence. Avant même d’avoir franchi la porte du Saint-Sépulcre, elle me chuchote, dans cette pénombre propre aux confidences douloureuses :

— Comment avez-vous épousé cet homme ?

Curieuse entrée en matière pour une inconnue, mais la pauvre dame ne pouvait visiblement plus se contenir après cette attente prolongée, dans l’espoir de lier connaissance avec moi.

Je ne pouvais me confier à cette étrangère, et toute autre réponse que la vérité était impossible. Je hochais donc la tête sous mon voile, comme écrasée par le poids de ce mariage.

La dame âgée soupira : « C’est la fatalité ».

Je ne suis pas très sensible, mais l’expression de bonté et d’angoisse qu’elle mit dans ces mots me donna toute confiance. Elle veut me faire les honneurs de l’église, nous descendons dans les souterrains, où elle s’attendrit aux emplacements attribués à l’emprisonnement et au supplice de certains martyrs. Enfin nous pénétrons dans l’enceinte la plus sacrée : le Saint-Sépulcre lui-même.

J’ai relevé mon voile, sur les conseils de Mme Amoun, mais, je le regrette immédiatement. Quelle n’est en effet pas ma surprise de me trouver nez à nez avec un groupe d’officiers aviateurs de Syrie impossible à éviter, car nous sommes juste sous la petite porte basse, en marbre blanc, à l’entrée du tombeau du Christ, et il faut suivre la file. Je les accoste carrément, les charge de donner de mes nouvelles à mon mari quand ils iront à Palmyre.

J’ignore leur nom, mais je les connais de vue pour les avoir reçus chez moi. Ils paraissent fort surpris. J’ai quitté Palmyre annonçant aux officiers que je partais pour la France et ils me retrouvent costumée en musulmane devant le tombeau du Christ. Il faut avouer qu’il y avait de quoi justifier leur étonnement.

Nos dévotions achevées, Mme Amoun me propose une promenade, que j’accepte. Je suis touchée par cet empressement à me secourir qui n’était pas causé par une simple curiosité, mais qui me donnait un témoignage sincère de son bon cœur.

Le tableau était bizarre, dans les rues de Jérusalem, une petite dame en noir, habillée comme une dame de province, au bras d’une musulmane. À côté d’elle son neveu, un bel homme avec un tarbouche, seule note orientale dans son costume européen.

Je lui explique alors franchement ma situation avec Soleiman, mon mariage blanc, pour satisfaire un désir de voyage. Elle semble fort ahurie à l’idée que je partage la chambre d’un Arabe inconnu, simplement pour accomplir un voyage périlleux, mais elle s’en excuse en me disant avec un doux sourire :

— Vous n’avez pas peur de coucher dans la même chambre que cet homme ? Il a l’air si méchant qu’il m’effraye.

— Peur, mais non je n’ai pas peur, ce pauvre homme est nonchalant, orgueilleux, crispant, mais pas du tout méchant.

Mais elle persiste à considérer Soleiman comme un monstre de brutalité et de sauvagerie.

Je n’essaye plus de la convaincre car rien ne pourra la faire changer d’idée, et puis elle a peut-être une petite nièce, dans quelque coin perdu de France et son âme romanesque se plaît à frémir en l’imaginant dans ma situation.

À dater de ce jour, je pris tous mes repas à la salle à manger avec elle et son neveu, M. G…, qui l’accompagnait toujours, au lieu de dîner dans ma chambre, pour ne pas attirer l’attention, ainsi que je le faisais auparavant.

Soleiman, lui, mangeait dans la même salle, mais à une table séparée. Il affectait de déjeuner avant ou après nous pour ne pas être humilié dans sa dignité de pseudo émir, par cette épouse qui le dédaignait pour des étrangers. Cependant, quand nous arrivions à table avant qu’il n’ait quitté la sienne, il prenait un tel air d’extase en fumant son narguilé, que l’on ne pouvait supposer qu’il nous voyait.

Dans ces cas-là, M. G… prenait un immense plaisir à le taquiner, en le saluant avec ostentation, en le traitant d’émir avec déférence et en lui parlant de ses importantes affaires. Il s’amusait également à le plaisanter, contre mon gré, d’ailleurs, sur l’attitude frivole qu’affectait sa femme Zeïnab.

Quelques jours après, comme nous venions d’être vaccinés contre la variole, le choléra, le typhus et la peste, ainsi qu’il est de rigueur pour les pèlerins, M. G… me prévint qu’il allait demander à voir les marques de ces vaccins qui étaient au-dessus de mon genou pour connaître le degré de patience de Soleiman, ou plutôt pour le voir bondir.

Je trouvais la plaisanterie d’un goût douteux et surtout inutile, mais elle l’amusait tellement et il insistait si bien que j’acceptai pour le soir même. Nous faisons donc signe à Soleiman, après le dîner, pour qu’il vienne prendre le café avec nous. M. G…, le plus sérieusement du monde, commence à l’interroger sur la tribu dont il est émir, sur ses troupeaux et ses intérêts dans le désert.

Comme d’habitude Soleiman ment avec aisance, en parlant, sans aucune gêne devant moi, de ses énormes troupeaux et des transactions de chameaux qu’il traite pour des milliers de livres, satisfaisant ainsi son incroyable orgueil.

M. G… qui, bien entendu, est au courant de sa situation sociale, s’amuse à le faire parler autant qu’il peut. Il lui demande, enfin, si nous avons terminé les formalités en vue du départ.

Soleiman répond :

— Tout est presque fini, nous avons même été vaccinés aujourd’hui.

M. G… questionne :

— Zeïnab aussi ?

Je réponds :

— Mais oui, naturellement, tenez, regardez, en voici la marque au-dessus du genou, et joignant le geste à la parole je relève ma jupe, laissant voir ma jambe.

C’en était trop, Soleiman voit rouge, m’empoigne par le bras et m’entraîne dans notre chambre. Le pauvre garçon m’explique que j’exagère vraiment, qu’il sait que je m’amuse à ses dépens mais il ne peut tolérer une telle plaisanterie en public. Il y a une limite au ridicule dont je le couvre.

— Non contente de te promener dévoilée dans les rues, dans la salle à manger, il faut encore que tu prostitues une partie de ton corps à la vue de ces étrangers. Tu vas faire découvrir notre subterfuge et tu nous mettras ainsi et l’un et l’autre en grand danger.

Puis revient toujours son même refrain d’homme bafoué.

« Tu ne m’aimes donc pas du tout, tu te moques de moi, tu n’as donc jamais eu confiance en moi ?

Je suis lasse de ses doléances perpétuelles et agacée je lui réponds :

— J’en ai assez de tes éternelles plaintes et de ta méfiance injurieuse. Je te dirai simplement que tout le monde, depuis mes domestiques de Palmyre jusqu’à Mme A…, m’ont déconseillé de partir avec toi, convaincus que tu allais me tuer dans le désert. Si je n’avais pas confiance en toi, crois-tu que je partirais, seule en ta compagnie, alors que tu pourras faire de moi ce que tu voudras quand nous serons dans ton pays.

Ce raisonnement le touche profondément :

— Ô, madame, tu dis vrai, pardon !

Et, en un geste touchant, il se lève et veut déposer un baiser sur mon front. Je le repousse vivement, il s’éloigne tristement et l’incident est clos.


  1. Leit motiv arabe signifiant « si Dieu le veut ».