L’Intransigeant (p. 18-19).

Comment je suis devenue musulmane


J’étais une bonne catéchumène, et je pourrais rapprocher ce geste de celui qu’un principe religieux de famille m’avait fait accomplir le jour de ma première communion. Malheureusement, ma religion n’a jamais été qu’une formalité résultant de l’éducation de mes parents.

Désormais, je m’approcherai donc de Dieu, d’ailleurs soigneusement voilée, en invoquant des grâces et je me prosternerai dorénavant le front contre terre en glorifiant sa foi. Ne peut-on soutenir que tous les rites et toutes les langues peuvent rendre hommage à la gloire de Dieu ?

Je pénètre au milieu de cette digne assemblée avec le plus grand calme et mon entier sang-froid.

Mme d’Andurain, après sa conversion, porte le voile des femmes musulmanes

Le décor n’est pas précisément de ceux qu’un tel acte réclamerait. Un simple salon aux allures bourgeoises, d’un occidentalisme affirmé par des rangées de fauteuils en velours multicolore. Les notables religieux sont alignés en spectateurs, ou plutôt en conseil de guerre, le long du mur. Ce sont : le cheik tout-puissant, le paskaté[1] du tribunal du cadi, un secrétaire, deux ou trois officiels comme témoins et un avocat qui a des fonctions d’interprète.

Je reste debout comme une accusée. Le cheik prend la parole, les autres inclinent la tête de droite et de gauche en signe d’assentiment.

— Ô femme, te fais-tu musulmane uniquement pour épouser Soleiman ? Par le Prophète, répond !

Je m’incline en répondant :

— Ô grand cheik, pourquoi me convertirais-je si c’était uniquement pour épouser Soleiman, puisque le musulman peut épouser une femme qui n’a pas sa religion ? Tu me vois prosternée devant Allah, parce que je crois en sa toute-puissance.

Le consistoire se lève alors et s’approche en formant un cercle autour de moi. L’avocat, un jeune homme au physique de l’emploi, vêtu à l’européenne et coiffé d’un tarbouche, se détache du groupe et s’avance en me demandant de répéter à sa suite en arabe et en français mot à mot : « Echadou Allah, Illala, etc… » : je jure qu’il n’y a qu’un Dieu, que Dieu seul est Dieu, que Mohamed est l’envoyé de Dieu. Je crois en ses apôtres, en ses livres, en ses écrits et au jour dernier.

La cérémonie est pratiquement terminée ; cependant, je dois encore changer d’état-civil. Il me faut choisir un nom arabe, je me décide pour celui de Zeïnab, une des femmes préférées du prophète.

Suit la partie administrative, c’est-à-dire la signature des témoins, du paskaté, du cheik et de Soleiman qui, ne sachant pas écrire, remplace sa signature par l’empreinte digitale de son pouce encré sur une plaque à tampon. Ma nouvelle personnalité, Zeïnab, elle, signe en français et en arabe.

Je m’inquiète un peu de ce nouveau nom, ce deuxième moi qui devra masquer maintenant toutes les réactions, toutes les pensées, toutes les paroles qui pourraient m’empêcher d’aboutir dans l’expédition que j’ai entreprise.

Ma conversion officielle est enregistrée ; elle fut simple, comme toutes les cérémonies importantes des Arabes, sans pompe, avec pour seul décor la diversité des vêtements de ceux qui en furent les témoins. En réalité cette absence de faste donne un caractère plus solennel à l’acte lui-même, en concentrant toutes les pensées sur la signification morale de la cérémonie.

Par contre, les formalités légales ne sont pas encore terminées. Le gouvernement d’Haïffa doit apposer sa signature sur l’acte et le rendre valable ou caduc par ces simples mots : Favorable », ou « Non favorable ».

Les journées se passent à attendre cette signature. J’ai bien supplié le cheik Tewfik de nous marier sans perdre de temps, car nous risquons de manquer le pèlerinage. Mais celui-ci en réfère au cadi qui n’ose prendre cette décision sans l’autorisation du Grand Muphti de Jérusalem, actuellement le plus grand chef religieux de tout l’Islam, depuis la suppression de celui de Constantinople à la suite des réformes religieuses apportées par Mustapha Kemal.

On ne peut blâmer les précautions du cadi, tout exaspérantes qu’elles soient : le cas est très spécial, en effet, nous sommes des étrangers, je suis une nouvelle convertie et nous n’avons qu’une brève résidence à Haïffa. Je dois également voir le gouverneur d’Haïffa et obtenir sa signature, sans laquelle ma conversion ne peut être valable. Pendant trois jours, peine perdue, il n’est jamais là, ou il est occupé. J’insiste tellement en y retournant le matin, l’après-midi, le soir, qu’il me reçoit enfin.

Heureusement, il est Arabe, musulman, donc en principe favorable à ma conversion ; il insiste toutefois beaucoup sur l’illégalité de cet acte qui aurait dû être accompli au lieu de mon domicile.

C’est un gentleman, courtois, galant ; finalement, il signe « avis favorable ».

La première manche est gagnée. Il reste encore à obtenir l’acte définitif qui doit émaner de Jérusalem sous trois ou quatre jours.

Le fidèle Achem m’accompagne partout, Soleiman se défilant toujours pour dormir, fumer ou boire du café, afin d’oublier sa nostalgie du désert. Cette atmosphère de ville l’étouffe ; il répète sans cette : « Ah Zeïnab, où sont les tentes, dans l’immensité du sable doré, le grand silence du jour et surtout de la nuit, le rythme du pilon broyant le café dans le mortier et le joyeux hennissement de nos chevaux. »

Je passe les journées à me promener seule le long de la mer, ou bien j’achète quelques provisions consistant en pain, olives, fromage blanc, croquettes de viande, que je mange dans ma chambre ; une femme musulmane ne pouvant aller au restaurant. Un jour, dans une rue, j’aperçois un diseur de bonne aventure accroupi sur le trottoir, devant un petit mouchoir couvert de sable. Plus que jamais je désire savoir ce que me réserve l’avenir ; je m’accroupis à terre et, au milieu du groupe, grisée de la liberté, et de l’incognito que me procure mon voile, je marque avec le doigt des points sur le sable correspondant au nombre de lettres du mot « Zeïnab ». À voix basse l’oracle me confie :

« Tu réussiras un grand voyage, mais tu auras beaucoup d’ennuis et de grandes disputes avec le gouvernement. »

Sans y croire un instant, je suis toutefois satisfaite ; l’essentiel est la réussite, je triompherai toujours des difficultés.

Je retrouve d’habitude Soleiman le soir, dans notre chambre, fumant son narguilé et crachant sur le carrelage. Nous parlons d’un lit à l’autre et j’apprends ainsi à connaître les traits dominants de son caractère : orgueil, vantardise, paresse, cupidité. Il se figure qu’il pourra jouir de toute ma fortune qu’il suppose immense. Il aime à parler d’argent, à évaluer la situation qu’il aura lors de son retour à Palmyre. J’ai beau lui répéter que je tiendrai strictement le contrat verbal intervenu au moment du départ, il a l’audace de me dire un soir : « Tu m’achèteras une buick, n’est-ce pas, dès notre retour en Syrie et puis nous irons en France. Chez qui habiterons-nous à Paris ? »

Je lui réponds que je descendrai chez mon frère, qui a un caractère beaucoup plus violent que moi.

Soleiman a peur et marmotte qu’il ira à l’hôtel.

Un de ses grands désirs est aussi d’avoir beaucoup d’enfants. Je lui promets de lui acheter des femmes au Nedj. « Pas tout de suite en arrivant, me répond-il, à cause de ma famille et du roi Ibn Séoud, qui nous ferait couper le cou s’il se doutait que nous ne sommes pas réellement mariés. »

Un matin, en revenant de ses ablutions, il s’essuie la figure avec ma serviette de toilette ; furieuse, je lui enjoins de prendre garde à ne pas se servir de mes affaires personnelles, parce qu’il me dégoûte. Soleiman semble très vexé, il répète sans cesse qu’il n’en croit rien, tant il est persuadé qu’on ne peut que l’admirer, et convaincu, malgré toutes mes rebuffades, que j’ai un petit sentiment pour lui. La vanité des hommes est-elle donc la même partout ?

Soleiman se plaint à chaque instant que je le fatigue et lui casse la tête. Évidemment, je le bouscule un peu, mais il est tellement indolent qu’il m’exaspère.

En me promenant dans les rues je rencontre l’avocat qui m’a servi d’interprète et qui me réclame des honoraires pour ses services. Il insiste pour que j’aille prendre le café chez lui. J’accepte, contre toutes les règles musulmanes.

Quelques jours après je reçois une lettre écrite comme une page d’un cahier de calligraphie d’école enfantine, les lettres ont un centimètre de hauteur et sont toutes tremblées, mais elles n’en disent pas moins ceci :

« Madame, vous qui êtes si riche et intelligente, pourquoi n’épousez-vous pas un homme cultivé comme moi ? Vous pouvez en juger par le petit manuel anglo-arabe que j’ai créé à l’usage de la police palestinienne et que je vous ai offert il y a quelques jours. Pourquoi épouser un primitif comme Soleiman qui ne pourra jamais vous comprendre ? »

C’est une demande directe en mariage de mon avocat, il en veut à mon argent et ne s’en cache guère. Comment peut-on espérer réussir avec de tels procédés. Je n’ai, naturellement, pas répondu.


  1. Le premier après le cadi.