Sous le Drapeau étoilé

Sous le drapeau étoilé
Gaston Deschamps

Revue des Deux Mondes tome 47, 1918


SOUS LE DRAPEAU ÉTOILÉ


À travers la nuit, notre Drapeau est toujours là.
Oh ! dites, cette bannière scintillante d’étoiles.
Ne flotte-t-elle pas toujours
Sur la terre des hommes libres
Et sur le foyer des braves ?
(Chant national des Américains.)


I. — LES PRÉCURSEURS

Paris a vu défiler dans ses rues et sur ses places publiques, au soleil de cette radieuse journée du 4 juillet 1917, anniversaire de l’Indépendance des États-Unis, l’avant-garde des troupes américaines qui venaient de débarquer, le 27 juin, dans un de nos ports de l’Atlantique. Cette avant-garde, acclamée sur tout son parcours, saluée par le geste fraternel des Parisiens, joyeux de renouveler une alliance déjà ancienne de près d’un siècle, entrait dans la voie de l’honneur et du péril, précédée par une légion de héros américains, déjà marqués, sur le champ de bataille, par les signes glorieux du sacrifice et du martyre.

Combien étaient déjà tombés, face à l’ennemi, parmi les précurseurs de la grande initiative d’outre-mer, parmi les volontaires américains qui, au nombre de plusieurs milliers, dès le commencement de la guerre, s’étaient enrôlés sous les drapeaux de la France et de l’Angleterre, sollicitant le privilège de combattre au premier rang pour la civilisation contre la barbarie ! On compte qu’en 1914 ils étaient déjà plus de vingt mille, disséminés dans l’armée française et dans l’armée britannique, appelant de leurs vœux ardents l’heure historique où l’on verrait enfin le drapeau de leur nation resplendir sous le ciel et flotter, tout frissonnant d’étoiles, au-dessus des rangs serrés de l’armée américaine. Ce drapeau, les volontaires américains l’avaient emporté sur le champ de bataille. Et, tant qu’il ne leur fut pas permis de le déployer librement, de l’arborer officiellement, en attendant l’heure que le gouvernement des États-Unis avait seul le droit de choisir et de fixer, l’un d’eux, à tour de rôle, en eut la garde, serrant contre sa poitrine, près de son cœur, l’étoffe sacrée, de sorte que le symbole de la patrie, vivant et caché comme une relique infiniment précieuse, les assista et les soutint au milieu des fatigues et des dangers, sur les routes, d’étape en étape, dans la tranchée, au combat. Plus d’une fois ses nobles couleurs furent empourprées par le sang d’un brave. Il arriva qu’un soir, à la fin d’une journée particulièrement rude et meurtrière, on chercha vainement le drapeau pendant plusieurs heures d’incertitude et d’angoisse. Avait-il disparu sous la mitraille, enseveli au fond de quelque gouffre introuvable, dans la terre bouleversée par le bombardement ? Etait-il tombé aux mains de l’ennemi ? Après des recherches longues et pénibles, on finit par trouver le porte-drapeau, gisant au revers d’un fossé, parmi les hommes de son escouade, tués en même temps que lui. Sous le drap de sa vareuse, près de son cœur qui avait cessé de battre, on découvrit, soigneusement enroulée autour de son corps meurtri, la soie bleue, blanche et rouge comme celle de notre drapeau, imprégnée de sang, percée de balles. Pieusement les volontaires américains détachèrent du cadavre héroïque le drapeau sanctifié, une fois de plus, par le sang d’un martyr. Ils contemplèrent les quarante-huit étoiles, claires sur un fond bleu comme l’azur céleste. Et, quand le bon camarade, salué une dernière fois par l’adieu du clairon et par trois salves de mousqueterie, fut descendu dans la terre qu’il était venu défendre, ils chantèrent, comme pour bercer son dernier repos, les strophes de leur hymne national.

Quelle joie ce fut pour ces précurseurs, lorsqu’ils ont pu savoir qu’ils étaient suivis par l’unanimité de leur nation en armes, au moment décisif où apparut en France, sous les plis du drapeau étoile, l’armée du général Pershing ! Ce jour-là, les familles américaines qu’un deuil glorieux désignait déjà au respect de leurs compatriotes et à la reconnaissance de la France, eurent la consolation de penser que leurs enfants n’avaient pas souffert en vain. Ces familles sont au nombre des plus anciennes et des plus estimées de toute la société des Etats-Unis. Comme au temps de La Fayette, et par une sorte de concordance entre deux époques d’idéalisme pratique, l’appel des élites entraîna l’adhésion des multitudes. La pensée suscita l’action. Le sentiment se réalisa dans le domaine des faits : Et l’on put voir, une fois de plus, jusqu’où peut aller la puissance impondérable, incalculable de l’esprit humain, dominant le cours des événements, ordonnant la masse des intérêts et des passions, réglant la marche des choses.

Dès le 3 août 1914, le consul de France a la Nouvelle-Orléans recevait d’Atlanta, en Géorgie, une lettre par laquelle un jeune étudiant de l’Institut militaire de l’Etat de Virginie, nommé Kiffin Yates Rockwell, témoignait pour notre pays d’une admiration touchante et déclarait vouloir servir dans notre armée. « Si votre pays, disait ce jeune Américain, peut accepter mes services, j’amènerai avec moi mon frère qui désire, lui aussi, combattre pour les couleurs françaises. »

Lorsque le signataire de cette lettre, sous-lieutenant de l’escadrille La Fayette, attaquant seul quatre aviateurs allemands à des hauteurs de quatre mille mètres, périt dans ce combat inégal et fut inhumé en terre alsacienne où il repose, près de Thann, depuis le 23 septembre 1916, le chef de cette escadrille fameuse par tant d’exploits annonça ce malheur en ces termes : « Le plus brave et le meilleur d’entre nous n’est plus. »

Ceux qui ont eu l’honneur de connaître personnellement ce héros, qui était le plus simple des camarades et le plus cordial des amis, aiment à rappeler la grandeur d’âme qui s’exprimait naturellement dans ses propos familiers. « Si la France devait être vaincue, disait-il, j’aimerais mieux mourir. » Il disait aussi : « Je paie pour La Fayette et Rochambeau. » Guéri d’une première blessure, il écrivait a un ami, en août 1916, un mois à peine avant sa mort héroïque : « Plus que jamais j’ai la volonté de vivre, mais non plus d’un point de vue égoïste. Cette guerre m’a enseigné beaucoup de choses : je veux vivre maintenant pour faire tout le bien qu’il me sera possible d’accomplir. D’ailleurs, si je dois être tué pendant la guerre, je n’ai pas peur de mourir, et je sens bien qu’il n’y a point de plus belle mort. « Il résumait sa pensée par cette formule : « The cause of France is the cause of all mankind. La cause de la France est la cause de toute l’humanité. »

Il y avait aussi, à l’escadrille La Fayette, un jeune lieutenant, Victor Chapman, qui, l’un des premiers, tomba pour la France. Il savait, lui aussi, mieux que personne, la noblesse de la cause à laquelle il avait sacrifié sa vie, étant le fils d’un écrivain connu, en Amérique et en France, par des ouvrages où sont fixés en termes précis les principes de la justice internationale qui doit régir les relations des peuples policés. Lorsque M. John Jay Chapman apprit la mort de son fils, et sut que le gouvernement français était disposé à faire transporter en Amérique les restes du soldat tombé au champ d’honneur, il répondit à celui qui fut chargé de lui transmettre cette offre amicale : « Non. Il est mort sur le sol qu’il avait voulu défendre… Qu’il repose là-bas, avec ses camarades… » Au regretté Paul Leroy-Beaulieu, qui lui avait envoyé les condoléances de l’Union française des pères et des mères dont les fils sont morts pour la patrie, M. Chapman répondit : « C’est en prenant part aux douleurs de cette guerre que notre pays pourra prendre part aux bénédictions cachées dans cette tragédie. C’est comme un sacrement universel… La générosité sans exemple de la nation française, dont j’ai eu maintes preuves avant et depuis la mort de mon fils, est une force qui pénètre et qui ennoblit. En ce moment, cette force pénètre et ennoblit l’Amérique. »

C’est aussi ce que disait le président de l’Université de Virginie, M. Edwin A. Alderman, rappelant qu’un des meilleurs étudiants de cette Université, James Rogers Mac Connell, « dans un combat aérien où il faisait seul face à trois ennemis, vient de trouver en France une mort héroïque. » De l’Université Harvard nous vint Alan Seeger, engagé volontaire au 2e régiment de la Légion étrangère, soldat et poète. Soldat, il a mérité la croix de guerre avec cette citation : « Jeune légionnaire enthousiaste et énergique, aimant passionnément la France. Engagé volontaire au début des hostilités, a fait preuve, au cours de la campagne, d’un entrain et d’un courage admirables. Glorieusement tombé le 4 juillet 1916. » Poète, il fait songer à Keats et à Shelley, non seulement à cause de la brièveté tragique de son destin achevé par une mort prématurée, mais aussi à cause des dons lyriques évidemment prodigués par la nature à cette jeune âme éprise d’idéale beauté. Alan Seeger était au nombre de ceux qui s’élancèrent à l’assaut des positions fortifiées de Belloy-en-Santerre, le 4 juillet 1916. Un de ses camarades entendit sa voix, au moment où, gisant sur le champ de bataille, il répandait son sang par plusieurs blessures. Il murmurait, comme une suprême prière et comme un appel à sa patrie bien-aimée, quelques-uns des beaux vers qu’il avait, consacrés naguère à la mémoire des volontaires américains tombés pour la France : « O France, ne nous remercie pas ; nous ne sommes venus chercher ni récompense ni louange. C’est nous plutôt qui le remercions, toi qui nous as reçus dans tes troupes glorieuses, toi qui nous as donné cette grande occasion, celle chance de vivre une vie toute pure et ce rare privilège de bien mourir… France, nous ne te demandons rien, rien que d’être par toi confondus parmi tes enfants. Mais vous, ô amis d’Amérique, pensez à nous. Soyez fiers, soyez joyeux de nous et dites : Dieu soit béni, puisque, à l’heure du grand péril, des jeunes gens se sont souvenus de la dette ancienne ! Grâce à eux, des voix de chez nous se sont fait entendre dans la mêlée atroce… »

Tel fut l’appel des précurseurs. Les plus beaux exemples de l’antiquité classique ne sauraient dépasser la hauteur morale de cette sublime aventure.


II. — L’ENTRÉE EN GUERRE DE L’AMERIQUE

Il appartenait aux États-Unis d’entrer dans la guerre, résolument et totalement, par une démarche motivée en fait comme en droit. Les historiens seront tentés de considérer comme une harmonie préétablie la coïncidence qui a voulu que cet événement, dont les conséquences politiques seront infinies et innombrables, fût, pour une grande part, le résultat des méditations d’un homme d’Etat qui, pour se préparer à bien conduire les affaires d’une grande démocratie, avait commencé par étudier les lois de l’histoire et les principes du gouvernement des peuples dans les livres des philosophes et des moralistes. S’inspirant de l’exemple et de la pensée de ses plus illustres prédécesseurs, de Washington et d’Abraham Lincoln, le président Wilson n’a pas négligé une seule occasion de proclamer les « vérités qui ne sont d’aucun âge, que rien ne peut altérer ni briser et qui, sans jamais changer, traversent la vie changeante, » vérités immuables qui reposent sur les fondements mêmes de la vie morale, qu’on ne peut méconnaître sans crime, et qui ont dicté au président des États-Unis, après ses éloquentes protestations contre les attentats commis par l’Allemagne en violation du droit des gens, le message du 2 avril 1917, par, lequel il déclarait inévitable, pour ses concitoyens et pour lui, l’obligation morale d’accepter la guerre et de s’y préparer. « Le droit, disait-il, est plus précieux que la paix… Le jour est venu où l’Amérique a le privilège de donner son sang et sa force pour les principes auxquels elle doit son existence… Dieu l’aidant, elle ne peut pas agir autrement. »

À cette conclusion de l’examen de conscience d’un grand peuple qui avait compris son destin et d’un grand homme d’État qui avait mesuré ses responsabilités, succéda rapidement la proclamation du 6 avril 1917, conforme à la décision du Sénat et de la Chambre des représentants : « En conséquence, moi, Woodrow Wilson, président des États-Unis, je proclame par la présente, à tous ceux qu’il appartiendra, que l’état de guerre existe entre les États-Unis et le gouvernement impérial allemand. » La loi militaire des États-Unis prévoit, en cas de guerre, l’appel de 500 000 hommes au moins. Le président Wilson indiqua, tout de suite, que ce chiffre devait être largement dépassé. Il se prononça, ainsi que le général Pershing, pour le principe du service militaire obligatoire. Conformément à la loi votée par le Congrès et approuvée le 18 mai 1917, tous les Américains en âge et en état de porter les armes furent invités à se présenter, le 5 juin, entre le lever et le coucher du soleil, devant des commissions locales, instituées au nombre de 4 000 et chargées d’établir la liste des conscrits mobilisables. En quarante-huit heures cette liste fut centralisée à Washington. Elle comprenait environ dix millions de citoyens aptes à servir.

Sur ces énormes disponibilités on décida de prélever d’abord, par un appel au choix, les hommes dont l’incorporation, selon la lettre et l’esprit de la loi, « comportait le moindre préjudice pour les intérêts industriels, agricoles et domestiques de la nation. » Cette première levée donna un contingent d’un million cinq cent mille hommes, aussitôt répartis dans des camps et cantonnements organisés avec autant de méthode que de rapidité. Les camps d’entraînement (training camps) et les centres d’instruction furent multipliés sur toute l’étendue des vastes territoires dont disposent les États-Unis. Le camp Upton, dans l’État de New-York, le camp Gordon en Géorgie, le camp Shelby dans le Missouri, le camp Sherman à Chillicothe (Ohio), le camp Fromont en Californie, le camp Zachary Taylor, dans le Kentucky, sont, en quelque sorte, les laboratoires d’énergie où l’on travaille à transformer en force militaire effective toute la puissance d’action que l’Amérique recelait dans les réserves de ses populations innombrables. Ces camps, ces cantonnements, ces centres d’instruction, dont les plus grands sont peut-être le camp Lewis, près de Tacoma, non loin de l’océan Pacifique, et le camp Funston, au fort Riley, peuvent contenir un effectif de plus de 700 000 hommes. Plus de 22 000 baraques de modèles différents, éclairées par 320 000 lampes électriques, ont été construites pour loger les réserves de l’armée nationale.

Une classification méthodique a établi l’inventaire de toutes les ressources physiques, intellectuelles, morales que la loi mettait à la disposition de l’autorité militaire pour le service de la nation. Dans cet inventaire général, chaque conscrit a sa notice individuelle, indiquant ses qualités propres, sa situation particulière, ses occupations spéciales et ses aptitudes distinctives. D’après les renseignements ainsi enregistrés, un classement très détaillé se poursuit et s’achève dans les bureaux du Provost-Marshall. On l’ait en sorte que l’autorité militaire, ainsi avertie et renseignée par une documentation complète, puisse s’entendre avec les commissions d’appel pour la meilleure utilisation des talents constatés et des compétences reconnues, conformément à la loi du recrutement par sélection contrôlée (selective service law).

Au moment de la déclaration de guerre, le total des forces armées des Etats-Unis était de 9 524 officiers et de 202 500 hommes, y compris la garde nationale. L’armée régulière ne comptait, en effet, que 121 797 hommes et 5 791 officiers, d’ailleurs excellemment formés par les sévères disciplines de West-Point. Aujourd’hui, nos alliés d’au-delà de l’Océan disposent d’une force de plus de deux millions d’hommes armés, équipés, instruits.

Pour encadrer cette masse d’hommes, les Etats-Unis avaient besoin d’un nouveau personnel d’officiers. Seize centres d’instruction, constitués à cet effet, s’ouvrirent dès le 15 mai 1917. Sur 40 203 candidats, 27 531 obtinrent leur brevet après le stage réglementaire. Le major-général Peyton G. March, chef d’état-major au ministère de la Guerre, annonçait récemment que le nombre des soldats américains débarqués en France avait déjà dépassé de beaucoup le premier million. M. Newton D. Baker, secrétaire d’État de la Guerre, ajouta que, sur ces centaines de milliers d’hommes, la proportion des combattants était de 65 à 70 pour 100, ce qui donnait alors un effectif de 612 000 combattants, défalcation faite des éléments employés dans des services d’arrière où nos alliés d’Amérique ont résolu d’ailleurs d’utiliser, le plus possible, les femmes de bonne volonté qui, chez eux comme chez nos alliés de la Grande-Bretagne, proposent leurs services. C’est ainsi qu’on vit arriver à Paris, le 29 mars 1918, une équipe de ces jeunes filles téléphonistes qui sont reconnaissables aux couleurs de leur uniforme d’ordonnance, et qui sont attachées soit aux bureaux du Grand Quartier Général, soit aux diverses sections du Signal Corps, chargé du fonctionnement de tous les systèmes de communication dans l’armée américaine.

Le secrétaire d’État Baker était à Paris le 28 mars 1918. À ce moment, la situation était critique. L’offensive du 21 mars, déclenchée sur les troupes britanniques, stimula le zèle de nos alliés d’Amérique. C’est alors que le général Pershing, d’accord avec le gouvernement des États-Unis, dans un geste chevaleresque, mettait à la disposition du commandement français toutes les forces américaines : « L’infanterie, l’artillerie, l’aviation, tout ce que nous avons est à vous. Disposez-en comme il vous plaira. » Et il sollicitait pour elles l’honneur d’être engagées dans « la plus belle bataille de l’Histoire. » Eu apprenant la décision du conseil de guerre interallié de Versailles, qui désignait le général Foch pour le commandement en chef des forces alliées, le président Wilson avait adressé au nouveau généralissime un télégramme d’affectueuses félicitations. Le général Pershing fît savoir à Washington que toutes les forces du corps expéditionnaire américain étaient mises par son ordre à l’entière disposition du commandement supérieur. M. Baker, présent à Paris, déclara : J’ai visité toutes les troupes américaines en France. J’ai vu l’enthousiasme avec lequel officiers et soldats ont reçu l’annonce de leur intervention dans la présente bataille. Un régiment, entre autres, a répondu à cette nouvelle par des applaudissements. »

C’est ainsi que, sur le front de Picardie notamment, les troupes américaines furent d’abord embrigadées avec les troupes françaises et britanniques. La mission de M. Baker comportait une visite au quartier général de l’armée italienne, afin que tous nos alliés eussent la satisfaction de recueillir directement les témoignages et les preuves de l’amitié américaine. Cette visite eut lieu dans les premiers jours d’avril 1918. Le secrétaire d’État, accompagné de l’ambassadeur Page, eut des entrevues avec le général Diaz, commandant en chef, et le duc d’Aoste, commandant la 3e armée. L’amiral Marzola le reçut à son bord et lui montra l’organisation des défenses maritimes de Venise, alors menacée par l’avance des Autrichiens. A Rome, M. Baker vit M. Orlando, président du conseil des ministres, le général Zupelli, ministre de la Guerre, M. Nitti, ministre des Finances. L’envoi d’un contingent américain sur le front italien a prouvé que, là-bas, comme sur le front des Vosges, de-Champagne, de Picardie, d’Artois et de Flandre, on peut compter sur la coopération efficace de nos alliés d’outre-mer.


III. — A TRAVERS UNE BASE AMÉRICAINE

Les soldats américains ont reçu plusieurs fois la visite de quelques-uns de leurs plus distingués compatriotes, qui sont retournés ensuite au pays natal, afin de porter là-bas le témoignage de la satisfaction qu’ils avaient éprouvée, en voyant, sous le drapeau étoile, une élite de combattants, entourés, soutenus par un monde de travailleurs. Tel le major général Edward F. Glenn, actuellement chargé du commandement de la 83e division au camp de Sherman (Ohio) : après une tournée d’inspection aux tranchées du front de France, il se déclarait « profondément ému » par l’état matériel de l’armée et par le « splendide esprit » que le soldat américain partage avec ses camarades britanniques et français. A son tour, le major général J. Franklin Bell, un ancien combattant des Philippines et de Cuba, commandant la 77e division au camp d’Upton, faisait, devant le comité sénatorial des affaires militaires, à la séance du 29 mars de cette année, un très intéressant rapport sur son voyage en France. Même impression pour le Français qui voit l’armée américaine en ses bases de débarquement ou de concentration, dans ses camps d’entraînement ou dans ses cantonnements du front : tout de suite lui apparaît cette coordination d’efforts d’où résulte, pour le meilleur fonctionnement de tous les services de l’armée américaine, l’union permanente des travailleurs et des combattants.

C’est un spectacle émouvant que de voir débarquer, sur les rives de l’océan Atlantique, dans nos ports de guerre ou de commerce, ces brigades, ces divisions que le Nouveau Monde nous envoie tout équipées, armées de pied en cap, déjà prêtes à prendre leur place sur le front de bataille. Pour transporter ces troupes jusqu’à leurs points de concentration, dans la zone des armées, il faut des trains rapides et des locomotives puissantes. Rien n’est plus intéressant que d’assister, sur place, — en des lieux qu’il nous est interdit de préciser davantage, — à cette préparation de l’effort militaire par l’organisation du labeur industriel. Les ateliers de construction et de montage sont installés dans des baraquements qui couvrent un vaste espace au bord de la mer. L’ordre le mieux réglé accélère, jour et nuit, cette active métallurgie où l’on travaille vivement, sans fièvre ni saccades, et rapidement, sans hâte apparente. Il faut que les faiseurs de descriptions forcenées où apparaissait déformée comme en un miroir mensonger l’image d’une Amérique haletante, essoufflée, toujours en peine et en affaires, incapable de détente et de répit, en proie au labeur cyclopéen d’une sorte de forge colossale, prennent leur parti de la réalité, qui est plus simple et plus humaine. A ceux qui ont visité les docks et les chantiers aménagés sur notre territoire par les services de l’armée américaine, rien ne semble plus facile que de monter une locomotive, d’équiper un hydravion ou d’ajuster les pièces d’une auto. C’est qu’en toute besogne les Américains ont soin d’appliquer une méthode excellente, inspirée par les idées directrices du fameux système Taylor. La division du travail épargne aux travailleurs l’ennui des gestes inutiles et le gaspillage des forces mal employées. Elimination des mouvements superflus, des doubles emplois, du bavardage oiseux qui dissipe l’attention et de l’agitation désordonnée qui disperse l’effort ; concentration de la main-d’œuvre, de manière à obtenir le maximum de production avec le minimum de personnel, tels sont les deux principes essentiels de cette méthode qui, dans les grandes occupations comme dans les plus menus ouvrages, réalise à souhait les conditions du succès.

Voyons, par exemple, comment, dans un atelier du génie on arrive, en cas de besoin, à monter de toutes pièces et à lancer sur rails une locomotive par jour. La voie ferrée qui pénètre dans le camp et qui aboutit à l’entrée de l’atelier a permis aux employés militaires du chemin de fer de campagne de transporter jusqu’à destination une caisse de bois blanc, expédiée d’Amérique. Cette caisse est apparemment très lourde : pour l’enlever du « truc » où elle a voyagé, il faut combiner l’effort de deux grues mécaniques à vapeur. Mais, pour cette manœuvre, il suffit de deux hommes et d’un sergent. Ce sergent a revêtu un costume de travail : bourgeron et salopette de grosse toile grise, qui font un contraste pittoresque avec son chapeau d’ordonnance en feutre khaki, galonné d’une cordelette de soie aux couleurs réglementaires. Les deux hommes, on ne les voit presque pas : ils sont, l’un et l’autre, à leur poste, à l’intérieur de la cage vitrée d’où ils font mouvoir, la main sur les manivelles de commande, les deux grues, dociles à leurs mouvements. Le sergent ne dit rien. Il fait entendre avec ses lèvres un coup de sifflet suraigu, pareil à cet appel du soir qui, dans les prairies du Far-West, rallie la cavalerie des cow-boys. Aussitôt, les deux grues mécaniques lancent leurs câbles et leurs grappins, comme des lassos, sur l’énorme caisse, qui s’élève dans les airs, se balance, comme indécise… Nouveau coup de sifflet, plus bref cette fois. Les grappins, solidement accrochés aux flancs de cette caisse, la conduisent avec une lenteur calculée et la déposent avec une étonnante douceur sur le sol du chantier. Troisième coup de sifflet. Les grappins se décrochent. Les câbles sont halés aux poulies des palans. Le travail des deux grues mécaniques est terminé. C’est le tour d’une nouvelle équipe. A coups de marteau, frappant sur des ciseaux à froid, on ouvre la caisse. Les clous, arrachés par de fortes tenailles, sont mis de côté pour servir à d’autres emballages. Les planches déclouées sont soigneusement rangées dans un hangar : on en fera des baraquements et des huttes. Rien ne se perd dans cette organisation prévoyante, aussi minutieuse dans le détail que hardie dans l’ensemble du labeur accompli. Et l’on vide la caisse : elle contenait une locomotive en morceaux emballés comme les pièces d’un jeu de patience. Il s’agit d’ajuster par un habile raccord la cheminée et la chaudière, le tampon de choc et la barre d’attelage, le tuyau d’alimentation et la soupape de sûreté, sans oublier les relations harmonieuses du cylindre avec le piston et de la glissière avec la bielle. C’est un exercice de puzzle. Les soldats-ouvriers du génie américain y excellent avec une telle rapidité d’ajustage méthodique et expéditif qu’en quelques heures la locomotive, fabriquée dans une lointaine usine de l’Illinois ou de l’Indiana, est prête à rouler sur la superstructure de nos réseaux ferrés. Il n’y a pas de précipitation ni d’impatience dans ce travail de mise au point. La machine, avant d’être attelée au convoi qu’elle entraînera désormais par monts et par vaux, est soumise au contrôle d’un essai préalable et d’une sorte d’examen probatoire. L’emplacement de toutes les pièces métalliques est vérifié, depuis le marchepied jusqu’au chasse-pierres. On mesure la résistance du ressort et la précision du régulateur. C’est seulement après toutes ces précautions que la machine est confiée par l’ingénieur au mécanicien et au chauffeur qui vont la mener à vive allure sur les lignes, par où les cargaisons des navires sont dirigées à toute vapeur vers les bases coopération de l’armée américaine.

Afin de rendre ce transport plus commode et plus rapide, les Américains ont procédé à l’extension ou à la reconstruction d’un chemin de fer de 1 000 kilomètres de longueur, avec des matériaux exportés des États-Unis. Les wagons spéciaux, les logging-trains, les bâtiments démontables sont reçus journellement par le personnel du génie américain, pour la construction des docks, des ateliers et des hôpitaux.


Les formations sanitaires des États-Unis, avant leur entrée dans la guerre, se réduisaient à 7 hôpitaux et 5 000 lits, avec 900 officiers du service de santé et 730 infirmières. En avril 1918, le personnel sanitaire des États-Unis atteignait déjà le chiffre de 106 000 personnes, comprenant 18 000 officiers, 7 000 infirmières, 6 000 ambulanciers, pour desservir 63 hôpitaux déjà installés, avec 58 400 lits. Les laboratoires déjà équipés, outillés, sont au nombre de plusieurs centaines. Au service de la protection contre les gaz est affecté un personnel spécial de 600 infirmières et de 100 médecins. Le seizième train sanitaire des États-Unis a été récemment inauguré. La direction supérieure du service de santé choisit l’emplacement des camps et cantonnements, prescrit le système d’alimentation qu’il juge le meilleur pour les troupes, dresse le plan des hôpitaux, s’occupe de faire publier des tableaux, des tracts relatifs à certaines maladies et ne néglige rien de ce qui intéresse l’hygiène physique et morale du soldat.

J’ai vu cette immense organisation en plein fonctionnement, sur place, en visitant un des plus grands hôpitaux, sinon le plus grand de l’armée américaine. C’est une véritable cite neuve, qui vient de sortir de terre, auprès d’une bourgade bretonne, autour d’un bâtiment qui, avant la guerre, servait d’école normale pour les instituteurs d’un de nos départements de l’Ouest. Les salles de l’école, au rez-de-chaussée, sont aménagées en bureaux et en laboratoires. L’ancien réfectoire est devenu le mess des officiers attachés à cette formation sanitaire de l’intérieur. Obligeamment invité à la table que préside le médecin-chef, j’ai pu me renseigner à loisir sur l’œuvre et sur le dessein de nos alliés d’outre-mer. Ils veulent que les blessés soient tous placés dans des conditions telles que la nature puisse contribuer presque autant que l’art à leur convalescence et à leur guérison. L’air et la lumière entrent à flots dans les dortoirs par les fenêtres largement découpées et presque toujours ouvertes.

— Ces Américains ! me dit un blessé français, rencontré dans le jardin, ils aiment les courants d’air et les coups de soleil…

Le fait est que la doctrine thérapeutique des Américains consiste d’abord dans la plus scrupuleuse observance des règles de l’hygiène physique, inséparable de l’hygiène morale, unissant la santé de l’âme à la santé du corps. Aussitôt que les blessés sont en état de sortir de leurs chambres, on s’ingénie à multiplier, autour d’eux, les occasions et les moyens de divertissement. Sous la conduite du révérend Samuel G. Trexler, chapelain de l’hôpital, et de M. George J. Russel, secrétaire de l’Y. M. C. A. j’ai visité les salles de lecture, de concert et de conférence. Rien n’est oublié de ce qui peut servi, au maintien du bon état moral des soldats en traitement. Les Américains, qui ont la réputation d’être des gens sérieux, et qui la méritent, ne veulent pas toutefois se priver du plaisir d’avoir l’humeur avenante, et même le mot pour rire, jusque dans les circonstances les plus graves, « pour ce que rire est le propre de l’homme. » La guerre est une chose terrible : il ne faut pas qu’elle soit une chose ennuyeuse…

Mes aimables guides m’apprennent que le président Wilson (et nul ne s’étonnera de ce trait de son caractère) favorise, encourage de toute sa sollicitude officielle et de toute son autorité d’homme de bien les œuvres qui contribuent au ravitaillement moral de l’armée américaine. Il s’en occupe personnellement. Par son ordre et sous sa haute inspiration, M. Raymond à Fosdick, président de la commission des camps d’entraînement au ministère de la Guerre (Commission on Training Camp Activities of the American War Department), a inspecté, sur le front de France, toutes les organisations destinées à seconder le haut commandement par une action morale dont le président des États-Unis a conçu le programme ingénieux et prévoyant. Cette commission, instituée par M. Wilson dès l’heure où l’Amérique entra dans la guerre, coordonne et soutient, sous une direction centrale, les efforts et les initiatives des sociétés particulières qui entourent l’armée américaine de leurs soins affectueux, et qui se sont consacrées, de tout cœur, à une œuvre nécessaire (engaged in furnishing recreation and home hospitality le the American troops).

— Il s’agit, me dit le chapelain, d’écarter de tous les centres d’instruction et de tous les cantonnements de repos les risques de contamination morale ou physique dont il faut préserver les agglomérations de jeunes gens et particulièrement, en temps de guerre, les rassemblements de soldats. Une police bien faite aux abords des camps et cantonnements, la chasse aux mercantis et l’éviction impitoyable de toutes les personnes suspectes sont des mesures indiquées pour combattre l’alcoolisme et d’autres dangers non moins redoutables.

— Parmi les institutions qui concourent à ce résultat, reprit le secrétaire de l’Y. M. C. A. il faut compter notre grande association chrétienne de jeunes gens (Young mens Christian Association), qui a multiplié ses postes dans tous les camps d’instruction formés à l’intérieur des États-Unis et sur tous les points du front où peut se trouver un cantonnement américain. Toutes les forces morales de notre Y. M. C. A. se sont mobilisées avec une bonne volonté qui nous a valu les louanges des autorités militaires et des pouvoirs publics. Cette année, le 19 mars, au camp Dodge, dans l’Iowa, le brigadier général Strphen M Foote, inaugurant une période d’exercices, prit pour sujet de son allocution « la place de l’Y. M. C. A. dans l’armée nouvelle, the Place of the Y. M. C. A. in the new Army. » Un rapport du 25 mars, établi par les soins de M. E. C. Carter, secrétaire général de notre œuvre, constate que déjà l’Association a envoyé en France plus de 1 600 personnes parmi lesquelles on compte 300 dames ou jeunes filles. Grâce au travail ainsi accepté, rapidement accompli, l’œuvre réussit, par ses établissements dans les ports d’entrée, par ses postes échelonnés sur les lignes de communication, à maintenir autour de l’armée américaine un véritable système de défense morale et de bien-être matériel.

Rien n’est plus exact. Jusque sur le front et dans le voisinage de la ligne de feu, le soldat américain rencontre le bon compagnon de l’Y. M. C. A. vêtu comme lui d’un uniforme khaki, toujours prêt à lui venir en aide, à le renseigner, à l’approvisionner, à lui prodiguer tout le réconfort dont il a besoin. Dans une armée où le retour des permissionnaires au pays natal est impossible, les services que rend une pareille institution sont inappréciables. Elle est le foyer permanent et mobile du soldat en campagne. Elle le suit partout, elle l’assiste toujours. Les troupes qui vont aux tranchées ou qui en reviennent trouveront dans les cantines de l’Y. M. C. A. dans les huttes qu’elle a su construire jusque sous le bombardement, parmi les ruines des châteaux abandonnés, sous des tentes rapidement dressées, l’atmosphère du pays, un fraternel geste d’accueil, les nouvelles dont les soldats sont curieux, le langage qu’ils aiment a entendre, un livre à lire, et cela sans préjudice d’aliments moins spirituels et non moins nécessaires. Il y a déjà plus de cinq cents cantonnements ainsi ravitaillés par l’Y. M. C. A. qui fut organisée en temps de paix sous la vigoureuse impulsion de M. John R. Mott, et qui, s’adaptant aux nécessités du temps de guerre, est toute prête à se développer sans cesse, en proportion des besoins de l’armée américaine.

« L’épreuve suprême est venue pour la nation, » disait le président Wilson dans son Message du 15 avril 1917 au peuple américain. Il ajoutait : « Nous devons tous parler, agir et servir ensemble. » Ainsi entourés, soutenus par l’unanimité de la collaboration nationale, les chefs militaires ont pu mettre sur le pied de guerre, en peu de temps, tous les services qu’il fallait créer ou perfectionner tant à l’arrière que dans la zone des opérations du corps expéditionnaire. Le total des principaux crédits affectés au corps de l’intendance, depuis le 6 avril 1917, pour les dépenses concernant la solde et le transport des officiers et des troupes, l’aménagement des casernes et des cantonnements, les frais de poste, l’entretien des routes, la construction des quais et des débarcadères, les constructions et réparations d’hôpitaux, les champs de tir, le service des signaux, le renforcement de l’aviation, de la cavalerie, de l’artillerie et du génie, s’élève au chiffre de 3 601 087 872 dollars. Le corps de l’intendance (Quartermaster Corps) comprend le service des subsistances (the Subsistance Division), le service des fournitures et des équipements (the Supply and Equipaient Division), le service de la remonte (the Remount Division). Dans tous ces services, l’utilisation des crédits largement alloués se conforme aux règles de la plus stricte économie.

Quelques chiffres encore, afin de montrer en toute évidence l’amplitude et la multiplicité des efforts accomplis. Au début de la guerre, le corps de l’intendance ne disposait que de 3 000 camions automobiles et de 670 motocyclettes, en usage principalement sur les frontières du Mexique. La plupart de ces machines étant fatiguées, on décida qu’elles seraient utilisées seulement à l’intérieur du territoire, et que des machines toutes neuves seraient employées pour le service en France. Au mois de juin 1917, le gouvernement des Etats-Unis commanda 10 000 machines d’un nouveau modèle. Les ateliers construits pour la réparation et l’entretien de ces machines couvrent une vaste superficie, sont pourvus d’un outillage perfectionné et servent de centre d’instruction au personnel que l’on envoie par-delà les mers.

Au mois d’avril 1917, l’aviation américaine ne comprenait que 65 officiers, 1 120 hommes, 3 petits champs de manœuvre et 300 appareils de second ordre. Aujourd’hui, le personnel est cent fois plus nombreux. Les camps d’aviation s’organisent, en Amérique, en France, en Angleterre, en Italie. Les aviateurs américains ont donné, notamment dans l’escadrille La Fayette, la mesure de leur audace et de leur intrépidité. Cette escadrille a perdu vingt-cinq de ses hardis pilotes ou bombardiers, morts au champ d’honneur. Sept ont été faits prisonniers. Un autre a disparu. Quatre grands blessés sont hors de combat. Neuf hommes sont définitivement classés comme inaptes. Mais cette escadrille fameuse a donné à l’armée américaine, dès le jour de l’entrée des Etats-Unis dans la guerre, plus de soixante officiers ou sous-officiers glorieusement connus pour leurs exploits et dignes de servir de guides ou d’initiateurs à leurs cadets dans la voie héroïque. Avec les noms de Chapman, de Rockwell, de Mac Connell, de Norman Prince, l’aviation américaine a inscrit dans l’histoire ceux de Raoul Lufbery, de Bert Hall, de Baylies, de Putman… D’autres vont venir qui déjà, sur leurs avions d’entraînement, se préparent à monter les avions de combat que produit, sans désemparer, 1’induslrie américaine.

A côté du service de l’aéronautique, le Signal Corps est chargé d’assurer l’entretien et le fonctionnement de tous les appareils de communication : téléphone, télégraphie, signaux optiques, panneaux avertisseurs. Un réseau de fils télégraphiques, établi par le Signal Corps, assure le service des correspondances rapides entre les divers centres et bases du corps expéditionnaire aussi bien qu’entre le front français et le front britannique.

Ainsi rien ne manque à l’outillage de guerre où nos alliés d’Amérique ont appliqué toutes leurs facultés d’invention et d’organisation. Le soldat américain sent qu’on travaille autour de lui, pour lui. La moyenne des dépenses mensuelles de l’Ordnance, c’est-à-dire de l’administration chargée des fabrications de guerre pour l’armement et les munitions a été, cette année, de 69 190 612 dollars, ce qui représente environ cinq fois le montant des crédits annuels du temps de paix. Plus de 1 400 usines fabriquent, nuit et jour, des canons, des affûts à recul, des mitrailleuses, des fusils United States du modèle 1917, qui est une modification et un perfectionnement du fusil anglais Enfield, avec la même cartouche. On peut se faire une idée du programme de l’Ordnance, d’après ces chiffres récents : 23 millions de grenades ; 725 000 pistolets automatiques ; 25 000 revolvers ; 23 millions de projectiles de tous calibres pour l’artillerie lourde, 427 246 000 livres d’explosifs, 210 000 mitrailleuses, 2 484 000 fusils. On s’attache au problème de la qualité autant qu’au problème de la quantité, afin que le soldat américain « puisse être pourvu d’armes qui ajoutent à sa sécurité et soient une garantie de la victoire[1]. » Un récent rapport de M. Baker fait connaître que plus de 900 mitrailleuses lourdes browning ont été livrées pendant le mois de mai dernier, et que les livraisons des mitrailleuses légères browning, au cours du même mois s’élèvent au chiffre de 1 800. Ce rapport ajoute : « Les fusils sont actuellement délivrés en nombre suffisant pour équiper une division d’armée tous les trois jours, et plus d’un million trois cent mille fusils ont été fabriqués et délivrés jusqu’au 1er juin. »

Equipés, outillés, encadrés et comme accompagnés en tous lieux par ce travail puissamment réalisateur, les premiers combattants de l’Amérique sont entrés en liaison avec les troupes françaises, pour la première fois, en 1917. C’était un soir pluvieux d’automne, dans les tranchées d’un secteur de Lorraine. Le ciel nocturne était bas et noir. Trois années de guerre, — et quelle guerre ! — avaient bouleversé le sol humide, détrempé, boueux où s’aventuraient les hardis garçons que le Nouveau Monde envoyait au combat. Une bise froide fouettait au visage ces jeunes hommes dont quelques-uns venaient des rives heureuses du Mississipi ou du Colorado, de la chaude Louisiane ou de la tiède Californie. Pour faire la relève de leurs camarades français, ils marchaient, en longue file, à travers les ténèbres, sous l’ondée, entre les parois suintantes, presque éboulées, des boyaux creusés dans la glèbe argileuse du pays meusien. C’est à l’aube du jour qu’ils ont reçu le baptême du feu et qu’ils ont fait leurs premières armes, victorieusement. Ensuite, ce furent les batailles de Picardie et de Champagne, Cantigny, le bois de Belleau, Château-Thierry, la seconde victoire de la Marne et la reprise de Saint-Mihiel.


IV. — AU CANTONNEMENT

De la grande route qui borde la Marne, et qui s’en va, le long des pentes boisées, entre deux talus de gazon, vers Château-Thierry, un petit chemin se détache, escalade le coteau, parmi les ronces, s’amincit en raidillon, pour grimper presque à pic jusqu’à une petite place où se dresse une vieille église de village, bâtie en style ancien, crépie à la chaux, coiffée d’ardoises. L’ardeur d’une chaude journée d’août a ensoleillé la terre argileuse, les pierres calcaires dont l’aveuglante blancheur, sous l’azur idéal d’un beau ciel d’été, contraste avec la verdure des feuillages frais et l’or fauve des moissons mûres. Les maisons du village, éparses sur la hauteur, dans un rustique décor de jardins et de vignes, sembleraient peut-être assoupies par la douceur de cette heure lumineuse et de ce paysage plein de fleurs et de fruits, de rayons, et d’ombres, si le canon, qui tonne aux alentours, ne troublait par un grondement continu de gros coups sourds ou par de brusques explosions saccadées, la paix de ces campagnes longtemps déshabituées des tumultes de la guerre. Le vol des avions plane au-dessus des forêts, des champs, de la rivière, et surveille de tous côtés l’horizon champêtre. On reconnaît le ronflement des moteurs américains, très reconnaissable à une certaine intensité de vibration qui emplit comme d’un bruit d’ailes palpitantes le ciel sonore.

Et voici le tableau que m’offre d’abord ce petit village de la Brie champenoise, tout pareil, avec ses murs ombragés de treilles, ses toitures inclinées et ses pignons pointus, aux paysages que les peintres du temps de Jean-Jacques allaient chercher dans le décor de collines boisées et de vallées verdoyantes parmi lesquelles l’Ourcq et la Vesle traversent des bouquets d’aulnes et des clairières de genêts. Un vieux paysan, portant à la boutonnière de sa veste le ruban vert et noir des anciens combattants de 1870, est assis sur un banc de bois, devant sa porte, à côté d’un tout jeune soldat de l’armée des Etats-Unis. Le contraste entre ce vétéran de l’Année terrible et ce néophyte de la croisade libératrice ne forme pas seulement une antithèse pittoresque pour les yeux du spectateur ; c’est aussi un symbole qui nous montre en quelque sorte, par deux incarnations vivantes, la continuité d’une histoire où les générations nouvelles viennent faire la relève de ceux que l’âge réduit à l’inaction. Il y a quelque chose de paternel dans l’accueil de ce vieillard qui pourrait être l’aïeul de cet enfant rose et blond, accouru des bords lointains de l’Atlantique afin de sacrifier sa jeunesse, son sang, sa vie en l’honneur du commun idéal.

J’ai voulu savoir de quelle partie de l’Amérique venait le jeune ami du vieux paysan. Il est né dans une contrée agricole, au Kentucky, non loin des bords du fleuve Ohio, parmi les laboureurs qui cultivent des vallées fertiles au pied des monts Alleghanys. Dès sa première enfance, son éducation a été faite par l’exemple du travail qui, autour de lui, produisait la richesse. Il est fier de son propre pays, en pensant, selon la doctrine américaine, que richesse oblige et que ses ancêtres, pionniers des forêts inexplorées et défricheurs de la glèbe longtemps ingrate, ont conquis non seulement une vaste étendue de terres neuves, fécondées par leur labeur, mais aussi un surcroît de sécurité sociale, de dignité humaine et une solide garantie d’indépendance nationale. J’aperçois très clairement quelques-unes de ces pensées dans la fierté avec laquelle parle de son Kentucky natal ce jeune Américain, admis à prendre part aux événements qui vont décider de tout l’avenir de l’humanité. C’est dans une hutte du Kentucky, sous le toit d’un humble fermier, que naquit Abraham Lincoln. Et comment oublier, en ce qui nous concerne, que la découverte, la colonisation et le peuplement des rivages de l’Ohio et de tout le territoire dominé par les Montagnes Bleues, fut principalement l’œuvre des précurseurs français qui, sous la conduite de Robert Cavelier, sieur de La Salle, ont tracé dans ces parages, malgré l’enchevêtrement des flancs et des ronces, les routes qui maintenant mènent les voyageurs aux cités populeuses de Louisville, de Lexington et de Richmond ?

Un Anglais, Lord Bryce, qui connaît bien les Américains, a finement analysé le mélange d’humour qui donne tant de saveur à l’esprit de ce peuple, aussi enclin aux graves résolutions que prédisposé aux propos plaisants. La vérité de cette observation m’apparaît dans la conclusion que le soldat du Kentucky donne à notre entretien, en présence du vétéran qui le considère avec une expression de bonté toute paternelle. Il rassemble ce qu’il peut savoir de français, et s’écrie joyeusement :

— Au Kentucky, on trouve bon froment, belles fleurs, jolies femmes !

Là-dessus, il rit d’un large rire juvénile qui découvre la double rangée de ses dents blanches. Le médaillé de 1870 rit dans sa moustache grise. Deux ou trois ménagères du voisinage prennent part, avec leurs mioches, à l’hilarité générale…

A la grille du château est arboré un fanion de couleur écarlate, semé de deux étoiles d’argent. C’est signe que le quartier général d’une division américaine est établi dans cette élégante et spacieuse demeure, construite au XVIIIe siècle, sur une terrasse qui domine la plaine ondulée de la Marne, par quelque magistrat citadin épris des attraits de la campagne et curieux peut-être de lire à loisir, pendant la belle saison, sous les ombrages d’un parc idyllique ou d’un jardin pastoral, la Nouvelle Héloïse ou les Harmonies de la nature.

Au seuil de la maisonnette du jardinier, tapissée de lierre comme un ermitage ancien, un factionnaire veille, portant sur son brassard les deux lettres fatidiques : M. P. Une grande allée, entre deux rangées de lilas, monte en ligne courbe et en pente douce vers un corps de logis dont les façades sont tournées, d’une part vers des charmilles et des pelouses, de l’autre vers la terrasse où s’enracine, au milieu d’un massif bordé de buis, un grand catalpa aux larges feuilles que le vent d’été agite légèrement sous le soleil, comme des éventails transparents. Une odeur d’herbes fraîches, de fleurs épanouies et de fruits mûrs s’exhale de ce séjour vénérable et charmant, avec le parfum des siècles morts et la poussière du passé. Combien de fois je suis, venu dans ce coin de vieille France, dans ce village de Champagne, dans ce château des bords de la Marne, au temps où l’illusion de la paix nous laissait goûter encore, avec un sentiment de provisoire sécurité, les délices des villégiatures champêtres ! Aujourd’hui j’aperçois sous les arbres, près du tennis, les autos de l’état-major américain : limousines aux panneaux vernis, landaulets aux châssis solides, aux moteurs puissants, véhicules de guerre modernes, toujours prêts à partir dans le flux et le reflux des batailles, au premier signal d’avance ou de repli. A côté de ces voitures militaires, sous un tilleul, je vois un canon de gros calibre. On me fait remarquer ses formes, ses organes de support et de pointage, le mécanisme de ses freins, le camouflage qui, sur le tube, sur le bouclier, sur les jantes et sur le moyeu des roues, sur l’affût, a barbouillé en trompe-l’œil, à grand renfort de badigeon vert, un effet de sous-bois. Cette pièce de 210 a été fabriquée avec un soin tout spécial dans les usines Krupp. C’est, en effet, un canon allemand qui a été rapporté là comme un trophée de victoire, ayant été capturé en plein combat, le 22 juillet, par les Américains. Un sous-officier, muni d’un pot de peinture et d’un pinceau, prend un visible plaisir à inscrire sur le manchon d’acier, près du tourillon, la date, le jour et le lieu de la mémorable capture. C’est au cours de la seconde bataille de la Marne, le 22 juillet 1918, à Trugny, que fut enlevée aux artilleurs allemands cette machine à lancer des obus toxiques. Bientôt sans doute, on pourra voir, en Amérique, ce spécimen du matériel balistique d’outre-Rhin, avec l’inscription commémorative que j’ai copiée pour le lecteur :


CAPTURED BY THE

YANKEE — DIVISION
2nd BATTLE OF THE MARNE

JULY 22nd 1918 AT TRUGNY


Le sous-officier Yankee se réjouit d’avance, à l’idée que ses compatriotes, dans sa cité natale, pourront lire les lettres majuscules qu’il est en train de peindre. Il espère que ce trophée, conquis à la seconde bataille de la Marne, ornera un des squares de Boston. Il est né au Massachusetts, comme la plupart de ses camarades de la division yankee, recrutée aussi dans les États voisins, tels que le New-Hampshire et le Maine.

C’est une division d’élite, dont les hauts faits appartiennent à l’épopée non moins qu’à l’histoire. Combien de braves, hélas ! elle a laissés sur le champ de bataille, ensevelis dans la terre de France, au cimetière voisin de ce bois de Belleau où déjà s’est illustrée, en de durs combats, la brigade de marine américaine ! Les Américains de l’armée du général Dégoutte ont combattu victorieusement à Monthiers, à Etrepilly, à Trugny, à Jaulgonne.


V. — LES AMÉRICAINS AU FEU

Au cours de la contre-offensive du 18 juillet, cette division était précisément placée au centre de l’armée du général Dégoutte, et, comme on dit, « en pivot, » au Nord-Ouest de Château Thierry. Lorsqu’une division est ainsi placée « en pivot, » elle doit se résigner parfois à marquer le pas, à régler sa marche d’après la progression concentrique des ailes tournantes. C’est ce qui arriva, dans la matinée du 18 juillet, à quatre heures du matin, lorsque fut déclenchée, entre Soissons et Château-Thierry, la magnifique contre-offensive qui devait dégager Paris, délivrer deux cents villages, rejeter d’un seul élan, des bords de la Marne aux rives de l’Aisne, l’ennemi forcé de laisser entre nos mains 35 000 prisonniers et 700 canons. L’élan de nos Américains, notamment des combattants de la division aujourd’hui cantonnée dans ce château, fut tel, qu’en se portant sur les premières positions allemandes, ils enlevèrent d’un bond leurs objectifs, chassant devant eux l’ennemi avec une fougue qui rendait toute résistance impossible. On admira la parfaite discipline qui maintint leur élan en liaison immédiate avec le barrage d’artillerie qui précéda l’attaque d’infanterie. Lorsqu’ils furent solidement accrochés aux villages de Torcy, de Belleau, de Givry, à la station de Bouresches, ils voulaient pousser plus avant, faire un nouveau bond dans leur avance victorieuse. On dut modérer leur ardeur. C’est que le château de Monthiers, les maisons de Licy-Clignon, le bois de Pétret étaient encore occupés par les Allemands, et que ceux-ci, massés on force, acharnés à la résistance dans ces réduits hérissés de mitrailleuses, retenaient encore des troupes, à la gauche des Américains, et ralentissaient, pour quelques heures encore, la progression générale. Afin de nettoyer définitivement ces positions et de soulager les troupes voisines, aux prises avec l’ennemi en des combats terribles, nos Américains, par le rapide succès d’une manœuvre débordante, s’emparèrent de tout le terrain, depuis la ferme de la Conétrie jusqu’au hameau de la Halmardière, enlevant d’un seul élan les hauteurs d’Etrépilly, a sept kilomètres de Château-Thierry. Rien ne put les arrêter, ni les barrages de mitrailleuses ni les îlots de résistance où se cramponnait désespérément l’ennemi. Les Allemands, se voyant débordés par cette attaque brusquée, jugèrent alors que leur situation était intenable à Monthiers, et commencèrent leur mouvement de repli.

— Je n’aurais pas fait mieux, dans la même occasion, avec mes meilleures troupes, déclara le général Dégoutte, lorsqu’on lui rendit compte de la journée du 20 juillet et de ce beau succès de nos alliés.

En effet, ils avaient enfoncé les lignes ennemies sur une profondeur de plusieurs kilomètres, capturé trois canons, un minenwerfer de gros calibre et un grand nombre de mitrailleuses. Plus de deux cents prisonniers restèrent entre les mains de la division américaine. Ces prisonniers ont été amenés hier, sous la conduite de deux ou trois cavaliers d’escorte, au village où je suis. On les a enfermés provisoirement dans le tennis du château, derrière le frôle grillage qui, au temps des paisibles villégiatures, servait à retenir les balles de caoutchouc dévoyées par les raquettes imprudentes. Ils ne semblaient pas avoir envie de s’en aller et ne donnèrent point de souri aux factionnaires qui les surveillaient, fusil chargé, baïonnette au canon. Seuls, les officiers montraient encore quelque arrogance. Toutefois, l’un d’eux, interrogé par un des interprètes de l’état-major, déclara :

— Nous ne demanderons pas la paix, tant que nous serons sur ce territoire. Mais, dès que vous aurez mis le pied chez nous, ah ! nous la demanderons tout de suite…

Et, précisant sa pensée, il ajouta :

— Nous ne voulons pas de la guerre chez nous.

La façon, en effet, dont ils la font chez les autres, doit leur inspirer, maintenant qu’ils se sentent bousculés vivement et forcés de rebrousser chemin, les sentiments qui résultent d’un retour sur eux-mêmes et de la crainte des effroyables responsabilités qu’ils ont encourues.

Nos Américains ne furent pas moins habiles à exploiter leurs succès par la ténacité de la poursuite qu’à les assurer par la vivacité de l’attaque.

— Ah ! me dit un soldat français qui revient de Fère-en-Tardenois, il fallait les voir à Epieds !

Epieds, village situé dans la Brie champenoise, appartenait jadis au bailliage de Château-Thierry. C’est aujourd’hui le modeste chef-lieu d’une commune rurale, fière cependant de posséder un château, qui s’appelle Moucheton et qui appartient au vicomte de La Rivière. Les historiens de la France et de l’Amérique parleront de ce village, lorsqu’ils feront le récit détaillé des opérations d’où résulta la seconde victoire de la Marne. C’est là que, dans les heures mémorables du 22 juillet 1918, les Américains arrivèrent littéralement sur les talons des arrière-gardes ennemies. Ce fut un combat acharné, dans les rues et ruelles du village, avec de terribles corps à corps. L’artillerie allemande essaya d’enrayer la poursuite des Américains en dirigeant un violent tir de barrage sur l’espace découvert qu’il faut franchir, à droite et à gauche du village d’Épieds, pour atteindre la ligne des crêtes. Vains efforts. Le général commandant la division américaine sut prendre toutes les dispositions utiles à son dessein, ne craignant pas, en cas de nécessité absolue, d’ordonner un temps d’arrêt ou même un léger repli à ses troupes merveilleusement ardentes et entraînées. C’est ainsi que, par une habile manœuvre, qui dénote un rare sens- des conditions tactiques de la victoire, le général américain se décida, sur-le-champ, pour un mouvement qui acheminait ses troupes vers le Sud du village d’Epieds, sous le couvert des bois de Trugny, abondamment pourvus de feuillages par la belle saison.

Les Allemands firent une vive opposition à cette tentative de diversion et contre-attaquèrent avec fureur. Mais ils apprirent à leurs dépens ce qu’est la ténacité américaine. Les Yankees, arrêtés une première fois dans leur manœuvre hardie, revinrent à la charge, repoussèrent l’ennemi de la lisière du bois dans la journée du 24 juillet, et, sur les talons des Boches, pénétrèrent dans le bois, s’emparant de toute une compagnie de pionniers. Ils continuèrent aussitôt leur avance, d’une telle allure que, vers trois heures de l’après-midi, la progression de leurs avant-gardes dépassait l’orée de la forêt de Fère. Le soir même, ils étaient parvenus à la route de Fère à Jaulgonne.

Le soldat français qui vient de les voir à l’œuvre, et que j’ai rencontré par hasard en ces parages, résume son opinion par ces simples mots :

— Ils ont fait du bon travail.

En effet, dans l’espace de six jours, la division américaine avait réalisé, sur certains points, un gain de dix-sept kilomètres en profondeur. Elle avait combattu sans répit, jour et nuit. La discipline de ses sections d’attaque a frappé les Allemands qui les voyaient s’avancer avec leurs officiers eu tête et leurs serre-files, à la française. On rapporte ces paroles d’un prisonnier boche, se plaignant de ses officiers : « Nous ne voyons pas assez ceux qui nous commandent. Vous avez de la chance, vous êtes comme les Français qui ont toujours leurs officiers devant eux pour les guider au combat. »

L’officier américain paie de sa personne. Ses hommes ne le perdent pas de vue un seul instant, au plus fort du péril, au chemin de l’honneur et de la victoire. Aussi est-il sûr d’être respecté sans avoir besoin de recourir aux menaces ni à la crainte. La discipline, qui fait la force de l’armée américaine comme de l’armée française, est l’effet naturel d’une estime réciproque et d’un dévouement mutuel.

Tandis que les Américains de l’armée du général Dégoutte faisaient ainsi leurs preuves, leurs camarades de l’armée Mangin se signalaient dans un autre secteur du même front. Ils ont fait entrer dans l’histoire le nomade Nouvron-Vingré.

Nouvron-Vingré, dans le canton de Vic-sur-Aisne, à quinze kilomètres au Nord-Ouest de Soissons, est le chef-lieu d’une commune qui vivait surtout d’agriculture et que la guerre a ruinée de fond en comble. Sur le plateau calcaire de Nouvron, il n’y a plus que des carcasses de maisons défoncées, une jachère bouleversée par le martelage des bombardements, un chaos de débris de toutes sortes, jonchant un sol perforé de cavités profondes, criblé de trous par les organisations défensives que l’ennemi, au cours d’une longue occupation, avait multipliées pour se mettre à l’abri.

La ligne de départ assignée à l’armée du général Mangin pour la contre-offensive du jeudi 18 juillet 1918 sur le flanc droit du dispositif allemand, allait de Nouvron-Vingré à Troesnes, dans le canton de Neuilly-Saint-Front, jalonnée par les villages de Fontenoy, Ambleny, Cutry, Saint-Pierre-Aigle, Montgobert, Longpont, Corcy, Faverolles. Sur ce front d’environ vingt-cinq kilomètres, une place d’honneur fut réservée aux Américains, alignés côte à côte avec des régiments qui sont l’élite de l’armée française. Lorsque, à quatre heures trente-cinq, après une nuit d’orage où les coups de tonnerre s’étaient mêlés à la canonnade, le signal de l’attaque fut donné, nos alliés s’élancèrent au combat avec une bravoure qui émerveilla tous les témoins de cette bataille. Grands, vigoureux, assouplis dès leur enfance par la coutume des exercices physiques et des sports difficiles, ces hommes, casqués d’acier, avaient retiré leurs vareuses de drap olive et retroussé leurs manches de chemise, comme pour mieux travailler. Bons ouvriers du glorieux chantier de la victoire, ils s’avançaient avec une admirable fougue de jeunesse, de belle humeur, de force corporelle et d’entrain moral. Le terrain offert à leur avance était détrempé par la pluie nocturne. Les vallées du Soissonnais, creusées par des pentes au profil régulier, ont un fond humide, au-dessus duquel s’étagent les bâtiments des maisons rustiques. Parfois un ruisseau grossi par l’orage de la nuit s’opposait à la marche de nos Américains. N’importe. Ils entraient dans l’eau jusqu’à la ceinture ou jusqu’aux épaules, élevant au-dessus de leurs têtes leurs fusils à baïonnettes courtes, et continuaient sans arrêt leur mouvement irrésistible. En les voyant ainsi traverser les rivières, et grimper d’une allure agile, malgré le poids de leurs vêtements mouillés, au versant de la-rive-opposée, les Allemands fuyaient à toutes jambes ou se rendaient en masse, en criant : Kamarad ! Kamarad ! Ces prisonniers volontaires jetaient leurs armes avec une surprenante rapidité, déboutonnaient, selon l’usage, leurs bretelles, et tenant d’une main leurs culottes, faisant de l’autre un geste de reddition spontanée, ils passaient soudain de l’extrême terreur à un contentement subit, se mettaient en rangs pour se diriger vers l’arrière, visiblement heureux de terminer ainsi la guerre et de s’en tirer à si bon compte. Les villes et les villages, derrière les lignes de notre armée, furent traversés, pendant toute la journée, par les processions de prisonniers allemands, défilant au pas de route, officiers en tête. On est doucement ironique au pays de Racine et d’Alexandre Dumas. Les habitants de la Ferté-Milon et de Villers-Cotterets ne se privaient point de l’innocent plaisir de redire aux Boches en route vers des objectifs qu’ils avaient bien espéré atteindre autrement, le fameux mot d’ordre du Kronprinz : Nach Paris ! — Nach Paris !… Parmi ces prisonniers se trouvaient deux colonels, dont l’un fut capturé par les Américains à son poste de Commandement, dans une carrière. Ce colonel, chef d’un régiment de Bavarois, fut tellement surpris par l’avance de nos alliés, qu’il se rendit, avec tout son état-major, sans esquisser le moindre geste de résistance. On rapporte qu’un autre prisonnier, un commandant de bataillon, qui est le propre neveu du prince de Bülow, ancien chancelier de l’Empire allemand, fut stupéfait d’apprendre qu’il y avait une grande armée américaine en France. Cet officier croyait que l’effort américain consisterait à peine dans l’envoi d’une cinquantaine de mille hommes. La plupart de ses compatriotes, a-t-il dit, partageaient l’erreur dont il est aujourd’hui tiré par l’évidence des faits.

Si le Kaiser s’est flatté du vain espoir d’imposer à tout son peuple cette erreur d’optique et de maintenir ainsi, par unis mystification colossale, la confiance qui lui échappe de plus en plus, sa déception doit être à présent proportionnée au rêve insensé qu’il avait conçu. Du haut de la colline où il s’est fait conduire en auto, le 15 juillet, jour de l’offensive sur laquelle il comptait pour nous dicter superbement les conditions d’une paix atroce, Guillaume II a pu voir de loin, dans le reflux de l’invasion déchaînée par lui, dans le mouvement de recul infligé à ses troupes d’attaque, l’élan magnifique des Américains, accourus des rives du Nouveau Monde pour la défense de la liberté, et donnant, tout de suite, à leur drapeau étoile une place d’honneur parmi les radieux symboles qui annoncent au monde, après la catastrophe infligée à l’humanité par sa volonté perverse, un renouveau de consolation et d’espérance.

The Star Spangled Banner… Tous les échos des cantonnements du front de bataille ont appris à répéter les accords de ce chant qui réveille au cœur des Américains l’image vivante de leur patrie lointaine.

Justement ce soir, devant l’église du village, la musique d’un régiment s’est rassemblée. Les instruments de cuivre et de métal argenté brillent aux derniers rayons du soleil couchant. Les villageois sont venus nombreux à ce concert militaire, aussi nombreux qu’ils peuvent se trouver dans une localité où l’on commence à rentrer, et qui fut naguère évacuée sous la menace des bombardements. Quelques airs d’opéra et même d’opérette, pour commencer. Nos alliés d’Amérique connaissent à merveille le répertoire musical des théâtres parisiens. Ils ne sont pas ennemis d’une joie élégante, ni d’une gaîté de bon aloi. Ensuite, la Marche de Sambre-et-Meuse. Le programme comporte enfin, selon l’usage, la Marseillaise et l’hymne américain. Au moment où retentissent, sous le ciel pur où déjà parait la plus douce étoile, les premières notes de notre chant national, tous les soldats américains présents sur la place se dressent d’un mouvement unanime ; et, sans qu’un ordre soit donné, muets et graves, ils se mettent, tous ensemble, à la position du « garde à vous, » faisant le noble geste du salut militaire, la main au bonnet de police ou au casque, jusqu’à la fin de la Marseillaise qui s’élève, comme un chœur de voix héroïques dans le silence religieux d’un auditoire où toutes les âmes sont unies par le même souvenir et par le même espoir.

Nos soldats font le même geste en l’honneur du drapeau étoile. Et rien n’est plus émouvant que cet échange de saluts chevaleresques et fraternels où s’affirme, dans ce paysage, secoué, de temps en temps, par une canonnade tantôt proche et tantôt lointaine, l’amitié déjà séculaire de la France et de l’Amérique.


GASTON DESCHAMPS.


  1. Ces chiffres sont empruntés au dernier bulletin du Bureau officiel d’informations dont le directeur à Paris est M. James Kerney.