Sous la restauration

Son altesse la femmeA. Quantin, imprimeur-éditeur (p. 189-224).





SOUS LA RESTAURATION


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nouvelle sentimentale


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SOUS LA RESTAURATION


NOUVELLE SENTIMENTALE


Les amours de diligence ! — M. V. Schœlcher, au temps de sa florissante jeunesse, a essayé de les peindre en raccourci dans un conte fade et mou comme l’antique pommade à la rose. Avançons de quelques pas dans la morne platitude de cette littérature accoutrée de lieux communs et de correction poncive, et écoutons cette odyssée de l’époque des Lafitte et Caillard. — « C’était une femme comme on en trouve beaucoup à Paris ; elle monta un matin dans le coupé de la diligence où je me trouvais, pour aller je ne sais plus où, n’importe ? Nous étions seuls, les chevaux couraient vite, et la route était, autant que je puis me le rappeler, peu fréquentée. Sitôt qu’elle fut assise, elle tira gracieusement son gant, et passa ses doigts avec élégance dans les touffes de ses cheveux : cela voulait me dire qu’elle avait de beaux cheveux blonds, de longs doigts bien effilés et une grosse bague ciselée au dernier goût, non pas avec ces vilains chiens qui courent gauchement après de vilains lièvres, mais avec ces beaux feuillages enroulés, larges et brillants comme les Anglais savent les faire. — Quand je vis cela, j’eus grand’peur, et je me mis à réfléchir sur ce qui pouvait arriver de moi…

Peu de minutes après, elle respira un flacon de vinaigre ; je lui demandai si elle se sentait incommodée, elle me répondit froidement : Non, monsieur. Ma demande était assez sotte pour me valoir cette froideur. Je gardai le silence durant au moins un quart d’heure…. »

— On ne s’imagine certes pas que je m’en vais poursuivre plus loin cet aimable début de feuilleton du temps des coiffures « à la girafe » ; ce serait à se périr, comme eût dit l’honnête Madame de Foa, et je ne saurais pousser l’amour du pastiche jusqu’à m’aplatir servilement au niveau du maigre Schœlcher. Permettez-moi donc, charmantes interlocutrices, de me retirer un instant derrière le rideau, afin d’adopter un costume de circonstance, et, tout en restant ipse, d’apparaître à vos yeux railleurs sous le costume de Werther, en culotte de nankin, avec l’habit bleu barbeau à boutons d’or, la cravache en main, les cheveux largement bouclés sur le front, l’air fatal, l’œil en extase et humide, ainsi qu’il convient à tout héros correct des années qui précédèrent le romantisme.

Au sortir de la Révolution et de l’Empire, l’esprit français semble anémié, maladif, en proie à un vague délire de persécution ; le pays paraît se traîner en langueur dans sa mièvre convalescence ; l’âme obéit aux plus noires suggestions ; on croirait que le malheur, la désespérance, la fatalité planent partout, La sombre névrose torture bien des cerveaux. La littérature n’exprime plus que des rêveries décevantes, des fictions d’un sentimentalisme morbide ; les héros sont exsangues, pâles,. affadis, traînant une vie marquée au sceau de l’anankè ; ils montrent une âme ardente et brisée, un cœur pur et desséché par un platonisme voulu. Tout est aride et infécond dans la plupart des romans de genre où le monstrueux côtoie la niaiserie et l’inouïsme. Sous le ciel gris d’un idéal fait de sensiblerie, il bruine une tristesse pénétrante, un froid brouillard d’amour mystique qui donne la Mal’aria. — On lit René, Atala ; on se passionne encore pour la Chaumière indienne, on cite Paul et Virginie en attendant qn’Oberman vienne symboliser cette époque de veulerie générale où Mmes Krudner, de Duras, de Souza et Pauline de Meulan virent triompher leur prose mélancolique et indécise.

« Je ne veux rien voir fleurir autour de moi, — écrit Benjamin Constant dans Adolphe, ce chef-d’œuvre crépusculaire, — je veux que tout ce qui m’environne soit triste, languissant et fané. » On peut regarder ces paroles comme une profession de foi très nette de tous les Jérémies de la métaphysique romancière. Au milieu de cette épidémie régnante, l’espoir est éteint, l’illusion morte, l’enthousiasme même est tari à sa sources l’amour n’est plus qu’impotent ; s’il manifeste encore des désirs, il n’a plus de force pour l’action. Le chevaleresque tombe dans le brigandage ; dans les nouvelles dramatiques, plus d’enlèvements galants, mais des rapts à main armée, des séquestrations dans des grottes enfumées, des viols ridicules et infâmes dignes de réjouir l’ombre satanique de l’auteur de Justine.

La femme de ce temps singulier ne résiste pas à cette chlorose intellectuelle ; elle devient ce type antifrançais de la Femme la plus malheureuse du monde que les physiologistes nous ont peinte dans son attitude de fleur brisée. La muse de la rêverie la hante, les inquiétudes stériles la ravagent ; elle se sent possédée par un mal incompris dont elle souhaite de mourir ; des soupirs sans origine gonflent éternellement sa chaste poitrine, ses beaux yeux sont en quête d’un rédempteur de fautes qu’elle n’a point commises ; elle s’abandonne à l’espoir berceur d’une passion héroï-comique où un énergumène amoureux, pâle et palpitant comme un Antony, lui dédiera sa vie entière dans un langage dramatique et troublant. Elle esquisse le portrait de ce jeune homme : il sera mince, fluet comme le roseau qui ploie et cependant nerveux et indomptable ; son visage pâle et olivâtre, encadré de longs cheveux pleurant sur son large front, s’éclairera du feu de ses regards ardents, et sa bouche convulsée n’osera parler ; ils se comprendront et s’aimeront saintement, sans se laisser aller aux tumultes qui agiteront leur chair périssable ; ensemble ils sangloteront sur leur existence traversée d’impossible, elle déplorant les liens du mariage qui l’unissent à un époux qui n’a jamais lu en son âme débordante de tendresses ; lui maudissant le sort, invoquant l’enfer et les malédictions, criant anathème ! blasphème ! et damnation ! tout en dissimulant, sous le tragique éploré de ses phrases, son manque de virilité agissante et la mesquinerie de sa volonté infirme.

La jeune fille dans cette atmosphère apparaît avec l’exquise ingénuité que lui prêtent les gravures de keepsake ; la douceur de sa voix, la pureté de ses formes, le charme qui l’environne sont troublants et adorables, et l’on peut dire que jamais la jeune fille n’a été plus angéliquement « jeune fille » que sous la Restauration. Vêtue de robes blanches simples, fraîches, légères et flottantes, ceinte d’un ruban de satin rose, bleu pâle ou lilas, elle donnait une idée de candeur, de virginité et de chasteté que n’ont certes plus les demoiselles de ce temps. Elle ignorait souvent ce qu’elle devait savoir, mais au moins ne savait-elle pas ce qu’elle devait ignorer ; elle portait alors de petits tabliers de soie à bretelles et connaissait l’art des petits jeux innocents ; elle rêvait au clair de lune sur les bancs de gazon, vaguement inquiétée d’amourettes inconscientes ; elle comprenait le langage des fleurs et leur symbole, jouait de la harpe avec méthode et chantait des romances langoureuses où l’oiseau parlait à la source, où le nuage rimait avec mirage, où enfin la civilité puérile et honnête était mise en musique avec accompagnement de cithare ou d’accordéon.

Ce fut bien le temps où la jeune fille se profila dans un décor approprié à sa douceur virginale, le temps où elle fut quelque chose au salon paternel, où on la rechercha, où elle fut comprise, où l’on sut éveiller peu à peu ses sensations nouvelles et délicates sans troubler en rien sa puberté songeuse. Elle grandit avec ses illusions, confiante dans la vie, ayant toutes les croyances au cœur, trop de croyances peut-être, car les premiers engagements avec la réalité devaient la meurtrir et en faire cette âme en peine que je peignais à l’instant.

Ayant jeté ce coup d’œil rapide sur la société de la Restauration, je crois devoir revenir aux amours de diligence dont il est question à ce début de chapitre, et m’inspirant de la littérature de 1825 à 1830, où il n’est pas rare de voir l’insenséisme et l’infamie noyés dans la sentimentalité, comme un diable dans un bénitier, je ne craindrai pas de conter ici une histoire vraie, inédite et troublante que je m’en vais con- duire en poste et sans trop d’arrêt à son dénouement, en laissant retentir le bruit des grelots, d’un style de convention si profondément cher à nos pères.

Par une belle matinée de juin 18.., le bureau correspondant de messageries royales établi à Angers était en grande agitation. La diligence, sur le départ, était assaillie de voyageurs ; les colis et les longues malles recouvertes de peau encombraient la cour, et cependant la bâche semblait déjà regorger d’objets divers. Une petite bande de comédiens sous la direction du fameux Mondor, célèbre de Tours à Bordeaux, avait marqué ses places à l’intérieur et dans la rotonde ; deux soldats en congé et un voyageur de commerce s’apprêtaient à occuper la banquette ; seul le coupé était encore vide et fermé. A travers les portières ou sur les marchepieds, on échangeait des adieux, des recommandations, des promesses ; les chevaux, attelés, attendaient tête basse l’impulsion des rênes ; déjà les dernières boîtes s’empilaient sous le tablier de cuir lorsqu’apparurent un peu essoufflées deux dames,Tune âgée, l’autre dans la fleur même de l’âge, suivies d’un domestique qui les installa dans le box réservé de l’avant. Le conducteur se hissa sur son siège, se calfeutra les jambes dans les couvertures, ganta ses moufles de laine, saisit les rênes, taquina son fouet et déjà criait : « Partons-nous ?» quand un jeune homme arriva, courant légèrement, un sac de nuit en tapisserie à la main, souriant à l’automédon en disant de sa voix fraîche avec une insouciance aimable : « Eh ! que diable ! ne démarrez pas sans moi, je vous prie ! » Le retardataire prit place à côté des deux dames, le cocher siffla, fit claquer son fouet avec un bruit de mousqueterie que les échos des maisons répétaient et le lourd véhicule s’ébranla en sursautant avec le tintinnabulement des vitres sur les pavés inégaux de la petite ville.

Les premiers instants d’un voyage en commun, où l’on se serre le coude dans l’espace restreint d’une case de diligence, ont quelque chose de pénible qui participe du malaise et de la défiance ; on se regarde anxieusement, on s’examine, on s’ausculte du regard, comme pour présager le destin de sa route, le sort réservé aux franchises corporelles, c’est-à-dire au sommeil, au libre exercice en angle obtus de ses jambes, au jeu des bras et surtout à la liberté de la conversation. Cette inspection développe la perspicacité, on étudie les moindres gestes, on analyse les paroles les plus banales, on inventorie le costume et le contenu des sacoches pour reconstituer plus qu’un état civil…, un caractère et un état social.

Florval, — ainsi se nommait le jeune élégant du coupé, — après quelques mots aimables à l’adresse de ses deux voisines, affecta un air rêveur et ne manqua pas de les examiner traîtreusement au travers de ses longs cils baissés. La vieille dame lui parut plus que septuagénaire ; sous une large capote en soie plissée bleu de roi, ses cheveux tombaient en longs tire-bouchons blancs ; son visage, bien que ridé, avait conservé comme une fraîcheur de seconde jeunesse et reflétait le calme et la dignité, sans avoir les duretés et les angles sévères de l’austérité dévote. Avec sa robe « eau du Nil » à reflets changeants, son mantelet de surah noir et son antique parapluie de sergé vert, elle représentait la distinction, la bonté rieuse, l’indulgence d’une douairière d’un autre âge ; déjà elle avait mis ses lunettes et ouvert un livre relié en vieux veau que le jeune investigateur ne fut pas peu étonné de reconnaître pour les Mémoires d’un homme de qualité de l’abbé Prévost.

Rassuré de ce côté, Florval porta plus témérairement ses yeux du côté de la jeune fille. Elle ne lisait pas ; mais, avec l’intuition qu’ont les femmes lorsqu’elles se sentent observées, elle avait joint ses petites mains voilées de mitaines de fil sur ses genoux et semblait regarder curieusement à travers les vitres les longs horizons de la plaine où son œil noir se perdait rêveusement. — On ne pouvait voir une plus adorable créature, le brillant de son teint eût fait pâlir les fleurs les plus fraîches et l’éclat de .cheveux d’ébène bouclés sur le front tempérait à ses peine l’ardeur de ses yeux profonds et doux ; ses lèvres, du plus pur incarnat, montraient parfois dans l’éclair d’un bâillement mal comprimé une rangée de perles d’Orient à rendre envieux un lapidaire ; sa gorge naissante, dissimulée sous les plis d’un châle de cachemire blanc, se soulevait doucement, rythmant sa respiration suave d’enfant qui dort ; tout, jusqu’à ses pieds mignons emprisonnés dans des mules rouges, inspirait la séduction. Ces charmes étaient en outre relevés par une pudeur ingénue, et l’aimable modestie qui se lisait sur son front découvrait la candeur et l’heureuse naïveté de ses seize ans.

Florval était plus qu’édifié ; un trouble soudain lui descendait de la tête au cœur, tandis qu’il laissait ses yeux s’emparadiser au spectacle de tant de grâces. Il perdait peu à peu cette belle insouciance qu’il avait montrée tout d’abord et maintenant il s’examinait lui-même, ajustant sa cravate, cambrant son torse, époussetant d’un revers de main son habit de fin drap bleu, se tenant sur ses gardes et dans sa correction comme un soldat avant l’inspection, assurant même sa voix par une petite toux répétée pour désobstruer son larynx.

La diligence qui venait de descendre une côte à grande vitesse dans un nuage de poussière avait ralenti son allure et escaladait maintenant une montée ; sur la banquette, les deux soldats riaient haute- ment avec le conducteur, faisant mille lazzis qui réjouissaient fort le gros voyageur de commerce. Mondor, vêtu de son carrick vert bouteille, avait mis pied à terre pour se dégourdir les jambes en compagnie de l’ingénue de sa troupe. L’intimité régnait déjà dans cette maison roulante, chacun s’était arrangé au mieux : de ses aises, seuls les voyageurs du coupé n’avaient point encore rompu la glace ; un malaise étouffant tyrannisait les trois compagnons de cette cellule vitrée.

« Grand’mère, dit tout à coup la jeune fille, à quelle heure exacte arrivons-nous à la Flèche ? »

L’aïeule posa son livre, retira ses lunettes et répondit de manière indécise, si bien que] Florval ne craignit pas de fournir des indications. Ayant fait le voyage déjà à diverses reprises, il déploya son savoir et aborda avec détails minutieux les agréments et les ennuis de la route, il parla des relais, des auberges, des couchées et des dînées de la diligence. La vieille dame, évidemment séduite par sa distinction et le tact de son langage, l’approuvait du regard et le questionnait ; la petite demoiselle plaçait un mot de ci de là, timidement, sans même oser lever les yeux.

« Monsieur, disait la respectable grand’mère, les voitures des messageries ont réalisé de bien grands progrès ; je me souviens encore des Turgotines, si incommodes, lorsque je voyageais vers Tan VII de la République ; il faut avouer que ces voitures n’étaient que des désobligeantes. Mon pauvre mari — alors contrôleur des finances à Niort — voyageait fréquemment pour aller régler certains différends dans sa province ; souvent nous partions ensemble et Ton entassait dix personnes dans un compartiment d’intérieur qui eût pu raisonnablement en tenir huit à la rigueur et six dans le cabriolet. On était littéralement paralysé en arrivant à destination, heureux encore de se trouver intacts, car les accidents étaient fort communs. — Notre fils, le père regretté de cette chère enfant, était déjà à l’armée ; la jeunesse française était sous les armes et les chevaux valides réquisitionnés pour la guerre. Vous ne sauriez croire, monsieur, par quelles haridelles on était traîné… ; puis, les vieux conducteurs toujours ivres, les routes mal entretenues et peu sûres, les auberges déplorablement fournies de provisions, ayant deux ou trois chambres que l’on transformait en dortoir quand l’encombrement des voyageurs l’exigeait. Je le répète souvent à Juliette, — dit-elle en se tournant vers sa petite-fille, — bien malheureuses étaient les pauvres femmes en ce temps troublé, et il faut se féliciter grandement d’être venu au monde, de se sentir jeune et de jouir de la vie dans l’accalmie présente. »

Florval écoutait avec déférence, donnant des signes d’approbation, encourageant les confidences et souriant avec une douce mélancolie à la belle Juliette, muette dans son coin ; puis, comme de nouveau un silence se faisait :

« Lorsqu’on a vu, comme vous, Madame, dit-il avec intérêt, la Révolution, la Terreur, le Directoire, l’Empire, l’Invasion, le retour de l’île d’Elbe, la Restauration, on peut se consoler de bien des atteintes subies par le contre-coup de tant d’événements, en se disant qu’on a assisté, en quelques années d’existence, à la plus grande ou la plus intéressante période d’histoire que la France aura jamais à enregistrer. »

« — Que de ruines cependant accumulées autour de moi ! soupira l’aïeule. Les femmes sont les éternelles victimes de la politique et de l’ambition des hommes ! Que m’importerait, en effet, d’avoir vu tant de bouleversements, qui donneraient un aliment à mes souvenirs, si ma famille n’avait eu à en souffrir, et si tous les miens étaient encore groupés autour de moi. — Hélas ! Monsieur, cette pauvre fillette et moi sommes les derniers représentants des Leblanc d’Irly, une ancienne maison d’Anjou qui a laissé des noms dans la robe et dans l’armée. Mon mari mourut en 1812, tracassé de toutes parts, écœuré d’injustice humaine ; mon infortuné fils, alors capitaine de la garde, se fit tuer héroïquement à Waterloo, laissant sa mère, sa veuve et sa fille sans soutien ; ma bru elle-même ne tarda pas à succomber à sa tristesse, si tant est que l’on meurt de tristesse, ce que je ne saurais croire, étant encore vivante. Jugez, Monsieur, si de tels malheurs ne laissent pas prise à l’idée de la fatalité et songez au bonheur de ceux qui ont ouvert comme vous les bras à la vie au début de ce siècle, et pour qui tout semble souriant. »

Les deux femmes, les yeux humides, se serraient les mains comme accablées par cette situation de solitude et d’isolement qu’elles venaient d’exposer si nettement.

Florval lui-même semblait en proie au plus sombre découragement ; cette jeune fille si suave) si délicieusement belle, près de cette auguste grand’mère, n’était-ce pas le ciel qui la mettait sur son chemin, pour la soutenir, pour l’affranchir de la fatalité, de la misère peut-être, et de tous les obstacles qu’elle trouverait sur sa route ! Le destin ne semblait-il pas lui crier ; « Prends-la, charge-toi d’elle, sois sa providence ! Emporte-la dans le bonheur ! Elle sera tienne par l’amour et par la reconnaissance… ; de ce dernier rejeton d’une honorable famille, tu feras éclore une branche nouvelle…. Va, sois généreux et noble. Le devoir n’est-il pas là ! »

Le silence était pesant…, la diligence courait dans la plaine ; Juliette embrassait la vénérable dame d’Irly comme pour réchauffer de son affection ce cœur endolori. Florval reprit la conversation ; il avoua n’avoir aucun reproche à adresser à la vie ; son histoire, comme celle des peuples heureux, était sans relief et se traînait dans la banalité de l’aisance. Son père, riche industriel de Nantes, avait su déjouer tous les contre-temps que les terribles guerres de l’Empire avaient imposés au commerce ; fils unique, et par conséquent adoré sans partage, il avait reçu chez ses parents une éducation libérale, très approfondie ; il se destinait à la diplomatie et il se rendait actuellement à Paris pour occuper un poste de second secrétaire d’ambassade qu’il avait obtenu grâce aux plus hautes recommandations.

Ces confidences réciproques amenèrent l’intimité dans le coupé ; on abandonna la lecture et, après le déjeuner, Florval était devenu le cavalier servant de ces dames qu’il parvint à égayer peu à peu. Juliette elle-même paraissait moins timide ; elle se laissait aller à toutes les remarques que lui suggéraient les incidents du voyage, montrant un esprit fin, un peu railleur et une étonnante justesse d’observation. La poussière avait poudré les jolies boucles de ses cheveux collés sur le front et sur les tempes ; la fatigue lui donnait un petit air languissant qui seyait à merveille à sa douce beauté brune et, sous sa robe à l’indolente en tissu rose broché de fleurettes et légèrement décolletée, montrant de jolies maigreurs de jeunesse, elle donnait l’impression vivante, dans ce coin de voiture à :fonds tendu de drap bleu amiral capitonné, d’une coquette et fine marquise du siècle dernier.

La première dînée de la diligence à la table d’hôte commune de l’auberge des relais fut mémorable. Un orage qui menaçait depuis plusieurs heures et apportait un trouble visible dans les nerfs féminins éclatait au dehors. Florval avait promptement installé ses deux voisines qu’il comblait d’attentions ; Mondor portait des toasts, déclamait en parodiant avec emphase les maîtres, faisant des gestes larges, fier des rires qu’il provoquait chez ses compagnes et de l’admiration naïve des deux troupiers, muets de plaisir et béats de surprise. Les servantes, accortes et court-vêtues, faisaient un bruit de vaisselle étourdissant et des chaises de poste, cherchant un abri contre l’ouragan, entraient dans la cour avec des roulements sur le pavage qui semblaient imiter le choc électrique des nuages. Le voyageur de commerce, le sang aux pommettes, l’œil allumé, serrait de près à table Dorimène, la grande ingénue, et comme le tonnerre redoublait, la comédienne aguerrie, repoussant malicieusement son voisin, se mit à chanter de sa jolie voix fluette un couplet de circon- stance :

Pour nous garantir de l’orage,
Allons, Colin, dans le bosquet ;
J’espère que vous serez sage,
Vous voyez bien le temps qu’il fait…
Malgré l’avis que je vous donne,
Déjà vous me serrez la main :
Vous conduire ainsi quand il tonne !
Ah ! fi, monsieur, que c’est vilain !


Les rires éclataient de plus belle. Belcroix, le jeune premier, regardait en dessous le commerçant galant qui semblait éclater de plaisir, tandis que Mondor rengorgé, tapant la table du manche de son couteau, criait : « Bravo, petite ! allons-y d’un autre ! — et Dorimène de reprendre :

Encore ! malgré moi l’on ose…
Colin, Colin, vous avez tort ;
Finissez, ou vous serez cause
Qu’il va soudain tonner plus fort.
Je vous l’avais dit… quel tapage !.
De grâce ! montrez-vous plus sensé,
Attendez du moins que l’orage,
Monsieur, soit tout à fait passé…

Florval était visiblement gêné, il craignait que les choses n’allassent plus loin et redoutait quelque couplet trop leste pour les oreilles de la candide Juliette ; mais Dorimène triomphante salua ses admirateurs, et, rattachant sa serviette sur son canezou de mousseline, se reprit aussitôt à manger. Les deux soldats fredonnèrent une complainte langoureuse, le beau Belcroix roucoula une romance : l’Oubli fait mourir ; Mondor débita une tirade de Harold ou les Scandinaves, tragédie de M. Victor ; somme toute, la pudeur était sauve, et la première couchée eut lieu en bon ordre.

Le lendemain, dès l’aube, tous les voyageurs se retrouvaient dans la cour de la poste aux chevaux ; il avait plu toute la nuit, mais la matinée était superbe et tiède. Florval avait mal dormi comme un amoureux ; il était agité, inquiet, troublé au fond de l’âme et très hésitant sur la conduite à tenir. Lui, si insouciant la veille, si léger, si joyeux, portait déjà le poids d’une passion naissante qui l’envahissait peu à peu davantage. Mme d’Irly et sa petite-fille descendirent et vinrent prendre place sur un banc, pendant qu’on appareillait la voiture. Dorimène caressait un petit toutou blanc, tandis que Mondor plaisantait avec elle sur les conséquences de l’orage de la veille. Florval s’approcha de ces dames, s’informa de leur santé et remarqua un certain trouble dans le regard de la tendre Juliette. La grand’mère avait repris sa lecture, aussi le jeune diplomate en herbe s’enhardit-il jusqu’à s’asseoir aux côtés de sa brune déesse et lui prit-il doucement la main, mettant dans la banalité de ses paroles des sous-entendus qui faisaient trembler sa voix. Illustration




La trompette du conducteur annonça le départ, chacun reprit son poste de la veille à cette différence que Florval changea traîtreusement la place qu’il avait prise le jour d’avant pour occuper le milieu du coupé, désirant, disait-il, laisser un coin à ses deux voisines. — La diligence se remit en marche ; on admira la nature à son réveil, la beauté des horizons brumeux, l’éclat de la verdure mouillée et la poésie incomparable du matin, de cette jeunesse de la journée où tout est plus frais, plus vivant, plus harmonieux et moins brutal que sous la crudité du midi. La grand’mère était songeuse et taciturne, son œil indulgent qui brillait parfois à travers ses lunettes semblait dire : « Enfants, causez, n’ayez crainte, laissez vos cœurs palpiter vers l’infini, admirez, jouissez de la vie, ayez des ailes, c’est de votre âge et si le clestin veut que vous vous aimiez, que le ciel soit loué et que Dieu vous bénisse ! »

« — Regardez, mademoiselle, ces lapins à l’orée du bois, disait presque tendrement le jeune homme ; voyez-les venir, jouer, inspecter les champs, craintifs et gracieux et faire joliment leur toilette avec leurs petites pattes levées ; les charmants joujoux !… n’est-ce pas ?—Eux aussi viennent rendre hommage au soleil et saluer l’Orient comme des mahométans. Un chasseur viendra et ne fera pas grâce à leur gentillesse ; il ne verra rien de ce qui séduit l’amant de la nature, une vaine gloriole lui donnera l’aveuglement de la destruction ; partout où il pourra, il portera la mort ; ces nids où roucoulent des tourterelles ne seront pas sacrés pour lui, l’oiseau tombera au moment même où il égrenait dans l’air les gammes les plus adorables de son répertoire céleste. Ah ! mademoiselle, il est des heures où le dégoût de l’humanité vous saisit, où l’homme apparaît dans sa lâcheté et son égoïsme, des heures où Ton sent les délices que dut éprouver là-haut un Dieu créateur et où l’amour de la vie nous envahit si profondément que la pensée seule de la destruction épouvante au delà de l’expression. »

Juliette écoutait sans mot dire, prise de légers frissons de plaisir en entendant parler ainsi, avec la chaleur qu’apportait son voisin dans ses discours. Serrés l’un près de l’autre, ils se sentaient comme bercés par les cahots de la diligence, dans une couvaison de bonheur tiède et engourdissant ; lui avait repris la petite main à mitaines et la pressait parfois sans ({Vielle se retirât, mettant dans ses pressions de doigts les sensations de son ivresse. La grand’mère vint à s’endormir de ce sommeil léger de vieillesse qu’un bruit de mouche éveille et qui repose la vue sans assoupir l’esprit. Alors ce furent des chuchotements, des bruits de voix éteintes, des murmures de confessionnal ; il lui semblait être plus hardi dans cette mystérieuse causerie et il lui peignit lentement le plaisir que sa vue lui mettait au cœur ; il lui conta ses pensées, ses projets, ses rêves, l’associant déjà à sa vie future ; elle, la pauvre petite toute rouge, surprise d’un langage si inconnu jusqu’alors et qui la remuait jusqu’au plus profond de ses sens, se livrait peu* à peu avec confiance et montrait ingénument des tendresses depuis si longtemps refoulées par l’isolement et les larmes.

Elle avoua que grand’maman la conduisait à Paris dans l’espoir de mettre de la gaieté dans sa tête assombrie et aussi dans le but de compléter son éducation et de prendre parti pour son avenir. Leurs ressources étaient faibles ; après la mort de son père, elles avaient défendu de leur mieux les épaves d’une fortune qui fut pour elles, autrefois, l’aisance ; mais économe et laborieuse, elle envisageait sans crainte la situation qui leur était faite ; pourvu que grand’mère ne se privât de rien, la vie lui semblerait toujours assez luxueuse.

Florval était ravi ; en dépit de ses vingt-cinq ans, il se sentait gamin, rajeuni par le sentiment, à côté de cette enfant croyante, sincère, dévouée, neuve de cœur et initiable à tous les plaisirs. Sa pauvreté… était un attrait de plus ; il songeait à ce proverbe indien : « La femme, c’est la maison… ; la femme, c’est la fortune. » N’avait-il pas la richesse, la jeunesse, la santé, l’intelligence pour la sauver des labeurs et des froissements de l’existence !

La journée se passa sans événements ; la diligence, bien relayée, marchait un train d’enfer ; on entendait dans la rotonde les rires et les chansons des comédiens qui paraissaient habitués à passer gaiement leurs pérégrinations. Sur la banquette, l’un des soldats soufflait jusqu’à épuisement dans une trompette. La seconde dînèe fut plus calme que la veille, chacun paraissait fatigué, on sentait un désir d’arriver et de tuer le temps qui gagnait les plus philosophes. Aussi se coucha-t-on de bonne heure. Seul, Florval désirait intérieurement que le voyage durât huit jours ; il redoutait le dénouement de son roman qui, sans être dans l’extraordinaire, ne lui en avait pas moins féru le cœur à l’extrême. — Après leur arrivée à Paris, pourrait-il revoir ses deux voisines ?… le hasard ne viendrait-il pas les séparer brusquement sans qu’il restât autre chose en son cœur qu’un souvenir tendre et parfumé, rose desséchée cueillie au passage et dont la fraîcheur s’est évaporée ? Les jours se succédèrent trop rapidement ; au Mans, on laissa Mondor et sa troupe ; à Chartres, les deux troupiers descendirent apprendre la légende de Marceau ; plus on approchait, plus la tristesse gagnait Florval et Juliette que chaque heure de diligence avait unis et resserrés plus intimement ; la vieille Mmo d’Irly témoignait elle-même très franchement son chagrin, mais Florval affirmait que l’on se reverrait et qu’il irait au plus tôt s’enquérir des nouvelles et de la santé de ses aimables compagnons de route, et mettre tous ses services à leur entière disposition.

— Mmo de Se vigne, dit Florval en manière de galanterie, écrivait autrefois à propos des diligences : <( Je suis persuadée qu’on ne saurait languir dans une telle voiture. » Vous vous êtes chargées, mesdames, de prouver la justesse de cette observation et je n’oublierai de ma vie les journées heureuses que je vous dois.

On se récria de part et d’autre, se félicitant de l’heureuse rencontre ; mais bientôt les faubourgs de Paris furent dépassés, la diligence traversait la Seine, s’enfonçait dans le dédale des petites rues avec son bruit de grelot et de fouet, et quelques minutes plus tard s’arrêtait place des Victoires, dans la grande cour du bureau central des messageries royales où la cohue était immense.

Florval aida ses chères voisines dans tous les tracas de l’arrivée, répondit partout pour elles et les accompagna en voiture chez un vieux parent qui les devait accueillir ; puis il s’en revint, le cœur gros de tristesse, malade de cette solitude qu’il sentait maintenant, occuper la chambre qu’un sien ami lui avait retenue tout au haut de la rue de La Harpe.

— Ores, ne vous semble-t-il pas qu’un répit est nécessaire, après ce voyage en poule noire, si éreintant pour nos têtes amies des sleeping cars ? Je dirai donc, m’interrompant pour parodier Fauteur inconnu d’un poème badin sur la diligence, M. d’Étalleville….

Mais mon gros char a terminé son cours
Et je m’arrête çvec la diligence.
Cygne aux abois, je laisse sans détours
Aux romanciers à chanter les amours,
L’hymen heureux, reflet de la constance.
Je ne saurais…, historien convaincu,
Dire qu’heureux nos amants ont vécu.

Permettez après cet effort poétique que je repose orgueilleusement ma lyre et que je laisse au filandreux et honnête héros de cette histoire le soin de nous en fournir le dénouement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quatre ans après les faits que nous venons de conter, — suis-je assez Ducray-Duminil, auteur de Madame de Valnoir ou l’École des familles ? — l’élégant Florval, alors attaché d’ambassade à Paris, très lancé dans la fashion, écrivait à son intime ami René de Rocheclaire, la lettre suivante, qu’un amateur passionné d’autographes veut bien nous communiquer :

« Que puis-je demander à l’avenir, mon cher René, alors que le cœur de ton infortuné ami est perdu, que sa conscience est troublée, que son âme est déchirée par le remords ? Toi qui fus mon confident, tu sais comment j’aimais Juliette, combien cet ange pénétrait mon âme de toutes parts, par quelle séduction irrésistible j’avais été entraîné vers elle, lors de ce voyage heureux d’Angers à Paris, où le destin me la fit rencontrer. — Je n’aurais su trouver d’expression assez vive pour te peindre cette fille céleste, aimable et dévouée. — Hélas ! maudit soit le jour où, cédant aux sollicitations d’un père barbare, je reculai l’heure fortunée où je la voulais faire ma compagne fidèle, l’ange de mon foyer, la vie de ma vie, le soleil de mon être ! — Maudites soient ma lâcheté et mon obéissance filiale !

Juliette n’est plus cette créature idéale pour laquelle je rêvais ambitieusement les honneurs et les titres. Le Ciel m’avait marqué pour être son protecteur, son soutien, son guide ici-bas ; j’avais reçu cette mission, je la voulais grande, riche, estimée, heureuse par moi et pour moi… et je vais payer de ma vie peut-être de n’avoir point osé l’aimer publiquement comme ma femme, de n’avoir su la ravir, l’emporter avec moi, au lieu de m’être montré hésitant, docile aux conseils dictés par un vil intérêt, soumis aux caprices d’une famille qui rêvait le hideux accouplement des fortunes et non la sainte union des cœurs.

« Tu te souviens de mon désespoir lorsqu’avec une si tenace cruauté mon père s’opposa à ce mariage doucement prémédité entre cette sainte Mme d’Irly, sa petite-fille et moi. Je ne me laissai pas entraîner aux sommations respectueuses, je ne voulus point de scandale ; il fut convenu que, les obstacles grandissant l’amour, que l’attente sanctifiant la passion, nous saurions patienter et nous montrer dignes d’un sentiment si profondément enraciné en nous. Durant deux années, je vis Juliette, chaque jour épris davantage, chaque jour sollicitant de mon père un consentement qu’il refusait opiniâtrement ; puis, sans doute pour dissimuler une diversion, pour fatiguer ma con- stance, on me confia une mission ministérielle en Russie. Je ne pouvais me décider à cette séparation, si longtemps retardée sous mille prétextes. Je dus partir. Les adieux, tu ne l’as pas oublié, mon cher et fidèle René, furent déchirants et terribles ; il planait sur nous comme un pressentiment cruel, comme une fatalité jalouse de briser des liens si amoureusement tissés. Je fus à Saint-Pétersbourg deux ans ; durant quinze mois Juliette m’écrivit… Lettres chéries, brûlantes de tendresse, enfiévrées de désir, toujours je vous relirai jusqu’à l’heure suprême !

a Tout à coup, ainsi le ciel se couvre aux instants de grand cataclysme, le ciel de mon amour s’obscurcit, les lettres se firent plus rares et cessèrent complètement. Je faillis devenir fou d’inquiétude et demandai mon rappel, j’écrivis à mon père, je t’écrivis, René, vous priant l’un et l’autre de vous mettre en quête de ma chère maîtresse. — Vos recherches furent vaines ; je crus à un désespoir, à un suicide et je pleurai ma Juliette morte d’amour, d’attente ou de mélancolie. Je la pleurai avec cette sensation que donnent l’irrémédiable, la sombre fatalité, le sentiment troublant de ses révoltes ; je la pleurai avec Fidée de la volorfté divine insondable. Larmes douces qui me permettaient de chercher mon amante dans les au delà de la vie, dans les paradis amoureux où les cœurs fervents s’attendent encore et toujours avec la passion de ce qui est éternel ; larmes bienfaisantes qui mettaient dans ma religiosité d’homme un espoir mystique et consolant.

« Je revins à Paris il y a deux mois à peine, non pas consolé, — les grandes douleurs ferment la porte à l’oubli — mais en cet état de blessé moral qui sent sourdre comme une poésie dans l’alanguissement de sa convalescence. Juliette était en moi, elle y vivait saintement. Elle m’envahissait de son souvenir radieux. J’avais juré de n’aimer qu’elle et aucune femme, je l’affirme, n’aurait eu la puissance de faire varier mes sentiments…

« Pourquoi le destin m’a-t-il ouvert les yeux ? pourquoi la mort ne m’a-t-elle point saisi dans la douceur cruelle de mes saines croyances ? pourquoi ne suis-je point dans le néant ou dans l’infini, au lieu de sentir l’infamie qui m’étouffe ? — Juliette, mon pauvre René, Juliette est vivante et déshonorée,

avilie au rang des filles de plaisir…… Je délire…,

mais ne me crois pas fou ! — je l’ai revue il y a huit jours, vers la nuitée, sous les galeries infâmes… Cet ange, dont j’aurais redouté de baiser les lèvres, qu’à peine j’osais étreindre sur mon corps affamé d’elle ; cette candide ingénue est une… Ah ! René, mon cœur se l>rise !

« J’aurai le courage de tout t’écrire, néanmoins, en dépit de l’anéantissement profond où je me vois plongé et des souffrances qui me ravagent ; la douleur sans larmes saigne abondamment en dedans et j’ai les yeux arides et brûlants. J’étouffe et je veux auprès de toi, cher ami, épancher ma peine inoubliable, te dire l’effroyable aventure qui fait de moi un insoumis de la vie, un révolté contre Dieu.

« J’erraig le soir, — le soir funeste dont je veux parler, — sous la colonnade du Palais-Royal, au sortir d’un dîner chez M. de B***, pair de France. Je songeais tristement à mes amours défuntes, à celle en qui j’avais mis tant d’heureux espoirs, tant d’avenir, tant de maternité bienfaisante et je repoussais le moins brutalement qu’il m’était possible les pauvres bataillons volants de la prostitution qui m’assiégeaient, me cernaieut de toutes parts. Le vice — disais-je, au contact de ces malheureuses — a peut-être plus de martyrs que la vertu, c’est à l’homme d’être indulgent et généreux pour les misères que son vil égoïsme a créées, et je me sentais attendri par tous ces forçats de la honte, ces vendeuses d’amour, peut-être affamées et sans gîte.

« Tout à coup, droit devant moi qui fuyais, une femme s’arrêta ; je la vois avec sa robe couleur Ipsiboé, ses manches à la folle et son turban à la sultane. Elle leva la tête en pleine lumière s’apprêtant à me murmurer des banalités engageantes, des cajoleries pleines de séduction… Mais aussitôt elle poussa un cri strident, inhumain, terrible, de femme assassinée, et elle tomba à mes genoux comme frappée de la foudre, les mains sur les yeux, sanglotant dans l’attitude de Marie-Madeleine au pied de la Croix. J’étais pétrifié et sans voix, j’avais entrevu, le croiras-tu ? j’avais reconnu Juliette, ma Juliette tant pleurée ; je voulais douter, nier l’évidence, croire à une vision affolante ; ses mains me serraient les genoux et je sentais sa tête convulsivement agitée par des râles affreux de douleur. Je la relevai, sans avoir la conscience de mon action, je la pris et l’emportai sur un banc isolé… Elle cachait son visage noyé de larmes et je ne voyais d’elle que sa nuque charmante où des mèches rebelles tremblaient sous la bise.

« Pendant deux heures, je l’exhortai à la confiance, sans qu’elle relevât le front, pendant deux heures — penché avec horreur et tendresse sur ce joli cou que j’eusse voulu embrasser par instants, puis, pris de dégoût, percer d’un stylet —je la conjurai de se calmer, de répondre à mes questions pressées, heurtées, et brûlantes, je la suppliai de m’avouer sa chute inconsciente ou fatale. Je lui répétai que je croyais en elle, que j’y croyais aveuglément, avec tout l’amour qui était en moi ; j’insinuai que le viol ou la séduction l’avaient sans doute jetée si bas ; j’invoquai la détresse, sa grand’mère infirme ou morte, l’isolement, la misère, puis la honte héroïque, un dévouement peut-être au-dessus des arguties de la morale. Que sais-je encore ? — Je parlai de fatalité, de rédemption ; j’avouai ma coupable faiblesse, mon insouciance, lors de la séparation. — Ma souffrance, mes rancœurs, mes remords s’exprimaient enfin d’eux-mêmes, je lacérais mes manchettes et me labourais le front de mes ongles… « Juliette ! criai-je…, Juliette ! toi qui fus ma vie, qui es encore toute ma pensée, je t’en prie ! parle, parle !… montre-moi ton cœur vierge, ton âme toujours chaste ; dis-moi tes souffrances, nomme-moi le traître qui t’a souillée, fais-moi l’instrument de ta vengeance, par pitié, de grâce, ne me laisse pas ainsi. Juliette… si tu m’aimes, réponds-moi ! »

« Elle restait muette, effarée, brisée par les sanglots qui soulevaient son corps et faisaient heurter lourdement sa tête contre l’appui du banc ; des promeneurs attardés passaient sans prendre garde à cette scène tragique ; il me semblait que mon crâne se fendait, tant la douleur le congestionnait. Ma gorge était sèche et mes yeux gonflés de larmes ne pouvaient librement pleurer.

« Soudain, elle se leva, se roidissant contre la souffrance et, retirant avec une brutalité voulue sa main de la mienne, parlant dans le vague, l’œil fixe comme une somnambule, elle répéta avec une énergie farouche : Non, non, non…, jamais ! jamais ! — Aussitôt elle s’arracha de mes étreintes et, sans que je pusse la maintenir, prit une course affolée et vertigineuse. Je vis son ombre disparaître sous les arcades. Fixé à ma place sans force et sans volonté, je ne songeai même pas à la poursuivre ; je demeurais béat ; la pensée de la situation singulière qui m’accablait n’était même plus présente à mon esprit malade et le jour me trouva immobile à la même place, abêti, défait, dans un étrange désordre, comme si j’eusse passé ma nuit dans la plus crapuleuse débauche au milieu d’une orgie échevelée.

« Je compris à mon réveil moral qu’on peut souffrir toute une vie de martyre en un jour, vieillir d’esprit et de corps, se dessécher le cœur entre l’aurore et le coucher du soleil. — Toi, mon cher René, dont l’âme est si noble, tu me comprendras, sans que j’insiste. Un événement si inattendu devait briser en moi tout ressort et me jeter comme une épave à la côte. Depuis ce fatal instant mon imagination mise en inquisition ne sait quelle histoire inventer pour donner satisfaction à ma passion de trouver le vrai dans ce profond mystère. Depuis huit jours et depuis huit nuits, je l’avoue, sans honte, sans trêve, sans dégoût même, je ne cesse de promener mes recherches dans tous les repaires de la basse galanterie. Partout, le dirai-je, fatale erreur ! je la crois voir ; nulle part je ne la retrouve.

« Ah ! si je la retrouvais, René ; dussé-je mourir après avec elle, m’anéantir dans un baiser sanctifiant, je l’entraînerais bien loin de ce Paris de fange, loin des hontes, des infamies, des misères qu’elle a subies pour panser cette pauvresse en détresse et la faire revivre peu à peu comme une convalescente au soleil vivifiant de la nature. — Il y a entre nous un drame effrayant et sombre. Qui me le dira jamais ?

« Par l’amitié que tu me portes, René, ami très cher, ne me laisse pas ainsi dans cet enfer où les remords, les doutes, les souvenirs, les écœurements me tenaillent tour à tour. — L’âme ne meurt pas ; elle aime encore après la vie et tout me porte à aller retrouver cette maîtresse tant aimée dans un monde inconnu où peut-être m’a-t-elle déjà précédé. — Le suicide serait une délivrance et je me livrerais à ce dernier sommeil des vaincus d’ici-bas, si je n’estimais que Dieu seul a le droit de nous libérer de cette prison grise et froide qu’il tapisse pour nous selon ses desseins cachés. — Viens me rejoindre ici, René. Par pitié, n’abandonne pas ton très malheureux camarade

« Florval. »

— De 1828 à 1835, le diplomate Florval fut réputé dans la gentry pour le plus infatigable coureur de filles de Paris. Comme il affichait publiquement et sans vergogne ses singulières galanteries, certains salons lui furent fermés. On citait, en se signant, ses mœurs bizarres ; mais comme il semblait avoir épousé Mme Tout-le-Monde, on ne songeait à lui prêter aucune liaison en règle. Les messagères de Vénus, s’égaraient souvent sur quelque banc, en conversation peu criminelle avec ce gentleman correct qui montrait à leur égard une réserve inquiétante. Quelques-unes cependant se moquaient parfois de ce monomane élégant qui imperturbablement leur demandait d’un air négligent, après quelques mots conciliants : Ah çà, petite, dites-moi, n’auriez-vous pas connu, par hasard, une certaine Juliette… une brune mignonne et fûtée…, qui opérait par ici…. Voyons, cherchez bien !… Juliette… ?



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