Sous l’œil des barbares/Livre II

Émile-Paul (p. 165-283).

LIVRE  II

À PARIS
À Henry de Verneville.
CHAPITRE  QUATRIÈME

condordance

Quelques mois avant d’être majeur, il quitta sa province pour terminer de niaises études, probablement son droit, à Paris. Il y vécut la vie des conversations interminables qui est toute l’existence d’un étudiant français un peu intelligent.

Il fréquenta habituellement :

1° Des cafés où se retrouvaient des Jeunes gens ambitieux ou artistes ;

2° Quelques cabinets de travail de littérateurs connus ;

3° La Bibliothèque Nationale, l’École des hautes études, des concerts le dimanche, des musées.

Dans cette vie où il se dispersait, il apportait en somme assez de clairvoyance. À Paris, il ne trouva pas ces hommes d’exception qu’il imaginait et à cause desquels il s’était méprisé pendant des années. Quant à l’aimable plaisir qu’on y rencontre à chaque heurt de rue ou de conversation, il estimait qu’il en faudrait davantage pour que cela suffit.


PARIS À VINGT ANS

En ces rêves (chapitre III) l’adolescent parait de noms pompeux ses premières sensibilités. Durant trente jours et davantage, il gonfla son âme jusqu’à l’héroïsme. De sa tour d’ivoire, comme Athéné, du Serapis – son imagination voyait la vie grouillante de fanatiques grossiers. Il s’instituait victime de mille bourreaux, pour la joie de les mépriser. Et cet enfant isolé, vaniteux et meurtri, vécut son rêve d’une telle énergie que sa souffrance égalait son orgueil.

Solitaires promenades jusqu’à l’aube dans l’ombre de Notre-Dame !

C’était une philosophie abandonnée qu’il venait là pieusement servir. Que lui importait alors une vaine architecture ! Ces pierres, si ingénieux qu’il en sût l’agencement, ne paraissaient à son esprit que le manteau d’un Dieu. Sa dévotion, soulevant ce linceul qu’elle eût jugé grossier de trop admirer, frissonnait chaque soir d’y trouver l’enthousiasme.

Quartier déchu ! ruelles décriées, qui ombragèrent la chrétienté d’incomparables métaphysiques ! sa fièvre vous parcourait, insatiable de vos inspirations, et ses pieds a marcher sur tant de souvenirs ne sentaient plus leurs meurtrissures.

Soirées glorieuses et douées Son cerveau gorgé de jeunesse dédaignerait de préciser sa vision ; ainsi son génie lui parut infini, et il s’enivrait d’être tel.

La réaction fut violente. À ces délices succéda la sécheresse. Tant de nobles aspirations anéanties lui parurent soudain convenues et froides. Et son cerveau anémié, ses nerfs surmenés s’affolèrent pour évoquer immédiatement, dans cet horizon piétiné comme un manège, quelque sentier où fleurît une ferveur nouvelle.

Il avait horreur de la monotone solitude de ses méditations, comme d’une débauche quand notre tête et les bougies vacillent au vent de l’aube. Une fraîche caresse et de distrayantes niaiseries l’eussent reposé. Mais son amie, enfoncée dans la brume finale du chapitre II, n’avait pas reparu. Aussi, las et désespéré de ne s’être plus rien de neuf, il détesta de vivre, parce qu’il ne savait pas de façon précise se construire un univers permanent.

Toute la journée, il somnolait d’un vague à l’estomac il fumait sans plaisir et baillait. Il visita des gens et leurs conversations poisseuses l’écœurèrent.

Or un jour, dans une fête, au soleil sec, où Paris s’épanouissait dont le parfum enfièvre un peu et dissipe les songes pleureurs, parmi des marbres d’art, des corbeilles colorées et un tumulte poli, il la rencontra, elle, la jeune femme, jadis son amie.

De ses sourires et de ses cils elle guidait une troupe de jeunes gens charmés. Elle avait mis à sa libre allure de jeune fille le masque frivole d’une mondaine, et ennuagé son corps souple du fouillis des choses à la mode. Toujours délicieuse, il la reconnut, elle dont il ne put définir le sourire ni les yeux pleins de bonté, et qui, couronnée de fleurs, réconfortait les premières mélancolies dont il soupira, elle dont il souffrit d’amour, — elle encore qui fut Amaryllis, parfumée et près de qui l’on se plaît à gaspiller le temps, la sensualité et la métaphysique.

Il lui sembla qu’une partie de soi-même, depuis longtemps fermée, se rouvrait en lui. De suite s’agrandit sa vision de l’univers.

Fontaine de vie, figure mystérieuse de petit animal nubile, et dont un geste, un sourire, un profil parfois mettent sur la voie d’une émotion féconde. Lueur qui nous apparaît aux heures rares d’échauffement, et qui revêt une forme harmonieuse au décor du moment, pour offrir à notre âme, chercheuse de dieux, comme un résumé intense de tous nos troubles. — Son désir à nouveau se cristallisai devant lui.

Sous les feuillages, parmi la foule qui s’écarte et admire, elle papote, capricieuse et reine, tandis que les attitudes rares, les vocalises convenues et ironiques, les gestes qui s’inclinent, tout l’appareil de son entourage, irritent notre adolescent qui envie. Mais elle le regarde avec une gravité subite, avec des yeux plus beaux que jamais. Et il aspire à dominer le monde pour mépriser tout et tous, et que son mépris soit évident.

Cependant auprès de lui, ses camarades, des buveurs de bière, discourent d’une voix assurée où sonnent à chaque phrase des mots d’argent, tandis que le garçon, balancé sur un pied et qui serre contre son cœur une serviette, approuve. — Mais pourquoi indiquerais-je les certitudes grossières qu’ils amènent sur l’amour ! Leur faconde, leurs prouesses et leurs rires ne sont pas plus choquants que le fait seul qu’ils existent.

Sur son cœur un instant échauffé, du ciel las, la pluie tombe fine. Le soleil, sa joie, toute la fête se terminent.

La jeune femme serre la main de ses amis, avec un geste sec et bien gai ; elle se prête gracieusement au baiser d’un personnage âgé et considérable, — à qui elle chuchote quelques mots, en désignant le jeune homme. Puis le coupé, glaces relevées, s’éloigne ; et s’efface sous la pluie le cocher, rapide et dédaigneux.

Le vieillard demeure seul. Il semble l’ombre découpée sur la vie par cette voluptueuse image de jeune fille ; il est l’apparence, la forme de l’âme furtive qu’elle signifie. Ses lèvres, trop mobiles et déconcertantes, sont pareilles au rire léger de cette mondaine créature ; et, comme elle nous enchante par les ondulations de sa taille pliante, il nous conquiert tous par l’approbation perpétuelle de sa tête qui s’incline. C’est M. X.… M. X.…, causeur divin, maître qui institua des doubles à toutes les certitudes, et dont le contact exquis amollit les plus rudes sectaires. Ses paupières sont alourdies, car sur elles repose la vierge fantaisie. Mais le jeune homme, parce qu’il aimait, sut voir les prunelles bleues du sophiste rêveur. Il l’aborda sans hésiter ; il lui dit son inquiétude, qu’une bourrique pessimiste et un théoricien ne surent apaiser, ses amours anémiques, ses rêves et ses piétinements. Il le pria de lui indiquer le but de la vie, en peu de mots, dans ce décor d’une fête de Paris.

Le philosophe voulut bien sourire et le comprendre tout d’abord.

« Je pense que nous pourrons vous tirer de peine, mon ami, et vous procurer le bonheur puisque, en vos successives incertitudes, vous respectâtes la division des genres. Vous connûtes l’amour, et hier encore vous frissonniez des plus nobles enthousiasmes. De telles expériences bien conduites sont précieuses… Vous avez sans doute vingt-un ans ? »

Il sourit et se frotta les mains.

« S’il vous plaît, reprit-il, goûtons quelque absinthe. Voilà des années que je célèbre les jouissances faciles sans les connaître. À mon âge, imaginer ne suffit plus ; de petits faits, de menues expériences me ravissent. »

Et battant son absinthe avec une délicieuse gaucherie, l’illustre vieillard se complut encore à quelques compliments ingénieux, tandis qu’à chaque gorgée leur soir se teintait de confiance.

« Mon jeune ami, permettez que je retouche légèrement votre univers. Il est assez du goût récent le meilleur, je voudrais seulement le préciser çà et là.

« Vos maîtres, leurs livres et leurs pensées diffuses vous firent une excellente vision, un monde d’où est absente l’idée du devoir (l’effort, le dévouement), sinon comme volupté raffinée ; c’est un verger où vous n’avez qu’a vous satisfaire. ingénument, par mille gymnastiques (je vous suppose quelques rentes et de la santé).

« Et pourtant vous vous plaignez ! Certes, tant de tendresse, dont vous me disiez les soupirs, n’assouvit pas votre cœur, et vos bras sont rompus pour avoir haussé dessus les barbares un rêve héroïque. Mais quoi ! faut-il, à cause de ces lendemains désabusés, que votre cœur méfiant oublie des instants délicieux ? Une femme ne fit-elle pas votre poitrine pleine de charmes ? Le spectacle de la vertu piétinée par la plèbe ne vous a-t-il pas monté jusque l’enthousiasme ? – Siècle lourdaud ! Logique détestable ! Ils disent : « Ni la femme, ni la vertu, que nous engendrons dans la joie, n’ont de lendemain.  » Qu’importe ! Une âme vraiment amoureuse ou héroïque bondit à de nouvelles entreprises. C’est à vous-même qu’il faut vous attacher et non aux imparfaites images de votre âme : femmes, vertus, sciences, que vous projetez sur le monde.

« Les petits enfants, entre deux travaux de leur âge, jouent au voleur ; ils goûtent avec intensité les plaisirs de l’astuce, de l’indépendance et du péché, entre quatre murs, de telle à telle heure. Ainsi faites, et créez-vous mille univers. Que votre pensée vous soit une atmosphère aimable et changeant à l’infini. Lord Beaconsfield, qu’il nous faut honorer, écrit : « S’il chercha un refuge dans le suicide, ce fut, comme tant d’autres, parce qu’il n’avait pas assez d’imagination. » Sûtes-vous jouer de l’amour ; en tresser des guirlandes à votre vie et a votre rêve ? Je vous vis à l’écart, froissé… »

Le jeune homme frissonna sous ce dernier contact trop intime, et le vieillard qui s’en aperçut fit obliquer son discours :

« Hélas ! je négligeai moi-même les mimiques d’amour. Je serai plus compétent à vous décrire un autre synonyme du bonheur, c’est la recherche de la notoriété que je veux dire réputation, gloire, toute publicité suivie d’avantages flatteurs. Des hommes mûrs, et des jeunes même, s’y complurent, que l’amour n’avait su retenir. Sans doute, à tendre la main derrière ces instants aimables que je veux vous indiquer, vous ne trouverez rien de plus qu’après le baiser de votre amie ou l’enivrement de votre vertu, mais, pour créer cette troisième illusion, les méthodes sont très amusantes.

« Jeune, infiniment sensible et parfois peut-être humilié, vous êtes prêt pour l’ambition. Permettez que je vous trace un itinéraire sûr, que je vous signale les tournants pittoresques, que je vous tende la gourde et le manteau, à cause des désillusions et du soir où, lassé, on bâille dans l’auberge solitaire. — Donc qu’un garçon me verse et l’absinthe et la gomme, puis parlons librement et sans crainte de commettre des solécismes, comme faisaient jadis deux cuistres, discutant de la grammaire en cabinet particulier.

« Et d’abord instituez-vous une spécialité et un but.

« Si votre esprit timide ne sait pas, dès sa majorité, embrasser toute une carrière, qu’il jalonne du moins l’avenir, comme le sage coupe sa vie de légers repas, d’épaisses fumeries et de nocturnes abandons où l’amitié, l’amour et soi-même lui sourient. C’est d’étape en étape que votre jeune audace s’enhardira.

« Dénombrez avec scrupule vos forces votre santé, votre extérieur, vos relations. Craignez de vous dissimuler vos tares : votre sécheresse rarement surchauffée, vos flâneries et cette délicatesse qui pourra vous nuire.

« Ayant dressé ce que vous êtes et ce qu’il vous faut devenir, vous posséderez la formule précise de votre conduite. À la rectifier, chaque jour consacrez quelques minutes, dans votre voiture si lente et qui vous énerve, dans l’embrasure des fenêtres mondaines, tandis que passent les valseurs.

« Mais gardez de laisser cet agenda sur l’oreiller d’une amie qui s’étonne et admire, ou dans le verre d’un camarade qui s’écrie : « Moi aussi… »

« Que désormais chacun découvre, et à votre attitude seule, combien vous êtes né pour ce but même que secrètement vous vous fixez. Vos fréquentations, la coupe de vos vêtements contribueront à créer l’opinion. Soignez vos manies, vos partis pris et vos ridicules c’est l’appareil où se trahit un spécialiste. De là sera déduit votre caractère. Je glisse sur le détail, mais que d’exemples, instructifs et charmants, à tirer de la vie parisienne si cela n’était impudent.

« Votre attitude composée, reste, pour réaliser votre formule, à vous faire aider.

« Par qui ?

« Les jeunes gens vous choqueront, car personnels et bruyants. Comment d’ailleurs les trier ? parmi eux des enfanta dominateurs pétaradent et disparaîtront bientôt. Puis vos intérêts et les leurs, identiques, se contrecarrent. Voyez-les le moins possible, et surtout écartez toute familiarité.

« Des personnes âgées vous seront une meilleure ressource du premier jour leur amitié vous recommandera. La suite ne vous vaudra rien de plus, sinon des besognes peut-être et gratuites. Comment, retirés sur les sommets de la vie, aideraient-ils à ces petites combinaisons dont ils sourient ? ils ont oublié leurs efforts ! — Plus qu’aucun toutefois, leur commerce vous donnera de l’agrément. La vie, si bouffonne, enseigne ces hautes intelligences à jouir de la notoriété avec ce détachement que je vous prêche dès votre départ. Enfin, ayant un noble esprit, ils y joignent le plus souvent des mœurs douces. Mais le vieillard, songez-y, très égoïste, ne veut pas qu’on se relâche.

« L’excellente société pour vos projets, c’est vos aînés immédiats ; j’entends qu’ils ont trente à trente-cinq ans et vous vingt-trois. Pour activer leur succès ils tiennent entre les mains beaucoup de fils ils ont un pied encore dans les chemins où vous entrez, ils s’inquiètent de qui les talonne, ils cherchent qui les appuie. Ils sont encore flattés d’obliger.

« Pour user des personnes âgées et de ceux-ci, faites-vous agréable, plaisez. Gardez de prétendre à quelque supériorité ; le mérite ne suffit pas à conquérir les plus honnêtes. Ayez souci d’approuver et non qu’on vous applaudisse. Il est humiliant de flatter, mais dans l’âme la plus vulgaire vous trouverez, je vous assure, quelque mérite réel à mettre en relief. Quête amusante, d’ailleurs, où il ne faut qu’un peu d’ingéniosité. Tenez encore pour certain que vos affaires ne poignent pas plus les autres que les leurs ne vous font, et que, si vous bornez votre rôle à écouter chacun en tête à tête et à le révéler à soi-même, on vous goûtera infiniment.

« À la faveur de cette inclination (et non plus tôt, car celui qui prétend nous obliger dès le premier jour souvent nous blesse et toujours se déprécie), apparaissez utile. À aider autrui, bien que le tarif des voitures soit assez élevé à Paris, nul jamais ne se nuit. Pour la jalousie, étouffez-la minutieusement en vous, parce qu’elle torture et qu’elle naît de cette conviction, bonne pour des niais ou des indigents, qu’il est au monde quelque chose d’important.

« J’ajouterai et j’y appuie Ne t’arrête jamais à mi-chemin dans ce jeu d’ambition. Réalise ou parais réaliser ta formule entière ; acquiers toute la gloire que tu t’es ouvertement proposée. Ceci est une nécessité il ne s’agit plus seulement de te réjouir, en un coin de toi-même, de tes contenances savantes ; il s’agit d’être ou de ne pas être battu quand tu seras vieux.

« Pour moi, jeune homme, — il vida son verre et prit sa voix grave, – à cause qu’étant jeune j’eus des besoins d’expansion sur l’exégèse et la morale, je me vis contraint de pousser jusque cette notoriété considérable où l’on m’honore. Je ne songeais guère à rire. J’avais dès mon départ avoué des buts trop hauts. Il me fallut y atteindre ou qu’on me bâtonnât. Aujourd’hui, ayant satisfait à ma formule, je salue et j’aime qui je veux, je souris et je m’attriste à mon plaisir ; tout le monde, et même des personnes convenables, raffolent de mes petits mouvements de tête, de mon grand mouchoir et des ironies, où j’excelle. Je dîne tous les soirs en ville avec des dames décolletées, un peu grasses comme je les préfère, qui m’entreprennent sur la divinité, et avec des messieurs qui rient tout le temps par politesse. Voilà quelle belle chose est la notoriété ! Ah, jeune homme soyons optimistes ! »

Le vénérable M. X.… se prit à rire un peu lourdement, puis se leva et sur le talon, malgré sa corpulence, pirouetta : ce fut presque une gambade. Ensuite, excusez-moi, il porta les mains à son cœur, en ouvrant brusquement la bouche, comme un homme incommodé qui va vomir. D’un trait pourtant il vida son verre. Et, après un silence :

« Oui, reprit-il, c’est le paradis, cette nouvelle vision de la vie les hommes convaincus qu’on se crée ses désirs, ses incertitudes et son horizon, et acquérant chaque jour un doigté plus exquis à vouloir des choses plus harmonieuses. – Hélas ! il y aura toujours la maladie. – Oh ! je suis bien souffrant (et il appuyait son front dans sa main, son coude sur la table). C’est toujours l’extériorité qui nous oppresse. Mais vivons en dedans. Soyons idéalistes… (Il s’essuyait le visage.) À l’alcool qui n’est décidément qu’une vertu vulgaire, préférez la gloire, jeune homme… (Il s’éventait avec le Figaro.) Elle te permettra tout au moins, sur le tard, de donner des conseils, de te raconter, d’être affectueux et simple, car le grand idéaliste se plaît à tresser chaque soir une parure de héros pour sa patrie. — Mais buvons à ceux qui nous succéderont et qui, soit dit sans te rabaisser, produiront des problèmes d’une complexité autrement coquette que tes mélancolies, s’ils ajoutent au vieux fonds de la nature humaine la curiosité et la science de tous ces jeux que nous entrevoyons. » (Et le vieillard un peu chancelant se leva.)

Mais j’abrège ce pénible incident. Le jeune homme, naïf, inculte ou piqué ? ne sut comprendre l’agrément de cette philosophie, et poussé, je suppose, par un respect, peut-être héréditaire, pour l’impératif catégorique, il passa tout d’un trait les bornes mêmes du pyrrhonisme qu’on lui enseignait jusqu’à soudain administrer à ce vieillard compliqué une volée de coups de canne. Celui-ci s’affligea bruyamment, mais lui triomphait disant : « Eh bien grattez l’ironiste, vous trouvez l’élégiaque. » Même il eut répliqué par les choses de la morale et de la métaphysique aux arguments de M. X.… si les garçons et le maître d’hôtel ne les avaient poussés dehors.

Et le peuple ricanait.

De ce jardin, véritable printemps de Paris, élégant et sec et plein de malaise, le jeune homme sortit fort énervé. Il élevait jusqu’à la haine de tout son mécontentement intime. Ardeur étrange et dont je le blâme, il eût volontiers consenti à la dynamite, car sa confiance dans ce qu’il désirait s’écroulait, et au même instant il revoyait toutes les déceptions et humiliations déjà amassées.

Après s’être ainsi meurtri, s’inquiétant d’avoir battu le glorieux vieillard qui fait partout autorité, il cherchait une justification raisonnable à cet excès injurieux de sensibilité. Et il disait :

« Si la gloire (académie, tribune française, notoriété, Panama) n’est que cette combinaison qu’il m’indiqua, pourquoi la respecterais-je ?

« S’il mentait, je fis bien de le châtier, car il salissait un des premiers mobiles de la vertu humaine.

« Enfin s’il n’était qu’ivre, joueur de flûte ou corybante, je ne l’endommageai guère, car les os de l’ivrogne sont élastiques, nous enseigne la science, qui est une belle chose aussi. »

C’est ainsi que, tout à la fois trop grossier et trop sensible, il s’éloigna de cette prairie, la plus riante qu’ouvre ce siècle aux viveurs délicats. — En vain crut-il entendre la jeune fille qui soupirait derrière lui, c’était la plainte des lampes électriques se dévorant dans le soir, entre Paris et les étoiles.

CHAPITRE  CINQUIÈME

condordance

Quand saint Georges a sauvé la vierge de Beryte et qu’il est près de l’épouser, Carpaccio a bien soin de la faire plus belle que dans les tableaux précédents. — Tout au contraire, la sentimentale, dont nous peignons les aventures, devient décidément peu séduisante dans ce chapitre et sous ce ciel de Paris où il semble qu’elle eût pu s’accorder pleinement avec Lui.

Aussi Carpaccio, nous disent les historiens fut pleuré de ses concitoyens, et il jouit dans le ciel de la béatitude éternelle. — Mais ici Lui s’agite ; et le désaccord s’accentue entre ses goûts mal définis et les conditions de la vie.

L’imperfection des plus distingués, la niaiserie de quelques notoires, le tapage d’un grand nombre lui donnaient l’horreur de tous les spécialistes et la conviction que, s’il faut parfois se résigner à paraître fonctionnaire, commerçant, soldat, artiste ou savant, il convient de n’oublier jamais que ce sont là de tristes infirmités, et que seules deux choses importent : 1° se développer soi-même pour soi-même ; 2° être bien élevé. Principes auxquels il prêtait une excessive importance.


DANDYSME
Et sa poitrine atténuée ne m’est
plus qu’une poitrine maigre.

Son cigare rougeoya soudain avec ce petit crépitement dont le souvenir désespère le dyspeptique à jamais privé de tabac ; une fumée se fondit vers le ciel : la couronne blanc cendré apparut.

Il espérait dans son fauteuil être tranquille et ne penser à rien, seulement, avant son troisième cigare, se distraire à feuilleter l’Indicateur Chaix.

– Ah ! dit-il en rougissant un peu de dépit.

Elle s’était posée sur le bras d’un fauteuil, et, sans ôter son chapeau, déjà développait ce thème : J’ai des ennuis d’argent.

Il fut excessivement choqué de l’impudeur de ce propos puis, résigné à revenir encore sur le passé, il parla, naturellement avec mélancolie :

– Votre parole, modeste jadis, m’était douce, madame vous êtes née le même jour que moi vous me permettiez de regarder dans votre cœur, comme au miroir qui conseillait ma vie. Nous étions deux enfants amis. Faut-il qu’aujourd’hui tes besoins vulgaires m’attristent ?…

Mais elle l’interrompit, lui passant lestement sa main sur la figure…

– Des phrases pareilles, mon ami, sont encore le vocabulaire de l’amour sentimental ; ce n’est pas ce bonheur-là que je sollicite aujourd’hui. Mon épicier, mon tailleur, mon cocher et tous fournisseurs ne me veulent parler que d’argent. C’est un vilain mot et seul tu saurais l’ennoblir.

Avec cette grâce dégagée qui subjuguait les cœurs, elle lui tendit du papier timbré. Il le refusa gravement.

Elle eut un mouvement de violente impatience.

– L’argent ! dit-elle. Que ce mot déchire enfin le voile usé de ton univers. Par l’argent, imagines-tu combien je serais belle ? Lui seul peut me parer de la suprême élégance, de cette bienveillance qui sied aux jeunes femmes, de ces sourires hospitaliers, de cet art délicat qui est de flatter presque sincèrement, de tous ces charmes enfin qui flottent impalpables dans tes désirs. Ils sont en toi qui aspirent à être, qui te troublent, et que tu ignores. Combien d’images tremblantes sous tes soupirs, dont le sens se dérobera toujours à ta jeunesse, isolée dans son altière indigence, si la fortune ne me permet de les consolider !… De l’argent ! Et ces bonheurs obscurs et magnifiques, je les déroulerai nettement sur ton horizon, comme si mon doigt, posé sur ta sensibilité, en avait trouvé le secret. C’est alors qu’intimidé par le cortège de ma beauté, dominé par ma séduction hautaine et qui pose le désir dans la prunelle de tous, tu ne te lasseras point de chercher ma bouche.

Elle remuait de menues anecdotes pour lui prouver quelle importance lui-même, dans sa médiocrité, il prêtait à la fortune. Elle disait :

– Celui-ci te manqua gravement ; tu le sus petit, jaunâtre et qu’il mangeait au Bouillon Duval ; dès lors ton mécontentement se dissipa. — Une belle fille, qu’un soir tu allais aimer, t’inspira de la répulsion, quand tu compris que réellement sa bouche avait faim. — Tu supportes, ton âme en frissonne, mais tu supportes (même ne les recherches-tu pas ?) les rudes familiarités d’un homme gras, bruyant et vulgaire, parce que considérable et secrétaire d’État.

Il n’aimait guère qu’on brusquât les convenances. Il rougit qu’elle lui jetât des opinions personnelles aussi crues. Mais, selon sa coutume, agrandissant son déplaisir par des considérations philosophiques, il répondit avec gravité :

— Cela me choque beaucoup, mon amie, que tu aies des certitudes. Je n’approuve ni ne blâme l’indépendance de tes observations ; je regrette simplement que tu troubles mon hygiène spirituelle, car la mathématique des banquiers m’importune.

Elle, alors, s’émouvant et d’une douleur contagieuse :

– Je vois bien que tu ne veux plus m’aimer sous aucune forme, et pourtant, petite fille, je te consolais à l’aurore de ta vie, au fossé de ton premier chagrin. Te souviens-tu qu’ensuite je te fis presque aimer l’amour ? C’est encore sous mon reflet que tu dévidas tes sentiments choisis, quand tu me nommais Athéné ou Amaryllis, à cause de tes lectures !

— Ah ! — dit-il en frissonnant, ramené par cette douceur à une vision de l’univers plus banale et coutumière, je ne suis qu’un attaché de seconde classe aux Affaires étrangères, et les restaurants sont fort dispendieux… Ainsi, je dois aimer le beau et tous les dieux, sans chercher à les placer dans la poitrine fraîche des femmes.

— Mais sais-tu ce que tu négliges ?

Il craignit qu’elle ne recommençât la scène du chapitre II, et qu’elle se dévêtit. Elle ouvrit simplement la fenêtre tout au large :

De ce cinquième d’un numéro impair du boulevard Haussmann s’étendaient à l’infini les vagues de Paris, sombres, où sont enfouis les tapis de jeux éclatants, tachés d’or ; les nappes, les bougies, les fruits énormes et délicats, dans les restaurants où l’on rit avec le malaise de désirer ; — les abandons, où la femme est jeune, dans les hôtels de tapisserie, de soie et silencieux ; — les immenses bibliothèques, où s’alignent à perte de vue ces choses, si belles et qui font trembler de joie, cinq cent mille volumes bien catalogués – les musiques qui nous modèlent l’âme et nous font le plaisir de tout sentir, depuis les héroïsmes jusqu’aux émotions les plus viles, tandis qu’immobiles nous sommes convenables dans notre cravate blanche ; — les salons tièdes et fleuris, où, à cinq heures, nous causons finement avec trois dames et un monsieur, qui sourient et se regardent et nous admirent, tandis qu’avec aisance nous buvons une tasse de thé, et que, sans crainte, nous allongeons la jambe, ayant des chaussettes de soie très soignées ; — puis des rues plates et solitaires et sèches, où des voitures rapides nous emportent vers des affaires, dont il est amusant de débrouiller, avec une petite fièvre, la complexité.

Rumeur troublante sous ce ciel profond ! vie facile ! Là enfin, il se dessaisirait de s’épier sans trêve et toutefois, fréquentant mille sociétés différentes, il ne connaîtrait personne en quelque sorte ; il serait pour tous également aimable, et aucun ne le meurtrirait.

Son cœur se gonflait d’envie et d’une enivrante mélancolie, mais soudain il songea qu’il pensait à peu près comme les jeunes gens de brasserie et autres Rastignacs. Et un flot d’âcreté le pénétra. « Désormais, dit-il, je ne prendrai plus en grâce les prières, les sourires et autres lieux communs. Je n’y trouvai jamais que des visions vulgaires. »

Et (toujours accoudé devant Paris) sa pensée se mit à courir sans relâche hors de cette immense plaine où campent les Barbares.

Alors il se trouva penché sur son propre univers, et il vaguait parmi ses pensées indécises. Il se rappelait qu’à la petite fenêtre d’Ostie qui donnait sur le jardin et sur les vagues (ce fut une des heures les plus touchantes de l’esprit humain que ce soir de la triste plage italienne), Augustin et Monique, sa mère, qui mourut des fièvres cinq jours après, s’entretinrent de ce que sera la vie bienheureuse, la vie que l’œil n’a point vue, que l’oreille n’a pas entendue, et que le cœur de l’homme ne conçoit pas. Avec une intensité aiguë, il entrevit qu’il n’avait, lui, rien à chercher, et que, seul, le vide de sa pensée, sans trêve lui battait dans la tête.

— Mais, lui dit-elle, réapparaissant comme une idée obsédante qui traverse nos méditations, ne t’ai-je pas envoyé M. X.… ? Ses opinions sont la formule exacte de ce que conseille mon sourire obscur ; il est le dictionnaire du langage que tiennent mes gestes à l’univers. Puisque tu naquis ailleurs, il devait te préparer à ma venue, te commenter le nouveau rêve de la vie, qui, par moi, doit naître en toi.

Le jeune homme, la fenêtre fermée, s’assit, baissa un peu l’abat-jour car la lumière blessait ses yeux, puis il s’expliqua posément.

– Veuillez, madame, m’écouter. M. X.…, dont je ne conteste ni les séductions, ni la logique délicieuse, m’installait dans un univers à l’usage des fils de banquiers. Il bornait mon horizon à ces apparences que, pour la facilité des relations mondaines ou commerciales, tous les Parisiens admettent, et dont les journaux à quinze centimes nous tracent chaque matin la géographie.

Cette conception de l’existence, qui n’est en somme que l’hypothèse la plus répandue, c’est-à-dire la plus accessible à toutes les intelligences, il me condamnait à la tenir pour la règle certaine et m’engageait à n’y pas croire à part moi. « Limite exactement ton âme à des idées, des sentiments, des espoirs fixés par le suffrage universel, me disait-il, mais quand tu es seul ne te prive pas d’en rire. »

Puis dans ce monde ainsi réglé il me chercha un but de vie. Comme il avait surpris, parmi tant de susceptibilités qui s’inquiètent en moi, un désir d’être différent et indépendant, il me proposa la domination. Grossière psychologie !

J’eus tort de m’emporter. Ce rôle qu’il me proposait, si déplaisant, était du moins composé par un homme de goût. Plus apaisé, je reconnais qu’avec de bien légères retouches le palais qu’il offrait à mes rêves me paraîtrait assez coquet, — si l’horizon, hélas ! n’en était irrémédiablement vulgaire.

« La gloire ou notoriété flatteuse est uniquement, me dînait-il, une certaine opinion que les autres prennent de nous, sous prétexte que nous sommes riches, artistes, vertueux, savants, etc. » — Pour mol, j’entrevois la possibilité de modifier la cote des valeurs humaines et d’exalter par-dessus toutes un pouvoir sans nom, vraiment fait de rien du tout. Ainsi la gloire toute rajeunie deviendrait peu fatigante.

C’est une rude chose, en effet, que de se faire tenir pour spécialiste, à la mode d’aujourd’hui ! Le soir, devisant avec un ami sur le mail en province, ou s’exaltant vers minuit dans la tabagie solitaire de Montmartre, la complexité des intrigues, les étapes d’où l’on voit chaque semaine le chemin parcouru s’allonger, les journées décisives, les victoires, les échecs même, tout cela parait gai, ennobli de fièvre et d’imprévu ; mais, en fait, il faut dîner avec des imbéciles ; on prend des rendez-vous par milliers pour ne rien dire ; on entretient ses relations ! On épie toujours le facteur ; on s’amasse un passé écœurant, et le présent ne change jamais. Et je t’en parle sciemment ; pendant trois mois j’ai connu l’ambition, j’ai demandé des lettres pour celui-ci et pour celle-là, et l’on me vit, qui méditais dans des antichambres les romans de Balzac avec la vie de Napoléon.

Ô gloire ! voilà les épreuves par où l’on t’approche, maintenant que tu ne t’abandonnes qu’au vainqueur heureux t’apportant fortune, science ou quelque talent ! Quel repos n’aurai-je pas donné à tes amants, si je leur enseigne à te conquérir avec rien du tout !

RECETTE POUR SE FAIRE AVEC
RIEN DE LA NOTORIÉTÉ

Il vous faut d’abord une opinion pleinement avantageuse de vous-même :

Prenez donc une idée exacte joignez-y un relevé des qualités qu’il leur faut, plus la liste des adresses où l’on se procure ces qualités, avec le temps et l’argent qu’elles coûtent ; agitez le tout avec vos pensées, vos sentiments familiers ; laissez reposer, — votre opinion est faite.

N’y touchez pas. Elle vous pénètre lentement, elle dépose dans votre âme la conviction qu’il n’est rien de merveilleux dans les plus belles réussites du monde, et qu’ainsi vous atteindriez où il vous plairait. Dès lors les hommes vous paraissent des agités, qui tâtonnent dans une obscurité où tout vous est net et lumineux.

Peu à peu cette fatuité intime exsude ; elle adoucit et transforme vos attitudes comme une vapeur, elle vous baigne d’une atmosphère spéciale cette confiance superbe que vous respirez subjugue, dès l’abord, les timides et les incertains. Les forts se cabrent, puis affectent de vous ignorer, puis vous contestent ; mais des enterrements les font monter au grade qui vous élèvent aussi, vous, objet de leurs soucis. Pour mieux accabler leurs émules qui les pressent, ils imaginent de vous attirer ; Ils respectent, admettent, consacrent enfin votre fatuité. Vous pensez bien que la foule les suit.

Alors si vous avez évité avec soin d’exceller en quoi que ce soit, d’être raffiné de parure et de savoir-vivre, ou simplement d’être à la mode, si l’on ne peut vous déclarer un Brummel, un don Juan, un viveur, non plus qu’un Rothschild, un Lesseps ou un Pasteur, votre supériorité demeure incomparable, puisque, faite de rien, elle n’est limitée par aucune définition.

Et vraiment, madame, j’admire assez ce plan de vie, où m’eût conduit M. X.… pour regretter de ne pouvoir m’y plaire.

Mais je suis tout ensemble un maître de danse et sa première danseuse. Ce pas du dandysme intellectuel, si piquant par l’extrême simplicité des moyens, ne saurait satisfaire pleinement une double vie d’action et de pensée.

Tandis qu’applaudirait le public, moi qui bats la mesure et moi la ballerine, n’aurais-je pas honte du signe misérable que j’écrirais ? C’est trop peu de borner son orgueil à l’approbation d’une plèbe. Laisse ces Barbares participer les uns des autres.

Qu’on le classe vulgaire ou d’élite, chacun, hors moi, n’est que barbare. À vouloir me comprendre, les plus subtils et bienveillants ne peuvent que tonner, dénaturer, ricaner, s’attrister, me déformer enfin, comme de grossiers dévastateurs, auprès de la tendresse, des restrictions, de la souplesse, de l’amour enfin que je prodigue à cultiver les délicates nuances de mon Moi. Et c’est à ces Barbares que je céderais le soin de me créer chaque matin, puisque je dépendrais de leur opinion quotidienne ! Petit philosophe, s’il imagine que cette risible vie m’allait séduire !

Mon esprit, qui ne s’émeut que pour bannir les visions fausses, se retrouve, après ces beaux raisonnements stériles, en face du vide. J’ai du moins gagné une lumière sur moi-même ; j’ai compris que rien n’est plus risible que la forme de ma sensibilité, c’est-à-dire les dialogues où, toi et moi, nous nous dépensons. Respectons dorénavant les adjectifs de la majorité. Nous allions, dans un tel appareil et sur un rhythme si touchant, qu’avec les âmes les plus neuves nous paraissions les pastiches des bonshommes de jadis. Descends de ta pendule pour voir l’heure !

Ma bien-aimée, jamais je n’oserai relire les quatre chapitres précédents ; c’est le plus net résultat de l’éducation de Paris. J’ignore quel univers me bâtir, mais je rougis de mon passé mélancolique. — Et voilà pourquoi, madame, je désire que vous cessiez d’exister, et je retire de dessous vous mon désir, qui vous soutenait sur le néant.

Ces paroles judicieuses où vibrait une nuance amère, nouvelle en lui, n’étaient qu’un jargon pédant pour une créature aussi dénuée de métaphysique que cette amoureuse. Elle y trouva le temps de reprendre empire sur soi-même ; elle se souvint des convenances. Quand il parlait de dandysme et de s’imposer à la mode, elle approuvait avec un sérieux exagéré et de petits coups d’œil sur les grands murs nus ; quand il conclut sur le néant de ses recherches, elle trouva un sourire mélancolique comme une page de l’Eau de Jouvence.

Puis, quels que fussent ses sentiments intérieurs, avec une audace merveilleuse, elle fut gaie et agaçante jusqu’à dire, soudain transformée :

— Si tu veux, j’ai vingt-trois ans et j’habite le quartier de l’Europe, je te verrai deux fois par semaine.

Il marchait dans la chambre à grands pas, irrésolu, les deux mains enfoncées dans son large pantalon. Avec un joli sourire, un peu embarrassé, presque timide, il répondit.

— Oui, je ne dis pas que nous ne nous verrons plus. Envoie-moi ton adresse. Mais faut-il y penser à l’avance, et précisément à l’heure de la journée où je suis le plus capable d’atteindre à l’enthousiasme et par suite à la vérité ?

La jeune femme se leva elle estimait que la scène devenait un peu excessive et sa nouvelle nature sentait le petit froid du ridicule. Elle lui rendit son léger sourire de moquerie ou de simplicité pour qu’il l’embrassât.

Mais lui, avec rapidité, comprenant la situation et qu’il n’avait plus le droit d’être de Genève : « Sans doute, dit-il, ce que nous faisons est assez particulier ; mais serait-ce la peine d’avoir lu tant de volumes à 7,50 pour aimer comme tout le monde ? »

CHAPITRE  SIXIÈME

condordance

C’est une souffrance, après que par la pensée on a embrassé tous les degrés du développement humain, de commencer soi-même la vie par les plus bas échelons.

Pendant six mois il fut à son affaire. Il prit des apéritifs avec des publicistes, même il s’exerça sur trois jeunes gens à manier les hommes. C’est pourquoi des personnes bienveillantes disaient au moment du cigare : « Hé, voilà que ce jeune homme se fait sa place au soleil. » Ce que l’on nomme encore : il se pousse.

Et quoiqu’il n’eût qu’à se louer de tout le monde et de soi-même, son horreur pour ces contacts était chaque jour plus nerveuse. Peut-être aussi se surchargeait-il, étant attaché aux Affaires étrangères, secrétaire d’un sous-secrétaire d’État, avec d’autres broutilles.


EXTASE
Qu’on me rende mon moi !
michelet.

À cette époque, pour quelque besogne, une enquête sans doute, il fut à Bicêtre. Et dans la verdure d’un parc immense, par une belle matinée de soleil, il vit les fous joyeux et affairés, qu’un professeur, vieux maître décoré, et des jeunes gens sérieux et simples interrogeaient discrètement et toujours approuvaient.

Le jeune homme était las : fatigué de cette course matinale et humilié de sa besogne prétentieuse. Ce palais de plein air, cette imprévue hospitalité où, dans un cadre parfait, dans une exquise régularité de confort, ces hommes, si différents cependant, suivaient leur rêve et se construisaient des univers, l’émurent. Il les voyait, ces idéalistes, se promener en liberté, à l’écart, fronts sérieux, mains derrière le dos, s’arrêtant parfois pour saisir une impression. Nul ne raillait leur stérile activité, nul ne les faisait rougir ; leurs âmes vagabondaient, et vêtus de vêtements amples, ils laissaient aller leurs gestes.

Isolé dans ce délicieux séjour, tandis que personne ne daignait s’intéresser à lui, sinon d’un œil interrogateur et dédaigneux, il fit un retour sur lui-même, poussiéreux, incertain du lendemain, hâtif et n’ayant pas trouvé son atmosphère…

De ces nobles préaux où une sage hygiène prend soin de ces rêveurs, il sortit bras ballants, éreinté par le soleil de midi, sans voiture, sans restaurants voisins, convaincu des difficultés inouïes qu’on rencontre à vivre au plus épais des hommes.

Tout le jour, dans les intervalles de sa misérable besogne, il revit la douce image de ces jeunes gens de Platon se promenant, se reposant, se réjouissant soudain à cause d’un geste obscur qui se lève en leur âme, et toujours penchés sur le nuage qu’a soulevé en eux quelque grande idée tombée de Dieu.

Que dites-vous ? qu’il avait mal vu ? N’importe ! C’est cette vision, inexacte peut-être, qu’il s’attriste de ne pouvoir vivre. Sous les feuillages un peu bruissants, se coucher, rêver, ne pas prévoir, ne plus connaître personne, et cependant que soit machiné avec précision le décor de la vie : manger, dormir, avoir chaud et regarder sous des arbres des eaux courantes.

Au soir, nourriture et besogne accomplies, le long des rues poussiéreuses où le jour trop sali devient noir, parmi la foule gesticulante et qui cagne, vers son appartement quelconque il serpenta.

Sur les horribles boulevards, comme il flairait, pour leur échapper, les bruyants et les ressasseurs, il aperçut, pareille a sa marche, la fuite grêle d’un avec qui volontiers, des nuits entières, il avait théorisé. Celui-là tient toute affirmation pour le propre des pédants et n’en use que pour des effets de pittoresque. Il est incapable de convenu et, quand il est soi, ne trouve jamais ridicules les choses sincères.

Il l’abordait d’un premier élan, plein d’une délectation fébrile à l’idée que, dans un coin, tout bas, l’un et l’autre, ils allaient longuement et pour rien :

1. — Insulter la société, les hommes et surtout les idées.

2. — Se rouler soi-même et leur sotte existence dans la boue.

Pourquoi celui-ci lui dit-il, avec une chaleur feinte et un air pressé, d’une voix humble où vibrait une nuance amère : « Ah ! vous voilà un grand homme, maintenant. mais si… mais si… » Et le ton de cette phrase était difficile à rendre. Pourquoi celui-ci se tournait-il contre lui ? Pourquoi ne pouvaient-ils plus s’entendre ? Il n’eut pas la force de paraître indifférent. Mais il s’abandonnait, car son cœur, et jusque la salive de sa bouche étaient malades, son avenir dégoûtant et son passé plein d’humiliation.

Harassé, affaibli de sueurs, il monte l’escalier presque en courant. Il ferme les persiennes, allume sa lampe et rapidement jette dans un coin ses vêtements pour enfiler un large pantalon, un veston de velours, puis rentré dans son cabinet, dans son fauteuil, dans l’atmosphère familière :

Enfin, dit-il, je vais m’embêter à mon saoul, tranquillement.

Un petit rire nerveux de soulagement le secoue, tant il avait besoin de cette solitude. Il se renverse, il cache son visage dans ses mains. Deux, trois fois, et sans qu’il s’entende, la même interjection lui échappe. Il a dans sa gorge l’étranglement des sanglots. Il n’ose même pas regarder sa situation et l’avenir. Il s’abandonne à ses imaginations, — et toutes idées l’envahissent.

Et d’abord le désir, le besoin presque maladif d’oublier les gens, ceux surtout qui sont quelque part des chefs et qui se barricadent de dédain ou de protection.

J’oublierai aussi les événements, haïssables parce qu’ils limitent (et cependant si j’étais bon et simple, avec l’énergie un peu grossière des héros, je pourrais remonter cette tourbe des conseils, des exemples, des prudences et toutes ces mesquineries où je dérive).

Je veux échapper encore à tous ces livres, à tous ces problèmes, à toutes ces solutions. Toute chose précise et définie, que ce soit une question ou une réponse, la première étape ou la limite de la connaissance, se réduit en dernière analyse à quelque dérisoire banalité. Ces chefs-d’œuvre tant vantés, comme aussi l’immense délayage des papiers nouveaux, ne laissent, après qu’on les a pressés mot par mot, que de maigres affirmations juxtaposées, cent fois discutées, insipides et sèches. Je n’y trouvai jamais qu’un prétexte à m’échauffer : quelques-uns marquent l’instant où telle image s’éveilla en moi. Anecdotes rétrécies, tableaux fragmentaires d’après lesquels je crois plier mon émotion, moi qui suis le principe et l’universalité des choses.

Quelque filet d’idées que je veuille remonter, fatalement je reviens à moi-même. Je suis la source. Ils tiennent de moi qui les lis, tous ces livres, leur philosophie, leur drame, leur rire, l’exactitude même de leurs nomenclatures. Simples casiers où je classe grossièrement les notions que j’ai sur moi-même ! Leurs titres admis de tous servent d’étiquettes sottement précises à diverses parties de mon appétit. Nous disons Hamlet, Valmont, Adolphe, Dominique, et cela facilite la conversation. Ainsi en pleine pâte, à l’emporte-pièce, on découpe des étoiles, les signes du zodiaque et cent petites images de l’univers, délicieuses pour le potage et qui facilitent aux enfants la cosmographie ; mais tout ce firmament dans une assiette éclaire-t-il le ciel inconnaissable et qui nous trouble ?

Il alluma un cigare énorme, noir et sableux. Et il contemplait les associations d’idées qui s’amassaient des lointains de sa mémoire pour lui bâtir son univers.

… Déjà les murs avec leur tapisserie de livres secs, jaunes, verts, souillés, trop connus, ont disparu. Plus rien qu’une masse profonde de pensées qui baignent son âme, aussi réelles, quoique insaisissables, que le parfum répandu dans tout notre être par le souvenir d’une femme et que nous ne saurions préciser. Des bouffées d’imagination indéfinies et puissantes le remplissent : désirs d’idées, appétits de savoir, émotions de comprendre ; il est ivre comme de la pleine fumée presque pâteuse de son cigare. Il halète de tout embrasser, s’assimiler, harmoniser. Son mécanisme de tête puissamment échauffé ne s’arrête pas à se renseigner, à déduire, à distinguer, à rapprocher ; son regard n’est tendu vers rien de relatif, de singulier, — c’est toute besogne de fabricant de dictionnaire. Il aspire à l’absolu. Il se sent devenir l’idée de l’idée ; ainsi dans le monde sentimental le moment suprême est l’amour de l’amour : aimer sans objet, aimer à aimer.

Cependant une fois encore, dans cette atmosphère de son Mol, là-bas sur l’horizon de cet univers volontaire qui n’est que son âme déroulée à l’infini, il devine la jeune femme ou plutôt le lieu où jadis elle lui apparut ; — parfois dans un éclair de recueillement nous retrouvons les longs chagrins qui nous faisaient pleurer. Jadis c’était une acuité profonde ; tout l’être transpercé. Aujourd’hui, une notion, une froide chose de mémoire.

Cette femme, ce moment pleureur de sa vie, belle et rose et qu’encensaient ces fleurs courbées, la tendresse et la volupté, jadis le troubla jusqu’au deuil. Puis elle apparut, subtile et railleuse, dans un décor de tentations délicates elle me soufflait les hardiesses qui domptent les hommes. Mais le soir, assis près d’elle et me rongeant l’esprit, je l’ai salie à la discuter. — Et il bâille devant cette fade et perpétuelle revenante, sa sentimentalité.

— Tu fus le précurseur, songe-t-il, tu me rendis attentif à ce fluide et profond univers qui s’étend derrière les minutes et les faits. Mais pourquoi plus longtemps nommer femme mon désir ? Je ne goûtai de plaisir par toi qu’à mes heures de bonne santé et d’irréflexion ; gaîté bien furtive puisqu’il n’en reste rien sur ces pages ! C’est quand tu m’abandonnais que je connus la faiblesse délicieuse de soupirer. Mon rêve solitaire fut fécond, il m’a donné la mollesse amoureuse et les larmes, D’ailleurs tu compares et tu envies, ainsi tu autorises les accidents, les apparences et toutes les petitesses de l’ambition à nous préoccuper. Je ne veux plus te rêver et tu ne m’apparaîtras plus. J’entends vivre avec la partie de moi-même qui est intacte des basses besognes.

Alors dans la fumée, loin du bruit de la vie, quittant les événements et toutes ces mortifications, le jeune homme sortit du sensible. Devant lui fuyait cette vie étroite pour laquelle on a pu créer un vocabulaire. Un amas de rêves, de nuances, de délicatesses sans nom et qui s’enfoncent à l’infini, tourbillonnent autour de lui : monde nouveau, où sont inconnus les buts et les causes, où sont tranchés ces mille liens qui nous rattachent pour souffrir aux hommes et aux choses, où le drame même qui se joue en notre tête ne nous est plus qu’un spectacle.

Quand, porté par l’enthousiasme, il rentrait ainsi dans son royaume, qu’auraient-ils dit de cette transfiguration, ses familiers, qui toujours le virent vêtu de complaisance, de médiocres ambitions, de futilités et s’énervant à des plaisanteries de café-concert. Au jour les besognes chasseront de son cœur ces influences sublimes. Qu’importe ! Cette nuit célèbre la résurrection de son âme ; il est soi, il est le passage où se pressent les images et les idées. Sous ce défilé solennel il frissonne d’une petite fièvre, d’un tremblement de hâte : vivra-t-il assez pour sentir, penser, essayer tout ce qui l’émeut dans les peuples, le long des siècles !

Il se rejette en arrière pour aspirer une bouffée de tabac, et sa pensée soudain se divise et tandis qu’une partie de soi toujours se glorifiait, l’autre contemplait le monde.

Il se penchait du haut d’une tour comme d’un temple sur la vie. Il y voyait grouiller les Barbares, il tremblait à l’idée de descendre parmi eux ; ce lui était une répulsion et une timidité, avec une angoisse. En même temps il les méprisait. Il reconnaissait quelques-uns d’entre eux ; il distinguait leur large sourire blessant, cette vigueur et cette turbulence.

Nous sommes les Barbares, chantent-ils en se tenant par le bras, nous sommes les convaincus. Nous avons donné a chaque chose son nom nous savons quand il convient de rire et d’être sérieux. Nous sommes sourds et bien nourris, et nous plaisons — car de cela encore nous sommes juges, étant bruyants. Nous avons au fond de nos poches la considération, la patrie et toutes les places. Nous avons créé la notion du ridicule (contre ceux qui sont différents), et le type du bon garçon (tant la profondeur de notre âme est admirable).

– Ah ! songeait-il, se mettant en marche, tout en flambant son quatrième cigare, petite chose le plus triomphant de ces repus ! Oui, je me sens le frère trébuchant des âmes fières qui se gardent à l’écart une vision singulière du monde. Les choses basses peuvent limiter de toutes parts ma vie, je ne veux point participer de leur médiocrité. Je me reconnais je suis toutes les imaginations et prince des univers que je puis évoquer ici par trois idées associées. Que toutes les forces de mon orgueil rentrent en mon âme. Et que cette âme dédaigneuse secoue la sueur dont l’a souillée un indigne labeur. Qu’elle soit bondissante. J’avais hâte de cette nuit, ô mon bien-aimé, ô moi, pour redevenir un dieu.

— Mon pauvre ami, que pensez-vous donc de jouer ainsi les jeunes dieux ! Hier vous parûtes encore un enfant ; vos reins s’étaient courbaturés pendant que vous interrogiez les contradictions des penseurs ; à l’aube, on vous a vu la peau fripée et dans les yeux de légères fibrilles rouges après des expériences sentimentales.

— Qu’importe mon corps ! Démence que d’interroger ce jouet ! Il n’est rien de commun entre ce produit médiocre de mes fournisseurs et mon âme où j’ai mis ma tendresse. Et quelque bévue où ce corps me compromette, c’est à lui d’en rougir devant moi.

— Mon pauvre ami, que pensez-vous donc ? Vos idées, votre âme enfin, cinquante que vous connaissez les possédèrent et les ont exprimées avec des mots délicieux. Sachez donc que, n’étant pas neuf, vous paraissez encore sec, essoufflé, fiévreux qui donc pensez-vous charmer ?

– Mes pensées, mon âme, que m’importe ! Je sais en quelle estime tenir ces représentations imparfaites de mon moi, ces images fragmentaires et furtives où vous prétendez me juger. Moi qui suis la loi des choses, et par qui elles existent dans leurs différences et dans leur unité, pouvez-vous croire que je me confonde avec mon corps, avec mes pensées, avec mes actes, toutes vapeurs grossières qui s’élèvent de vos sens quand vous me regardez !

Il serait beau, dites-vous, d’être petit-fils d’une race qui commanda, et l’aïeul d’une lignée de penseurs ; — il serait beau que mon corps offrit l’opulence des magnifiques de Venise, la grande allure de Van Dyck, la morgue de Velasquez – il serait beau de satisfaire pleinement ma sensibilité contre une sensibilité pareille, et qu’en cette rare union l’estime et la volupté ne fussent pas séparées. Misères, tout cela ! Fragments éparpillés du bon et du beau ! Je sais que je vous apparais intelligent, trop jeune, obscur et pas vigoureux en vérité, je ne suis pas cela, mais simplement j’y habite. J’existe, essence immuable et insaisissable, derrière ce corps, derrière ces pensées, derrière ces actes que vous me reprochez je forme et déforme l’univers, et rien n’existe que je sois tenté d’adorer.

Je me désintéresse de tout ce qui sort de moi. Je n’en suis pas plus responsable que du ciel de mon pays, des maladies de la chose agraire et de la dépopulation.

Après quoi si l’on me dit : «  Prouvez-vous donc, donc, témoignez que vous êtes un dieu. » Je m’indigne et je réponds : « Quoi comme les autres ! me définir, c’est-à-dire me limiter ! me refléter dans des intelligences qui me déformeront selon leurs courbes ! Et quel parterre m’avez-vous préparé ? Ma tâche, puisque mon plaisir m’y engage, est de me conserver intact. Je m’en tiens à dégager mon Moi des alluvions qu’y rejette sans cesse le fleuve immonde des Barbares. »

Ainsi se retrouvait-il façonné selon son désir.

Et peu à peu l’amertume mêlée à ce tourbillon de pensées se fondait. Abandonné dans un fauteuil, les pieds sur le marbre de la cheminée parmi les paperasses, immobile ou bien ayant des gestes lents comme s’il maniait des objets explosifs, il tenait son regard tendu sur ces idées qui ne se révèlent que dans un éclair. La solennité et la profondeur de son émotion semblaient emplir la chambre comme un chœur. Son ivresse n’était pas de magnificence et d’isolement sur le grand canal au pied des palais de Venise ; elle ne venait pas non plus portée, sous un ciel bas, par un vent âpre, sur la bruyère immense de l’océan breton mais entre ces murs nus et désespérants, ses moindres pensées prenaient une intensité poussée jusqu’à un degré prodigieux. Il s’enfonçait avec passion à en contempler en lui l’involontaire et grandiose procession… Plénitude, sincérité d’ardeur, que ne peut vous faire sentir l’analyse.

Porté sur ce fleuve énorme de pensées qui coule resserré entre le coucher du soleil et l’aube, il lui semblait que, désormais débordant cet étroit canal d’une nuit, le fleuve allait se répandre et l’emporter lui-même sur tout le champ de la vie. Délices de comprendre, de se développer, de vibrer, de faire l’harmonie entre soi et le monde, de se remplir d’images indéfinies et profondes : beaux yeux qu’on voit au dedans de soi pleins de passion, de science et d’ironie, et qui nous grisent en se défendant, et qui de leur secret disent seulement : « Nous sommes de la même race que toi, ardents et découragés. »

Et ce ne sont pas là les pensées familières, les chères pensées domestiques, de flânerie ou d’étude, que l’on protège, que l’on réchauffe, qu’on voit grandir. À celles-là, le soir, comme à des amoureuses nous parlons sur l’oreiller ; nous leur ajoutons un argument comme une fleur dans les cheveux : elles sont notre compagne et notre coquetterie, et nous enlevons d’elles la moindre poussière d’imperfection. Bonheur paisible ! mais dans leurs bras j’entends encore le monde qui frappe aux vitres. Et puis, trop souvent cette angoisse terrible : « Sont-elles bonnes ? et leur beauté ? Un nuage passe : « D’autres les ont possédées ; demain elles me paraîtront peut-être froides, vides, banales. » Ah ! cette sécheresse ! ces harassements de reprendre, à froid et d’une âme rétrécie, des théories qui hier m’échauffaient ! Ah ! presser une imagination, systématiser, synthétiser, éliminer, affiner, comparer ! besogne d’écœurement ! dégoût ! d’où l’on atteint la stérilité. Et devant cet amas de rêves gâchés, le cerveau fourbu demeure toujours, affamé jusqu’au désespoir et ne trouvant plus rien, plus une rognure de système à baratter. Vraiment, je me soucie peu de connaître ces angoisses.

Ce que j’aime et qui m’enthousiasme, c’est de créer. En cet instant je suis une fonction. Ô bonheur ! ivresse ! je crée. Quoi ? Peu importe ; tout. L’univers me pénètre et se développe et s’harmonise en moi. Pourquoi m’inquiéter que ces pensées soient vraies, justes, grandes ? Leurs épithètes varient selon les êtres qui les considèrent ; et moi, je suis tous les êtres. Je frissonne de joie, et, comme la mère qui palpite d’un monde, j’ignore ce qui naît en moi.

Lourds soirs d’été, quand sorti de la ville odieuse, pleine de buée, de sueur et de gesticulations, j’allais seul dans la campagne et, couché sur l’herbe jusqu’au train de minuit, je sentais, je voyais, j’étais enivré jusqu’à la migraine d’un défilé sensuel d’images faites de grands paysages d’eau, d’immobilité et de santé dolente, doucement consolée parmi d’immenses solitudes brutalisées d’air salin. – Ainsi dans cette chambre sèche roulait en moi tout un univers, âpre et solennisé.

Comme il se promenait dans l’appartement a demi obscur, parlant tout haut et par saccades et gesticulant, il heurta ses bottines jetées là négligemment, avec la hâte de sa rentrée, et soudain il se rappela qu’il devait passer chez son cordonnier, puisque midi recommençait son labeur. Déjà sonnaient trois heures du matin ; un découragement épouvantable l’envahit il fallait maintenant tâcher de dormir jusqu’à l’heure de rentrer dans la cohue parmi les gens. Pour rafraîchir l’atmosphère enfiévrée, il ouvrit sur l’énorme Paris, qui, repu, lui sembla se préparer au lendemain. Il se dévêtit avec ce calme presque somnanbulique qui naît, après une violente surexcitation, de la certitude de l’irrémédiable. Et longtemps avant de s endormir il se répétait, en la grossissant à chaque fois, l’horreur de la vie qu’il subissait. Son sommeil fut agité et par tronçons, à cause qu’il avait trop fumé : « Nous autres analyseurs, songeait-il, rien de ce qui se passe en nous ne nous échappe. Je vois distinctement de petits morceaux de rosbif qui bataillent, hideux et rouges, dans mon tube digestif. » Et, le corps fourmillant, il pliait et repliait ses oreillers pour élever sa tête brûlante.

CHAPITRE  SEPTIÈME

condordance

De longs affaissements alternaient avec ces surexcitations, mais son anxiété, parfois adoucie, jamais ne s’apaisait.

Certes il ne prétendait son dégoût universel que contre l’espèce ; il reconnaissait qu’appliquée à l’individu sa méfiance avait souvent tort, car les caractères spécifiques se témoignent chez chacun dans des proportions variables.

Seulement il était craintif de toute société.

Certes il estimait que sa vie, pour ceci et cela, pouvait paraître enviable, mais il prisait les âmes médiocres qui peuvent se satisfaire pleinement.

C’est malgré lui qu’il manifestait avec cette violence le fond de sa nature, que nous avons vu se former par cinq années d’efforts, deux hors du monde, trois à Paris. Silencieux et affaissé, il cachait le plus possible ses sentiments, mais la meilleure réfutation qu’il leur connût consistait en un long bain vers dix heures du soir et une préparation de chloral.


AFFAISSEMENT


C’était, sur le bois de Boulogne, le ciel bas et voilé des chansons bretonnes. Il revint doucement, en voiture, sur le pavé de bois, un peu grisé du luxe abondant des équipages, et satisfait de n’avoir aucun labeur pour cette soirée ni le lendemain. Il dîna sans énervement, dans un endroit paisible et frais, servi par un garçon incolore. Il n’eut pas conscience des phénomènes de la digestion, et attablé devant le café élégant et désert d’une silencieuse avenue, il goûta sans importuns le léger échauffement des vingt minutes qui suivent un sage repas. Dans le soir tombant, un peu froid pour faire plus agréable son londrès blond parfaitement allumé, il contemplait de vagues métaphysiques, charmantes et qu’il ne savait trop distinguer des fines et rapides jeunes filles s’échappant à cette heure de leurs ateliers ingénieux de couture. Étaient-elles dans son âme, ou les voyait-il réellement sous ses yeux ? pour qu’il prit souci de l’éclairer cet affaissement rêveur était trop doux.

Bientôt, mortifié des durs bâtons de sa chaise, il se leva et dut se choisir une occupation, un lieu où il eût sa raison d’être ce soir dans cet océan mesquin de Paris.

… À dix minutes de marche, il sait un endroit certainement plein de camarades. On arrive, on est surpris et illuminé de se revoir ; on se serre cordialement la main, chacun selon son tic (deux doigts avec nonchalance, ou cordialement en camarade loyal, ou d’une main humide, ou sans lever les yeux à l’homme préoccupé, ou en disant : « mon vieux  »). Puis quoi ! les bavardages connus, les doléances, de petites envies. Auprès de ces braves gaillards, identiques hier et demain, je n’irai pas risquer ma quiétude. Tandis que les muscles de leurs visages et les secrètes transitions de leurs discours révèlent qu’ils mettent leur honneur et leur joie dans les médiocres sommes et faveurs où ils se hissent, ils n’arrêtent pas de stigmatiser, avec emportement et naïveté, les concessions de leurs aînés. Le plus agaçant est que, cramponnés à des opinions fragmentaires qu’ils reçurent du hasard, ils s’indignent contre celui qui tient d’égale valeur ce qu’ils méprisent et ce qu’ils exaltent, comme si toutes attitudes n’étaient pas également insignifiantes et justifiées.

… Dans le monde, à ce début de l’été, plus de réceptions tapageuses. Aux salons reposés et frais, quinze à vingt personnes se succèdent doucement, qui approuvent quelque chose en prenant une tasse de thé. Que n’allait-il s’y délasser ? On rencontre dans la société, à défaut d’affection, des gens affectueux et bien élevés. Les impressions qu’on y échange, prévues, un peu trop lucides, du moins n’éveillent jamais ce malaise que nous fait la verve heurtée des jeunes gens. « Peu répandu, je sais mal, avouait-il, l’intrigue de ces banquiers, fonctionnaires, politiciens et mondaines ; je ne distingue guère leurs petitesses, et, dans un milieu de bon ton, je tiens volontiers galant homme tout causeur bienveillant et bref. » — Hélas sa douloureuse sensibilité lui fermait ces élégants loisirs. Il le confessait avec clairvoyance : « Je n’ai pas souvenir d’une connaissance de salon, la plus frivole et furtive, qui ne m’ait mortifié dès l’abord par quelque parole, insignifiante mais où je savais trouver, malgré que je me tinsse, de la peine et de l’irritation. J’excepte deux ou trois femmes, qui me distinguèrent avec un goût charmant, et leur accueil m’eût transporté, si l’impuissance de paraître en une seule minute tout ce que je puis être n’avait alors gâté mon naïf épanouissement et si profondément qu’aujourd’hui encore, dans mes instants de fatuité, la soudaine évocation de ces circonstances me resserre. » Imagination pénible qu’a part soi il comparait à la vanité pointilleuse des campagnards, mais enfoncée si avant dans sa chair qu’il pouvait la cacher mais non point ne pas en souffrir.

… Une troisième distraction s’offrait : la musique. Amie puissante, elle met l’abondance dans l’âme, et, sur la plus sèche, comme une humidité de floraison. Avec quelle ardeur, lui, mécontent honteux, pendant les noires journées d’hiver, n’aspirait-il pas cette vie sentimentale des sons, où les tristesses même palpitent d’une si large noblesse ! La musique ne lui faisait rien oublier ; il n’eût pas accepté cette diminution ; elle haussait jusqu’au romantisme le ton de ses pensées familières. Pour quelques minutes, parmi les nuages d’harmonie, le front touché d’orgueil comme aux meilleures ivresses du travail nocturne, il se convainquait d’avoir été élu pour des infortunes spéciales. — Mais dans cette molle soirée de tiédeur il répugnait à toute secousse. « Je me garderai, quand mon humeur sommeille, de lui donner les violons ; leur puissance trop implorée décroît, et leur vertu ne saurait être mise en réserve qui se subtilise avec le soupir expirant de l’archet. »

Il alla simplement se promener au parc Monceau.

Quoique le soir elle sente un peu le marécage, il aimait cette nursery. Là, solitaire et les mains dans ses poches, il se permettait d’abandonner l’air gaillard et sûr de soi, uniforme du boulevard. Tant était douce sa philosophie, il estimait que choquer les mœurs de la majorité ne fut jamais spirituel. « Les gens m’épouvantent, ajoutait-il, mais à la veille d’un dimanche où je pourrai m’enfermer tout le jour, j’ai pour l’humanité mille indulgences. Mes méchancetés ne sont que des crises, des excès de coudoiement. Je suis, parmi tous mes agrès admirables et parfaits, un capitaine sur son vaisseau qui fuit la vague et s’enorgueillit uniquement de flotter… Oh ! je me fais des objections ; petites phrases de Michelet si pénétrantes, brûlantes du culte des groupes humains ! amis, belles âmes, qui me communiquez au dessert votre sentiment de la responsabilité ! moi-même j’ai senti une énergie de vie, un souffle qui venait du large, le soir, sur le mail, quand les militaires soufflaient dans leurs trompettes retentissantes. Ce n’est donc pas que je m’admire tout d’une pièce, mais je me plais infiniment. »

Dans son épaule, une névralgie lancina soudain, qui le guérit sans plus de sa déplaisante fatuité. Humant l’humidité, il se hâta de fuir. Puis reprenant avec pondération sa politique :

« La réflexion et l’usage m’engagent à ensevelir au fond de mon âme ma vision particulière du monde. La gardant immaculée, précise et consolante pour moi à toute heure, je pourrai, puisqu’il le faut, supporter la bienveillance, la sottise, tant de vulgarités des gens. — Je saurai que moi et mes camarades, jeunes politiciens, nous plairons, par quelles approbations ! dans les couloirs du Palais-Bourbon. Et si l’on agrandit le jeu, j’imagine qu’on trouvera, dans cette souplesse à se garder en même temps qu’on parait se donner, un plaisir aigu de mépris. Équilibre pourtant difficile à tenir ! L’homme intérieur, celui qui possède une vision personnelle du monde, parfois s’échappe à soi-même, bouscule qui l’entoure et, se révélant, annule des mois merveilleux de prudence ; s’il se plie sans éclat à servir l’univers vulgaire, s’il fraternise et s’il ravale ses dégoûts, je vois l’amertume amassée dans son âme qui le pénètre, l’aigrit, l’empoisonne. Ah ! ces faces bilieuses, et ces lèvres séchées, avec bientôt des coliques hépatiques ! »

Il s’arrêta dans son raisonnement, un peu inquiet de voir qu’une fois encore, ayant posé la vérité (qui est de respecter la majorité), les raisonnements se dérobaient, le laissant en contradiction avec soi-même. Toujours atteindre au vide ! Il reprit opiniâtrement par un autre côté sa rhapsodie :

« Avec quoi me consoler de tout ce que j’invente de tourner en dégoût ? (Et cette petite formule, déplaisante, trop maigre, désolait sa vie depuis des mois.)

« Un jour viendra où ce système, d’après lequel je plie ma conduite, me déplaira. Aux heures vagues de la journée, souvent, par une fente brusque sur l’avenir, j’entrevois le désespoir qui alors me tournera contre moi-même, alors qu’il sera trop tard.

« C’est pitié que dans ce quartier désert je sois seul et indécis a remuer mes vieilles humeurs, que fait et défait le hasard des températures. Et ce soir, avec ce perpétuel resserrement de l’épigastre et cette insupportable angoisse d’attendre toujours quelque chose et de sentir les nerfs qui se montent et seront bientôt les maîtres, ressemble à tous mes soirs, sans trêve agités comme les minutes qui précèdent un rendez-vous.

« Ceux de mon âge, éversores, des ravageurs, dit saint Augustin, ont une jactance dont je suis triste ; ils sont sanguins et spontanés ; ils doivent s’amuser beaucoup, car ils se donnent en s’abordant de grands coups sur les épaules et souvent même sur le plat du ventre, avec enthousiasme. Moi qui répugne à ces pétulances et à leurs gourmes, plus tard, impotent, assis devant mes livres, ne souffrirai-je pas de m’être éloigné des ivresses où des jeunes femmes, avec des fleurs, des parfums violents et des corsages délicats, sont gaies puis se déshabillent. Et voila mon moindre regret près de tant de succès proposés, autorité, fortune, qu’irrévocablement je refuse. Refusés ! qui le croira. Où m’arrêterais-je si je me décidais à vouloir ?… Hélas ! quelque vie que je mène, toujours je me tourmenterai, d’une âcreté mécontente, pour n’avoir pu mener parallèlement les contemplations du moine, les expériences du cosmopolite, la spéculation du boursier et tant de vies dont j’aurais su agrandir les délices. »

Cependant, par de rapides frottements il échauffait son rhumatisme, et il circulait dans ce pâté de maisons mornes, rue de Clichy, square Vintimille, rue Blanche, parmi lesquelles il ressentait alors un singulier mélange de dégoût et de timidité, jusqu’à ne pouvoir prononcer leurs noms sans malaise, car il y avait récemment habité. Et le souvenir des espoirs, des échecs, des angoisses, tant de dégoûts subis des Barbares ! précisant sa pensée, il tente, une fois encore, de reconnaître sa position dans la vision commune de l’univers :

« À certains jours, se disait-il, je suis capable d’installer, et avec passion, les plans les plus ingénieux, imaginations commerciales, succès mondains, voie intellectuelle, enviable dandysme, tout au net, avec les devis et les adresses dans mes cartons. Mais aussitôt par les Barbares sensuels et vulgaires sous l’œil de qui je vague, je serai contrôlé, estimé, coté, toisé, apprécié enfin ; ils m’admonesteront, reformeront, redresseront, puis ils daigneront m’autoriser à tenter la fortune ; et je serai exploité, humilié, vexé à en être étonné moi-même, jusqu’à ce qu’enfin, excédé de cet abaissement et de me renier toujours, je m’en revienne à ma solitude, de plus en plus resserré, fané, froid, subtil, aride et de moins en moins loquace avec mon âme.

« Oui, c’est trop tard pour renoncer d’être l’abstraction qu’on me voit. Je fus trop acharné à vérifier de quoi était faite mon ardeur. Pour m’éprouver, je me touchai avec ingéniosité de mille traits aigus d’analyse jusque dans les fibres les plus délicates de ma pensée. Mon âme en est toute déchirée. Je fatigue à la réparer. Mes curiosités, jadis si vives et agréables à voir : tristesse et dérision. Et voilà bien la guitare démodée de celui qui ne fut jamais qu’un enfant de promesse ! Tristesse, tu n’intéresses plus aujourd’hui que des fabricants de pilules, qui te vaincront par la chimie. Dérision m’étant mangé la tête comme un œuf frais, il ne reste plus que la coquille ; juste l’épaisseur pour que je sourie encore.

« Mon sourire a perdu sa fatuité. Je pensais me sourire à moi-même, et j’ai perdu pied dans l’indéfini à me hasarder hors la géographie morale. La tâche n’était pas impossible. J’ai trop voulu me subtiliser. Fouillé, aminci, je me refuse désormais à de nouvelles expériences.

« Je ne sais plus que me répéter ; mes dégoûts même n’ont plus de verve : simples souvenirs mis en ordre ! Chemins d’anémie, misères du passé, je vous vois mesquins du haut de la loi que j’ébauchai, ridicules avec les yeux du vulgaire.

« Ce que j’appelais mes pensées sont en moi de petits cailloux, ternes et secs, qui bruissent et m’étonnent et me blessent.

Je voudrais pleurer, être bercé ; je voudrais désirer pleurer. Le vœu que je découvre en moi est d’un ami, avec qui m’isoler et me plaindre, et tel que je ne le prendrais pas en grippe.

« J’aurais passé ma journée tant bien que mal sous les besognes. Le soir, tous soirs, sans appareil j’irais à lui. Dans la cellule de notre amitié fermée au monde, il me devinerait ; et jamais sa curiosité ou son indifférence ne me feraient tressaillir. Je serais sincère ; lui affectueux et grave. serait plus qu’un confident un confesseur. Je lui trouverais de l’autorité, ce serait « mon aîné  » ; et, pour tout dire, il serait à mes côtés moi-même plus vieux. Telle sensation dont vous souffrez, me dirait-il, est rare même chez vous ; telle autre que vous prêtez au monde, vous est une vision spéciale ; analysez mieux. Nous suivrions ensemble du doigt la courbe de mes agitations ; vous êtes au pire, dirait-il ; l’aube demain vous calmera. Et si mon cerveau trop sillonné par le mal se refusait à comprendre, et, cette supposition est plus triste encore, si je méprisais la vérité par orgueil de malade, lui, sans méchantes paroles, modifierait son traitement. Car il serait moins un moraliste qu’un complice clairvoyant de mon âcreté. Il m’admirerait pour des raisons qu’il saurait me faire partager ; c’est quand la fierté me manque qu’il faut violemment me secourir et me mettre un dieu dans les bras, pour que du moins le prétexte de ma lassitude soit noble. Dans mes détestables lucidités et expansions, il saurait me donner l’ironie pour que je ne sois pas tout nu devant les hommes. La sécheresse, cette reine écrasante et désolée qui s’assied sur le cœur des fanatiques qui ont abusé de la vie intérieure, il la chasserait. À moi qui tentai de transfigurer mon âme en absolu, il redonnerait peut-être l’ardeur si bonne vers l’absolu. Ah ! quelque chose à désirer, à regretter, à pleurer ! pour que je n’aie pas la gorge sèche, la tête vide et les yeux flottants, au milieu des militaires, des curés, des ingénieurs, des demoiselles et des collectionneurs.  »

Marcher dans les rues, céder le trottoir, heurter celui-ci et respecter son propre rhumatisme secoue et coupe les idées. Au milieu de son émotion, ce jeune homme se mit tout à coup à rêver de la vie qu’il s’installerait, s’il parvenait à supporter le contact des Barbares ; « Je serais, pour qu’on ne m’écrase pas, bon, aimable, rare et sans y paraître très circonspect.

« Puis j’aurais un bon cuisinier pour lestement me préparer des mets légers et qui, dans une office fraîche, où j’irais près de lui parfois m’instruire en buvant un verre de quinquina, se distrairait le long du jour à feuilleter des traités d’hygiène.

« J’aurais encore quelque voiture, luisante et douce et de lignes nettes, pour visiter commodément certaines curiosités du vieux Paris, où il faut apporter le guide Joanne, gros format.

« Chaque année, de rapides voyages de trente jours me mèneraient à Venise pour ennoblir mon type, à Dresde pour rêver devant ses peintures et ses musiques, au Vatican et à Berlin pour que leurs antiques précisent mes rêves. Enfin, à tous instants, je monterais en wagon ; c’est le temps de dormir, et je me réveille, loin de tous, grelottant dans la brise, en face du va-et-vient admirable de l’héroïque océan breton, mâle et paternel. »

Rentré chez lui, il calcula sur papier le revenu nécessaire à ce train de vie et les besognes qu’il lui en coûterait. Puis il sourit de cet enfantillage — qui pourtant ne laissa pas de l’impressionner.

Ensuite accablé, il ne trouva plus la moindre réflexion à faire… ô maître qui guérirait de la sécheresse.

C’est ce soir-là que décidément incapable de s’échauffer sans un bouleversement de son univers intérieur, toujours possible mais que depuis des mois il espérait en vain, timide et affaissé devant l’avenir, tourmenté d’insomnies, il eut le goût de se souvenir, de répéter les émotions, les visions du monde dont jadis il s’était si violemment échauffé. Il lui souriait de se caresser et de se plaindre dans cette monographie, aux heures que lui laissaient libres son patron et les solliciteurs de ce député sous-secrétaire d’État.

Il ne s’efforça nullement de combiner, de prouver, ni que ses tableaux fussent agréables. Il copiait strictement, sans ampleur ni habileté, les divers rêves demeurés empreints sur sa mémoire depuis cinq ans. Seulement à cette heure de stérilité, il s’étonnait parfois de retrouver dans son souvenir certains accès de tendresse ou de haine. Est-il possible que j’aie déclamé ! J’espérais cela ! Ô naïveté ! Il rougissait. Et malgré sa sincérité, çà et là vous devinerez peut-être qu’il a mis la sourdine, par respect pour le lecteur et pour soi-même.

Souvent, très souvent, fatigué, perdu dans cette casuistique monotone, touché du soupçon qu’il n’avait connu que des enfantillages, plus effrayé encore à l’idée de recommencer une vraie vie sérieuse, ferme, utile, il s’interrompait :

Ô maître, maître, où es-tu, que je voudrais aimer, servir, en qui je me remets ! »

Ô maître,

Je me rappelle qu’à dix ans, quand je pleurais contre le poteau de gauche, sous le hangar au fond de la cour des petits, et que les cuistres, en me bourradant, m’affirmaient que j’étais ridicule, je m’interrogeais avec angoisse ! « Plus tard, quand je serai une grande personne, est-ce que je rougirai de ce que je suis aujourd’hui ? » — Je ne sais rien que j’aime autant et qui me touche plus que ce gamin, trop sensible et trop raisonneur, qui m’implorait ainsi, il y a quinze ans. Petit garçon, tu n’avais pas tort de mépriser les cuistres, dispensateurs d’éloge et ordonnateurs de la vie, de qui tu dépendais ; tu montrais du goût de te plaire, de fois à autre, par les temps humides, à pleurer dans un coin plutôt que de jouer avec ceux que tu n’avais pas choisis. Crois bien que les soucis et les prétentions des grandes personnes ont continué à m’être souverainement indifférents. Aujourd’hui comme alors, je sens en elles l’ennemi ; près d’elles je retrouve le dédain et la timidité que t’inspirait la médiocrité de tes maîtres.

Rien de mes émotions de jadis ne me paraîtrait léger aujourd’hui. J’ai les mêmes nerfs seul mon raisonnement s’est fortifié, et il m’enseigne que j’avais tort, quand, tous m’ayant blessé, je disais en moi-même : « Ils verront bien, un jour. » Chaque année, à chaque semaine presque, j’ai pu répéter : « Ils verront bien », ce mot des enfants sans défense qu’on humilie. Mais je n’ai plus le désir ni la volonté de manifester rien qui soit digne de moi. L’effort égoïste et âpre m’a stérilisé. Il faut, mon maître, que tu me secoures.

Je n’ai plus d’énergie, mais compte qu’à la sensibilité violente d’un enfant je joins une clairvoyance dès longtemps avertie. Et je te dis cela pour que tu le comprennes, ce n’est pas de conseils mais de force et de fécondité spirituelle que j’ai besoin.

Je sais que ce fut mon tort et le commencement de mon impuissance de laisser vaguer mon intelligence, comme une petite bête qui flaire et vagabonde. Ainsi je souffris dans ma tendresse, ayant jeté mon sentiment à celle qui passait sans que ma psychologie l’eût élue. Le secret des forts est de se contraindre sans répit.

Je sais aussi, — puisque le décor où je vis m’est attristé par mille souvenirs, par des sensations confuses incarnées dans les tables du boulevard, dans les souillures de ce tapis d’escalier, dans l’odeur fade de ce fiacre roulant, — je sais des endroits intacts où veillent mille chefs-d’œuvre, et quoique j’aie toujours éprouvé que les choses très belles me remplissaient d’une acre mélancolie par le retour qu’elles m’imposent sur ma petitesse, je pense qu’une syllabe dite doucement les passionnerait.

Je sais, mais qui me donnera la grâce ? qui fera que je veuille ! Ô maître, dissipe la torpeur douloureuse, pour que je me livre avec confiance à la seule recherche de mon absolu.

Cette légende alexandrine, qui m’engendra autrefois à la vie personnelle, m’enseigne que mon âme, étant remontée dans sa tour d’ivoire qu’assiègent les Barbares, sous l’assaut de tant d’influences vulgaires se transformera pour se tourner vers quel avenir ?

Tout ce récit n’est que l’instant où le problème de la vie se présente à moi avec une grande clarté. Puisqu’on a dit qu’il ne faut pas aimer en paroles mais en œuvres, après l’élan de l’âme, après la tendresse du cœur, le véritable amour serait d’agir.

Toi seul, ô mon maître, m’ayant fortifié dans cette agitation souvent douloureuse d’où je t’implore, tu saurais m’en entretenir le bienfait, et je te supplie que par une suprême tutelle, tu me choisisses le sentier où s’accomplira ma destinée.

Toi seul, ô maître, si tu existes quelque part, axiome, religion ou prince des hommes.