Sourires pincés/Texte entier


JULES RENARD



SOURIRES PINCÉS




PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
23-31, PASSAGE CHOISEUL, 23-31

M DCCC XC

POINTES SÈCHES

À Léo Trézenik



I

LES POULES


— « Je parie, dit Mme Lepic, que la servante a encore oublié de fermer les poules, avant de se coucher ! » —

C’était vrai. On pouvait s’en assurer par la fenêtre. Là-bas, tout au fond de la grande cour, le petit toit aux poules découpait, dans la nuit, le carré noir de sa porte ouverte.

— « Félix, si tu allais les fermer ? » — dit Mme  Lepic à l’aîné de ses trois enfants.

— « Je ne suis pas venu en vacances pour m’occuper des poules » — dit Félix, garçon pâle, indolent et poltron.

— « Et toi, Ernestine ? » —

— « Oh moi, maman, j’aurais trop peur ! » —

Grand frère Félix et sœur Ernestine avaient à peine levé la tête pour répondre. Ils lisaient, très intéressés, les coudes sur la table, presque front contre front.

— « Dieu, que je suis bête ! dit Mme  Lepic. Je n’y pensais plus. Poil-de-Carotte, va fermer les poules. » —

Elle donnait ce petit nom d’amour à son dernier né, parce qu’il avait les cheveux roux et la peau tachée. Poil-de-Carotte, qui jouait « à rien » sous la table, se dressa et dit avec timidité :

— « Mais, maman, j’ai peur aussi, moi. » —

— « Comment ? répondit Mme  Lepic, un grand gars comme toi ! c’est pour rire. Dépêchez-vous, s’il vous plaît ! » —

— « On le connaît ; il est hardi comme un bouc » — dit sa sœur Ernestine.

— « Il ne craint rien » — dit Félix, son grand frère.

Ces compliments enorgueillissaient Poil-de-Carotte, et, honteux d’en être indigne, il luttait déjà contre sa couardise. Pour l’encourager définitivement, sa mère lui promit une gifle.

— « Au moins, éclairez-moi » — dit-il.

Mme  Lepic eut un haussement d’épaules, Félix un sourire méprisant. Seule pitoyable, Ernestine prit une bougie et accompagna petit frère jusqu’au bout du corridor.

— « Je t’attendrai là » — dit-elle.

Mais elle s’enfuit tout de suite, terrifiée, car un fort coup de vent fit vaciller la lumière et l’éteignit.

Poil-de-Carotte, les fesses collées, les talons plantés, se mit à trembler dans les ténèbres. Elles étaient si épaisses qu’il se croyait aveugle. Parfois une rafale l’enveloppait, comme un drap glacé, pour l’emporter. Des renards, des loups même, ne lui soufflaient-ils pas dans ses doigts, sur sa joue ? Le mieux était de se précipiter, au juger, vers les poules, la tête en avant afin de trouer l’ombre. Tâtonnant, il saisit le crochet de la porte. Au bruit de ses pas, les poules effarées s’agitèrent en gloussant sur leur perchoir. Poil-de-Carotte leur cria :

— « Taisez-vous donc, c’est moi ! » — ferma la porte et se sauva, les jambes, les bras comme empennés, mais exsangues. Quand il rentra, haletant, fier de lui, dans la chaleur et la lumière, il lui sembla qu’il échangeait des loques pesantes de boue et de pluie contre un vêtement neuf et léger. Il souriait, se tenait droit, se pavanait dans son orgueil de héros enfantin, attendait les félicitations, et, maintenant hors de danger, cherchait sur le visage de « ses parents » la trace des inquiétudes qu’ils avaient eues.

Mais grand frère Félix et sœur Ernestine continuaient tranquillement leur lecture, et Mme  Lepic lui dit, de sa voix naturelle :

— « Poil-de-Carotte, tu iras les fermer tous les soirs ! » —


II

LES PERDRIX


Comme à l’ordinaire, M. Lepic vida sur la table sa carnassière. Elle contenait deux perdrix. Grand frère Félix les inscrivit sur une ardoise pendue au mur. C’était sa fonction. Chacun des enfants avait la sienne. Sœur Ernestine dépouillait et plumait le gibier. Quant à Poil-de-Carotte, il était spécialement chargé d’achever les pièces blessées. Il devait ce privilège à la dureté bien connue de son cœur sec. Les deux perdrix s’agitèrent, remuèrent le col.

— « Qu’est-ce que tu attends pour les tuer ? » — dit Mme  Lepic.

— « Maman, répondit Poil-de-Carotte, j’aimerais autant les marquer sur l’ardoise, à mon tour. » —

— « L’ardoise est trop haute pour toi. » —

— « Alors, j’aimerais autant les plumer. » —

— « Ce n’est pas l’affaire des hommes. » —

Poil-de-Carotte prit les deux perdrix. On lui donna obligeamment les indications d’usage :

— « Serre-les là, tu sais bien, au cou, à rebrousse-plume. » —

Une pièce dans chaque main, derrière son dos, il commença.

— « Deux à la fois, mâtin ! dit M. Lepic. » —

— « C’est pour aller plus vite. » —

— « Ne fais donc pas ta sensitive, dit Mme  Lepic ; en dedans, tu jouis. » —

Les perdrix se défendirent, convulsives, et, les ailes battantes, éparpillèrent leurs plumes. Jamais elles ne voudraient mourir. Il eût plus aisément étranglé un de ses camarades, avec une poignée de main. Il les mit entre ses deux genoux, pour les contenir, et, tantôt rouge, tantôt blanc, en sueur, la tête haute afin de ne rien voir, serra plus fort.

Elles s’obstinaient.

Pris de la rage d’en finir, il les saisit par les pattes et leur cogna la tête sur le bout de son soulier.

— « Oh ! le bourreau ! le bourreau ! » — s’écrièrent grand frère Félix et sœur Ernestine.

— « Le fait est qu’il quintessencie, dit Mme  Lepic, souvent portée sur le bien-parler. Les pauvres bêtes ! Je ne voudrais pas être à leur place, entre ses griffes. » —

M. Lepic, un vieux chasseur cependant, sortit, écœuré.

— « Voilà ! » — dit Poil-de-Carotte, en jetant les perdrix mortes sur la table.

Mme  Lepic les tourna, les retourna. Des petits crânes brisés du sang coulait, un peu de cervelle.

— « Il était temps de les lui arracher, dit-elle. Est-ce assez cochonné ? » —

Grand frère Félix et sœur Ernestine dirent avec ensemble :

— « C’est positif qu’il ne les a pas « réussies » comme les autres fois. » —


III

ALLER ET RETOUR


Messieurs Lepic fils et mademoiselle Lepic viennent en vacances. Au saut de la diligence, et du plus loin qu’il voit ses parents, Poil-de-Carotte se demande :

— « Est-ce le moment de courir au-devant d’eux ? » —

Il hésite :

— « C’est trop tôt, je m’essoufflerais, et puis il ne faut rien exagérer. » —

Il diffère encore :

— « Je courrai à partir d’ici… non, à partir de là. » —

Il se pose des questions :

— « Quand faudra-t-il ôter ma casquette ? Lequel des deux embrasser le premier ? » —

Mais grand frère Félix et sœur Ernestine l’ont devancé et se partagent les caresses familiales. Quand Poil-de-Carotte arrive, il n’en reste presque plus.

— « Comment, dit Mme  Lepic, tu appelles encore monsieur Lepic papa, à ton âge ? dis-lui : « mon père » et donne-lui une poignée de main : c’est plus viril. » —

Ensuite elle le baise, une fois, au front, « pour ne pas faire de jaloux. »

Poil-de-Carotte est tellement content de se voir en vacances, qu’il en pleure. Et c’est souvent ainsi ; souvent il manifeste de travers.

Le jour de la rentrée (la rentrée est fixée au lundi matin, 2 octobre ; on commencera par la messe du Saint-Esprit), du plus loin qu’elle entend les grelots de la diligence, Mme  Lepic tombe sur ses enfants et les étreint d’une seule brassée. Poil-de-Carotte ne se trouve pas dedans. Il espère patiemment son tour, la main déjà tendue vers les courroies de l’impériale, ses adieux tout prêts, à ce point triste qu’il chantonne malgré lui.

— « Au revoir, ma mère » — dit-il d’un air digne.

— « Tiens, dit Mme  Lepic, pour qui te prends-tu, pierrot ? Il t’en coûterait de m’appeler maman, comme tout le monde ? A-t-on jamais vu ? c’est encore blanc de bec et sale de nez et ça veut faire l’original ! » —

Cependant elle le baise une fois (et de deux !) au front, « pour ne pas faire de jaloux. »


IV

SAUF VOTRE RESPECT


Peut-on, doit-on le dire ? Poil-de-Carotte, à l’âge où les autres communient, blancs de cœur et de corps, était encore malpropre. Une nuit, il avait trop attendu, n’osant « demander ». Il espérait, au moyen de tortillements gradués, calmer le malaise. — Quelle folie ! — Une autre nuit, il s’était rêvé commodément installé près d’une borne, à l’écart, puis il avait fait dans ses draps, tout innocent, bien endormi. Il s’éveillait. Pas plus de borne près de lui qu’à son étonnement !

Mme  Lepic se gardait de s’emporter. Elle nettoyait, calme, indulgente, maternelle. Et même, le lendemain matin, comme un enfant gâté, Poil-de-Carotte déjeunait avant de se lever. Oui, on lui apportait sa soupe au lit, une soupe soignée, où Mme  Lepic, avec une palette de bois, en avait délayé un peu, oh ! très peu.

Au chevet, grand frère Félix et sœur Ernestine observaient leur frère d’une manière sournoise, prêts à éclater de rire au premier signal. Mme  Lepic, petite cuillerée par petite cuillerée, donnait la becquée à son enfant. Du coin de l’œil, elle semblait dire à grand frère Félix et à sœur Ernestine :

— « Attention ! préparez-vous ! » —

— « Oui, maman. » —

Par anticipation, ils s’amusaient des grimaces futures. On aurait dû inviter quelques amis. Enfin, Mme  Lepic, avec un dernier regard aux aînés comme pour leur demander : « Y êtes-vous ? », levait lentement, lentement la dernière cuillerée, l’enfonçait, jusqu’à la gorge, dans la bouche grande ouverte de Poil-de-Carotte, le bourrait, le gavait, et lui disait, à la fois goguenarde et dégoûtée :

— « Ah ! ma petite salissure, tu en as mangé, tu en as mangé, et de la tienne encore, de celle d’hier. » —

— « Je m’en doutais presque » — répondait simplement Poil-de-Carotte, sans faire la figure réjouissante qu’on espérait.

Il s’y habituait, et quand on s’habitue à une chose, elle finit par n’être plus drôle du tout.


V

LA PIOCHE


Grand Frère Félix et Poil-de-Carotte travaillent côte à côte. Chacun a sa pioche. Celle de grand frère Félix a été faite sur mesure, chez le maréchal-ferrant, avec du fer. Poil de Carotte a fait la sienne tout seul, avec du bois. Ils jardinent, abattent de la besogne et rivalisent d’ardeur. Soudain, au moment où il s’y attend le moins (c’est toujours à ce moment précis que les malheurs arrivent), Poil-de-Carotte reçoit un coup de pioche en plein front.

Quelques instants après, il faut transporter, coucher avec précaution sur le lit grand frère Félix qui s’est trouvé mal à la vue du sang de son petit frère. Toute la famille est là, debout, sur la pointe du pied, et soupire, appréhensive. — Où sont les sels ? — Un peu d’eau bien fraîche, s’il vous plaît, pour mouiller les tempes ? —

Poil-de-Carotte monte sur une chaise afin de voir par-dessus les épaules, entre les têtes. Il a le front bandé d’un linge déjà rouge, où le sang suinte et s’écarte.

M. Lepic lui a dit :

— « Tu t’es joliment fait moucher ! » —

Et sa sœur Ernestine qui a pansé la blessure :

— « C’est entré comme dans du beurre. » —

Il n’a pas crié, car on lui a fait observer que cela ne sert à rien.

Mais voici que grand frère Félix ouvre un œil, puis l’autre, revient à lui. Il en est quitte pour la peur, et comme son teint graduellement se colore, l’inquiétude, l’effroi se retirent de tous les cœurs.

— « C’est égal, dit Mme  Lepic à Poil-de-Carotte, nous l’avons échappé belle : toujours le même, donc ! tu ne pouvais pas faire attention, petit imbécile ! » —


VI

LES LAPINS


— « Il ne reste plus de melon pour toi, dit Mme  Lepic ; d’ailleurs, tu es comme moi, tu ne l’aimes pas. » —

— « Ça se trouve bien » — dit Poil-de-Carotte.

On lui imposait ainsi ses goûts et ses dégoûts. En principe, il devait aimer seulement ce qu’aimait sa mère. Quand arrivait le fromage :

— « Je suis bien sûre, disait Mme  Lepic, que Poil-de-Carotte n’en mangera pas. » —

Et Poil-de-Carotte pensait :

— « Puisqu’elle en est sûre, ce n’est pas la peine d’essayer. » —

En outre, il savait que ç’eût été dangereux.

D’ailleurs n’avait-il pas le temps de satisfaire ses plus bizarres caprices dans des endroits connus de lui seul ? Au dessert, Mme  Lepic lui disait :

— « Va porter ces tranches de melon à tes lapins. » —

Poil-de-Carotte « faisait la commission » au petit pas, en tenant l’assiette bien horizontale afin de ne rien renverser. À son entrée sous leur toit, les lapins, coiffés en tapageurs, les oreilles sur l’oreille, le nez en l’air, les pattes de devant raides comme s’ils allaient jouer du tambour, s’empressaient autour de lui.

— « Oh ! attendez, disait Poil-de-Carotte ; un moment, s’il vous plaît, partageons. » —

S’étant assis d’abord sur un tas de crottes, de seneçon rongé jusqu’à la racine, de trognons de choux, de feuilles de mauves, il leur donnait les graines de melon et buvait le jus lui-même : c’était doux comme du vin doux. Puis il râclait avec les dents ce que sa famille avait laissé aux tranches de jaune sucré, tout ce qui pouvait fondre encore, et il passait « le vert » aux lapins, en rond sur leur derrière.

La porte du petit toit était fermée. Le soleil des siestes enfilait les trous des tuiles et trempait le bout de ses rayons dans l’ombre fraîche.


VII

LA TROMPETTE


M. Lepic arrive de Paris ce matin même. Il ouvre sa malle. Des cadeaux en sortent pour grand frère Félix et sœur Ernestine, de beaux cadeaux, dont précisément (comme c’est drôle) ils ont rêvé toute la nuit. Ensuite M. Lepic, les mains derrière son dos, regarde malignement Poil-de-Carotte et lui dit :

— « Et toi, qu’est-ce que tu aimes le mieux : une trompette ou un pistolet ? » —

En vérité, Poil-de-Carotte est plutôt prudent que téméraire. Il préférerait une trompette, parce que « ça ne part pas dans les mains », mais il a toujours entendu dire qu’un garçon de sa taille ne peut jouer sérieusement qu’avec des armes, des sabres, des engins de guerre. L’âge lui est venu de renifler de la poudre et d’exterminer des choses. Son père connaît les enfants : il a apporté ce qu’il faut.

— « J’aime mieux un pistolet » — dit-il hardiment, sûr de deviner.

Il va même un peu loin et ajoute :

— « Ce n’est plus la peine de le cacher ; je le vois ! » —

— « Ah ! dit M. Lepic embarrassé, tu aimes mieux un pistolet ! tu as donc bien changé ? » —

Tout de suite Poil-de-Carotte se reprend :

— « Mais non, va, mon papa, c’était pour rire. Sois tranquille, je les déteste, les pistolets. Donne-moi vite ma trompette, que je te montre comme ça m’amuse de « bouffer » dedans. » —

— « Alors, pourquoi mens-tu, lui demande Mme  Lepic ; pour faire de la peine à ton père, n’est-ce pas ? Quand on aime les trompettes, on ne dit pas qu’on aime les pistolets, et surtout on ne dit pas qu’on voit des pistolets, quand on ne voit rien. Aussi, pour t’apprendre, tu n’auras ni pistolet ni trompette. Regarde-la bien : elle a trois pompons rouges et un drapeau à franges d’or. Tu l’as assez regardée. Maintenant, va voir à la cuisine si j’y suis ; déguerpis, trotte et flûte dans tes doigts. » —

Tout en haut de l’armoire, sur une pile de linge blanc, roulée dans ses trois pompons rouges et son drapeau à franges d’or, la trompette de Poil-de-Carotte attend qui souffle, imprenable, invisible, muette, comme celle du jugement dernier.


VIII

LE CAUCHEMAR


Poil-de-Carotte n’aimait pas les amis de la maison. Ils le dérangeaient, lui prenaient son lit et l’obligeaient de coucher avec sa mère. Or, si le jour il avait tous les défauts, la nuit il avait principalement celui de ronfler. Il ronflait exprès, sans aucun doute.

La grande chambre, glaciale même en août, contient deux lits. L’un est celui de M. Lepic, et c’est dans l’autre que Poil-de-Carotte va reposer, à côté de sa mère, au fond.

Avant de s’endormir, il toussote sous le drap, pour déblayer sa gorge. Mais peut-être ronfle-t-il du nez ? Il fait souffler en douceur ses narines afin de s’assurer qu’elles ne sont pas bouchées. Il s’apprend à ne pas respirer trop fort. Mais dès qu’il dort, il ronfle. C’est comme une passion. Aussitôt Mme  Lepic lui entre deux ongles (deux suffisent), jusqu’au sang, dans le plus gras d’une fesse. Elle a fait choix de ce moyen.

Le cri de Poil-de-Carotte réveille brusquement M. Lepic, qui demande :

— « Qu’est-ce que tu as ? »

— « Il a le cauchemar, » — dit Mme  Lepic.

Et elle chantonne, à la manière des nourrices, un air berceur qui semble indien.

Du front, des genoux poussant le mur, comme s’il voulait l’abattre, les mains plaquées sur ses fesses pour parer le pinçon qui va venir au premier appel des vibrations sonores, Poil-de-Carotte se rendort dans le grand lit où il repose, à côté de sa mère, au fond.


IX

COUP DE THÉÂTRE




Scène I

madame lepic

Où vas-tu ?

poil-de-carotte

(Il a mis sa cravate neuve et craché sur ses souliers à les noyer.) Je vas me promener avec papa.

madame lepic

Je te défends d’y aller, tu m’entends. Sans ça…
(Sa main droite recule comme pour prendre son élan.)

poil-de-carotte

Compris.



Scène II

poil-de-carotte

(En méditation près de l’horloge.) Qu’est-ce que je veux, moi ? Éviter les calottes. Papa m’en donne moins que maman. J’ai fait le calcul. Tant « pire » pour lui.



Scène III

monsieur lepic

(Il chérit énormément Poil-de-Carotte, mais ne s’en occupe jamais, toujours courant la pretentaine, pour affaires.) Allons, partons.

poil-de-carotte

Non, mon papa.

monsieur lepic

Comment, non ? Tu ne veux pas venir ?

poil-de-carotte

Oh si ! mais je peux pas.

monsieur lepic

Explique-toi. Qu’est-ce qu’il y a ?

poil-de-carotte

Y a rien ; mais je reste.

monsieur lepic

Ah, oui ! encore une de tes lubies. Quel petit animal tu fais ! On ne sait par quelle oreille te prendre. Tu veux, tu ne veux plus. Reste, mon ami, et pleurniche à ton aise.



Scène IV

madame lepic

(Elle a toujours la précaution d’écouter aux portes, pour mieux entendre.) Pauvre chéri ! (Cajoleuse, elle lui passe la main dans les cheveux, et les tire.) Le voilà tout en larmes, parce que son père (Elle regarde en dessous M. Lepic) voudrait l’emmener malgré lui. Ce n’est pas ta mère qui te tourmenterait avec cette cruauté. (Les Lepic père et mère se tournent le dos).



Scène V

poil-de-carotte

(Au fond d’un placard. Dans sa bouche, deux doigts. Dans son nez, un seul. État d’âme à la M. Paul Bourget.) Tout le monde ne peut pas être orphelin.

CIEL DE LIT

À Rachilde



I


L’épouse dort, le corps alourdi par les baisers que l’époux a laissés tomber, sans compter, un peu partout, et plus spécialement aux fossettes, aux petites cavités, aux rigoles, aux endroits où la chair se creuse, des baisers tantôt écrasés comme les larges gouttes d’une averse, tantôt petits, ronds, à peine sonores, ininterrompus, envolés des lèvres comme des bulles de savon d’un fétu de paille. Mais déjà la chère femme pèse bien lourdement sur le bras du cher mari. D’abord, par petites secousses prudentes et répétées, il tente vainement de le dégager. Le bras semble collé. Il dit avec douceur :

— « Aline, Aline, attends voir un peu ! » —

Et, comme elle ne fait aucun mouvement, il s’enhardit, se roidit, et, d’un seul coup, arrache son bras, qui lui semble une chose cotonneuse, inerte, morte, ou plutôt disparue. Un vague ronron s’échappe des lèvres d’Aline, comme un bourdon d’une fleur qu’on a remuée, et du fond de son sommeil elle murmure :

— « Oh que tu m’as fait mal, Albert ! » —

— « Je ne pouvais pourtant pas, dit Albert, attendre ainsi l’aurore. C’est bon pour Milon de Crotone, des situations pareilles ! » —

Et il se retourne du côté du mur, car il a fait prendre à sa femme, dès le début de leur mariage, l’habitude de coucher « sur le devant ». Il prétend que de cette façon, à la naissance du premier enfant, elle n’aura pas à souffrir d’un changement de place toujours pénible…


II


À peine Albert a-t-il retrouvé son bras que le supplice commence. Depuis quelques instants, en un point du coude, une piqûre l’agace, un chatouillement léger : c’est une aiguille, une vingtaine d’aiguilles, une pelote d’aiguilles. Réflexion faite, c’est plutôt une légion de fourmis subitement écloses. Comme une armée, elles se sont mises en mouvement, à la moindre alerte. Elles exécutent leur œuvre, forant toutes ensemble mille petits trous sous la peau. Elles courent sur les veines, tournent le coude, longent l’avant-bras, arrivent serrées au poignet, un passage difficile, et, plus à l’aise dans la paume de la main, se divisent par bandes, tant pour chaque doigt. C’est à la fois douloureux et doux. Sous l’ongle, au bout du doigt vibrant, comme au bord d’un précipice à pic, elles se retournent. Il y a là hésitation confuse, bousculade, nécessité de se reconnaître avant de remonter. Longtemps les travailleuses se croisent ainsi, vont à leurs affaires, aux provisions, descendent, grimpent, s’arrêtent à peine, repartent, suivent un réseau mince, s’accrochent à une fibre, traversent un filet de sang, se glissent à fleur de peau, comme pour prendre l’air, et se dépêchent, hâtives, car Albert lève un doigt, puis deux, puis la main, le poignet, l’avant-bras, enfin le coude ; et, dans un pêle-mêle inattendu, les fourmis dégringolent, tourbillonnent, se perdent, sont mortes.

— « Ces petites bêtes deviennent insupportables, se dit Albert. Tous les soirs c’est la même chose, par notre faute bien entendu. On reste enlacé, bouche sur bouche, on se promet noblement de se réveiller, le lendemain matin, dans la même pose. Cinq minutes se passent. On en a plein les muscles, et, soudain, voilà que les fourmis partent pour l’exercice. Elles ne m’y reprendront plus ! » —

Mi-hargneux, mi-tendre, jusqu’à s’apitoyer sur le sort des cariatides, il se pelotonne contre le mur, le nez enfoui dans les fleurs du papier peint.


III


Maintenant, c’est dans l’obscurité, entre Albert et Aline, la lutte des corps à corps. À toute rencontre involontaire sous les draps, ils éprouvent une sensation ou brûlante ou glacée, toujours désagréable. Mais les précautions deviennent inutiles. Leurs chairs sont ennemies.

Si le mollet d’Aline, alangui, prend ses aises, s’écarte inconsidérément, se pavane, vagabond, et fait le beau hors de son gîte, Albert, adroitement, en ayant l’air de n’exécuter qu’un mouvement réflexe, d’un brusque coup de talon remet le mollet à sa place. Réveillée en sursaut, Aline, naturellement peureuse, croit à une entrée furtive d’assassins qui, au préalable, la tirent par les pieds.

Si le menton du mari creuse la nuque de la femme, d’un vigoureux coup d’épaule, donné à propos, Aline envoie rouler la tête d’Albert sur l’oreiller de l’autre bord. Il s’imagine encore au régiment. Sans doute « un de la classe » lui a fait « prendre le train ». Il va ramasser les planches de son lit éparses, et déjà se propose d’offrir demain matin au bon farceur un litre d’eau-de-vie pour sa peine !

Comme le combat se prolonge, bientôt Albert se sent envahi. Il n’y tient plus, et d’une voix ferme :

— « Aline, dit-il, allume ! » —

La chambre éclairée, le mari prie simplement la femme de jeter, mais sans bouger, un coup d’œil oblique sur leurs positions respectives. Il ajoute :

— « Soulève-toi un peu. » —

Tous les deux se mettent sur les genoux. Albert plante un doigt de sa main gauche sur la ligne de démarcation imprimée par le corps d’Aline, et ouvre sa main droite en compas, le pouce d’un côté, les quatre doigts de l’autre, comme font les gamins joueurs de boule, puis il mesure :

— « Deux longueurs pour moi, dit-il, et quatre et demie pour toi ! Autant dire que tu prends toute la place. » —

Il regarde Aline presque sévèrement, à croupetons, ses deux mains plaquées sur ses cuisses, ébouriffé, sa chemise à la russe fripée. Elle l’écoute, les yeux ternes sous les boucles de ses cheveux tombantes, pareille à une sauvage innocente. Ses épaules frissonnent à l’air, comme au contact d’une gaze humide.

— « Voyons, demande Albert, est-ce que j’exagère ? Remarque que je veux bien faire la part belle, très belle, à tes hanches de femme. Mais où s’arrêteront-elles ? » —

Il se tient prêt à une discussion serrée, avec preuve entre les doigts, sur le point de vérifier les mesures.


IV


Mais elle pleure !

— « Qu’est-ce que c’est, encore ? » —

— « Tu ne m’aimes plus. » —

— « Bon, dit-il, ce n’est pas la question ; moi, vois-tu, je suis avant tout un homme pratique. Nous pouvons vivre trente années en commun. Je dis trente pour donner un chiffre. N’est-il pas excellent de s’installer, de prendre ses précautions ? Songe que nous devons dormir côte à côte une moyenne de dix mille neuf cent cinquante nuits. Il ne faut rien accorder au hasard ni au caprice, sous peine d’enfer. C’est pour cela que je fais notre éducation. Nous avons, c’est vrai, la volonté de nous aimer par le cœur le plus longtemps possible ; mais il est prudent d’habituer nos deux corps l’un à l’autre, de compter avec leurs répugnances, leurs nervosités, leurs états maladifs, leurs bouderies. Apprenons l’art de passer nos nuits à reculons, d’éviter les heurts. Faisons-nous de mutuels sacrifices, désireux l’un et l’autre de supprimer toute nouvelle cause de conflit. Je m’enfonce dans le mur. Suspends-toi au bord du lit. Comprends-tu ? Il s’agit de respecter nos sommeils, de ne nous accorder que des mouvements sur place, de nous interdire toute excursion imprudente au milieu, et de le laisser, ce milieu, inoccupé et neutre. Dormons longs et plats comme des lattes, si c’est possible. En un mot, et pour me résumer, évitons les fourmis et gardons les distances ; notre bonheur en dépend ! » —

— « Alors, tu n’es pas fâché ? » —

— « Es-tu bête ! Avec vous, femmes, dès qu’on raisonne, on se fâche ; me prends-tu pour un Clinabare ?  » —

— « Un Clinabare ? » —

— « Oui, ou un Cantabre, un barbare enfin ! » —

Il avait lu, ce matin même, les premiers chapitres de Salammbô, et les noms sonores lui revenaient à la mémoire presque malgré lui.

— « Enfin, puisque tu dis que tu m’aimes ! » —

— « Mais oui, sois donc tranquille, et je te le prouverai en temps opportun. » —

— « Veux-tu m’embrasser ? » —

— « Parbleu ! mais comment donc ? cela ne se demande pas. » —

Ils étaient encore à genoux et se faisaient face. Ils n’eurent qu’à se pencher. L’élasticité du sommier les déséquilibra, et ils ne purent s’embrasser qu’au petit bonheur, une boucle de cheveux, une portion de nez, tandis que les regards allaient mollement, involontairement, par l’entrebâillement des chemises, à des nudités bien connues et calmes. Le premier, Albert allongea son corps, ramena le drap sur lui, et, le front au mur, attendit le sommeil. Aline demanda :

— « Je peux éteindre ? » —

— « Parfaitement ! » —

Au souffle d’abord maladroit, puis rectifié d’Aline, la flammèche de la bougie s’envola comme une petite âme dans les ténèbres. Craintivement et frileuse, Aline s’étendit tout au bord du lit, et, entre les deux époux, l’espace indifférent s’échauffa peu à peu aux effluves entrecroisés de leurs chairs, cependant que leurs deux haleines, rythmiques et fortes, chassaient régulièrement devant elles les essaims invisibles des globules d’air expiré.

LA MÈCHE DE CHEVEUX

À Henry Gauthier Villars (Willy)




Ma bonne amie, qui affectionne la mise en scène, m’a dit, avec un regard en-dessous, rouge comme une pensionnaire sur le point de faire une farce :

— « Passez-vous près d’une boîte aux lettres, en vous en allant ? » —

— « Oui, chère madame. » —

— « Voulez-vous vous charger de cette lettre ? » —

— « Mais comment donc ! chère madame. » —

La lettre que ma bonne amie m’a confiée, il est heureux que je m’en aperçoive, ne porte pas d’adresse. Elle n’est pas cachetée. J’ai la finesse de comprendre qu’il y a là un petit mystère. J’ouvre l’enveloppe, et je distingue au fond, écrasée, roulée en chenille, une mèche de cheveux, une mèche de cheveux pour moi.

Ha !

Je rentre chez moi, et, c’est drôle, je n’éprouve aucune espèce de plaisir ; vraiment, les femmes ont des manies bizarres. Qu’est-ce que je vais faire de cette mèche de cheveux ? Elle est là, devant moi. Je n’ose pas y toucher. Enfin, je vide l’enveloppe sur la table. La mèche est fraîchement coupée, toute neuve, encore végétante, et, comme ma bonne amie n’a pas cru devoir la nouer dans une faveur, les cheveux s’éparpillent sur mon Baudelaire ouvert. Je me rappelle les livres loués aux cabinets de lecture et au-dessus desquels une centaine de lecteurs se sont gratté la tête et curé le nez. Je passe un vilain quart d’heure d’insensibilité. Il est possible que mon éducation sentimentale n’ait pas été assez soignée. Le sens de certains raffinements m’échappe. Je volerais la bourse d’une femme, plutôt qu’un de ses vieux gants ou son mouchoir sale, et, si je me jetais à ses pieds pour les lui baiser, j’embrasserais, en cachette, mon poing.

Cependant je n’oublie pas de me dire que ma bonne amie est gentille, adorée. Elle s’est coupé cette mèche dans une excellente intention. C’est presque un sacrifice de sa part, et, si j’y prenais goût, si j’en redemandais, elle en ferait vite une calvitie. Soit encore ! mais il me faut noter simplement mon impression dans toute sa grossièreté : ces cheveux-là me dégoûtent ! Tout à l’heure, je les portais, en les tenant à distance, comme une ordure dans du papier. Les voilà qui gisent au creux des « Fleurs du mal » ! Je ne les ra-mas-serai pas !

Au lieu de m’imaginer le mouvement gracieux de ma bonne amie qui les coupe, le bon sourire de ses lèvres, le brillant de ses yeux, et le tendre baiser qu’elle ajoute à cet amical souvenir pour lui porter bonheur, je ne vois qu’un peignoir de coiffeur malpropre, où des cheveux dégringolent en légères avalanches, à chaque cricri du ciseau ; des cheveux qui se recroquevillent, agonisants, qui sont morts, qui piquent le cou et font des hachures dans les oreilles.

Oh ! je n’en fais pas facilement accroire à mon cœur, moi ! Des scrupules montrent le bout du nez, comme des souris peureuses. Ma chatte-mite répugnance les fait sauver.

Espère-t-elle, ma bonne amie, que je vais enfermer sa mèche dans un médaillon, et la porter sur ma poitrine, comme un élève des jésuites son scapulaire.

Je regrette de ne l’avoir pas jetée négligemment dans la boîte aux lettres : un employé des postes s’en serait glorifié. Il doit exister quelque part des assembleurs de collections pileuses. Tous les goûts, etc. Quand j’étais au collège, j’adressais dans des cornets mes rognures d’ongles à un camarade qui avait l’habitude de se ronger les siens.

Je pourrais en faire aussi un petit pinceau de pot à colle.

Soudain, précipitamment, pour en finir, j’ouvre ma fenêtre ; et, élevant à hauteur du menton l’exemplaire des « Fleurs du mal », je souffle, d’un seul souffle, sur les cheveux de ma bonne amie.

Ils sont partis, s’accrochant les uns aux autres, formant touffe, ailés, presque repris de vie, insectes, moins le bourdonnement sonore. Ils se sont envolés dans les intempéries ! Eux disparus, j’ai eu tout de suite la conscience nette que je venais de commettre une petite infamie, et j’ai baisé leur place, oui, la place des cheveux, bien vite, à la dérobée, à l’insu de moi-même, sur la page où, par coïncidence, le poète infernal s’exclame en des vers qui m’ont cinglé comme des baguettes :


« Extase ! pour peupler ce soir l’alcôve obscure
Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir ! »


Mais je suis bien bon d’avoir du chagrin : une chevelure n’est pas une mèche de cheveux !

SOURIRES PINCÉS

À l’ami Buchotte



I

LE BÊCHEUR


Il bêche tout le jour, presque indifférent à la chaleur. De temps en temps, il passe sa manche de chemise sur son front et écrase, en riche qui s’ignore, des perles de sueur. A-t-il soif ? Il boit à même la cruche d’eau au ventre de terre brune. Il bêche, afin que plus tard les choux s’ouvrent comme de grosses roses, et que, dans quinze jours, trois semaines au plus, les petits pois s’annoncent bien. Voilà que commence à l’horizon la chute oblique du soleil. Il bêche encore, sans se douter que, s’il ôtait sa chemise et sa culotte, il serait tout pareil au petit homme nu qu’on voit bêcher sur la couverture des livres édités par Alphonse Lemerre.


II

LES VERS LUISANTS


Le soir tombe sur le bois fatigué. Les oiseaux rentrent et se cherchent dans les feuilles, qui ne font pas plus de bruit que leurs ailes. Ils voudraient bien y voir un peu. Mais les étoiles sont trop loin et la lune ne descend pas assez près. En outre, le rouge des cenelles et des gratte-culs est insuffisant.

Soudain, pour éclairer leurs amours, savante à composer la gamme des lueurs, la mousse entremetteuse allume tous ses vers.


III

L’HERBE


Toute pleine de rosée, l’herbe reluit, tendre, verte, presque transparente. Un petit ruisseau coule dans ses brins. L’homme grave qui se promène a soif. Déjà, il arrondit ses deux mains. Mais il craint de s’abaisser, en se baissant pour boire.

Ensuite l’homme grave a faim. Mais sa pudeur l’empêche, la fausse, la sotte, de s’offrir à genoux un dîner d’herbe fraîche !


IV

LES BŒUFS


Lents et tranquilles, les grands bœufs viennent boire. Le dos en ligne, ils boivent. C’est à peine si l’eau tremble. Enfin, rafraîchis, non grisés, ils relèvent la tête en même temps et s’en vont, comme ils étaient venus, sagement.

Mais l’un d’eux s’attarde.

Le bouvier très doux a beau lui piquer, sans malice, les écailles de crotte qui pendent à ses fesses : l’un d’eux s’attarde, et, les sabots plantés en terre, s’oublie à contempler l’image de ses cornes.


V

L’AFFÛT


Le chasseur est assis près d’un tronc, le canon de son fusil appuyé sur une branche. Il écoute le bois s’endormir. Les arbres prennent des apparences humaines. Toute la paix du soir entre dans son cœur. La lune et lui se sourient. Bientôt, il pose son fusil près de lui, et, faisant, avec ses doigts, des gestes d’imitation, remuant faiblement la tête comme pour marquer la mesure, le bon chasseur, sans rancune, regarde les lapins danser leur menuet.


VI

LA VENDANGE


Tout le jour, semblables à des épouvantails en vie, des êtres effrayants ont coupé le raisin. Au pied des ceps, des feuilles rouillées s’efforcent, en voletant, de raccrocher leur queue à quelque chose. De retour les oiseaux modulent leur surprise.

— « Qui donc, sans eux, a vendangé leur vigne ? » —

Et les merles soupçonneux observent de travers l’attitude des grives.


VII

LE PÊCHEUR À LA LIGNE


Les ruisseaux accourent au bassin où se repose la rivière. L’un apporte le murmure câlin de ses joncs ; l’autre, sur un mince filet clair, pur de toute boue, écrémé sous les dents de la roue du moulin, tout essoufflé et comme toussotant, pour avoir tant sauté de cailloux, apporte le plain-chant des canards du village, tandis qu’au milieu du bassin, où s’égrène un vol de mouches, les poissons font des ronds à fleur d’eau, paillètent, et, repus, loin des bords, se demandent entre eux à quoi s’occupe ainsi le pêcheur à la ligne ?


VIII

LES MOINEAUX


Vient décembre.

Les arbres, tout à coup blancs, semblent avoir été enlevés comme avec la main. Les moineaux chantent leur faim sur tous les tons. Mais la neige les attrape sans pitié, ironique, et leur dit :

— « Moineaux, je mets la nappe ! » —

Vient Avril.

Sur les arbres, aujourd’hui comme hier, le blanc tombe avec profusion. Mais les moineaux malins, quoique moineaux, devinent un nouveau piège, et se tiennent sur leur garde. On ne la leur fait pas deux fois :

— « Tout ce blanc, c’est bien sûr encore de la neige ! » —

LA DEMANDE

À Louis Béroud



I


Dans la grande cour de la Gouille, Mme Repin lançait à sa volaille des poignées de grains. Ils s’envolaient régulièrement de la corbeille, suivant le rythme du geste, et s’éparpillaient en grésillant, sur le sol dur. La fine musique d’un trousseau de clefs entrechoquées montait de l’une des poches du tablier. En faisant des lèvres :

« Cht ! cht ! »

et même à grands coups de pieds, Mme Repin écartait les dindes voraces. Leurs crêtes bleuissaient de colère, et leurs demi-roues rayonnaient aussitôt avec une sorte de détonation et le brusque développement d’un éventail qui s’ouvre entre les doigts d’une dame nerveuse.

M. Repin apparut sur la route, le pas accéléré. Le jet de grains fut comme coupé, les clefs se turent, et les poules inquiètes se bousculèrent un instant, à cause de l’allure inaccoutumée de M. Repin.

— « Quoi donc ? » — demanda la fermière.

M. Repin répondit :

— « Gaillardon en prend une ! » —

— « Une poule ? » —

— « Fais-donc la niaise : une de nos filles. Il vient déjeuner dimanche. » —

Dès que ces demoiselles apprirent la nouvelle, Marie, la plus jeune, embrassa d’une façon turbulente sa grande sœur :

— « Tant mieux, mon Henriette, tant mieux ! » —

Elle était heureuse du bonheur de son aînée d’abord, et un peu pour elle, car M. Repin avait toujours dit, presque en chantonnant :

— « Quand deux filles sont à marier, c’est l’aînée qui va devant, la cadette suit derrière ! » —

Or, Henriette n’avançait pas vite, et Marie songeait que si elle ne se mettait pas en tête, on n’arriverait jamais, peut-être. On disait d’Henriette, au premier coup d’œil :

— « C’est une oie ! » —

— « Oui, mais elle n’est pas méchante. » —

— « Il ne manquerait plus que cela ! » —

En outre, elle était trop grande. Sa taille effrayante intimidait les hommes. Elle était aussi trop rouge, et, la figure couverte de taches ardentes, elle faisait à toute heure l’effet de s’être barbouillée en gavant, avec du son délayé, des volailles de concours. Elle avait vingt-cinq ans. M. Gaillardon était un fermier des environs, très à l’aise et déjà en pleine maturité. Henriette n’avait pas à faire d’objection. Du reste, elle n’en cherchait point ; mais, effarouchée et gauche, elle n’osait accepter avec une joie bruyante un bonheur qui pouvait encore lui échapper et qu’elle n’attendait plus. Marie, la jolie brune au teint blanc, avait beau lui dire :

— « Quelle veine ! mais ris donc, veux-tu bien rire ! » —

Elle ne riait pas, tout près de trouver sa cadette insupportable ; elle aurait voulu être un peu seule, avec les quelques idées très rares et nouvelles qui mettaient tant de désordre dans sa tête, et, comme elle connaissait bien l’opinion du monde, elle ne voulait pas croire à tant de chance, et elle s’avouait intérieurement :

— « Non, ce n’est pas possible, je suis trop bête, trop oie ! » —

— « Allons, bon, voilà que tu pleures, maintenant ! » —

— « C’est rien, c’est les nerfs. » —


II


Au déjeuner du dimanche, quand on passa à table, Mme  Repin dit :

— « Où donc que vous allez vous mettre, monsieur Gaillardon ? » —

— « Moi, oh ! ça m’est égal, où vous voudrez. » —

— « Il serait peut-être mieux de vous mettre à côté de mes filles, mais en faisant le service, elles vous dérangeraient. » —

— « Oh ! non, elles ne me dérangeraient pas. » —

— « Et si des fois, en apportant les plats, elles renversaient de la sauce sur votre veste ? » —

Il se mit à rire :

— « Ah ! par exemple, ceci ne serait point à faire. » —

— « Dame, mettez-vous où vous voudrez ! » —

— « Non, non, où vous voudrez, vous. Moi, je vous dis, ça m’est égal. » —

Mme  Repin, perplexe, et la peau du front contractée, recomptait les couverts, haussait les épaules, et s’égarait dans ses calculs.

En attendant sa décision, tous, debout, l’estomac vide, tambourinaient des doigts sur le dossier de leur chaise, prêts à s’élancer, au moindre commandement, pour s’asseoir.

Enfin elle reprit :

— « Voyez-vous, j’ai peur à cause de la sauce ; un malheur peut arriver. Comment faire ? » —

Irrésolue et prise au dépourvu, elle consulta ces demoiselles, qui répondirent, l’une :

— « Oh ! ça m’est égal. » —

Et l’autre :

— « Oh ! ça m’est égal. » —

Non qu’elles fussent indifférentes, mais elles ignoraient les propos du grand monde.

Heureusement M. Repin prit la parole.

— « Tiens, femme, tu nous ennuies. En voilà, des manières. Asseyez-vous là, monsieur Gaillardon, à côté de moi ; et les autres, arrangez-vous. Après tout, vous êtes de la famille, et si vous n’en êtes pas, vous en serez. » —

Quel homme rond que M. Repin, rond comme la terre !

— « À la bonne heure ! au moins, vous comprenez les affaires » — dit M. Gaillardon.

Il allait s’asseoir, mais il n’avait pas encore eu l’occasion de poser son chapeau quelque part. Il chercha des yeux un clou pour le pendre. N’en découvrant pas, comme aucune de ces dames ne s’offrait pour le débarrasser en disant :

— « Donnez-donc, donnez donc. » —

Il dut le poser sur une chaise.

Il aimait les plats cuits à point, et plut tout de suite à M. Repin. Tous les deux étaient à peu près également chauves, mais, grâce à sa barbe blanche et longue, M. Repin l’emportait en autorité sur son futur gendre. D’ailleurs, il parlait haut, un peu fier d’avoir un domicile. Ils causèrent bœufs longuement, et tombèrent d’accord, au bout de mutuelles concessions, qu’il faut qu’un bœuf vendu paie son engrais à raison de un franc par jour ; et encore, ce n’est pas beau ! On fait ses frais, voilà tout.

Au dessert, quand il trouva un moment pour faire tourner ses pouces sur son ventre, M. Gaillardon se hasarda à regarder Mlle  Marie. Sans doute, il n’osait pas regarder tout d’abord et franchement, comme un effronté, Mlle  Henriette.

Il s’essayait et prenait du courage avec la jeune sœur.

Du moins, cela parut évident à tous.

Henriette le comprit si nettement qu’elle baissa les yeux de confiance. Le regard n’allait pas à elle, mais il était pour elle. Au contraire, Marie, n’étant point en cause, ne jugeait pas convenable de s’intimider, et la tête haute, œil pour œil, elle dévisageait M. Gaillardon, ce qui achevait de le troubler.

Bien entendu, et conformément aux habitudes prudentes de gens qui n’abordent que le plus tard possible les sujets graves, il ne fut pas question de mariage ce jour-là.

Un autre dimanche passa, et rien ne se conclut. Mme  Repin s’impatientait. Il est bon de prendre des précautions, jusqu’à un certain point, toutefois. Outre qu’on ne déjeune pas pour rien à la campagne, comme à Paris, où chacun sait que certains restaurants donnent à manger à des prix si réduits ! Peut-être M. Gaillardon espérait-il causer auparavant avec la jeune fille.

Aussi, le dimanche suivant, quand M. Repin dut quitter la table, au dessert, pour aller voir une bête à cornes qui s’était cassé la jambe, Mme  Repin, habile et audacieuse, sortit, passa dans la cuisine, appela Marie et laissa son Henriette en tête à tête avec M. Gaillardon. Celui-ci, tout d’abord, attendit leur retour. Comme elles tardaient, il chercha à s’occuper et débourra soigneusement sa pipe, en lui enfonçant dans le tuyau, jusqu’à la gorge, une aiguille à tricoter.

Henriette, ses fortes mains étalées sur ses genoux, gardait son immobilité, dans un coin, la tête penchée, le souffle doux, rouge autant que l’occasion l’exigeait. M. Gaillardon se leva et se promena d’une fenêtre à l’autre. Il s’aperçut que le temps allait se gâter sûrement, et, comme il voulait être de retour chez lui avant l’orage, il appela ces dames pour leur dire au revoir.

Dès qu’il fut parti, Mme  Repin demanda :

— « Qu’est-ce qu’il t’a dit, mon Henriette ? » —

— « Il m’a rien dit. » —

C’était trop fort. Une semblable indifférence stupéfia M. Repin même. Il fut d’avis qu’il fallait renouveler l’essai.

Donc, au premier déjeuner, le café pris d’une manière hâtive, M. Repin, sous le prétexte d’une course pressée, se leva de table. Mme  Repin et Mlle  Marie disparurent vite dans la cuisine. Mais cinq minutes après M. Gaillardon les rejoignait.

— « Est-ce que je vous fais peur ? » — dit-il à Mlle Marie.

Elle était à ce point interdite qu’elle ne trouva rien à répondre.

— « Faudrait pourtant vous habituer à moi » — ajouta M. Gaillardon.

Mme Repin intervint.

— « C’est comme ça que vous laissez mon Henriette ? » —

— « Oh ! j’ai bien le temps de la voir, elle ! » —

Mme Repin dit finement :

— « Ça, c’est vrai. » —

Mais, réflexion faite, elle trouva que de la part d’un prétendu ce n’étaient point des choses à avouer. Toujours hardie, elle le prit par le bras, le ramena de force à la salle à manger et dit :

— « Laissez-nous donc voir un peu tranquilles. Nous avons à travailler. Henriette n’a rien à faire ; bavardez avec elle, à votre aise. » —

Et elle referma la porte sur lui, bruyamment.

Dès son départ, qui d’ailleurs ne se fit pas longtemps attendre, Mme Repin et Mlle Marie, anxieuses, interrogèrent encore Henriette.

— « Qu’est-ce qu’il t’a dit, mon Henriette ? » —

— « Il m’a rien dit. » —

Mme  Repin et sa fille cadette se regardèrent :

— « Eh bien, tu crois ! eh bien, tu crois ! » —

Décidément, cet homme têtu leur ferait passer de mauvaises nuits. M. Repin dut s’en mêler directement. Il entra en scène, avec énergie, c’était le plus sûr moyen, en offrant à M. Gaillardon un verre de vieille fine, c’était le meilleur moment.

— « Voyons, dit-il, nous fixons le jour ? » —

— « Enfin, dit M. Gaillardon, vous y voilà. Je n’osais pas vous le dire, mais, sans reproche, je commençais à trouver le temps long. Toutefois, on est bien éduqué, ou on ne l’est pas. » —

— « Très bien, dit M. Repin ; alors, prenons le vingt-sept octobre, ça vous va-t-il ? » —

— « Si ça me va ! » —

Et le beau-père et le gendre approchèrent leurs verres de fine, en ayant soin de ne pas les entrechoquer, de peur d’en renverser des gouttes. M. Repin se tourna vers sa femme, et, le torse droit, la main gauche en grappin sur la cuisse :

— « Bourgeoise, qu’est-ce que tu avais donc l’air de dire ? Voilà comme on arrange les choses : les simagrées ne servent à rien. » —

M. Gaillardon réclama l’honneur et le plaisir d’embrasser ces dames. Elles s’essuyèrent les lèvres, se levèrent avec minauderie et se placèrent sur un rang. M. Gaillardon commença la tournée. Il termina par Mlle  Marie. Elle fut obligée de le repousser, car il doublait sa part. Sa joue était d’un rouge écarlate tout neuf, à l’endroit où son beau-frère venait de l’embrasser.

— « Ne vous gênez pas, qu’est-ce que va dire ma sœur ? » —

Ému, comme au jour de sa première communion, le fiancé chercha des mots d’excuses, puis, saisissant la main de M. Repin, il dit :

— « Mon cher papa, merci. » —

Leurs têtes chauves se trouvaient à niveau. Qui était le « cher papa » ? Il eût fallu regarder de bien près. On s’y trompait. L’émotion gagna toute la société. M. Repin, désignant sa femme en larmes, disait :

— « Regardez-la donc, est-elle bête, est-elle bête. » —

Comme il avait peur d’être bête à son tour, il brusqua les choses :

— « Il se fait tard. Allez-vous-en, à dimanche. Venez de bonne heure, nous jouerons à la « gadine. » —

Dans la cour, un cabriolet attendait. Le domestique, la blouse gonflée, avait peine à contenir, à coups de guides, la lourde jument aux jambes poilues. M. Gaillardon mettait un pied sur le marchepied, frappant de l’autre talon de violents coups sur le sol pour se hisser jusqu’au siège. Mais la jument remuante lui donnait bien du mal. Il sautillait, tournant encore la tête du côté de sa nouvelle famille.

— « Au revoir, bien le bonsoir ! » —

Henriette était en arrière avec sa mère. M. Repin se trouvait tout près, donnant le bras à Marie, et disait :

— « Ah ! Marie, à ton tour maintenant. Voilà Henriette bien lotie, il faudra qu’on pense à toi. » —

— « Comment ça ? » — dit M. Gaillardon, qui dansait encore sur un pied.

— « Dame, vous vous en moquez, maintenant que vous avez ce qu’il vous faut. » —

— « Mais pardon, mais pardon, dit M. Gaillardon, faites excuse, je ne comprends pas. » —

— « Mais montez donc ; ce n’est pas votre affaire. Vous allez pourtant finir par vous faire écraser » — dit M. Repin.

Et, donnant un bon coup d’épaule à l’arrière-train de son gendre, il le poussa de force dans le cabriolet. La jument sentit que le poids était au complet, et partit au grand trot, cinglée par le domestique à la blouse ballonnante. Longtemps les Repin virent M. Gaillardon agiter les bras de leur côté, comme lorsqu’on veut marquer une grande surprise. Ils se demandaient :

— « Mais qu’est-ce qu’il a donc, mais qu’est-ce qu’il a donc ? » —

Puis, tout à la joie, on ne se demanda plus rien.


III


Mais quand, une nouvelle fois, M. Gaillardon se laissa tomber du cabriolet, il leur revint qu’il les avait quittés drôlement, et M. Repin prit encore sur lui d’arranger les choses, au dessert, s’entend.

— « Qu’est-ce que vous aviez donc, l’autre jour, sur l’adieu ? » —

— « J’avais, dit M. Gaillardon, ce que j’ai encore. » —

À ces mots, les cuillers, qui mélangeaient dans des assiettes à fleurs le fromage blanc, l’échalote et la crème, s’immobilisèrent soudain.

— « Ah ! ah ! » —

— « Voyons, du calme, dit M. Repin, qu’est-ce qu’il y a ? » —

— « Il y a, dit M. Gaillardon, il y a qu’il y a maldonne. Voilà ce qu’il y a. » —

— « Maldonne ! » —

— « Parfaitement. » —

M. Repin regarda sa femme et ses deux filles, qui, le buste écarté de la table, le regardaient. Il dit :

— « Comprends pas, et vous ? » —

Celles-ci firent signe de la tête :

— « Ni nous ! » —

— « C’est pourtant bien simple. Il y a que je vous ai demandé l’une de vos filles, et que vous m’avez donné l’autre. Vous me direz ce que vous voudrez, mais il me semble que ce n’est pas d’un franc jeu. » —

M. Repin leva les bras, les abaissa, siffla du bout des lèvres.

— « Pu tu tu u u. »

Il atteignait l’extrême de l’étonnement. Ces dames ne firent pas un geste, atterrées. Selon la méthode ancienne, le silence, le grave et majestueux silence, prince des situations fausses, régna. Enfin M. Repin parvint à parler :

— « Il fallait le dire, il fallait le dire ! » —

Mme  Repin, un moment déconcertée, renonça à se contenir davantage.

— « Comment, ce n’est pas notre Henriette que vous nous avez demandée ? » —

— « Pas du tout, c’est mademoiselle Marie ! » —

M. Gaillardon, ayant chiffonné sa serviette entre ses doigts, l’écrasa sur la table, se leva et marcha d’une fenêtre à l’autre et inversement, d’un pas inégal, avec une grande agitation. Ses bretelles étaient un peu anciennes et mollissaient. Son pantalon tenait mal. Il le relevait d’un mouvement brusque, puis se croisait les mains derrière le dos. Ces demoiselles, bouche bée, attendaient la suite.

— « Femmes, du calme, dit M. Repin, de la dignité. Ne nous emportons pas comme des libertins. » —

Sa recommandation était superflue. Personne ne songeait à s’emporter. Seulement, on se trouvait aux prises avec une difficulté inattendue. Il s’agissait de la tourner avec tranquillité et prudence, comme un arbre qui, déraciné par le vent, barre la route. M. Repin se leva également et commença une promenade à l’exemple de M. Gaillardon, mais en sens opposé. Au troisième croisement :

— « Monsieur, dit-il, je ne vous dirai pas que je suis surpris, je suis étonné, profondément étonné, mais, après tout, rien n’est fait, et du moment que vous reprenez votre parole, nous vous la rendons. » —

Il était presque distingué, ayant parlé un jour, en personne, au préfet, et la gravité du cas lui faisait trouver des phrases correctes.

— « Oh, je ne réclame rien, dit M. Gaillardon, en frappant l’air de son bras comme d’un fouet. C’est fait, c’est fait, tant pis pour moi ! » —

Tout à coup on entendit des sanglots, et Henriette en larmes, les mains sur les yeux pour cacher son visage, dit, convulsée :

— « Mais, je ne tiens pas tant que cela à me marier, moi ; s’il aime mieux ma sœur, qu’il prenne ma sœur. » —

— « Ça, jamais, déclara M. Repin ; j’ai toujours dit que tu te marierais la première, la première tu te marieras. » —

Mme  Repin semblait aussi opiniâtre, mais Henriette vint embrasser son père et lui dit :

— « Je t’assure, mon papa, que j’ai bien le temps de me marier. » —

— « Bien le temps, mais tu ne sais donc pas que tu as vingt-cinq ans, presque vingt-six. » —

— « Si, si, mais, vois-tu, j’aime mieux attendre encore un petit peu. » —

Elle le suppliait, pleurante, avec des hoquets, le dominant de tout son buste de géante, et sa voix pauvre et honteuse de se faire entendre semblait une voix amincie entre ses dents comme par un laminoir.

— « C’est honnêtement parlé » — dit M. Gaillardon.

Il lui prit les deux mains et les serra avec vigueur. Elle se laissa faire, apparemment sans rancune, tant elle trouvait simple que la chance, un moment égarée de son côté, reprît le bon chemin pour aller ailleurs, vers les autres. Mme  Repin céda la première.

— « Si elle n’y tient pas, faut pourtant pas la forcer ! » —

— « Possible, elle est libre. Mais on ne peut toujours pas donner sa sœur à ce monsieur dont tu ne veux point, dis-voir, Marie ? » —

— « Oh ! moi, répondit Marie, ça m’est égal. Faites comme vous voudrez, comme ça vous fera plaisir à tous. » —

— « Sûrement, dit Mme  Repin, si ce monsieur s’en retourne chez lui les mains vides, on va causer. » —

Monsieur Gaillardon approuva.

— « Voyons, mon cher papa ! » —

— « Connu, dit M. Repin, on ne prend pas les mouches avec du vinaigre, mais je ne veux pas encore donner dans le panneau ; et, pour commencer, faites-moi le plaisir de ne point m’appeler : « cher papa », du moins avant d’avoir tout réglé convenablement et solidement, cette fois. Voyons, parlons franc et le cœur sur la main (Il levait et étendait sa main à hauteur de menton, les doigts joints, la paume en creux, comme si son cœur allait sauter dedans). C’est bien ma fille cadette, Marie, la brune, âgée de vingt-deux ans, que vous me demandez en mariage ? » —

— « Tout juste. » —

— « Je vous la donne, mais vous allez signer un papier comme quoi, si vous changez encore une fois d’idée, vous me donnerez une paire de bœufs, des bœufs fameux, oui-da, des bœufs de mille. » —

— « Soit, c’est dit. » —

— « Alors donc, adjugée la cadette. » —

De nouveau, leurs têtes chauves se rapprochèrent, leurs mains s’étreignirent et leurs visages se rassérénèrent comme des ciels.

Puis Marie embrassa sa grande sœur Henriette, et à son tour pleura.

— « Ma pauvre sœur, quand j’y pense ! Écoute, va, tu peux être sûre que je n’y pensais pas. Qu’est-ce que vous voulez, on pourra dire que si je me suis mariée avant toi, je ne l’ai pas fait exprès. » —

— « C’est bon, c’est bon, dit M. Repin, pas tant de giries. Henriette n’attendra pas longtemps, marche, je vais lui en trouver un en ne tardant guère, et un crâne encore ! » —

Il frappait amicalement de petits coups sur l’épaule, puis sur la joue de son Henriette. Celle-ci, les yeux rouges encore et les cils humides, toutes les taches de sa peau de rousse en feu, s’efforçait de sourire en disant :

— « Mais oui, mais oui, va, papa. » —
de retenir ses larmes et de garder pour elle, en dedans, la grosse peine qui gonflait, gonflait sa poitrine énorme jusqu’à menacer de l’étouffer :

— « Ah ! pour ça, dit M. Gaillardon, mon cher papa, je suis votre homme. J’ai justement un ami qui en cherche une ; elle va joliment bien faire son affaire ! » —

LES JOUES ROUGES

À Ernest Raynaud



I


Son inspection habituelle terminée, M. le Directeur de l’Institution Saint-Marc quitta le dortoir. Chaque élève s’était glissé dans ses draps, comme dans un étui, en se faisant tout petit, afin de ne pas se déborder. Le maître d’étude, Violone, d’un tour de tête, s’assura que tout le monde était couché, et, se haussant sur la pointe du pied, doucement baissa le gaz. Aussitôt, entre voisins, le caquetage commença. De chevet à chevet, les chuchotements se croisèrent, et des lèvres en mouvement monta, par tout le dortoir, un bruissement confus, où, de temps en temps, se distinguait le sifflement bref d’une consonne. C’était sourd, continu, agaçant à la fin, et il semblait vraiment que tous ces babils, invisibles et remuants comme des souris, étaient occupés à grignoter du silence.

Violone mit des savates, se promena quelque temps entre les lits, chatouillant çà le pied d’un élève, là tirant le pompon du bonnet d’un autre, et s’arrêta près de Marseau, avec lequel il donnait, tous les soirs, l’exemple des longues causeries prolongées bien avant dans la nuit. Le plus souvent, les élèves avaient cessé leur conversation, par degrés étouffée, comme s’ils eussent peu à peu tiré leur drap sur leur bouche, et dormaient, que le maître d’étude était encore penché sur le lit de Marseau, les coudes durement appuyés sur le fer, insensible à la paralysie de ses avant-bras et au remue-ménage des fourmis courant à fleur de peau jusqu’au bout de ses doigts. Il s’amusait de ses récits enfantins, et le tenait éveillé par d’intimes confidences et des histoires de cœur. Tout de suite, il l’avait chéri pour la tendre et transparente enluminure de son visage, qui paraissait éclairé en dedans. Ce n’était plus une peau, mais une pulpe, derrière laquelle, à la moindre variation atmosphérique, par exemple, s’enchevêtraient visiblement les veinules, comme les lignes d’une carte d’atlas sous une feuille de papier à décalquer. Marseau avait d’ailleurs une manière séduisante de rougir sans savoir pourquoi et à l’improviste, qui le faisait aimer comme une jeune fille. Souvent, un camarade pesait du bout du doigt sur l’une de ses joues et se retirait avec brusquerie, laissant une tache blanche, bientôt recouverte d’une belle coloration rouge, qui s’étendait avec rapidité, comme du vin dans de l’eau pure, se variait richement et se nuançait depuis le bout du nez rose jusqu’aux oreilles lilas. Chacun pouvait opérer soi-même, et Marseau se prêtait complaisamment aux expériences. On l’avait surnommé Veilleuse, Lanterne, Bec de Gaz et même Quatorze-Juillet. C’était un peu long, mais si symbolique ! Cette faculté de s’embraser à volonté lui avait fait bien des envieux.

Véringue, son voisin de lit, le jalousait entre tous, sorte de petit pierrot lymphatique et grêle, au visage farineux, qui se pinçait vainement, à se faire mal, son épiderme exsangue, pour y amener quoi ! et encore pas toujours, quelque point d’un roux douteux. Il eût volontiers zébré haineusement à coups d’ongles et écorcé comme des oranges les joues vermillonnées de Marseau.

Depuis longtemps très intrigué, il se tint aux écoutes, ce soir-là, dès la venue de Violone, soupçonneux avec raison peut-être et désireux de savoir la vérité sur les allures cachottières du maître d’étude. Il mit en jeu toute son habileté de petit espion, simula un ronflement pour rire, changea avec affectation de côté, en ayant soin de faire le tour complet, poussa un cri perçant (car chacun, n’est-ce pas, a le droit d’avoir son cauchemar), ce qui réveilla en peur le dortoir et imprima un fort mouvement de houle à tous les draps ; puis, dès que Violone se fut éloigné, il dit à Marseau, le torse hors du lit, le souffle ardent :

— « Pistolet ! Pistolet ! » —

Il ne lui fut rien répondu. Véringue se mit sur les genoux, saisit le drap de Marseau, et, le secouant avec force :

— « Entends-tu ? Pistolet ! » —

Pistolet ne semblant pas entendre, Véringue exaspéré reprit :

— « C’est du propre !… Tu crois que je ne vous ai pas vus. Dis voir un peu qu’il ne t’a pas embrassé ! dis-le voir un peu que tu n’es pas son pistolet. » —

Il se dressait, le col tendu, pareil à un jars blanc qu’on agace, les poings fermés au bord du lit.

Mais, cette fois, on lui répondit :

— « Eh bien ! après ? » —

D’un seul coup de reins, Véringue rentra dans ses draps : c’était le maître d’étude qui revenait en scène, apparu soudainement !


II


— « Oui, dit Violone, je t’ai embrassé, Marseau ; tu peux l’avouer, car tu n’as fait aucun mal. Je t’ai embrassé sur le front, mais Véringue ne peut pas comprendre, déjà trop dépravé pour son âge, que c’est là un baiser pur et chaste, un baiser de père à enfant, et que je t’aime comme un fils, ou si tu veux comme un frère, et demain il ira répéter partout je ne sais quoi, le petit imbécile ! » —

À ces mots, tandis que la voix de Violone vibrait sourdement, Véringue feignit de dormir. Toutefois, il soulevait sa tête afin d’entendre encore.

Marseau avait écouté le maître d’étude, le souffle ténu, ténu, car tout en trouvant ses paroles très naturelles et bien compréhensibles, il tremblait comme s’il eût redouté la révélation de quelque mystère. Violone continua, le plus bas qu’il put. C’étaient des mots inarticulés, lointains, des sons à peine localisés. Véringue, qui, sans oser se retourner, se rapprochait insensiblement, au moyen de légères oscillations de hanches, n’entendait plus rien. Son attention était à ce point surexcitée que ses oreilles lui semblaient matériellement se creuser et s’évaser en entonnoir ; mais aucun son n’y tombait. Il se rappelait avoir éprouvé parfois une sensation d’effort semblable, en écoutant aux portes, en collant son œil à la serrure, avec le désir d’en agrandir le trou, et d’attirer à lui, comme avec un crampon, ce qu’il voulait voir. Cependant il l’aurait parié, Violone répétait encore :

— « Oui, mon affection est pure, pure, et c’est ce que ce petit imbécile ne comprend pas ! » —

Enfin le maître d’étude se pencha avec la douceur d’une ombre sur le front de Marseau, l’embrassa en le caressant de sa barbiche comme d’un pinceau, puis se redressa pour s’en aller, et Véringue le suivit des yeux glissant entre les rangées de lits. Quand la main de Violone frôlait un traversin, le dormeur dérangé changeait de côté avec un fort soupir.

Véringue guetta longtemps. Il craignait un nouveau retour brusque de Violone. Déjà Marseau faisait la boule dans son lit, la couverture sur ses yeux, bien éveillé d’ailleurs, et tout au souvenir de l’aventure dont il ne savait que penser. Il n’y voyait rien de vilain qui pût le tourmenter, et cependant, dans la nuit des draps, l’image de Violone flottait lumineusement, étrange et douce comme ces images de femmes qui l’avaient échauffé en plus d’un rêve.

Véringue se lassa d’attendre. Ses paupières, comme aimantées, se rapprochaient. Il s’imposa de fixer le gaz, presque éteint ; mais, après avoir compté trois éclosions de petites bulles crépitantes et pressées de sortir du bec, il s’endormit.


III


Le lendemain matin, au lavabo, tandis que les cornes des serviettes, trempées dans un peu d’eau froide, frottaient légèrement les pommettes frileuses, Véringue regarda méchamment Marseau, et, s’efforçant d’être bien féroce, il l’insulta de nouveau, les dents serrées sur les syllabes sifflantes :

— « Pistolet ! pistolet ! » —

Les joues de Marseau s’empourprèrent, mais il répondit sans colère, et le regard presque suppliant :

— « Puisque je te dis que ce n’est pas vrai, ce que tu crois ! » —

Le maître d’étude passa la visite des mains. Les élèves, sur deux rangs, offraient sans conviction d’abord le dos, puis la paume de leurs mains, en les retournant avec rapidité, et les remettaient aussitôt bien au chaud, dans les poches ou sous la tiédeur de l’édredon le plus proche. D’ordinaire, Violone s’abstenait scrupuleusement de les regarder. Cette fois, bien mal à propos, il trouva que celles de Véringue n’étaient pas très propres. Véringue, prié de les repasser sous le robinet, se révolta. On pouvait, à vrai dire, y remarquer une tache bleuâtre, mais il soutint que c’était un commencement d’engelure. On lui en voulait, sûrement. Violone dut le faire conduire chez M. le directeur.

Celui-ci, matinal, préparait, dans son cabinet vieux vert, un cours d’histoire qu’il faisait aux grands, à ses moments perdus. Écrasant sur le tapis de sa table le bout de ses gros doigts, il posait les principaux jalons : ici la chute de l’empire Romain ; au milieu la prise de Constantinople par les Turcs ; plus loin l’Histoire contemporaine, qui commence on ne sait où et n’en finit plus.

Il avait une ample robe de chambre dont les galons brodés cerclaient sa poitrine puissante, pareils à des cordages autour d’une colonne. Il mangeait visiblement trop, cet homme ; ses traits étaient gros et toujours un peu luisants. Il parlait fortement, même aux dames, et les plis de son cou ondulaient sur son col fripé d’une manière lente et rythmique. Il était encore remarquable pour la rondeur de ses yeux et l’épaisseur de ses moustaches.

Véringue se tenait debout devant lui, sa casquette entre les jambes afin de garder toute sa liberté d’action.

D’une voix terrible, le Directeur demanda :

— « Qu’est-ce que c’est ? » —

— « Monsieur, c’est le maître d’étude qui m’envoie vous dire que j’ai les mains sales, mais c’est pas vrai ! » —

Et de nouveau, consciencieusement, Véringue montra ses mains en les retournant : d’abord le dos, ensuite la paume. Il fit même la preuve : d’abord la paume, ensuite le dos.

— « Ah ! c’est pas vrai, dit le Directeur, quatre jours de séquestre, mon petit ! » —

— « Monsieur, dit Véringue, le maître d’étude, il m’en veut ! » —

— « Ah ! il t’en veut, huit jours, mon petit ! » —

Véringue connaissait son homme. Une telle douceur ne le surprit point. Il était bien décidé à tout affronter. Il prit une pose raide, serra ses jambes et s’enhardit, au mépris d’une gifle. Car c’était, chez Monsieur le Directeur, une innocente manie d’abattre, de temps en temps, un élève récalcitrant du revers de la main : vlan ! L’habileté pour l’élève visé consistait à prévoir le coup et à se baisser, et le Directeur se déséquilibrait, au rire étouffé de tous. Mais il ne recommençait pas, sa dignité l’empêchant d’user de ruse à son tour. Il devait arriver droit et du premier coup sur la joue choisie, ou alors ne se mêler de rien.

— « Monsieur, dit Véringue réellement audacieux et fier, le maître d’étude et Marseau, ils font des choses ! » —

Aussitôt les yeux du Directeur se troublèrent comme si deux moucherons s’y fussent précipités soudain. Il appuya ses deux poings fermés au bord de la table, se leva à demi, la tête en avant, comme s’il allait cogner Véringue en pleine poitrine, et demanda par sons gutturaux :

— « Quelles choses ? » —

Véringue sembla pris au dépourvu. Il attendait (peut-être, après tout, que ce n’était que différé) l’envoi d’un tome massif de M. Henri Martin, par exemple, lancé d’une main adroite, et voilà qu’on lui demandait des détails, et des détails précis, naturellement. Pourquoi pas des gravures ? Comme il apprenait l’Anglais, il se dit intérieurement : shocking !

Le Directeur attendait. Tous les plis de son cou s’étaient réunis pour ne former qu’un bourrelet unique, un épais rond de cuir, où siégeait, de guingois, sa tête. Véringue hésita, le temps de se convaincre que les mots ne lui venaient pas, puis, la mine tout à coup confuse, le dos rond, l’attitude apparemment gauche et penaude, il alla chercher sa casquette entre ses jambes, l’en retira aplatie, se courba de plus en plus, se ratatina, et l’éleva doucement, sa casquette, à hauteur de menton, et lentement, sournoisement, avec des précautions pudiques, il enfouit sa tête simiesque et pâle dans la doublure ouatée, sans dire un mot.


IV


Le jour même, à la suite d’une courte enquête, Violone recevait son congé ! Ce fut un touchant départ, presque une cérémonie.

— « Je reviendrai, avait dit Violone, c’est une absence. » —

Mais il n’en fit accroire à personne. L’Institution renouvelait son personnel, comme si elle eût craint pour lui la moisissure. C’était un va et vient de maîtres d’étude. Celui-là partait comme les autres, et, meilleur, il partait plus vite. Presque tous l’aimaient. On ne lui connaissait pas d’égal dans l’art d’écrire des entêtes pour cahiers, tels que : Cahier d’exercices grecs appartenant à… Les majuscules étaient moulées comme des lettres d’enseigne. Les bancs se vidaient. On faisait cercle autour de son bureau. Sa belle main, où brillait la pierre verte d’une bague, se promenait élégamment sur le papier. Au bas de la page, il improvisait une signature. Elle tombait, comme une pierre dans l’eau, dans une ondulation et un remous de lignes à la fois régulières et capricieuses qui formaient le paraphe, un petit chef-d’œuvre tout simplement. La queue du paraphe s’égarait, se perdait dans le paraphe lui-même. Il fallait regarder de très près, chercher longtemps pour la retrouver. Quelquefois même on n’y parvenait pas. Inutile de dire que le tout était fait d’un seul trait de plume. Un jour, il réussit un enchevêtrement de lignes qu’il dénomma cul-de-lampe. Longuement les petits s’émerveillèrent. Son renvoi les chagrina fort.

Ils convinrent qu’ils devaient bourdonner le Directeur à la première occasion, c’est-à-dire enfler les joues et imiter avec les lèvres le vol des bourdons pour marquer leur mécontentement. Quelque jour, ils n’y manqueraient pas. En attendant ils s’attristèrent les uns les autres. Violone, qui se sentait regretté, eut la coquetterie de partir pendant une récréation. Quand il parut dans la cour, suivi d’un garçon qui portait sa malle, tous les petits s’élancèrent. Il serrait des mains, tapotait des visages, et s’efforçait d’arracher les pans de sa redingote sans les déchirer, cerné, envahi, et souriant, ému. Les uns, suspendus à la barre fixe, s’arrêtaient au milieu d’un renversement et sautaient à terre, la bouche ouverte, le front en sueur, leurs manches de chemise retroussées et les doigts écartés : car enduits de colophane ils s’engluaient au premier rapprochement. D’autres, plus calmes, qui tournaient monotonement dans la cour, agitaient les mains, en signe d’adieu. Le garçon, courbé sous la malle, s’était arrêté afin de conserver ses distances, ce dont profita un tout petit pour plaquer sur son tablier bien blanc ses cinq doigts trempés dans du sable mouillé. Les joues de Marseau s’étaient rosées à paraître peintes. Il éprouvait sa première peine de cœur sérieuse ; mais, troublé et contraint de s’avouer qu’il regrettait le maître d’étude un peu comme une petite cousine, il se tenait à l’écart, inquiet, presque honteux. Sans embarras, Violone allait à lui quand on entendit un fracas de carreaux. Tous les regards montèrent vers la petite fenêtre grillée du séquestre. La vilaine et sauvage tête de Véringue parut. Il grimaçait, blême petite bête mauvaise en cage, les cheveux dans les yeux et ses dents blanches toutes à l’air. Il passa sa main droite entre les débris de la vitre, qui le mordit, comme animée, et menaça Violone de son poing saignant.

— « C’est toi, dit le maître d’étude, petit imbécile, te voilà content ! » —

— « Dame ! lui cria Véringue, tandis que, avec entrain, il cassait d’un second coup de poing un autre carreau. Pourquoi que vous l’embrassiez et que vous m’embrassiez pas, moi ? » —

Et il ajouta, en se barbouillant gaminement la figure avec le sang qui coulait de sa main coupée :

— « Tiens, moi aussi, j’en ai des joues rouges, quand j’en veux ! » —

LES PETITES BRUYÈRES

À Jean Lorrain



I

GENS DES DEUX SEXES


1

Écrire des maximes, c’est relever chaque jour, comme un épicier d’ordre, les petites recettes de son esprit.

2

Faire un volume entier, ou seulement tenir toute une conversation sans parler de ces dames, voilà une originalité à prendre, un tour de force à exécuter. Sinon, parlons-en tout de suite et que ça finisse.

3

Et d’abord, nous pensons leur être agréable, et même leur faire un brin de cour (étrange métaphore ! pourquoi pas une botte ?), en numérotant ces quelques notes au moyen de chiffres ordinaires, pour ne pas dire arabes, car il a été fréquemment constaté que les chiffres romains les déroutent, et qu’au delà du nombre XXX elles ne savent plus trop où elles sont.

4

Quand une femme vous dit :

— « Oh monsieur ! moi je comprends tout ! » —

Traduisez poliment : « Je suis une vieille folle, et, pour offrir des pantoufles à mon amant, j’économise sur les polichinelles de mes enfants et le tabac de mon mari. »

5

Il est convenu que les poètes, les romanciers, tous les hommes d’art ne travaillent que pour la femme. Ils ont grandement raison et se trouvent vite récompensés par la façon décisive et délicate à la fois et savante dont elles jugent l’œuvre écrite ou peinte.

Elles disent :

— « Il y a des choses drôles. » —

Ou bien :

— « C’est joliment troussé. » —

Ou bien encore :

— « Est-ce assez chic ! » —

Les plus sincères, les enthousiastes, celles dont l’admiration va sans détour à nos cœurs naïfs et vains, se tapent sur le genou avec force et disent :

— « C’est épatant ! » —

6

Je sais un jeune homme d’une grande prudence et d’une sévère méthode. À chaque fin d’amour, il prie sa dernière maîtresse de lui signer ce petit billet :

« Je reconnais que notre rupture s’est faite d’un consentement réciproque, conformément aux règles les plus droites de la galanterie, et avec une entière bonne foi de part et d’autre. »

C’est daté, et ensuite fermé avec cinq cachets de cire. Il se croit ainsi garanti contre le vitriol, et peut-être qu’au jour de son mariage il mettra tous les petits billets dans la corbeille.

7

On voit par les rues des choses orgueilleusement peintes. Elles se font en outre remarquer par une allure interjectionnelle, selon le mot d’Edgar Poe, c’est-à-dire, sans doute, qu’elles sautillent sur le trottoir comme des points d’interjection dans un vers de théâtre. Quand elles baissent la tête, ce qui ne leur arrive jamais, on s’aperçoit que ces choses sont des femmes. Elles ont sous le nez un trait éclatant et dur : c’est leur bouche. Mais il semble plutôt que ce soit une fente de tirelire. Il suffit d’y jeter un louis qui tombe sur leur cœur, sensible comme un pèse-lettres, pour avoir aussitôt un petit flacon d’amour bien imité et ressemblant à s’y méprendre à de l’amour de femme honnête, et, par là, elles méritent de manger leur pain quotidien et le nôtre.

8

Vous vous dites : « Enfin, voilà donc une femme sérieuse, nouvelle pour moi et que j’aimerais, réfléchie et même grave, une femme qui ne rit pas à propos de tous les riens ! »

Mais non : elle a des dents d’un bleu de Prusse très foncé, et la préoccupation de ne pas les faire voir.

9

« J’adore le beau ! » dites-vous, madame. Quel beau ? le beau quoi ? le beau Léandre ! car enfin, vous n’en doutez pas, pour la femme, l’art c’est l’artiste ; d’où il résulte que :

10


à l’Étranger, en province et même à Paris, il y a, dans tout ménage bourgeois, un artiste qui le ronge au cœur.

11

Si la femme aimée, ne lisant le journal qu’en « patrons découpés », est ignorante au point de ne connaître, en histoire, par exemple, que la mélancolique aventure du beau vase brisé à Soissons, c’est pour nous une grande, une ineffable joie. Mais cela devient une jouissance spasmodique quand elle le confond avec celui de Sully-Prudhomme.

12

Ma bonne amie ne savait rien. Elle disait : un atmosphère, une éclair. C’était une fleur sauvage. Elle a voulu apprendre. Elle appelle une lettre une missive, le facteur notre courrier, une soupe un potage, les hommes des mortels, et la lune l’astre nocturne. Elle s’est cultivée : c’est un légume sec.

13

Entre les lèvres d’une bouche, dont, par bonheur, la description n’est plus à faire, pour avoir été faite quelquefois çà et là, entre des dents blanches, non truffées, serrées étroitement et que n’écartent point ces espaces noirs, ces trous d’ombre qui rappellent vaguement des ouvertures de tunnel, la langue d’une jolie femme apparaît lumineuse, humide, toute semblable à une tranche d’orange et sans doute légèrement acidulée. On en goûterait, car on ne voit d’abord en elle qu’un instrument de précision propre aux opérations mystérieuses et compliquées de l’amour. Soudain, effarement, recul de buste ! Voilà que d’une manière inopportune, bruyamment, interminablement, ça se met à retentir !

14

Heureux celui dont la bonne amie possède une belle voix ! Il peut la faire chanter, et, avec d’adroits compliments, l’encourager, l’épuiser, et peu à peu lui fatiguer sa langue jusqu’à la mettre hors de service. C’est autant de gagné contre son bavardage.

15

— « Ô poétesse ! » —

— « Mais je ne fais pas de vers ! » —

— « En êtes-vous sûre ? » —

— « Non, là, bien sincèrement, je vous affirme que je n’en fais que de tout petits, sans prétention, pour les amis et quand je suis triste. C’est bien comme sentiment, voilà tout. Mais j’aime follement tous les vers, et quand j’en entends dire, je pousse, en signe d’émotion, un petit sifflement prolongé, comme un serpent à sonnettes auquel on donnerait des coups de cravache ; et je sens alors, oh ! je sens très bien que si j’avais travaillé, j’aurais pu faire une bonne actrice, une grande actrice pour la tragédie sérieuse, avec des strophes dedans. » —

16

Aujourd’hui si démodées, les banales plaisanteries contre la femme de lettres furent toujours d’imprudentes fautes de tactique. Bien au contraire, croissez et multipliez, chères sœurs : vous m’enlevez, à moi qui suis homme, la possibilité d’être le dernier en talent.

17

On appelle femme supérieure une femme qui est toute surprise, quand elle se regarde dans une glace, de ne pas se voir au front une étoile en papier doré.

18

— « Moi, donc, Monsieur, je suis la femme de votre rêve, car je n’ai pas d’esprit, et je nourris mon enfant toute seule. » —

Oui, sans doute, mais encore faut-il reconnaître, qu’au point de vue humain, vous êtes vous-même au-dessous de mainte femelle : car, si l’on a vu des chèvres allaiter maternellement des bébés, on n’a jamais vu une femme donner le sein à un petit bouc.


II

GENS DU MÉTIER


1

Quand un confrère veut « se mettre en quatre » pour un confrère, il est à craindre qu’il ne le mette en pièces.

2

Un homme de lettres est capable d’avouer ses ridicules pour donner sur sa propre joue un soufflet aux autres.

3

Un ami sincère est un confrère qui croque vivement et nous répète « sous le sceau du secret » tous les petits propos doux, mais aigres, qu’on tient sur notre compte.

4

Un homme de lettres méprise tellement le public qu’il écrit pour le public des choses qu’il méprise lui-même.

5

Afin de juger sainement d’un livre, essayez de vous faire les ongles en le lisant. Si vous n’y parvenez pas, le livre est bon, et si vous vous êtes un peu coupé, il est excellent.

6

Il est des hommes de lettres qui sont les cholériques des lettres et dont le cerveau est un bas-ventre dérangé. Ils écrivent comme on a la diarrhée.

7

— « Platon rapporte quelque part » — me dit mon grand confrère.

Je le regarde, épouvanté. — Mais mon grand confrère ajoute :

— « Soyez tranquille, je ne lis pas Platon. J’ai pris cette phrase dans Caro, qui l’a prise dans Cousin, qui l’a prise dans Voltaire, qui l’a inventée de tous mots. C’est comme les proverbes, quand je ne sais pas d’où ils viennent, je dis qu’ils sont arabes ! » —

8

Si l’on voulait assembler une riche collection de sourires, cueillerait-on le plus jaune sur les lèvres du confrère qui fait un compliment ou sur celles du confrère qui le reçoit ?

9

— « Ton livre est très bien. » —

— « Là, franchement, qu’en penses-tu ? » —

— « Eh bien, mon cher, entre nous, je trouve que l’observation y est, comment dirais-je ? nulle. » —

— « Voyons, tu me dis cela à moi, qui ai fait une noce de tous les dieux. Quand on a vécu comme moi, mon petit, on a retenu quelque chose, diable ! Laisse-moi au moins le mérite de ma triste expérience. » —

— « Alors, c’est sans doute le style qui m’aura paru lâché, et tes phrases sonnent parfois comme des portions de chaudrons qui s’entrechoquent ! » —

— « Ah ! non, par exemple ! il n’y a peut-être que cela dans mon livre, mais il y a le style, j’en suis sûr ! » —

— « Soit, mais avoue ton entente à démarquer les gens, et que les choses que tu dis dégoûtent comme les choses dont on a trop mangé ! » —

— « Es-tu fou ? écoute, je te passe le reste, mon bouquin ne vaut pas deux sous, c’est peut-être fait sans talent, mais accorde-moi que ça n’avait encore jamais été fait ? » —

— « Oui, mon gros, ton livre est très bien. » — (voir plus haut).

10

Ah ! qu’il nous serait doux de mourir, et comme auparavant nous nous engraisserions avec soin, si nous pouvions forcer nos quatre meilleurs confrères à porter, selon la coutume des villages, notre cercueil de la maison au cimetière, à suer, durant quelques bonnes heures, sous le poids vengeur de notre corps défunt !


III

GENS DU MONDE


1

Un jour, on m’a dit : « Si tu veux faire ton chemin, il faut aller dans le monde ! » Le soir même, en carcan, je suis parti de bonne heure, sur la pointe (il pleuvait) de mes bottines vernies. Le premier arrivé, j’ai découvert tout de suite le maître de la maison. L’État l’emploie quelque part. Je me suis mis bien avec lui, et nous avons allumé les bougies ensemble, celles du devant seulement, à cause de la tenture qui prend feu « pour un rien ». Je tenais la boîte où il jetait les vieux bouts. Madame s’habillait. Il commença :

2

« D’abord, pour votre peine, un conseil. Allez vite prendre dans l’antichambre votre chapeau et votre parapluie, et portez-les dans un petit coin que je vais vous « enseigner ». Ils y seront, je l’espère, plus tranquilles, et vous ne courrez pas le risque de retrouver votre chapeau neuf avec des poils roux, et votre parapluie de soie transformé en jonc exotique coupé dans le bois de Vincennes. Sachez qu’il défile, en un hiver, ici, plus de mille personnes. C’est comme chez le commissaire de police. Seulement, on vole « en sortant ».

3

« Prononcez, au hasard, pour voir, un nom d’homme célèbre. « Cher monsieur, vous dirai-je aussitôt en faisant une bouche de flûtiste, il était encore à notre dernier jeudi. Il n’en manque pas un, et nous l’attendons. » Mais la vérité est que vous en serez réduit à appeler « cher maître » le triste maître de maison que je suis. Heureusement, tous les genres d’esprit se donnent rendez-vous chez moi : le fin, le subtil, l’aigu, le profond, le prime-sautier, le rude et le doux. D’habitude, ils font un tintamarre ! On se croirait dans un salon… sérieux, quand madame est bien gentille. Mais, par exception, ce soir, comme tous les soirs d’ailleurs, ce sera « un fait exprès ». On entendra la bêtise voler, la bêtise hannetonnante.

4

« Un homme est distingué et reçu dans le grand monde s’il ne crache pas sur le parquet, s’il ne tripote pas ses chaussettes en causant et s’il s’assure, de temps en temps, que son pantalon ferme bien. Une femme distinguée est une femme « qui ne se fait jamais remarquer », ou, plus simplement, une femme qu’on ne distingue pas. Ils s’asseyent, bâillent, se lèvent, marchent de long en large, sifflotent des airs. Qu’est-ce qu’ils font là ? Ceux qui ne s’ennuient pas se raccrochent. C’est dégoûtant. Je suis obligé de me placer devant eux, en Christ, les bras écartés.

5

« Ils me stupéfient, viennent chez moi, me regardent à peine, mangent tout mon sucre, et ne me parlent que pour me demander « où sont les cabinets ». Je cloue le tapis afin de les empêcher de secouer leur linge bimensuel ; mais ils danseraient sur mon ventre. Je fausse le piano à l’avance ; mais ils joueraient sur un râtelier de dents fausses. En outre, ils aiment beaucoup le jeu des « petits papiers », ainsi appelé à cause des petites ordures qu’on écarte dessus. Par exemple, qui me mettra dans ma poche la clef des diseurs de vers ? Ho ! les sales gars !

« Toutefois, j’ai mon bénéfice, le droit de couvrir, au vestiaire, les épaules croûteuses des plus vieilles dames et de glisser ma main dans leur dos, jusqu’aux reins.

6

« Nous avons un ami indispensable. Peut-être trouverait-on, en cherchant bien, une de ses chemises de nuit sous l’édredon de madame. Quand elle chante, il va de l’un à l’autre, en chien de berger, ramène au centre ceux qui s’éloignent, et, le premier, jappe avec ses mains, aux bons endroits. Il prend le chouberski par l’oreille, le passe dans la salle à manger, et, très haut, trouve fameux un thé qui n’a encore séché que deux fois sur la fenêtre.

« Puis, quand l’heure s’avance, il dit, inspirant, expirant avec force et lenteur sous sa main en abat-sons :

« Si on s’en allait ? allons donc nous-en ; madame est lasse ».

Il empêche les gens de rester trop tard et fait vider les lieux. Cet homme-là vaut son pesant d’appointements fixes.

7

« Mais, je le répétais encore à madame tout à l’heure, à notre dîner de pommes frites (il faut bien vivre), je veux faire mon chemin ! Vous aussi, n’est-ce pas ? Tant mieux. Permettez que nous fassions route ensemble. On sonne. Voilà, si je ne vous compte pas, le premier de nos imbéciles. Misère de misère ! Ils ne me prêteront donc jamais la paix ! Préparez-vous. Le moment est venu de s’amuser ferme. Aussi, tenez, cher monsieur, si j’étais à votre place, tandis qu’il en est temps encore, j’irais me coucher, et, rentré dans ma chambrette (un lit, une table, une chaise : je vois ça), las d’avoir fait mon tour du monde, je déchirerais, et comme on effeuille un manuscrit d’oraison funèbre sur une tombe poétique, j’émietterais pour les souris mon plastron de chemise en papier gommé. »

BAUCIS ET PHILÉMON

À Léon Riotor



I


Le vieux dit :

— « Bique, qu’est-ce que nous allons devenir, maintenant ? » —

— « Mais, répondit la vieille avec une douceur pateline, n’avons-nous plus le sou ? » —

— « Ne le sais-tu pas ? reprit le vieux au teint de coquelicot fané. Mange-t-on de la viande sans la payer, et se larde-t-on pour rien ? Non, nous n’avons plus le sou. » —

C’était vrai. Le vieux avait mal fait ses calculs. Il s’était dit :

« Les cinq mille francs que j’ai économisés comme tâcheron, au lieu de les placer, ce qui serait bête, puisque je n’ai pas d’enfants, je veux les partager en dix parts. Mettons que j’aie encore dix ans à vivre ; c’est tout le bout du monde. Avec cinq cents francs par an nous serons princes. Et puis ma vieille bique mourra avant moi, pour sûr, et si elle meurt après, tant pis pour elle ! »

Il fut bien surpris, quand il tira du fond d’une vieille feuillette où il cachait son argent sa dernière pièce. Et ni l’un ni l’autre n’était mort, pas même la vieille. Mais c’est à elle qu’il s’en prenait, honteux de son imprévoyance.

— « Oh ! tu n’en as plus pour longtemps, dit-il. Ça serait trop drôle si tu ne crevais pas la première. Seulement il faut tout de même nous arranger jusqu’à la fin. » —

— « Faisons comme tu voudras, mon vieux » — dit la vieille humble et sournoise.

— « Naturellement qu’on fera ce que je voudrai, chamelle, reprit le vieux. Voilà : avec de quoi acheter le pain de la soupe à l’eau, il nous reste encore la vigne et le petit champ de pommes de terre. Je ne veux pas les vendre ; ça vient du père, et c’est sacré comme la maison. Moi, je ne suis pas difficile à nourrir. Je prends la moitié de la soupe et le vin. Et toi, qu’est-ce que tu prends ? » —

— « Alors, moi, je prends l’autre moitié de la soupe et les pommes de terre » — dit la vieille.

— « Mâtin ! tu gardes la belle part. Heureusement que j’ai perdu l’appétit. Vas-tu t’empiffrer, bougresse ! » —

— « C’est le cochon le plus gras qu’on tue d’abord, remarqua la vieille, le bon Dieu va bientôt me rappeler. » —

— « Le diable t’entende, jument ! » —


II


D’humeur chagrine, il la bourrait tout le jour, sans cesse étonné de la trouver là, sous son nez, dans ses jambes et dans son lit, inutile. Après quarante années de ménage, il ne pouvait encore se croire marié à une telle femme. Fréquemment il disait d’elle, comme parlant d’une étrangère : « Non, jamais je n’en ai vu une pareille ! »

Il lui découvrait aujourd’hui un défaut, observé hier, que sincèrement il croyait neuf. Il ne se lassait pas de la gourmander, de la tarabuster avec l’entrain d’un homme virulent et jeune. Il causait bien, ayant fréquenté des ouvriers de ville ; mais quand il s’adressait à sa femme, ses phrases, correctes au début, se terminaient toujours grossièrement, en dépit de son usage du grand monde, pareilles à ces masses dont le manche léger s’est poli au frottement des mains, qui peuvent d’un seul coup de leur lingot de fer assommer un homme.

Tous les deux, en effet, étaient si différents l’un de l’autre. Le vieux, maigre, la peau jaune et dure au toucher comme une cosse de légume sec, portait avec noblesse sa barbe blanche et ses cheveux bouclés, qu’il se taillait avec son sécateur de vigne dès qu’ils lui tombaient dans l’œil. La vieille, au contraire, se perdait au milieu d’une chair croulante, et, comme si un filet l’eût enveloppée, eût pesé sur elle du poids de tous ses plombs, elle marchait les yeux baissés vers la terre.

— « Je ne la bats pas, disait le vieux, de peur d’enfoncer et d’y rester ! » —

Elle avait beau se laver, elle suait trop vite, et la saleté se reformait rapidement, la démangeait, et, plus d’une fois, il lui arriva de se tromper, de croire à l’acharnement d’une mouche :

— « Voyez donc si je n’ai pas une bête » — demandait-elle en montrant son cou rougi par le grattage des ongles.

— « Mais, c’est de la crasse, ma bonne vieille, c’est de la crasse que vous avez là ! » —

Jamais elle ne répondait aux injures du vieux par une injure. D’ailleurs, toujours en train de digérer, elle parlait avec une certaine difficulté, et souvent, malgré elle, le mot qu’elle commençait s’achevait en un renvoi discret. Bien qu’elle détestât son homme de presque toutes les parties de son cœur, elle n’hésitait pas, bravant l’inévitable rebuffade, à s’approcher parfois de lui, un peigne à la main.

— « Qu’est-ce que tu veux, disait le vieux, tout de suite tremblant de colère. Qu’est-ce que tu viens faire ici ? » —

— « Laisse-moi démêler ta barbe qui s’en va bout-ci, bout-là. » —

— « Si tu approches, criait le vieux vermillonné, si tu me touches, tu m’entends, garce, c’est à moi que tu auras affaire ! » —

Mais elle avançait quand même, et bientôt la longue barbe coulait entre ses doigts, blanche comme un jet de fleur de farine.

— « Veux-tu me laisser tranquille, charogne ! » — disait le vieux, mais sans la repousser, les yeux au plafond pour ne pas la voir.

Cela ne se passait pas toujours ainsi. Quand, somnolente, la vieille oubliait de lui ratisser le menton, le vieux la réveillait avec un cri de rage, et se tirant la barbe jusqu’à la faire vibrer :

— « Écoute-moi bien, ânesse, si dans une minute !… » —

Elle avait juste le temps de sauter sur son peigne. La toilette terminée, elle se retirait au coin de la cheminée, qu’elle habitait principalement, et faisait un violent bruit de mâchoires. Mais on ne pouvait savoir si elle maugréait à la sourdine, ou si elle mangeait simplement ses pommes de terre trop chaudes.


III


Ils vécurent comme le vieux l’avait ordonné. Ils se partageaient la soupe également, de bonne foi, sans chicane. Les cuillers allaient, lentes, du bord au milieu de l’écuelle, et là s’arrêtaient, sans se toucher, de sorte qu’il restait toujours entre elles un petit mur de pain trempé pour le chat. Puis, l’homme buvait son vin et sa face s’empourprait sous ses poils blancs, semblable à un soleil rayonnant sous un horizon de neige. La femme épluchait ses pommes de terre, accroupie dans la cheminée, près de la marmite fumante. Volontiers elle eût pris un bol de vin. Elle se risquait :

— « Ne veux-tu point m’en donner une goutte, mon vieux ? » —

— « Est-ce que je te demande des pommes de terre, bourrique, répondait le vieux cramoisi comme l’envers d’une douve ancienne. Chacun son lot ; garde le tien, je garde le mien. » —

Cependant, il restait souvent sur sa faim, opiniâtré même contre son ventre. Dépitée, la vieille, par vengeance, mangeait au delà de sa capacité. Elle faisait sauter la pomme de terre d’une main dans l’autre, en soufflant dessus, pour qu’elle se refroidît, y donnait un coup de dent avec trop de hâte, et le morceau roulait encore dans sa bouche, lui brûlait la langue et la gorge. Elle croyait manger de la flamme. Soudain, ses bras tombaient. Elle fermait les yeux, et, affaissée, entrouvrait les lèvres. Des choses blanches, des mixtures de salive et de pommes de terre pendaient aux coins. La respiration gênée par le trop-plein de l’estomac, elle étouffait.

— « Elle va pourtant se faire péter » — disait le vieux qui ne se dérangeait pas.

— « Ça ne peut point tarder, disait la vieille comme en sortant d’un rêve, mais, mon pauvre vieux, ce n’est pas encore pour cette fois. » —

Et, soulagée de son oppression, elle buvait un grand coup d’air et replongeait sa main dans la marmite.

« Je me suis peut-être volé », pensait le vieux. Tandis que sa femme n’avait guère qu’à regarder pousser ses pommes de terre, les mains jointes sur sa graisse, il devait peiner dans sa vigne, la piocher en forçat, craindre pour elle les gelées et les grêles, être agité d’angoisses quand le soleil se couchait « avec son chapeau », ce qui est un signe de mauvaise récolte. Dès le matin, et jusqu’à la nuit, il se traînait entre les ceps, le dos voûté sous sa peau de chèvre rousse, épouvantement des merles.

Il vendangeait seul et bousculait la vieille, en trépignant de fureur si, dans l’espoir de goûter au vin doux, elle lui faisait hypocritement ses offres de service. Il foulait son vin lui-même, avec ses pieds, ses pieds à lui, poudreux, crottés même si c’était son idée, et, les poings fermes au bord du tonneau, il faisait travailler activement ses vieilles jambes ligneuses, passionné, ardent comme à une tuerie, éclaboussé de taches sanglantes. La vieille rôdait autour de lui, essayait ses flatteries.

— « Je crois qu’il va être bon, cette année ! » —

— « Oui-da ! tu le crois, carne ! » — disait le vieux, redressé, et se croisant les bras dans la vapeur d’or de la cuve, comme un lutteur en pleine victoire.

— « C’est mon avis » — ajoutait la vieille, encouragée, artificieuse.

— « Elle dit que c’est son avis ! » — criait le vieux, les mains levées vers les nues, près de fondre à pieds joints sur la vieille et de s’abattre sur elle, toutes griffes dehors.

Mais, apparemment, la peur qu’un moment d’arrêt ne fît tourner son vin le calmait, et il se remettait à piétiner, à broyer le raisin comme un ennemi personnel, les talons en feu, usant sa dernière vigueur, farouche et, par l’odorat, déjà ivre.


IV


Aux soirs tièdes de l’automne, le vieux, sa soupe vite avalée, s’asseyait près de la fenêtre ouverte, et, recueilli, méthodique dans sa jouissance, élevait son verre comme un ciboire, saluait la lune montante, la lune mangeuse de brumes, et buvait lentement, n’étant pas de ceux qui gaspillent. S’il effrayait les oiseaux et les petits enfants, il attirait sans effort les hommes qui passaient sur la route.

— « Cousin Raponot, n’entrez-vous point ? » —

Raponot n’entrait pas, mais il prenait, joyeux en dedans, le verre que lui tendait le vieux par la fenêtre, et tous les deux buvottaient le vin nouveau, avec la même attention et une égale connaissance de ses vertus. Du côté de la cheminée, ils entendaient le souffle flûteur de la vieille sur ses pommes de terre.

— « La cousine mange » — disait Raponot.

— « Non, elle bâfre et ne fait que ça. À son âge, elle a encore le ventre dur comme de la tôle, comme une femme pleine qu’elle n’a jamais pu être. Elle détruit toutes les pommes de terre, et ne m’en laisserait pas une, allez, la dévorante ! mais je n’y tiens pas, et je vivrais de racines. Oui, cousin Raponot, moi, tel que me voilà ! je souperais avec une trempette de racines ! » —

— « Et moi pareillement, disait Raponot ; mais c’est pas trop les racines qui manquent, c’est plutôt le vin. » —

Ensuite ils parlaient d’autre chose. De temps en temps, le vieux, par habitude, sans méchanceté, et comme il jurait le saint nom du bon Dieu pour renforcer son langage, donnait son opinion sur la vieille, l’appréciait froidement, la comparait à des animaux familiers :

— « C’est une truie » — disait-il.

— « Ah ! ah ! » — répondait Raponot.

Et ils continuaient de parler d’autre chose, ou se taisaient comme pour écouter le vin filtrer jusqu’aux couches les plus profondes de leur être.

Tout à coup, Raponot, par-dessus la tête du vieux, semblait fouiller du regard l’ombre de la cheminée.

— « Il me paraît, disait-il, qu’on ne l’entend plus ! » —

— « C’est rien, disait le vieux, elle étouffe, mais c’est pour rire, la goulue ! » —

— « Ah ! c’est pour rire ? » —

— « Non, il faut attendre que ça revienne ! » —

Mais Raponot s’inquiétait :

— « Je trouve qu’elle étouffe un peu longtemps ! » —

— « Ah ouath ! disait le vieux. Des fois, elle reste une heure sans mouver, en pleine suie, pour m’attraper ! » —

— « Tout de même, je vas voir » — disait Raponot.

Il entrait.

La vieille, calée par ses lourdes boursouflures de chair, s’était presque affalée sur le sol battu.

— « Cousine, c’est-il que tu dors ? » —

— « Elle fait la sourde » — disait le vieux.

— « Ma foi, elle ne bouge plus » — affirmait Raponot.

Le vieux se levait et feignait d’être dupe.

— « Plaît-il ! parles-tu vrai, au moins, mon cousin ? Alors donc j’aurai maintenant les pommes de terre pour moi, j’en mangerai mon saoûl, sans céder de vin en pour. Je me régalerai tout seul. C’est-il Dieu possible que j’aie de la chance une fois en ma vie ! » —

Il ricanait et poussait de son sabot la vieille. Toute la masse se gonflait et se creusait comme un matelas qu’on retourne.

— « Oh ! disait le vieux imitant la déception, tu vois bien qu’elle remue encore, bêta ! » —

— « Il n’y a pas d’offense, répondait Raponot, grave, mais ma croyance à moi serait qu’elle pourrait bien être morte. » —

La vieille, au coup de sabot, s’était écrasée tout à fait, et sa tête dévastée portait maintenant à terre sur ses mèches grises, parmi les épluchures.

Le vieux se frottait les yeux pour les dégager de leur brouillard. Il goguenardait encore et disait :

— « Je la connais, la finaude ! la matoise ! » —

Mais déjà il se sentait mal à l’aise, les paroles libertines comme glacées sur la langue, et, l’assurance perdue, il regardait Raponot ; puis, les prunelles roulantes, il regardait la vieille, et, n’osant plus y toucher du pied, attendait, flattant sa barbe, perplexe, le nez blanc.

LE COUREUR DE FILLES

À Alfred Vallette



I


Parce qu’il venait d’achever ses cinq ans, Pierre Leroc se croyait homme, c’est-à-dire libre, le soir, après le travail, de sortir seul, de jouer aux cartes en prenant quelque chose, en racontant des souvenirs du régiment, et de rentrer tard, à l’heure où les chiens, qui sont enragés, courent par les rues désertes, cherchant des os, la queue arquée entre les jambes. Doux au fond et docile, il n’avait guère que ce défaut de vouloir faire l’homme, non seulement avec ses deux sœurs timides et simples, mais encore avec son père et sa mère, parents terribles. La mère l’avait prévenu tout de suite :

— « Je ne veux pas que tu quittes la ferme après la soupe. » —

— « Mais, maman, qu’est-ce que je fais ? Je ne fais rien, moi ! » —

— « Prends bien garde, ou je te donne une calotte ! » —

Une calotte ! Pierre haussait les épaules. La Griotte, comme on appelait sa mère, du nom de la cerise à courte queue, n’avait pas changé pendant son absence. Elle semblait toujours aussi aigre, et même aussi bonne qu’auparavant. Elle aimait ses enfants d’une manière bizarre, méchante et dure le plus souvent, mais toute en pleurs dès que son fils écrivait :

« J’ai couché cette nuit à la salle de police. » et dès que l’une des deux sœurs se faisait venir le sang au bout du doigt d’une brusque piqûre.

— « Mais, maman, je ne suis pourtant plus un gamin ! » —

— « Tais-toi donc, nez mou. Je te défends de courir le guilledou. M’entends-tu ? » —

À ces mots, les deux sœurs, en train de coudre avec application près de la fenêtre, les joues caressées, au moindre coup de vent, par les langues des géraniums qui se penchaient, élastiques, baissèrent sagement les yeux. La Griotte s’en aperçut, et, comme elle avait dit une bêtise, elle s’en prit à Pierre :

— « D’abord, grand vaurien, tu ne pourrais pas mieux te tenir, quand tes sœurs sont là ? »

Sous ses sourcils rejoints, ses yeux paraissaient en combustion. Elle tremblait, les poings fermés. Ses lèvres blanches rentraient dans sa bouche, comme si les pointes de ses dents, pareilles à des aiguilles, en eussent pincé, mordu et tiré les bords de l’intérieur, pour les réunir en un surjet solide. Allait-elle prendre un manche de balai ou une casserole ?

Les deux sœurs haletaient et manquaient deux points sur trois. Pierre répondit :

— « Tu ne sais pas ce que tu dis, va, maman ! » —

Il sortit, et ce soir-là rentra plus tard encore que d’habitude.


II


Le père dut intervenir. C’était un homme d’une force extraordinaire. De ce qu’on l’avait vu abattre un bélier malade, d’un seul coup de pioche à la nuque, on avait conclu qu’il pouvait prendre un bœuf furieux par ses deux cornes, et le retourner sur le dos, simplement, comme une petite tortue de restaurant. Une autre fois, n’avait-il pas, d’une détente de jarret, cassé la jambe droite d’un de ses meilleurs amis ? Ces histoires étonnantes, peut-être fausses, se contaient aux veillées d’hiver, aux soirées d’été, au chant criard des rainettes, et intéressaient comme des légendes. Certes, son garçon Pierre, par sa haute taille et ses membres souples et solides comme l’érable, tenait visiblement de lui. Mais quelle différence ! D’abord, un fils n’est jamais aussi fort que son père.

Leroc se montrait surtout redoutable dans les discussions sur l’honneur, celui des filles et celui des garçons. Il s’enflait soudain, comme si une grande bouffée de vent eût soufflé, par ses veines, dans tout son être. On s’attendait à voir « gicler » des filets rouges de ses tempes battues par les violents afflux du sang. Ainsi les vers de terre sortent d’un sol humide, quand on frappe rythmiquement autour d’eux. Pour les fautes de libertinage, Leroc n’admettait qu’un seul châtiment : la mort.

Déjà il avait voulu tuer, à coups de revolver, une des deux sœurs injustement soupçonnée. Heureusement le revolver n’était pas chargé. Le chien de l’arme fit, jusqu’à six fois, un petit « clic » inutile et grotesque. Les deux sœurs étaient à ce point innocentes qu’elles ne surent jamais bien, se trouvant côte à côte au moment de l’attentat, laquelle des deux avait failli mourir, et si leur père avait voulu plaisanter. Car, sensible au ridicule, il n’insista pas. Seulement, il eut soin de glisser dans le revolver, séance tenante, une balle. Une seule devait suffire à l’occasion !


III


Il dit à Pierre :

— « Alors, tu suis les « fumelles ? » —

— « Comment, tu t’en mêles aussi, répondit Pierre, toi, un homme ! » —

C’était impatientant. Il reprit, têtu, le front plissé :

— « Et quand ça serait ? » —

— « Oh, moi, dit Leroc, je n’y vais pas par quatre chemins. Si tu sors encore le soir pour aller retrouver ta traînée, tu auras affaire à moi. » —

De ses doigts recourbés, il indiqua le creux de sa poitrine, à trois reprises diverses, comme un pécheur convaincu.

Ce défi exaspéra Pierre.

Il ne tenait pas aux filles, mais il tenait à sa liberté. Il garderait sa liberté et les filles avec. Les tracasseries de sa mère l’avaient rendu mauvais. Il comprit que toute tentative d’arrangement serait vaine. Il chercha quelque temps une bonne réplique, qu’il roula dans son cerveau, comme un enfant pétrit entre ses doigts une boule de neige, une réplique dure, serrée, lourde d’entêtement, et la jeta en plein dans la colère de son père, avec méchanceté et hardiesse :

— « Je suis majeur, je peux faire ce que je veux ! » —

Les deux sœurs cessèrent de coudre et dressèrent leur col, l’une toute rouge, et l’autre toute pâle. Qu’allait-il se passer ?

Pierre regardait résolument son père. Tous les deux se soufflaient dans la figure, les épaules penchées et prêtes à se heurter ; mais la Griotte, épouvantée et subitement attendrie par le danger que courait son fils, se jeta entre les deux hommes en criant :

— « Leroc, aussi, tu ne sais pas le prendre, ce petit ! Laisse-moi faire. » —

Il ne se passa rien. Leroc en s’arc-boutant contre un mur neuf l’aurait fait crouler, mais il obéissait volontiers à sa femme. Par peur ou par mépris, il se contint et dit à Pierre :

— « Ah ! tu fais ton majeur avec ton père, mon garçon, c’est bon ! Continue, jusqu’à ce que je t’arrête. » —

Et il détourna ses épaules menaçantes avec la lenteur d’une grue qui déplace des pierres de taille.


IV


Pierre continua de rentrer à des heures tardives, indifférent aux clabauderies. Sa mère se mit en chasse avec ardeur, pour trois motifs. D’abord, très religieuse, elle ne trouvait dans l’œuvre de chair, en dehors du mariage, que crime et perdition. Elle voulait surprendre son fils en pleine débauche, le nez sur la chose, et, après l’avoir corrigé (car elle le voyait encore tout petit, en culotte fendue, la porte grande ouverte aux fessées), lui faire honte de sa conduite, et le ramener à la ferme par l’une et l’autre oreilles, alternativement. Ensuite elle était jalouse comme mère. Enfin elle voulait regarder en face l’amoureuse, et, au moyen d’habiles coups doubles, lui distribuer, à elle aussi, sa part de gifles.

Dès que Pierre était sorti, elle prenait son parapluie, même aux plus beaux soirs, et sa lanterne grillée, sans laquelle elle n’allait jamais dehors, la nuit venue, et tâchait de le suivre. C’était impossible. En effet, grâce à ses longues jambes, Pierre la distançait sans peine, et, plein de méfiance, rusait, compliquait les détours. Elle le perdait rapidement de vue, devait revenir, irritée et maligne, mais non découragée. Leroc et les deux sœurs dormaient déjà, tous les trois dans la même chambre. Pierre couchait à côté, dans l’écurie, tout près des bêtes. On pouvait l’entendre rentrer en collant son oreille au mur. Depuis quelque temps, c’était à croire qu’il ne rentrait pas du tout. Ayant enjambé son homme, coulée dans la ruelle, la Griotte, étendue sur le dos, son chapelet entre ses doigts, écoutait de ses deux oreilles. Mais rien ! pas un bruit de loquet ! Bientôt, sommeillante, elle aurait été incapable de faire une différence entre un claquement de porte et la chute coupée et sourde d’une grosse bouse de vache. Il lui fallait accrocher son chapelet à la croix du bénitier, et s’endormir tout à fait.

Un soir, elle eut une grande surprise. Vite déroutée par la disparition brusque de Pierre à un pan de mur, elle s’en revenait à la maison, lentement, toute triste. Elle entendit des pas qui la suivaient. On semblait avancer avec précaution. Elle se cacha derrière un arbre. Une ombre la frôla. C’était son fils. Comment, si tôt ? Elle prit sa piste et prudemment l’épia. Il alla droit à l’écurie, en évitant de marcher sur les pierres craquantes. Il mit ses sabots dans ses mains, et il poussait la porte avec douceur quand sa mère lui frappa sur l’épaule.

— « Tu ne l’as donc pas trouvée, ce soir ? » —

Il parut étonné.

— « Tiens, tu n’es point couchée ! » —

Comme elle ne répondait pas, il reprit avec hauteur :

— « Non, je ne l’ai pas trouvée. » —

— « Tu l’avoues donc, tu cours après elle, tous les soirs ! » —

Déjà rageuse, elle lui pointait son parapluie en pleine poitrine, et lui en donnait de grands coups sur les bras, tandis qu’elle agitait sa lanterne en la balançant comme un encensoir. Il laissa tomber ses sabots et saisit le bout du parapluie en disant d’une voix basse :

— « T’es folle, maman, t’es folle, c’est sûr. » —

Elle lui jeta des mottes de terre, des morceaux de bois, tout ce qu’elle trouvait sous sa main. Il ouvrit le parapluie, et les projectiles rebondirent sur la toile tendue et sonore. Elle l’insultait en lui donnant des noms d’animaux méprisés, sans trop crier, de peur de réveiller les deux sœurs. Enfin elle agrippa une baleine du parapluie. Pierre le lâcha et disparut dans la nuit.


V


Le lendemain soir, la Griotte repartit en chasse comme de coutume. Il lui sembla qu’elle suivrait Pierre plus aisément. Il marchait au milieu de la route sans tourner la tête de droite et de gauche, comme une personne honnête qui se promène, pour se promener, et n’a rien à craindre. Il s’enfonça tranquillement dans l’ombre des acacias. Elle crut le tenir, avec l’autre peut-être. Mais brusquement il se retourna et s’écria  :

— « Si tu crois que je ne te vois pas ! mais tu perds ton temps. » —

Et il s’enfuit, sauta par-dessus un petit mur de pierres sèches. Elle avait beau crier :

— « Vas-tu m’écouter, vas-tu m’écouter ! » —

Il se sauvait toujours, peu à peu rétréci et rapetissé par les ténèbres. Longtemps encore elle le vit courir dans le pré, foulant les herbes, pareil à un revenant en folie. Sur son passage, de grands bœufs blancs se dressaient pesamment, étiraient leurs membres humides de rosée et gourds, et soufflaient avec force, pris d’inquiétude, leurs cornes luisantes en avant, toutes semblables à des arcs étranges où les étoiles auraient tendu leurs rayons.

— « Je fais des bêtises, se dit la Griotte. Je me montre trop tôt. » —


VI


— « Cette fois, ils ne m’échapperont pas. » —

Elle pensait cela au bord de la rivière, à une bonne distance de Pierre, qui, ce soir-là, n’avait pu la dépister. Patiente, elle marchait toujours entre deux saules. De temps en temps, elle reculait, repartait, et elle riait en elle-même, car si, de loin, un passant l’apercevait, il pouvait croire à une danse fantastique où elle faisait trois pas en avant, deux en arrière, jouant le rôle du cavalier seul.

Devant un coude bien arrondi de la rivière, Pierre s’arrêta. Un bateau de flotteur, attaché à un tronc de saule par une chaîne libre, clappait comme une langue de chien qui boit. Pierre le détacha et sauta dedans. Le bateau glissa vers l’autre bord, sur le reflet d’un ciel très pur, jonché d’astres brillants comme des yeux et que le sillage faisait légèrement clignoter. L’eau coulait, lente, sans chocs, s’illuminait entre deux projections de saules, rentrait dans l’ombre, et la perche de Pierre s’enfonçait, se retirait sans bruit. Il semblait pêcher aux feux de la lune, et, avec son bras démesurément allongé, aller chercher des poissons sous les cailloux.

La Griotte ne put retenir une exclamation. La chance encore se tournait contre elle. Elle ne la verrait donc jamais, cette fille ! Pierre était arrivé. Les saules, au-dessus de lui, se creusaient en charmille impénétrable, et leurs branches se traînaient sur une pile de bois. Il était là, à n’en pas douter, derrière cette pile, sous un couvercle de feuilles fraîches, le nid de leur amour.

La Griotte entendait la voix de Pierre, des sons indistincts et lointains, coupés de silences pour les réponses de l’autre voix, qu’elle n’entendait pas. Elle aurait voulu se jeter à l’eau ; elle ne put qu’agiter ses deux poings, suffoquée, en criant :

— « Libertins, libertins ! » — et en pleurant douloureusement.


VII


Dans la journée, elle faisait des recherches, et allait, effrontée, de porte en porte, par tout le village, questionner les filles.

— « C’est-il toi qui veux les bœufs ? » —

Si la fille rougissait, sans oser comprendre, la Griotte précisait :

— « Je te demande si c’est toi qui veux les bœufs avec mon Pierre ! » —

L’une lui rit au nez, l’autre la remit vertement à sa place. Une troisième la menaça même de lui faire envoyer du papier par M. le Juge de paix.

Elle ne put rien savoir, et désespéra de jamais connaître la vérité, de plus en plus haineuse contre la rouleuse inconnue qui lui volait l’amitié de son enfant. Comme Leroc n’agissait pas, ne faisait aucune observation, en apparence désintéressé, elle l’aiguillonna, vexée toutefois de n’avoir point réussi toute seule.

— « Il faudrait pourtant t’y mettre, Leroc ; et que ça finisse, cette histoire ! » —

— « Ah ! tu te rends, dit Leroc avec dédain ; ce n’est pas dommage. T’a-t-il assez roulé le petit que je ne sais pas prendre. Oh ! tu en es encore une drue, toi, de femme ! Enfin, tu y renonces ; c’est bon, à mon tour ! » —

Il s’expliqua nettement avec Pierre.

— « Ou tu te coucheras ce soir tout de suite après la soupe, ou je te ferai ton affaire ce soir même. » —

Sa voix était si ferme, son attitude si énergique, que les deux sœurs s’agitèrent, effarées, et leurs quatre yeux se déplacèrent vivement, dans tous les sens, comme les billes d’ivoire d’un jongleur.

Pierre ne répondit même pas, et, sa soupe avalée avec précipitation, il s’en alla en pleine liberté, sifflotant.

Il passa dehors la moitié de la nuit.

Comme il rentrait, insoucieux, à son écurie, une détonation éclata tout près de lui. En même temps, un grand cri fut poussé. Pierre se précipita et retint son père prêt à tomber. Leroc venait en effet de se loger une balle dans le bras gauche. Il criait, comme égorgé. Pierre le traîna à la maison. Ce fut une stupéfaction ! Les deux sœurs s’étaient assises sur leur lit. Elles se frottaient les yeux, ouvraient la bouche, et, pâles, collées l’une contre l’autre comme des figurines de porcelaine, elles tâchaient de comprendre. En chemise, sèche et affolée, la Griotte avait dévalé du haut de son grand lit. Une mèche de cheveux gris s’était échappée de son serre-tête et se tordait au creux de ses épaules maigres. Le bras de Leroc pendait misérablement. On le tâtait, on lui disait :

— « Fais donc voir, montre donc ; mon pauvre vieux, comment diable as-tu fait ton coup ? » —

Mais, à chaque attouchement, il se débattait avec des plaintes rauques.

— « Laissez-moi. Allez-vous me laisser ? » —

Toute la nuit, il gémit à lui seul comme un orchestre d’instruments à vent. Un instant, il se calmait, et d’une voix enfantine expliquait l’aventure :

— « J’ai d’abord voulu tirer, et puis je n’ai plus voulu, et en même temps que j’ai tiré, je me suis retenu. Enfin je ne sais pas ! » —

Honteux de sa maladresse, incapable de supporter sa douleur avec courage, il refusait les soins, surtout ceux de Pierre, qu’il n’était pas loin de considérer comme son assassin. Les deux sœurs s’étaient levées, et, blanches, grelottantes comme si on les eût trempées dans un seau de glace, tenaient l’une la chandelle vacillante, l’autre des bandes de toile. Le médecin arriva. Il voulut tenter d’extraire la balle.

— « Jamais de la vie, ça me ferait trop de mal ! Plus tard, vous reviendrez ! » —

Le médecin dut laisser la balle tranquille.

— « Mais s’il revient, il nous comptera deux visites, » — dit la Griotte quand il fut parti.

Fréquemment repoussé, Pierre demeurait dans un coin, muet, tout à ses remords. Seule, la Griotte, marchant en chaussons, avait le droit de s’approcher du lit. Leroc eut la fièvre, délira, et finit par s’endormir d’un sommeil agité. Parfois, il se débattait, rejetait les draps au pied du lit et mettait à nu ses jambes rugueuses et moussues comme de la vieille écorce. Les deux sœurs se courbaient alors sur leur ouvrage, de telle sorte qu’elles étaient obligées de tirer l’aiguille horizontalement de peur de s’éborgner. À tour de rôle, tous veillèrent Leroc, silencieux, superstitieusement frappés par la bizarrerie de l’accident. La Griotte réfléchissait en découpant de la charpie. Elle jugeait la conduite de Pierre avec plus d’indulgence. Peut-être bien, tout de même, qu’ils l’avaient traité par trop en enfant. Elle ne doutait pas que le malheur de Leroc ne fût une punition du bon Dieu. De son côté, Pierre, amolli, avait embrassé sa mère en lui promettant qu’il ne le ferait plus.

Elle hocha la tête sans rien dire. Ils guettaient les mouvements du blessé, parlaient à voix basse, et faisaient « chut ! » aux voisins, qui entraient prendre des nouvelles. Ils les donnaient dans l’oreille, les murmuraient comme des confidences. Les curieux s’asseyaient, regardaient quelques instants Leroc dormir, et faisaient place aux autres. L’un d’eux prétendit qu’on aurait mieux fait d’appeler le vétérinaire, moins cher que le médecin, et, sauf le respect que je vous dois, aussi habile à soigner les gens que les bêtes. Toute la journée ce fut un va et vient.

La Griotte, bien vraiment révolutionnée, répétait :

— « Jamais on n’a vu chose pareille ; mais, je le dis toujours, on n’a que ce qu’on mérite ! » —

Leroc continuait de dormir, de plus en plus calme.


VIII


Toute la grande chambre tombait à un silence profond. Au-dessus de l’immense cheminée, où tourbillonnait une fumée âcre, entre deux chandeliers de cuivre brillants comme des éclairs et quatre baguettes de bois noir, Napoléon Ier, empereur, son petit chapeau un peu de travers, l’œil sévère et la main droite glissée dans sa redingote grise, comptait, une à une, les pulsations de son grand cœur. On ne voyait pas encore le portrait du général Boulanger, car les gloires successives de la France n’entraient guère sous cet humble toit qu’une vingtaine d’années après leur disparition. Un agent, toutefois, leur avait fait l’article en disant :

— « Un malin, celui-là, tenez ! » —

Leroc avait pris le portrait :

— « Un malin, vous dites ? » —

C’est égal, il se défiait et préférait attendre ; et, après avoir tous regardé, à la ronde, longuement, l’image peinte, et bien que, selon les deux sœurs, elle eût un faux air de Pierre alors soldat, ils l’avaient rendue, en garde contre les entraînements du cœur, les coups de tête et les dépenses qui ne servent à rien.

Enfin Leroc ouvrit les yeux. Il paraissait soulagé. Mais la vue de Pierre le mit de nouveau en fureur. Il lui cria :

— « Va-t’en ! Sors d’ici ! » —

Pierre s’en alla penaud.

— « Ne te fâche pas, dit la Griotte, tu vas te faire mal. » —

À son grand étonnement, Leroc ne sentait plus rien du tout.

En effet, comme on n’avait pas voulu la retirer, la balle s’était décidée à sortir toute seule. Leroc la trouva dans ses bandes défaites. Il la prit d’abord pour un noyau de quelque fruit : c’était bien une balle, un petit morceau de plomb informe, bosselé, enveloppé dans une couche de sang caillé. Pierre, rappelé, d’un coup de canif montra à découvert le brillant du plomb. Il voulait la remettre toute entière à neuf, mais la Griotte et les deux sœurs l’en empêchèrent, comme s’il allait accomplir un sacrilège. Il fut convenu qu’on garderait la balle sous verre, sur la commode, à côté du livre qui avait servi aux trois premières communions des enfants. En réalité, la balle, à peine entrée dans les chairs, était restée à fleur de peau, et n’avait eu qu’à se laisser tomber. Mais, de l’avis de tous, le bras était troué de part en part. Leroc geignait encore pour la forme. Cependant, joyeux de se voir hors de danger, il dit à Pierre :

— « Est-ce que ça te servira de leçon, au moins ? » —

Pierre hésita avant de répondre ; puis il dit aux deux sœurs :

— « Allez donc voir au poulailler, s’il n’y a pas des œufs ! » —

Quand elles se furent éloignées, il reprit :

— « Soyez tranquilles, papa et maman, je ne sortirai plus le soir. » —

La Griotte n’accepta pas cette exagération :

— « Oh, de temps en temps, tu pourras nous laisser ! Il faut jeter ta gourme ! » —

Ému par tant de douceur, Pierre s’enhardit :

— « D’abord, c’était une farce ! » —

— « Comment ! » —

— « Oui, c’était pour vous en faire croire. Vrai comme je le dis, je connais point de fille. Quand j’avais dépisté maman, je rentrais tout de suite à l’écurie. Tu te rappelles, le soir du parapluie ? Eh bien, tous les soirs c’était la même chose ! Quand tu m’as suivi le long de la rivière, jusqu’en face de la pile, je t’ai joliment mise dedans. Tu as cru qu’elle était là, la fille ! Il n’y avait pas plus de fille que sur ma main. Je causais tout seul. Ça ne m’amusait point toujours. Des fois, je gelais dehors. D’autres fois, je travaillais pour passer le temps. La dernière nuitée, je suis allé dans la vigne et j’ai resserré avec une clef les fils de fer qui s’étaient détendus, même que j’ai relevé, au clair de lune, des supports à moitié tombés. Dame, vous vouliez me contrarier, alors j’ai voulu vous contrarier aussi, moi, na ! » —

Il avouait tout, la tête basse, modeste, souriant aussi, car il se félicitait d’avoir si bien joué à cache-cache. Il ne s’apercevait pas que la figure de son père s’empourprait graduellement. La Griotte poussait des « oh ! » d’étonnement, et n’en revenait pas, à la fois dépitée et orgueilleuse. Quand Pierre eut fini de raconter ses petites affaires, Leroc, oubliant son bras malade, s’assit sur son lit :

— « Comment ! c’était une farce ? Tu te moques comme ça de tes père et mère, et, par-dessus le marché, tu manques de les tuer ! » —

Il avait saisi une chaise avec sa main libre, et la lança de toute sa force. Pierre l’attrapa au vol, et la posa tranquillement sur ses quatre pieds. Leroc voulait sauter par terre. La Griotte le prévint à temps.

— « Allons bon ! ça va recommencer ! tu fais la bête, à la fin ! » —

Pierre dut l’aider à le maintenir. Il pressa légèrement le bras blessé de son père, qui, dompté comme un taureau auquel on a mis un anneau dans le nez, se recoucha avec un grognement perçant et continu, tandis que Pierre, sans le lâcher, sanglotait et lui disait, en maîtrisant ses soubresauts, le corps tout secoué :

— « Voyons, papa, si je te dis que je cours les filles, tu te fâches, et si je te dis que je cours pas les filles, tu te fâches encore. Alors je ne sais plus quoi dire, moi ! » —