Sophonisbe (Corneille)/Au lecteur

Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome VI (p. 460-470).

AU LECTEUR[1].

Cette pièce m’a fait connoître qu’il n’y a rien de si pénible que de mettre sur le théâtre un sujet qu’un autre y a déjà fait réussir ; mais aussi j’ose dire qu’il n’y a rien de si glorieux quand on s’en acquitte dignement. C’est un double travail d’avoir tout ensemble à éviter les ornements dont s’est saisi celui qui nous a prévenus, et à faire effort pour en trouver d’autres qui puissent tenir leur place. Depuis trente ans que M. Mairet a fait admirer sa Sophonisbe[2] sur notre théâtre, elle y dure encore ; et il ne faut point de marque plus convaincante de son mérite que cette durée, qu’on peut nommer une ébauche ou plutôt des arrhes de l’immortalité qu’elle assure à son illustre auteur ; et certainement il faut avouer qu’elle a des endroits inimitables et qu’il seroit dangereux de retâter après lui. Le démêlé de Scipion avec Massinisse, et les désespoirs[3] de ce prince[4], sont de ce nombre : il est impossible de penser rien de plus juste, et très-difficile de l’exprimer plus heureusement. L’un et l’autre sont de son invention : je n’y pouvois toucher sans lui faire un larcin ; et si j’avois été d’humeur à me le permettre, le peu d’espérance de l’égaler me l’auroit défendu. J’ai cru plus à propos de respecter sa gloire et ménager la mienne[5], par une scrupuleuse exactitude à m’écarter de sa route, pour ne laisser aucun lieu de dire, ni que je sois demeuré au-dessous de lui, ni que j’aye prétendu m’élever au-dessus, puisqu’on ne peut faire aucune comparaison entre des choses où l’on ne voit aucune concurrence. Si j’ai conservé les circonstances qu’il a changées, et changé celles qu’il a conservées, ça été par le seul dessein de faire autrement, sans ambition de faire mieux. C’est ainsi qu’en usoient nos anciens, qui traitoient d’ordinaire les mêmes sujets. La mort de Clytemnestre en peut servir d’exemple ; nous la voyons encore chez Eschyle, chez Sophocle, et chez Euripide, tuée par son fils Oreste[6] ; mais chacun d’eux a choisi de diverses manières pour arriver à cet événement, qu’aucun[7] des trois n’a voulu changer, quelque cruel et dénaturé qu’il fût ; et c’est sur quoi notre Aristote en a établi le précepte[8]. Cette noble et laborieuse émulation a passé de leur siècle jusqu’au nôtre, au travers de plus de

deux mille ans qui les séparent. Feu M. Tristan a renouvelé Mariane[9] et Panthéé[10] sur les pas du défunt sieur Hardy. Le grand éclat que M. de Scudéry a donné à sa Didon n’a point empêché que M. de Boisrobert n’en ait fait voir une autre trois ou quatre ans après[11], sur une disposition qui lui en avoit été donnée, à ce qu’il disoit, par M. l’abbé d’Aubignac. À peine la Cléopatre de M. de Benserade a paru, qu’elle a été suivie du Marc Antoine de M. Mairet[12], qui n’est que le même sujet sous un autre titre. Sa Sophonisbe même n’a pas été la première qui aye ennobli les théâtres des derniers temps : celle du Tricin[13] l’avoit précédée en Italie, et celle du sieur de Mont-Chrestien en France[14] ; et je voudrois que quelqu’un se voulût divertir à retoucher le Cid

ou les Horaces[15] avec autant de retenue pour ma conduite et mes pensées que j’en ai eu pour celles de M. Mairet.

Vous trouverez en cette tragédie les caractères tels que chez Tite Live[16] ; vous y verrez Sophonisbe avec le même attachement aux intérêts de son pays, et la même haine pour Rome qu’il lui attribue. Je lui prête un peu d’amour ; mais elle règne sur lui, et ne daigne l’écouter qu’autant qu’il peut servir à ces passions dominantes qui règnent sur elle, et à qui elle sacrifie toutes les tendresses de son cœur, Massinisse, Syphax, sa propre vie[17]. Elle en fait son unique bonheur, et en soutient la gloire avec une fierté si noble et si élevée, que Lélius est contraint d’avouer lui-même qu’elle méritoit d’être née Romaine. Elle n’avoit point abandonné Syphax après deux défaites ; elle étoit prête de[18] s’ensevelir avec lui sous les ruines de sa capitale, s’il y fût revenu s’enfermer avec elle après la perte d’une troisième bataille ; mais elle vouloit qu’il mourût plutôt que d’accepter l’ignominie des fers et du triomphe où le réservoient les Romains ; et elle avoit d’autant plus de droit d’attendre de lui cet effort de magnanimité, qu’elle s’étoit résolue à prendre ce parti pour elle, et qu’en Afrique c’étoit la coutume des rois de porter toujours sur eux du poison très-violent, pour s’épargner la honte de tomber vivants entre les mains de leurs ennemis[19]. Je ne sais si ceux qui l’ont blâmée de traiter avec trop de hauteur ce malheureux prince après sa disgrâce ont assez conçu la mortelle horreur qu’a dû exciter en cette grande âme la vue de ces fers qu’il lui apporte à partager ; mais du moins ceux qui ont eu peine à souffrir qu’elle eût deux maris vivants ne se sont pas souvenus que les lois de Rome vouloient que le mariage se rompît par la captivité[20]. Celles de Carthage nous sont fort peu connues ; mais il y a lieu de présumer, par l’exemple même de Sophonisbe, qu’elles étoient encore plus faciles à ces ruptures. Asdrubal, son père, l’avoit mariée à Massinisse avant que d’emmener ce jeune prince en Espagne, où il commandoit les armées de cette république ; et néanmoins, durant le séjour qu’ils y firent, les Carthaginois la marièrent de nouveau à Syphax, sans user d’aucune formalité ni envers ce premier mari, ni envers ce père, qui demeura extrêmement surpris et irrité de l’outrage qu’ils avoient fait à sa fille et à son gendre. C’est ainsi que mon auteur appelle Massinisse[21], et c’est là-dessus que je le fais se fonder ici pour se ressaisir de Sophonisbe sans l’autorité des Romains, comme d’une femme qui étoit déjà à lui, et qu’il avoit épousée avant qu’elle fût à Syphax.

On s’est mutiné toutefois contre ces deux maris ; et je m’en suis étonné d’autant plus que l’année dernière je ne m’aperçus point qu’on se scandalisât de voir, dans le Sertorius, Pompée mari de deux femmes vivantes, dont l’une venoit chercher un second mari aux yeux même de ce premier[22]. Je ne vois aucune apparence d’imputer cette inégalité de sentiments à l’ignorance du siècle, qui ne peut avoir oublié en moins d’un an cette facilité que les anciens avoient donnée aux divorces, dont il étoit si bien instruit alors ; mais il y auroit quelque lieu de s’en prendre à ceux qui sachant mieux la Sophonisbe de M. Mairet que celle de Tite Live, se sont hâtés de condamner en la mienne tout ce qui n’étoit pas de leur connoissance, et n’ont pu faire cette réflexion, que la mort de Syphax étoit une fiction de M. Mairet, dont je ne pouvois me servir sans faire un pillage sur lui, et comme un attentat sur sa gloire[23]. Sa Sophonisbe est à lui : c’est son bien, qu’il ne faut pas lui envier ; mais celle de Tive Live est à tout le monde. Le Tricin et Mont-Chrestien, qui l’ont fait revivre avant nous, n’ont assassiné aucun des deux rois : j’ai cru qu’il m’étoit permis de n’être pas plus cruel, et de garder la même fidélité à une histoire assez connue parmi ceux qui ont quelque teinture des livres, pour nous convier à ne la démentir pas[24].

J’accorde qu’au lieu d’envoyer du poison à Sophonisbe, Massinisse devoit soulever les troupes qu’il commandoit dans l’armée, s’attaquer à la personne de Scipion, se faire blesser par ses gardes, et tout percé de leurs coups, venir rendre les derniers soupirs aux pieds de cette princesse : c’eût été un amant parfait, mais ce n’eût pas été Massinisse. Que sait-on même si la prudence de Scipion n’avoit point donné de si bons ordres qu’aucun de ces emportements ne fût en son pouvoir ? Je le marque assez pour en faire naître quelque pensée en l’esprit de l’auditeur judicieux et désintéressé, dont je laisse l’imagination libre sur cet article. S’il aime les héros fabuleux, il croira que Lélius et Eryxe, entrant dans le camp, y trouveront celui-ci mort de douleur, ou de sa main. Si les vérités lui plaisent davantage, il ne fera aucun doute qu’il ne s’y soit consolé aussi aisément que l’histoire nous en assure[25]. Ce que je fais dire de son désespoir à Mézétule[26] s’accommode avec l’une et l’autre de ces idées ; et je n’ai peut-être encore fait rien de plus adroit pour le théâtre, que de tirer le rideau sur des déplaisirs qui devoient être si grands, et eurent si peu de durée.

Quoi qu’il en soit, comme je ne sais que les règles d’Aristote et d’Horace, et ne les sais pas même trop bien, je ne hasarde pas volontiers en dépit d’elles ces agréments surnaturels et miraculeux, qui défigurent quelquefois

nos personnages autant qu’ils les embellissent, et détruisent l’histoire au lieu de la corriger. Ces grands coups de maître passent ma portée ; je les laisse à ceux qui en savent plus que moi ; et j’aime mieux qu’on me reproche d’avoir fait mes femmes trop héroïnes, par une ignorante et basse affectation de les faire ressembler aux originaux qui en sont venus jusqu’à nous, que de m’entendre louer d’avoir efféminé mes héros par une docte et sublime complaisance au goût de nos délicats[27], qui veulent de l’amour partout, et ne permettent qu’à lui de faire auprès d’eux la bonne ou mauvaise fortune de nos ouvrages.

Eryxe n’a point ici l’avantage de cette ressemblance qui fait la principale perfection des portraits : c’est une reine de ma façon, de qui ce poëme reçoit un grand ornement, et qui pourroit toutefois y passer en quelque sorte pour inutile, n’étoit qu’elle ajoute des motifs vraisemblables aux historiques, et sert tout ensemble d’aiguillon à Sophonisbe pour précipiter son mariage, et de prétexte aux Romains pour n’y point consentir. Les protestations d’amour que semble lui faire Massinisse au commencement de leur premier entretien[28] ne sont qu’un équivoque[29], dont le sens caché regarde cette autre reine. Ce qu’elle y répond fait voir qu’elle s’y méprend la première ; et tant d’autres ont voulu s’y méprendre après elle, que je me suis cru obligé de vous en avertir.

Quand je ferai joindre cette tragédie a mes recueils, je pourrai l’examiner plus au long, comme j’ai fait les autres[30] ; cependant je vous demande pour sa lecture un peu de cette faveur qui doit toujours pencher du côté de ceux qui travaillent pour le public, avec une attention sincère qui vous empêche d’y voir ce qui n’y est pas, et vous y laisse voir tout ce que j’y fais dire.


  1. Cet avertissement n’a le titre : Au lecteur, que dans l’édition originale (1663). Voyez ci-dessus, p. 357, note 1.
  2. Voyez ci-dessus, la Notice, p. 449, et ci-après l’Appendice II, p. 557 et suivantes.
  3. Thomas Corneille (1692) et Voltaire (1764) donnent « le désespoir, » pour « les désespoirs. »
  4. Voyez la Sophonisbe de Mairet, acte IV, scène v, et acte V, scènes ii et iii, viii et ix. Voyez ci-après, dans la seconde partie de l’Appendice l’analyse de la Sophonishe de Mairet, et particulièrementles p. 562 et 564.
  5. Dans les éditions de Thomas Corneille et de Voltaire : « et de ménager la mienne. »
  6. Dans les Choéphores d’Eschyle, l’Électre de Sophocle, et l’Électre d’Euripide. — Les deux éditions de 1668 et de 1682 ont étrangement défiguré le nom de ce dernier poëte : elles en ont fait Euripidie.
  7. Les éditions de 1668 et 1682 ne font pas l’élision, et donnent : « que aucun. »
  8. Voyez tome I, p. 77 et 78.
  9. La Mariane de Hardy, imprimée on 1625, paraît avoir été jouée dès 1610 ; celle de Tristan a été représentée avec un grand succès en 1636. Voyez tome I, p. 48 et 49
  10. Corneille aurait pu citer un nombre beaucoup plus grand d’ouvrages sur ce même sujet de Panthée, mais il a voulu se borner à rappeler ceux qui avaient une certaine importance. Les frères Parfait, forcés à plus d’exactitude, parlent de six pièces sous ce titre :
    Panthée, tragédie prise du grec de Xenophon, mise en ordre par Caye Jules de Guersens. À Poitiers, par les Bouchetz, 1571. Dans l’Épître dédicatoire, cet ouvrage est attribué par de Guersens à Mme et à Mlle des Roches.
    Panthée, tragédie d’Alexandre Hardy, jouée en 1604 et imprimée en 1624.
    Panthée ou l’Amour conjugal, tragédie de Guérin de la Dorouvière, avocat d’Angers, représentée en 1608.
    Panthée, tragédie de Claude Billard de Courgenay.
    Panthée, tragédie par M. Tristan, représentée en 1637. Dans l’avis intitulé : À qui lit, qui figure en tête de cette pièce, l’auteur reconnaît qu’elle est inférieure à Mariane, parce qu’il l’a écrite étant malade. « Elle s’est sentie, ajoute-t-il, du funeste coup dont le théâtre du Marais saigne encore, et prit part en la disgrâce d’un personnage dont elle attendoit un merveilleux ornement. Il est aisé de deviner que c’est de l’accident du célèbre Mondory qu’elle a reçu ce préjudice… Sans cette espèce d’apoplexie dont il n’est pas encore guéri parfaitement, il auroit fait valoir Araspe aussi bien qu’Hérode*… »
    6° Panthée, tragédie de M. d’Urval, représentée en 1638.
    *. Voyez tome I, p. 49, note 2.
  11. Suivant les frères Parfait, il y a eu six ans d’intervalle entre ces deux pièces, traitées d’ailleurs, comme le titre de la dernière suffit à l’indiquer, d’une manière fort différente. La Didon de Scudéry paraît avoir été jouée en 1636 ; l’auteur de la Voix publique à M. de Scudéry sur les Observations du Cid fait allusion au peu de succès de cet ouvrage. La tragédie de Boisrobert intitulée : La vraie Didon, ou Didon la chaste, n’est que de 1642. Avant ces deux pièces, quatre autres avaient déjà été composées sur le même sujet : Didon se sacrifiant, tragédie d’Étienne Jodelle en 1552 ; une tragédie non imprimée de Gabriel le Breton ; une autre de Guillaume de la Grange, jouée et imprimée à Lyon en 1582 ; enfin, en 1603, Didon se sacrifiant, de Hardy.
  12. Corneille se méprend ici et intervertit l’ordre dans lequel ces deux ouvrages ont paru. Dans l’Épître dédicatoire des Galanteries du duc d’Ossonne, Mairet, né le 4 janvier 1604, nous dit lui-même qu’il fit son Marc Antoine à vingt-six ans, c’est-à-dire en 1630, et il y parle de Benserade comme d’un jeune auteur « de qui l’apprentissage est un demi-chef-d’œuvre » (voyez tome III, p. 74, note 3). Corneille, ou du moins un de ses partisans, blâmant ce ton dégagé, a dit dans l’Avertissement au Besançonnois Mairet : « Cette Cléopatre a enseveli la vôtre » (voyez tome III, p. 76) ; ce qui prouve suffisamment que la pièce de Mairet est antérieure. Suivant les Frères Parfait, celle de Benserade est de 1635. Ce sujet avait déjà été traité plusieurs fois avant de l’être par ces deux auteurs. On peut citer la Cléopatre captive de Jodelle, jouée en 1552 ; le Marc Antoine de Robert Garnier, en 1568 ; Les délicieux amours de Marc Antoine et de Cléopatre par Beliard, imprimés en 1578 ; enfin la Cléopatre que Nicolas Montreux fit jouer et imprimer à Lyon en 1595.
  13. Telle est l’orthographe de toutes les éditions anciennes, y compris celle de 1692. Voltaire donne : « du Trissin. »
  14. Antoine Montchrestien, sieur de Vasteville, auteur de tragédies et d’un Traicté de l’économie politique, mort en 1621. Voyez le Malherbe de M. Lalanne, tome III, p. 556 et suivantes ; et sur sa Sophonisbe, ci-après l’Appendice II, p. 556.
  15. C’est la première fois que Corneille désigne cette pièce, intitulée Horace, par le pluriel les Horaces, mais il ne fait en cela que suivre une coutume qui, ce semble, était devenue assez générale. Voyez la lettre de Chapelain citée tome II, p. 255, et le passage de Loret rapporté ci-dessus, p. 353.
  16. Voyez ci-après l’Appendice I, p. 550-553.
  17. Dans les éditions de Thomas Corneille et de Voltaire : « et sa propre vie. »
  18. Voltaire a remplacé de par à.
  19. Tite Live, au livre XXX, chapitre xv, nous apprend, à l’occasion de la mort de Sophonisbe, qu’un esclave de Massinisse « avoit sous sa garde le poison tenu en réserve contre les incertitudes de la fortune. » Voyez l’Appendice I, p. 552.
  20. « Le mariage est rompu par le divorce, la mort, la captivité… » (Digeste, livre XXIV, titre ii, i.)
  21. C’est Appien qui raconte, au chapitre x de son Histoire punique, qu’Asdrubal « avait choisi Massinissa pour gendre, » et qu’ensuite les Carthaginois avaient marié à Syphax la fiancée de Massinissa, à l’insu de celui-ci et d’Asdrubal, qui étaient tous deux en Espagne.
  22. Voyez ci-dessus, Sertorius, acte III, scène ii, p. 405 et suivantes.
  23. Donneau de Visé s’exprime ainsi dans les Nouvelles nouvelles : « L’on peut dire, si l’on compare la Sophonisbe de M. de Mairet avec cette dernière, qu’il a mieux fait que M. de Corneille, d’avoir, par les droits que donne la poésie, fait mourir Syphax, pour n’y pas faire voir Sophonisbe avec deux maris vivants et d’avoir par la même autorité fait mourir Massinisse, qui, après la mort de Sophonisbe, ne peut vivre ni avec plaisir, ni avec honneur. » (Recueil de Granet, tome I, p. 130.) D’Aubignac ne manque pas de répéter cette critique dans ses Remarques sur Sophonisbe (Recueil de Granet, tome I, p. 150) : « Mairet avoit bien mieux sauvé cette fâcheuse aventure en faisant mourir Syphax dans la bataille, car par ce moyen il laissoit Sophonisbe libre, en état de se marier quand et de quelle manière il lui plaisoit, et le spectateur ne se mettoit point en peine des secrets de ce mariage. Et voilà comme sur la scène il est plus à propos quelquefois de tuer un homme qui se porte bien dans l’histoire, que de conserver l’histoire contre les règles de la scène. »
  24. La fidélité à l’histoire, l’exactitude dans la peinture des mœurs et des caractères, qui sont un des mérites de Corneille, étaient peut-être ce qui déplaisait le plus à une bonne partie de son public. Dans sa Dissertation sur l’Alexandre de Racine, Saint-Evremont attribue à cette cause les critiques qu’a soulevées la Sophonisbe de Corneille. « Un des grands défauts de notre nation, dit-il, c’est de ramener tout à elle, jusqu’à nommer étrangers dans leur propre pays ceux qui n’ont pas bien ou son air ou ses manières ; de là vient qu’on nous reproche justement de ne savoir estimer les choses que par le rapport qu’elles ont avec nous ; dont Corneille a fait une injuste et fâcheuse expérience dans sa Sophonisbe. Mairet, qui avoit dépeint la sienne infidèle au vieux Syphax et amoureuse du jeune et victorieux Massinisse, plut quasi généralement à tout le monde pour avoir rencontré le goût des dames et le vrai esprit des gens de cour ; mais Corneille, qui fait mieux parler les Grecs que les Grecs, les Romains que les Romains, les Carthaginois que les citoyens de Carthage ne parloient eux-mêmes ; Corneille, qui, presque seul, a le bon goût de l’antiquité, a eu le malheur de ne pas plaire à notre siècle pour être entré dans le génie de ces nations et avoir conservé à la fille d’Asdrubal son véritable caractère. Ainsi, à la honte de nos jugements, celui qui a surpassé tous nos auteurs, et qui s’est peut-être surpassé lui-même à rendre à ces grands noms tout ce qui leur étoit dû, n’a pu nous obliger à lui rendre tout ce que nous lui devions, asservis par la coutume aux choses que nous voyons en usage, et peu disposés par la raison à estimer des qualités et des sentiments qui ne s’accordent pas aux nôtres. »
    Il faut voir la lettre que Corneille adressa à l’auteur de cette appréciation pour l’en remercier ; elle contient sur Sophonisbe quelques lignes intéressantes.
    Les partisans de Corneille adoptèrent presque tous, au sujet de Sophonisbe, l’opinion que Saint-Évremont avait si bien développée. Chapuzeau la reproduit ainsi, en l’abrégeant, dans son Théâtre François (p. 41 et 42) :
    « On veut de l’amour… La Sophonisbe qui a de la tendresse pour Massinisse jusqu’à la mort a été plus goûtée que celle qui sacrifie cette tendresse à la gloire de sa patrie, quoique le fameux auteur du dernier de ces deux ouvrages (Corneille) l’ait traitée avec toute la science qui lui est particulière, et qui lui a si bien appris à faire parler et les Carthaginois et les Grecs et les Romains, comme ils devoient parler, et mieux qu’ils ne parloient en effet. »
  25. Tite Live raconte, au livre XXX, chapitre xv, que Scipion fit venir sur-le-champ Massinisse pour le consoler, et que les honneurs dont il le combla dès le lendemain de la mort de Sophonisbe, calmèrent et adoucirent son cœur (mollitus regis animus), et lui donnèrent l’espoir de commander à toute la Numidie.
  26. Voyez plus loin, p. 472, note 1, et acte V, scène ii, p. 538 et 539.
  27. « C’est de Quinault dont il est ici question. Le jeune Quinault venait de donner successivement Stratonice (2 janvier 1660), Amalasonte (novembre 1657), (Agrippa, roi d’Albe, ou) le Faux Tibérinus (1661), Astrate (décembre 1664). Cet Astrate surtout, joué dans le même temps que Sophonisbe, avait attiré tout Paris, tandis que Sophonisbe était négligée. » (Voltaire, 1764.)
  28. Voyez ci-après, acte II, scène ii, p. 493 et suivantes.
  29. Il y a « un équivoque, » au masculin, dans toutes les éditions anciennes, y compris celle de 1692 ; Voltaire a mis : « une équivoque. »
  30. Corneille, nous l’avons dit, ne tint pas cette promesse de rédiger plus tard un examen de Soplionisbe. Le premier recueil où il ait donné cette pièce est le supplément de l’édition de 1664, publié en 1666.