Sophonisbe (Corneille)/Acte II

Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome VI (p. 489-503).
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ACTE II.



Scène PREMIÈRE.

ÉRYXE, BARCÉE.
ÉRYXE.

Quel désordre, Barcée, ou plutôt quel supplice,
M’apprêtoit la victoire à revoir Massinisse !
Et que de mon destin l’obscure trahison
390Sur mes souhaits remplis a versé de poison !
Syphax est prisonnier ; Cyrthe toute éperdue
À ce triste spectacle aussitôt s’est rendue.
Sophonisbe, en dépit de toute sa fierté,
Va gémir à son tour dans la captivité :
395Le ciel finit la mienne, et je n’ai plus de chaînes
Que celles qu’avec gloire on voit porter aux reines ;
Et lorsqu’aux mêmes fers je crois voir mon vainqueur,
Je doute, en le voyant, si j’ai part en son cœur.
En vain l’impatience à le chercher m’emporte,
400En vain de ce palais je cours jusqu’à la porte,
Et m’ose figurer, en cet heureux moment,
Sa flamme impatiente et forte également :
Je l’ai vu, mais surpris, mais troublé de ma vue ;
Il n’étoit point lui-même alors qu’il m’a reçue,
405Et ses yeux égarés marquoient un embarras
À faire assez juger qu’il ne me cherchoit pas.
J’ai vanté sa victoire, et je me suis flattée
Jusqu’à m’imaginer que j’étois écoutée ;

Mais quand pour me répondre il s’est fait un effort,
410Son compliment au mien n’a point eu de rapport ;
Et j’ai trop vu par là qu’un si profond silence
Attachoit sa pensée ailleurs qu’à ma présence,
Et que l’emportement d’un entretien secret
Sous un front attentif cachoit l’esprit distrait.

BARCÉE.

415Les soins d’un conquérant vous donnent trop d’alarmes.
C’est peu que devant lui Cyrthe ait mis bas les armes,
Qu’elle se soit rendue, et qu’un commun effroi
L’ait fait à tout son peuple accepter pour son roi ;
Il lui faut s’assurer des places et des portes,
420Pour en demeurer maître y poster[1] ses cohortes :
Ce devoir se préfère aux soucis les plus doux ;
Et s’il en étoit quitte, il seroit tout à vous.

ÉRYXE.

Il me l’a dit lui-même alors qu’il m’a quittée ;
Mais j’ai trop vu d’ailleurs son âme inquiétée ;
425Et de quelque couleur que tu couvres ses soins,
Sa nouvelle conquête en occupe le moins.
Sophonisbe, en un mot, et captive et pleurante,
L’emporte sur Éryxe et reine et triomphante ;
Et si je m’en rapporte à l’accueil différent,
430Sa disgrâce peut plus qu’un sceptre qu’on me rend.
Tu l’as pu remarquer. Du moment qu’il l’a vue,
Ses troubles ont cessé, sa joie est revenue :
Ces charmes à Carthage autrefois adorés
Ont soudain réuni ses regards égarés.
435Tu l’as vue étonnée, et tout ensemble altière,
Lui demander l’honneur d’être sa prisonnière,
Le prier fièrement qu’elle pût en ses mains
Éviter le triomphe et les fers des Romains[2].

Son orgueil, que ses pleurs sembloient vouloir dédire,
440Trouvoit l’art en pleurant d’augmenter son empire ;
Et sûre du succès, dont cet art répondoit,
Elle prioit bien moins qu’elle ne commandoit.
Aussi sans balancer il a donné parole
Qu’elle ne seroit point traînée au Capitole,
445Qu’il en sauroit trouver un moyen assuré ;
En lui tendant la main, sur l’heure il l’a juré,
Et n’eût pas borné là son ardeur renaissante,
Mais il s’est souvenu qu’enfin j’étois présente ;
Et les ordres qu’aux siens il avoit à donner
450Ont servi de prétexte à nous abandonner.
Que dis-je ? pour moi seule affectant cette fuite,
Jusqu’au fond du palais des yeux il l’a conduite ;
Et si tu t’en souviens, j’ai toujours soupconné
Que cet amour jamais[3] ne fut déraciné.
455Chez moi, dans Hyarbée[4], où le mien trop facile
Prêtoit à sa déroute un favorable asile,
Détrôné, vagabond, et sans appui que moi,
Quand j’ai voulu parler contre ce cœur sans foi,
Et qu’à cette infidèle imputant sa misère,
460J’ai cru surprendre un mot de haine ou de colère,
Jamais son feu secret n’a manqué de détours
Pour me forcer moi-même à changer de discours ;
Ou si je m’obstinois à le faire répondre,
J’en tirois pour tout fruit de quoi mieux me confondre,
465Et je n’en arrachois que de profonds hélas,
Et qu’enfin son amour ne la méritoit pas.
Juge, par ces soupirs[5] que produisoit l’absence,

Ce qu’à leur entrevue a produit la présence.

BARCÉE.

Elle a produit sans doute un effet de pitié,
470Où se mêle peut-être une ombre d’amitié.
Vous savez qu’un cœur noble et vraiment magnanime,
Quand il bannit l’amour, aime à garder l’estime ;
Et que bien qu’offensé par le choix d’un mari,
Il n’insulte jamais à ce qu’il a chéri.
475Mais quand bien vous auriez tout lieu de vous en plaindre,
Sophonisbe, après tout, n’est point pour vous à craindre :
Eût-elle tout son cœur, elle l’auroit en vain,
Puisqu’elle est hors d’état de recevoir sa main.
Il vous la doit, Madame.

ÉRYXE.

Il vous la doit, Madame.Il me la doit, Barcée ;
480Mais que sert une main par le devoir forcée ?
Et qu’en auroit le don pour moi de précieux,
S’il faut que son esclave ait son cœur à mes yeux ?
Je sais bien que des rois la fière destinée
Souffre peu que l’amour règle leur hyménée,
485Et que leur union souvent, pour leur malheur,
N’est que du sceptre au sceptre, et non du cœur au cœur ;
Mais je suis au-dessus de cette erreur commune :
J’aime en lui sa personne autant que sa fortune ;
Et je n’en exigeai qu’il reprît ses États
490Que de peur que mon peuple en fît trop peu de cas.
Des actions des rois ce téméraire arbitre
Dédaigne insolemment ceux qui n’ont que le titre.
Jamais d’un roi sans trône il n’eût souffert la loi,
Et ce mépris peut-être eût passé jusqu’à moi.
495Il falloit qu’il lui vît sa couronne à la tête,
Et que ma main devînt sa dernière conquête,
Si nous voulions régner avec l’autorité
Que le juste respect doit à la dignité.

J’aime donc Massinisse, et je prétends qu’il m’aime :
500Je l’adore, et je veux qu’il m’adore de même ;
Et pour moi son hymen seroit un long ennui,
S’il n’étoit tout à moi, comme moi toute à lui.
Ne t’étonne donc point de cette jalousie
Dont, à ce froid abord, mon âme s’est saisie ;
505Laisse-la-moi souffrir, sans me la reprocher ;
Sers-la, si tu le peux, et m’aide à la cacher.
Pour juste aux yeux de tous qu’en puisse être la cause,
Une femme jalouse à cent mépris s’expose ;
Plus elle fait de bruit, moins on en fait d’état,
510Et jamais ses soupçons n’ont qu’un honteux éclat.
Je veux donner aux miens une route diverse,
À ces amants suspects laisser libre commerce,
D’un œil indifférent en regarder le cours,
Fuir toute occasion de troubler leur discours[6],
515Et d’un hymen douteux éviter le supplice,
Tant que je douterai du cœur de Massinisse.
Le voici : nous verrons, par son empressement,
Si je me suis trompée en ce pressentiment.


Scène II.

MASSINISSE, ÉRYXE, BARCÉE, MÉZÉTULLE.
MASSINISSE

Enfin, maître absolu des murs et de la ville,
520Je puis vous rapporter un esprit plus tranquille,
Madame, et voir céder en ce reste du jour
Les soins de la victoire aux douceurs de l’amour.

Je n’aurois plus de lieu d’aucune inquiétude[7],
N’étoit que je ne puis sortir d’ingratitude,
525Et que dans mon bonheur il n’est pas bien en moi
De m’acquitter jamais de ce que je vous doi.
Les forces qu’en mes mains vos bontés ont remises
Vous ont laissée en proie à de lâches surprises,
Et me rendoient ailleurs ce qu’on m’avoit ôté,
530Tandis qu’on vous ôtoit et sceptre et liberté.
Ma première victoire a fait votre esclavage ;
Celle-ci, qui le brise, est encor votre ouvrage ;
Mes bons destins par vous ont eu tout leur effet,
Et je suis seulement ce que vous m’avez fait.
535Que peut donc tout l’effort de ma reconnoissance,
Lorsque je tiens de vous ma gloire et ma puissance ?
Et que vous puis-je offrir que votre propre bien,
Quand je vous offrirai votre sceptre et le mien[8] ?

ÉRYXE.

Quoi qu’on puisse devoir, aisément on s’acquitte,
540Seigneur, quand on se donne avec tant de mérite :
C’est un rare présent qu’un véritable roi,
Qu’a rendu sa victoire enfin digne de moi.
Si dans quelques malheurs pour vous je suis tombée,
Nous pourrons en parler un jour dans Hyarbée,
545Lorsqu’on nous y verra dans un rang souverain,
La couronne à la tête, et le sceptre à la main.
Ici nous ne savons encor ce que nous sommes :
Je tiens tout fort douteux tant qu’il dépend des hommes,
Et n’ose m’assurer que nos amis jaloux[9]
550Consentent l’union de deux trônes en nous.

Ce qu’avec leurs héros vous avez de pratique
Vous a dû mieux qu’à moi montrer leur politique.
Je ne vous en dis rien : un souci plus pressant,
Et si je l’ose dire, assez embarrassant,
555Où même ainsi que vous la pitié m’intéresse,
Vous doit inquiéter touchant votre promesse :
Dérober Sophonisbe au pouvoir des Romains,
C’est un pénible ouvrage, et digne de vos mains ;
Vous devez y penser.

MASSINISSE.

Vous devez y penser.Un peu trop téméraire,
560Peut-être ai-je promis plus que je ne puis faire.
Les pleurs de Sophonisbe ont surpris ma raison[10].
L’opprobre du triomphe est pour elle un poison ;
Et j’ai cru que le ciel l’avoit assez punie,
Sans la livrer moi-même à tant d’ignominie.
565Madame, il est bien dur de voir déshonorer
L’autel où tant de fois on s’est plu d’adorer,
Et l’âme ouverte aux biens que le ciel lui renvoie
Ne peut rien refuser dans ce comble de joie.
Mais quoi que ma promesse ait de difficultés,
570L’effet en est aisé, si vous y consentez.

ÉRYXE.

Si j’y consens ! bien plus, Seigneur, je vous en prie.
Voyez s’il faut agir de force ou d’industrie ;
Et concertez ensemble en toute liberté
Ce que dans votre esprit vous avez projeté.
575Elle vous cherche exprès.


Scène III.

MASSINISSE, ÉRYXE, SOPHONISBE, BARCÉE, HERMINIE, MÉZÉTULLE[11].
ÉRYXE.

575Elle vous cherche exprès.Tout a changé de face,
Madame, et les destins vous ont mise en ma place.
Vous me deviez servir malgré tout mon courroux,
Et je fais à présent même chose pour vous :
Je vous l’avois promis, et je vous tiens parole.

SOPHONISBE.

580Je vous suis obligée ; et ce qui m’en console,
C’est que tout peut changer une seconde fois ;
Et je vous rendrai lors tout ce que je vous dois.

ÉRYXE.

Si le ciel jusque-là vous en laisse incapable,
Vous pourrez quelque temps être ma redevable,
585Non tant d’avoir parlé, d’avoir prié pour vous,
Comme de vous céder un entretien si doux.
Voyez si c’est vous rendre un fort méchant office
Que vous abandonner le prince Massinisse.

SOPHONISBE.

Ce n’est pas mon dessein de vous le dérober.

ÉRYXE.

590Peut-être en ce dessein pourriez-vous succomber ;
Mais, Seigneur, quel qu’il soit, je n’y mets point d’obstacles :
Un héros, comme un dieu, peut faire des miracles ;
Et s’il faut mon aveu pour en venir à bout,

Soyez sûr de nouveau que je consens à tout.
595Adieu.


Scène IV[12].

MASSINISSE, SOPHONISBE, HERMINIE, MÉZÉTULLE.
SOPHONISBE.

Adieu.Pardonnez-vous à cette inquiétude
Que fait de mon destin la triste incertitude,
Seigneur ? et cet espoir que vous m’avez donné
Vous fera-t-il aimer d’en être importuné ?
Je suis Carthaginoise, et d’un sang que vous-même
600N’avez que trop jugé digne du diadème :
Jugez par là l’excès de ma confusion
À me voir attachée au char de Scipion ;
Et si ce qu’entre nous on vit d’intelligence
Ne vous convaincra point d’une indigne vengeance,
605Si vous écoutez plus de vieux ressentiments
Que le sacré respect de vos derniers serments.
Je fus ambitieuse, inconstante et parjure[13] :
Plus votre amour fut grand, plus grande en est l’injure ;
Mais plus il a paru, plus il vous fait de lois
610Pour défendre l’honneur de votre premier choix ;
Et plus l’injure est grande, et d’autant mieux éclate
La générosité de servir une ingrate
Que votre bras lui-même a mise hors d’état
D’en pouvoir dignement reconnoître l’éclat.

MASSINISSE.

615Ah ! si vous m’en devez quelque reconnoissance,
Cessez de vous en faire une fausse impuissance :

De quelque dur revers que vous sentiez les coups,
Vous pouvez plus pour moi que je ne puis pour vous.
Je dis plus : je ne puis pour vous aucune chose,
620À moins qu’à m’y servir ce revers vous dispose.
J’ai promis, mais sans vous j’aurai promis en vain ;
J’ai juré, mais l’effet dépend de votre main ;
Autre qu’elle en ces lieux ne peut briser vos chaînes :
En un mot le triomphe est un supplice aux reines ;
625La femme du vaincu ne le peut éviter,
Mais celle du vainqueur n’a rien à redouter.
De l’une il est aisé que vous deveniez l’autre ;
Votre main par mon sort peut relever le vôtre ;
Mais vous n’avez qu’une heure, ou plutôt qu’un moment,
630Pour résoudre votre âme à ce grand changement.
Demain Lélius entre, et je ne suis plus[14] maître ;
Et quelque amour en moi que vous voyiez renaître,
Quelques charmes en vous qui puissent me ravir,
Je ne puis que vous plaindre, et non pas vous servir.
635C’est vous parler sans doute avec trop de franchise ;
Mais le péril…

SOPHONISBE.

Mais le péril…De grâce, excusez ma surprise.
Syphax encor vivant, voulez-vous qu’aujourd’hui…

MASSINISSE.

Vous me fûtes promise auparavant qu’à lui ;
Et cette foi donnée et reçue à Carthage,
640Quand vous voudrez m’aimer, d’avec lui vous dégage.
Si de votre personne il s’est vu possesseur,
Il en fut moins l’époux que l’heureux ravisseur ;
Et sa captivité qui rompt cet hyménée[15]
Laisse votre main libre et la sienne enchaînée.

Rendez-vous à vous-même ; et s’il vous peut venir
De notre amour passé quelque doux souvenir,
Si ce doux souvenir peut avoir quelque force…

SOPHONISBE.

Quoi ? vous pourriez m’aimer après un tel divorce,
Seigneur, et recevoir de ma légèreté
650Ce que vous déroba tant d’infidélité ?

MASSINISSE.

N’attendez point, Madame, ici que je vous die
Que je ne vous impute aucune perfidie ;
Que mon peu de mérite et mon trop de malheur
Ont seuls forcé Carthage à forcer votre cœur ;
655Que votre changement n’éteignit point ma flamme,
Et que si j’ai porté la guerre en vos États,
Vous étiez la conquête où prétendoit mon bras.
Quand le temps est trop cher pour le perdre en paroles,
660Toutes ces vérités sont des discours frivoles :
Il faut ménager mieux ce moment de pouvoir.
Demain Lélius entre ; il le peut dès ce soir :
Avant son arrivée assurez votre empire.
Je vous aime, Madame, et c’est assez vous dire.
665Je n’examine point quels sentiments pour moi
Me rendront les effets d’une première foi :
Que votre ambition, que votre amour choisisse ;
L’opprobre est d’un côté, de l’autre Massinisse.
Il faut aller à Rome ou me donner la main :
670Ce grand choix ne se peut différer à demain,
Le péril presse autant que mon impatience ;
Et quoi que mes succès m’offrent de confiance,
Avec tout mon amour, je ne puis rien pour vous,

Si demain Rome en moi ne trouve votre époux[16].

SOPHONISBE.

675Il faut donc qu’à mon tour je parle avec franchise,
Puisqu’un péril si grand ne veut point de remise.
L’hymen que vous m’offrez peut rallumer mes feux,
Et pour briser mes fers rompre tous autres nœuds ;
Mais avant qu’il vous rende à votre prisonnière,
680Je veux que vous voyiez[17] son âme toute entière,
Et ne puissiez un jour vous plaindre avec sujet
De n’avoir pas bien vu ce que vous aurez fait.
Quand j’épousai Syphax, je n’y fus point forcée :
De quelques traits pour vous que l’amour m’eût blessée,
685Je vous quittai sans peine, et tous mes vœux trahis
Cédèrent avec joie au bien de mon pays.
En un mot, j’ai reçu du ciel pour mon partage
L’aversion de Rome et l’amour de Carthage.
Vous aimez Lélius, vous aimez Scipion,
690Vous avez lieu d’aimer toute leur nation ;
Aimez-la, j’y consens, mais laissez-moi ma haine[18].
Tant que vous serez roi, souffrez que je sois reine,
Avec la liberté d’aimer et de haïr,
Et sans nécessité de craindre ou d’obéir.
695Voilà quelle je suis, et quelle je veux être.
J’accepte votre hymen, mais pour vivre sans maître,
Et ne quitterais point l’époux que j’avois pris,
Si Rome se pouvoit éviter qu’à ce prix.

À ces conditions me voulez-vous pour femme ?

MASSINISSE.

700À ces conditions prenez toute mon âme ;
Et s’il vous faut encor quelques nouveaux serments…

SOPHONISBE.

Ne perdez point, Seigneur, ces précieux moments ;
Et puisque sans contrainte il m’est permis de vivre,
Faites tout préparer ; je m’apprête à vous suivre.

MASSINISSE.

705J’y vais ; mais de nouveau gardez que Lélius…

SOPHONISBE.

Cessez de vous gêner par des soins superflus ;
J’en connois l’importance, et vous rejoins au temple.


Scène V.

SOPHONISBE, HERMINIE.
SOPHONISBE.

Tu vois, mon bonheur passe et l’espoir et l’exemple ;
Et c’est, pour peu qu’on aime, une extrême douceur
710De pouvoir accorder sa gloire avec son cœur ;
Mais c’en est une ici bien autre, et sans égale,
D’enlever, et sitôt, ce prince à ma rivale,
De lui faire tomber le triomphe des mains[19],
Et prendre sa conquête aux yeux de ses Romains.
715Peut-être avec le temps j’en aurai l’avantage
De l’arracher à Rome, et le rendre à Carthage ;
Je m’en réponds déjà sur le don de sa foi :
Il est à mon pays, puisqu’il est tout à moi.
À ce nouvel hymen c’est ce qui me convie,
720Non l’amour, non la peur de me voir asservie :

L’esclavage aux grands cœurs n’est point à redouter ;
Alors qu’on sait mourir, on sait tout éviter ;
Mais comme enfin la vie est bonne à quelque chose,
Ma patrie elle-même à ce trépas s’oppose,
725Et m’en désavoueroit, si j’osois me ravir
Les moyens que l’amour m’offre de la servir.
Le bonheur surprenant de cette préférence
M’en donne une assez juste et flatteuse espérance.
Que ne pourrai-je point si, dès qu’il m’a pu voir,
730Mes yeux d’une autre reine ont détruit le pouvoir !
Tu l’as vu comme moi, qu’aucun retour vers elle
N’a montré qu’avec peine il lui fût infidèle :
Il ne l’a point nommée, et pas même un soupir
N’en a fait soupçonner le moindre souvenir.

HERMINIE.

735Ce sont grandes douceurs que le ciel vous renvoie ;
Mais il manque le comble à cet excès de joie,
Dont vous vous sentiriez encor bien mieux saisir,
Si vous voyiez qu’Éryxe en eût du déplaisir.
Elle est indifférente, ou plutôt insensible :
740À vous servir contre elle elle fait son possible.
Quand vous prenez plaisir à troubler son discours,
Elle en prend à laisser au vôtre un libre cours ;
Et ce héros enfin que votre soin obsède
Semble ne vous offrir que ce qu’elle vous cède.
745Je voudrois qu’elle vît un peu plus son malheur,
Qu’elle en fît hautement éclater la douleur ;
Que l’espoir inquiet de se voir son épouse
Jetât un plein désordre en son âme jalouse ;
Que son amour pour lui fût sans bonté pour vous.

SOPHONISBE.

750Que tu te connois mal en sentiments jaloux !
Alors qu’on l’est si peu qu’on ne pense pas l’être,
On n’y réfléchit point, on laisse tout paroître ;

Mais quand on l’est assez pour s’en apercevoir,
On met tout son possible à n’en laisser rien voir.
755Éryxe, qui connoît et qui hait sa foiblesse,
La renferme au dedans, et s’en rend la maîtresse ;
Mais cette indifférence où tant d’orgueil se joint
Ne part que d’un dépit jaloux au dernier point ;
Et sa fausse bonté se trahit elle-même
760Par l’effort qu’elle fait à se montrer extrême :
Elle est étudiée, et ne l’est pas assez
Pour échapper entière aux yeux intéressés.
Allons, sans perdre temps, l’empêcher de nous nuire,
Et prévenir l’effet qu’elle pourroit produire.

FIN DU SECOND ACTE.
  1. L’édition de 1692 a changé poster en porter.
  2. Voyez ci-après l’Appendice I, p. 550 et 551.
  3. Dans l’edition de 1692 il y a jadis, au lieu de jamais.
  4. Hyarbée (Iarbée), capitale de la Gétulie, nom de ville forgé, comme le nom de la reine Éryxe, et tiré apparemment de celui de l’ancien roi de Gétulie, Iarbas.
  5. L’edition de 1692 donne « ses soupirs, » pour « ces soupirs. »
  6. Tel est le texte de toutes les éditions publiées du vivant de l’auteur. Thomas Corneille et Voltaire ont mit le pluriel : « leurs discours. »
  7. Thomas Corneille (1692) et Voltaire (1764) ont corrigée ainsi ce vers :
    Je n’aurois plus sujet d’aucune inquiétude.
  8. Voyez ci-dessus, p 469 et 470, l’observation que Corneille a fait sur ce couplet.
  9. Les Romains.
  10. « L’âme du vainqueur ne s’abandonna pas seulement à la compassion ; il s’épris d’amour pour sa captive. » Non in misecordiam modo prolapsus est animus victoris, sed… amore captivæ victor captus… (Tite Live, livre XXX, chapitre xii.) Voyez ci-après l’Appendice I, p. 551.
  11. Les éditeurs modernes ont ajouté avec raison aux noms des personnages celui de Mézétulle, qui figure en tête de la scène précédente et dans la suivante. Ce nom ne se trouve ici dans aucune des éditions anciennes, pas même dans celles de Thomas Corneille (1692) et de Voltaire (1764).
  12. Pour toute cette scène, noyez ci-après l’Appendice I, p. 551.
  13. Var. Je fus ambitieuse, inconstante, parjure. (1663)
  14. L’edition de 1666 donne seile pas, au lieu de plus.
  15. Les impressions de 1666, de 1668 et de 1682 donnent ce mot au féminin  : « cette hyménée ; » le masculin, qui est la leçon de la première édition, a été rétabli par Thomas Corneille.
  16. « Massinissa n’écouta que son amour et prit une décision temporaire. Il ordonna sur-le-champ de faire les préparatifs de son mariage pour le jour même, afin de ne laisser ni à Lélius ni à Scipion le droit de traiter comme captive celle qui serait déjà l’épouse de Massinissa. » Ab amore temerarium… mutuatur consilium… Nuptias in eum ipsum diem repente parari jubet, ne quid relinqueret integri aut Lælio, aut ipsi Scipioni, consulendi velut in captivam, quæ Massinissæ jam nupta foret. (Tite Live, livre XXX, chapitre xii.) Voyez ci-après l’Appendice I, p. 551.
  17. L’édition de 1682 donne seule, voyez, sans i.
  18. Var. Aimez-la, j’y consens, mais laissez-moi la haine. (1666)
  19. Var. De lui faire tomber son triomphe des mains. (1663-68)