Sonnets et Canzones pendant la vie de Madame Laure

LES RIMES
DE
FRANÇOIS PÉTRARQUE

PREMIÈRE PARTIE
SONNETS ET CANZONES
PENDANT LA VIE DE MADAME LAURE

SONNET I.

Il demande qu’on ait compassion de son état, et avoue la vanité de son amour.

Vous qui écoutez dans ces rimes éparses, le son de ces soupirs dont je nourrissais mon cœur, au seuil de ma première erreur juvénile, quand j’étais en partie un autre homme que je suis ;

Pour le style varié dans lequel je pleure et raisonne, entre les vains espoirs et la vaine douleur, j’espère trouver pitié non moins que pardon, partout où il y aura quelqu’un qui connaisse l’amour pour l’avoir éprouvé.

Mais je vois bien à présent comment j’ai été longtemps la fable de tout le peuple ; aussi, souvent, je rougis à part moi de moi-même ;

Et de mes vaines rêveries la honte est le fruit, ainsi que le repentir et la claire connaissance que tout ce qui plaît en ce monde est un songe rapide.


SONNET II.

Resté fort contre tant d’embûches de l’Amour, il n’a pu se défendre contre cette dernière.

Pour se faire une belle vengeance, et punir en un jour bien mille offenses, Amour reprit furtivement son arc, comme un homme qui, pour nuire, attend le lieu et le moment.

Ma force s’était concentrée dans mon cœur pour y faire ses défenses, ainsi que dans mon cœur, quand le coup mortel descendit frapper à l’endroit où avaient coutume de s’émousser toutes les flèches.

Mais troublée dès le premier assaut, elle n’eut pas assez de vigueur ni de temps, pour prendre les armes selon qu’il en était besoin,

Ou pour m’entraîner prudemment hors du champ de carnage, sur le mont pénible et élevé, dont elle voudrait — mais elle ne le peut — faire aujourd’hui mon point d’appui.


SONNET III.

Il traite Amour de lâche, pour l’avoir frappé un jour où il devait être sans défiance.

C’était le jour où les rayons du Soleil s’assombrirent, par pitié pour son Créateur, quand je fus pris sans que je me gardasse, et quand vos beaux yeux, ô dame, m’enchaînèrent.

Il ne me semblait pas que ce fût le moment de me garer des coups d’Amour ; j’allais donc tranquille et sans crainte ; aussi mes peines commencèrent au milieu de la commune douleur.

Amour me trouva complètement désarmé, et s’ouvrit le chemin de mon cœur par mes yeux qui sont devenus une porte et un passage pour les larmes.

Mais, à mon avis, cela ne lui fut pas un honneur de me frapper de flèches en cet état, et de ne vous avoir pas même montré son arc, à vous qui étiez armée.


SONNET IV.

Il glorifie le lieu où Laure naquit.

Celui qui montra dans son œuvre admirable une prévision et un art infinis ; qui créa l’un et l’autre hémisphère, et fit Jupiter plus doux que Mars,

Venant sur la terre pour révéler le sens des Écritures qui avaient, pendant de longues années, tenu la vérité cachée, délivra Jean et Pierre de leurs liens, et dans le royaume du Ciel leur donna leur place,

Il ne fit pas à Rome la grâce de naître chez elle, mais bien à la Judée ; tant il lui plut toujours d’exalter l’humilité par-dessus tout.

Et, de nos jours, il nous a donné d’une petite bourgade un Soleil tel, qu’on rend grâce à la Nature et au lieu où une si belle dame vint au monde.


SONNET V.

Il joue ingénieusement sur le nom de Laure, pour célébrer ses louanges.

Lorsque j’applique mes soupirs à vous appeler et à prononcer le nom qu’Amour écrivit dans mon cœur, c’est la syllabe lau que l’on entend tout d’abord retentir parmi les doux accents de ma voix.

La syllabe re que je rencontre ensuite dans votre nom royal, redouble mon ardeur à poursuivre ma haute entreprise ; mais la dernière syllabe ta, me crie : tais-toi, car l’honorer est un fardeau pour lequel il faut d’autres épaules que les tiennes.

Ainsi, le son même de votre nom, alors même que je vous entends nommer par d’autres, m’apprend à vous louer et à vous vénérer, ô vous digne d’une suprême adoration et d’une suprême louange.

Mais peut-être Apollon s’indigne-t-il qu’une langue mortelle ait la présomption de venir parler de ses rameaux toujours verts.


SONNET VI.

Il décrit son ardent amour et l’honnêteté constante de Laure.

Mon désir affolé s’est tellement égaré à suivre celle qui a pris la fuite et qui, légère et non embarrassée par les lacs d’Amour, vole devant moi si lent à courir,

Que plus je l’appelle, plus je m’efforce de le ramener dans le chemin sûr, moins il m’écoute ; et il ne me sert de rien de l’éperonner, ou de vouloir lui faire tourner bride, car par sa nature Amour le rend rétif.

Et puisqu’il retire de force le frein à soi, je me remets en son pouvoir, et malgré moi il me mène à la mort,

Rien que pour atteindre le Laurier où l’on cueille un fruit tellement amer au goût, qu’il irrite les plaies d’autrui bien plus qu’il ne les soulage.


SONNET VII.

Il avoue qu’il est plus captif qu’un oiseau qu’on aurait privé de sa liberté.

Au pied des collines où la Dame que celui qui nous envoie à toi a souvent réveillée par ses pleurs prit la belle enveloppe de ses membres terrestres,

Libres et en paix nous traversions cette vie mortelle, chère à tout animal, sans crainte de trouver en chemin rien qui fût nuisible à notre marche.

Mais du misérable état auquel, de l’autre vie sereine, nous avons été conduits, une seule chose nous console, ainsi que de la mort ;

C’est d’être vengés de celui qui nous y a conduits, lequel, au pouvoir d’autrui, et près de sa fin, reste lié d’une plus forte chaîne.


SONNET VIII.

Il compare Laure à un soleil et cherche à en éviter les atteintes.

Quand la planète qui mesure les heures, revient dans le signe du Taureau, il tombe des cornes enflammées une vertu qui revêt le monde d’une couleur nouvelle.

Et non seulement elle orne de fleurs ce qui frappe nos yeux au dehors, comme les plaines et les collines, mais, en dedans où jamais il ne fait jour, elle féconde l’humeur terrestre.

Ce qui fait que l’on cueille ces fruits et d’autres semblables. De même, celle-ci qui, parmi les dames est un Soleil, avec les rayons de ses beaux yeux,

Crée en moi pensers, actes et paroles d’amour. Mais de quelque façon qu’elle les gouverne ou qu’elle les tourne, ce n’est jamais le printemps pour moi.


BALLADE I.

Dès que Laure s’est aperçue de son amour, elle est devenue plus sévère pour lui qu’auparavant.

Je ne vous ai jamais vu, madame, quitter votre voile, soit au soleil, soit à l’ombre, depuis que vous avez reconnu en moi le grand désir qui empêche toute autre volonté de m’entrer au cœur.

Pendant que je tenais cachés les beaux pensers qui ont tué mon esprit de désir, j’ai vu votre visage s’orner de pitié. Mais quand Amour vous eut éclairée sur mon compte, alors furent voilés les blonds cheveux, et l’amoureux regard fut en lui-même recueilli. Ce que je désirais le plus en vous m’est enlevé. Ainsi me traita le voile qui, pour ma mort, par le chaud et par le froid, cache la douce lumière de vos beaux yeux.


SONNET IX.

Il espère dans le temps qui, en rendant Laure moins belle, la lui rendra plus compatissante.

Si ma vie peut se défendre de l’âpre tourment et des angoisses assez longtemps pour que je voie, madame, la lumière de vos beaux yeux éteinte par l’effet des dernières années,

Et les cheveux d’or fin devenir d’argent ; si je vous vois laisser les guirlandes et les vêtements de couleur claire ; et si je vois se décolorer votre visage qui, dans mon malheur, me rend timide et paresseux à me plaindre,

Amour me donnera peut-être assez d’audace pour que je vous découvre quels ont été les ans, les jours et les heures de mon martyre.

Et si alors le temps est contraire aux beaux désirs, il ne pourra pas se faire du moins que ma douleur ne reçoive quelque allégement de vos tardifs soupirs.


SONNET X.

Il se réjouit de ce que l’amour de Laure le pousse au souverain bien.

Quand, parmi les autres dames, Amour vient parfois se poser sur le beau visage de celle-ci, autant chacune est moins belle qu’elle, autant croît le désir qui m’énamoure.

Je bénis le lieu, et le temps et l’heure où mes yeux regardèrent si haut, et je dis : mon âme, tu dois en rendre grâce d’avoir été alors jugée digne d’un tel honneur.

D’elle te vient l’amoureux penser qui, tandis que tu le suis, t’achemine au souverain Bien, te faisant estimer peu ce que tout homme désire.

D’elle te vient la noble franchise qui te guide vers le Ciel par un droit sentier, si bien que je vais déjà tout enorgueilli d’espérance.


BALLADE II.

Il doit rester longtemps sans la voir autrement que par la pensée, et il invite ses yeux à s’en rassasier.

Ô mes yeux fatigués, pendant que je vous tourne vers le beau visage de celle qui vous a donné la mort, je vous prie, soyez attentifs, car déjà Amour vous défie ; de quoi je soupire.

La mort peut seule fermer à mes pensers l’amoureux chemin qui les conduit au port de leur salut. Mais un obstacle moins grave peut vous cacher votre lumière, parce que vous êtes moins parfaits et d’une moindre vertu. Donc, ô pauvres yeux, avant que soient venues les heures des larmes, qui sont déjà proches, prenez pour la dernière fois une courte consolation pour un si long martyre.


SONNET XI.

Il est irrésolu de savoir s’il s’éloignera de Laure, et il décrit les sentiments divers dont il est agité.

Je me retourne en arrière à chaque pas, avec le corps las que je porte à grand’peine ; et je prends alors, à respirer votre air, le courage d’aller plus loin en disant : hélas !

Puis, repensant au doux bien que je quitte, au long chemin et à ma courte vie, j’arrête mes pas, effrayé et défaillant, et pleurant, je baisse les yeux à terre.

Parfois, au milieu de mes tristes pleurs, un doute vient m’assaillir : comment ces membres peuvent-ils vivre loin de leur âme ?

Mais Amour me répond : ne te souvient-il pas que c’est là le privilège des amants délivrés de toutes les infirmités humaines ?


SONNET XII.

Anxieux, il cherche partout les objets qui lui présentent la ressemblance de Laure.

Il s’en va, le pauvre vieillard, chenu et blanc, du doux lieu où ses années se sont déroulées, et loin de sa famille effrayée qui voit que son tendre père va lui manquer.

De là, traînant ensuite ses flancs vieillis pendant les derniers jours de sa vie, il s’aide autant qu’il peut de sa bonne volonté, rompu des ans et las du chemin.

Et il arrive à Rome, poussé par son désir, pour voir l’image vivante de celui qu’il espère voir plus tard là-haut dans le Ciel.

Ainsi, hélas ! vais-je parfois, madame, cherchant, autant qu’il est possible, chez d’autres votre vraie forme désirée.


SONNET XIII.

Il décrit son état quand Laure est présente, et quand elle le quitte.

Les larmes me pleuvent amères du visage, avec un vent de soupirs douloureux, quand il advient que je tourne les yeux sur vous par qui seule je suis séparé du monde.

Vrai est que le doux rire plein de mansuétude apaise mes ardents désirs et m’arrache au feu du martyre, pendant que je suis à vous regarder, attentif et immobile.

Mais mes esprits se glacent dès que je vois, au départ, mes fatales étoiles détourner de moi leur suave action.

Élargie enfin avec les amoureuses clefs, l’âme sort du cœur pour vous suivre, et s’en revient ensuite avec une multitude de pensées.


SONNET XIV.

Afin de moins aimer Laure, il fuit, mais en vain, la vue de son beau visage.

Quand je suis tout entier tourné du côté où luit le beau visage de ma Dame, et qu’il m’est resté en la pensée la lumière qui me brûle et me détruit en dedans tout entier ;

Moi qui ai peur du cœur qui me brise ainsi, et qui me vois près de la fin de ma belle lumière, je m’en vais comme un aveugle privé de la clarté, qui ne sait où il va et qui cependant part.

Ainsi devant les coups de la Mort je fuis ; mais non si vite que le désir ne vienne avec moi, comme de venir il a coutume.

Je vais silencieux ; car mes paroles de mort feraient pleurer les gens, et je désire que mes larmes coulent seules.


SONNET XV.

Il se compare au papillon qui va se brûler à la flamme qu’il chérit.

Il y a des animaux au monde dont la vue est si forte, qu’elle résiste même au soleil ; d’autres, parce que la grande lumière les offusque, ne sortent que vers le soir.

Et d’autres, au fol désir, qui espèrent peut-être jouir dans le feu parce qu’il brille, éprouvent son autre vertu, celle qui brûle. Las ! ma place est dans cette dernière catégorie.

Car je ne suis pas assez fort pour supporter la lumière de cette Dame, et je ne sais pas me servir des lieux ténébreux et des heures tardives.

Mais mon destin me pousse à la voir avec les yeux pleins de larmes et malades, et je sais bien que je cours après ce qui me brûle.


SONNET XVI.

Il essaye vainement, à plusieurs reprises, de louer les beautés de sa Dame.

Rougissant parfois, madame, de n’avoir pas fait encore de rimes pour votre beauté, je me rappelle le temps où je vous vis pour la première fois, telle que jamais une autre ne pourra désormais me plaire.

Mais je trouve que c’est un poids trop lourd pour mes bras, et une œuvre que ma lime ne saurait polir. Aussi mon esprit, qui juge sa force, se glace complètement pendant cet essai.

Plusieurs fois déjà j’ai ouvert les lèvres pour parler ; puis la voix est restée au milieu de la gorge ; mais quel son pourrait monter si haut ?

Plusieurs fois j’ai commencé à écrire des vers ; mais la plume, et la main, et l’intelligence sont restées vaincues au premier assaut.


SONNET XVII.

Il montre que son cœur est en danger de mourir, si Laure ne vient pas à son secours.

Mille fois, ô ma douce ennemie, pour avoir la paix avec vos beaux yeux, je vous ai offert mon cœur ; mais il ne vous plaît point de regarder si bas, avec votre esprit altier.

Et si par hasard quelque autre dame espère l’avoir, elle vit dans un espoir débile et trompeur. Mon cœur, parce qu’il dédaigne ce qui vous déplaît, ne peut plus jamais redevenir comme il était.

Or, si je le chasse, et qu’il ne trouve pas dans son douloureux exil quelques secours en vous, comme il ne sait ni rester seul, ni aller où d’autres l’appellent,

Il pourra s’égarer de son chemin naturel, ce qui sera faute grave pour nous deux, et d’autant plus grave pour vous qu’il vous aime davantage.


SIXAIN I.

Il expose son état misérable. Il n’en accuse pas Laure ; il réclame sa pitié et désespère de l’obtenir.

Pour tous les animaux qui vivent sur la terre, excepté quelques-uns qui ont le soleil en haine, il est temps de travailler tant qu’il fait jour ; mais dès que le ciel a allumé ses étoiles, celui-ci, retourne à sa demeure, celui-là s’abrite dans les bois pour avoir du repos au moins jusqu’à l’aube.

Et moi, dès que la belle aube commence à secouer l’ombre d’autour de la terre, réveillant les animaux par tous les bois, je n’ai pas de trêve à mes soupirs tant que brille le soleil ; puis, quand je vois flamboyer les étoiles, je vais pleurant et désirant le jour.

Quand le soir chasse la clarté du jour, et que nos ténèbres font l’aube pour l’autre hémisphère, je regarde, pensif, les cruelles étoiles qui m’ont fait d’un peu de terre sensible, et je maudis le jour où je vis le soleil ; car cette existence me fait ressembler à un homme nourri dans les forêts.

Je ne crois pas qu’ait jamais pâturé par les forêts, de nuit ou de jour, une bête si cruelle que celle pour qui je pleure à l’ombre et au soleil ; et, de l’heure du premier somme à l’aube, je ne suis jamais las de pleurer, car, bien que je sois un corps mortel fait de terre, mon ferme désir vient des étoiles.

Avant que je retourne à vous, brillantes étoiles, ou que je tombe dans l’amoureuse forêt, y laissant mon corps qui deviendra poussière ténue, puissé-je voir en elle quelque pitié ; car en un seul jour elle peut réparer bien des années, et avant que reparaisse l’aube, elle peut m’enrichir dès le coucher du soleil.

Avec elle que ne fussé-je, à partir du moment où le soleil disparaît, et que ne pussions-nous voir autres choses que les étoiles, seulement une nuit ; et que jamais ne vînt l’aube, et qu’elle ne se transformât point en une verte plante pour s’échapper de mes bras, comme le jour où Apollon la poursuivait sur la terre.

Mais je serai sous terre entre de sèches planches, et l’on verra, de jour, le ciel plein d’étoiles serrées, avant que le soleil arrive à une aube si douce.


CANZONE I.

Il a perdu sa liberté et est devenu l’esclave de l’Amour. — Il décrit et déplore cette situation.

Je chanterai — car en chantant la douleur s’apaise — comment au doux temps de ma première jeunesse, qui vit naître presque en herbe la cruelle passion si accrue depuis pour mon malheur, je vécus en liberté tant que je dédaignai d’accueillir Amour en mon sein ; puis je poursuivrai en disant comment Amour se courrouça vivement de ce dédain, et ce qui m’en advint ; en quoi je puis servir d’exemple à bon nombre de gens. Je dirai tout cela, bien que mon dur martyre soit écrit de façon que mille plumes en soient déjà fatiguées, et que dans presque toutes les vallées retentisse le bruit des douloureux soupirs qui témoignent de ma vie misérable. Et si en cela la mémoire ne me vient point en aide, comme d’habitude, mes maux seront sans excuse ainsi que la pensée qui lui donne une angoisse telle qu’elle lui fait oublier tout le reste, et me fait à moi-même oublier ma propre existence ; car cette pensée tient mon âme, et moi je n’ai plus que l’écorce.

Je dis que jusqu’au jour où Amour me livra le premier assaut, de nombreuses années s’étaient écoulées, de façon que j’avais perdu l’aspect juvénil, et tout autour de mon cœur, les pensées graves et sérieuses avaient fait une enveloppe quasi aussi dure que le diamant, qui ne permettait pas à mon humeur farouche de l’adoucir. Les larmes ne baignaient pas encore ma poitrine, et n’interrompaient point mon sommeil ; et ce qui n’existait pas encore en moi me semblait un miracle chez les autres. Hélas ! que suis-je ! que fus-je ? La fin de la vie et le soir de la journée sont seuls à louer. Le cruel dont je parle, voyant que jusqu’alors les atteintes de son dard n’avaient pas dépassé mon vêtement, choisit dans son escorte une puissante dame auprès de laquelle ne m’ont jamais servi ou me servent peu l’esprit, la force, ou demander pardon. Tous deux me transformèrent en ce que je suis, me faisant, d’homme vivant, un laurier vert, qui, même dans la froide saison, ne perd pas son feuillage.

Que devins-je, quand je m’aperçus pour la première fois de la transfiguration de ma personne, et que je vis mes cheveux se changer en ce même feuillage dont j’avais autrefois espéré leur faire une couronne ; quand je sentis les pieds sur lesquels je m’étais jusque-là tenu debout, avec lesquels j’avais marché et couru — selon que chaque membre obéit à l’âme — devenir deux racines sur les ondes non du Pénée, mais d’un fleuve plus impétueux ; mes deux bras se changer en deux rameaux ! Je n’en suis pas moins glacé d’effroi en me souvenant comment je fus ensuite couvert de plumes blanches, alors que je vis mon espoir qui était monté trop haut, foudroyé et tomber mort. Et ne sachant où et quand le retrouver, je restai seul et tout en pleurs là où il me fut enlevé, cherchant jour et nuit deçà delà et jusqu’au milieu des ondes. Et à partir de ce jour jamais, tant qu’elle le put, ma langue ne cessa de se lamenter sur sa perte douloureuse ; d’où je pris la blancheur et la voix d’un cygne.

Ainsi j’allai le long des rives aimées ; car, dans mon désir de parler, je chantais sans cesse, clamant merci d’une voix étrange. Et jamais je ne sus faire résonner les amoureuses plaintes en chants assez doux et assez suaves pour amolir ce cœur âpre et féroce. Combien ce me fut dur à sentir, puisque le seul souvenir m’en est cuisant ! Mais il faut que je dise, sur ma douce et cruelle ennemie, bien plus de choses encore que ce que je viens de dire, bien que ces choses soient telles qu’elles surpassent tout ce qu’on peut entendre. Celle-ci, qui avec son regard dérobe les âmes, m’ouvrit la poitrine et me prit le cœur avec la main, en me disant : ne parle point de cela. Puis je la revis seule, sous un nouvel aspect, et telle que je ne l’avais point connue (ô sens humain !) je lui dis au contraire la vérité, plein de peur ; et elle, reprenant aussitôt son air habituel, me changea hélas ! d’homme que j’étais, en un rocher quasi vivant et épouvanté.

Elle parlait d’un air si courroucé, qu’elle me fit trembler dans la pierre où j’étais, en entendant : Je ne suis pas telle que tu me crois sans doute. Et je me disais à part moi : Si elle me délivre de cette enveloppe de pierre, nulle existence ne me sera ennuyeuse ni triste. Reviens, mon seigneur, me faire pleurer. Je ne sais comment, mais je m’en allai de là, n’accusant personne que moi-même, et je restai tout ce jour moitié vif et moitié mort. Mais comme le temps est court, la plume ne peut suivre de près le bon vouloir ; ce qui fait que je passe bien des choses écrites en mon souvenir, et que je parle seulement de quelques-unes, cause d’étonnement pour qui les écoute. La mort s’était roulée autour de mon cœur, et, en me taisant, je ne pouvais l’arracher de ses mains, ni secourir mes esprits oppressés. Parler de vive voix m’était interdit ; c’est pourquoi je criai avec le papier et l’encre : Je ne suis plus à moi, non ; si je meurs, c’est votre faute !

Je croyais bien ainsi me rendre à ses yeux digne de pardon, d’indigne que j’étais ; et cet espoir m’avait rendu audacieux. Mais tantôt l’humilité éteint l’indignation, tantôt elle l’enflamme ; j’ai su cela depuis, ayant vécu longtemps dans les ténèbres, car à cause de ces prières, ma lumière avait disparu. Et moi, ne retrouvant plus tout autour de moi la trace de son ombre ni même de ses pas, comme un homme qui dort en marchant, je me jetai, un jour, lassé sur l’herbe. Là, accusant le fugitif rayon, je lâchai le frein aux tristes larmes, et je les laissai tomber sur le sol comme il leur plut. Et jamais neige ne disparut au soleil aussi rapidement que je me sentis défaillir tout entier, et changer en fontaine au pied d’un hêtre. Je poursuivis longtemps cet humide voyage. Qui a jamais entendu dire qu’une fontaine naisse d’un homme ? Et pourtant je parle de choses manifestes et certaines.

L’âme que Dieu seul a faite noble — car une telle grâce ne peut venir d’un autre — a retenu quelque chose qui la fait ressembler à son Créateur. Aussi, elle n’est jamais lasse de pardonner à qui vient à merci, avec un cœur et une attitude humbles, queque nombreuses qu’aient été les offenses. Et si, contre sa nature, elle se laisse longtemps prier, elle se modèle sur lui. Et elle le fait pour qu’on s’épouvante de la faute ; car celui-là ne se repent point bien d’une faute, qui s’apprête à en commettre une autre. Quand ma Dame, émue de pitié, daigna me regarder, elle vit et elle reconnut que la peine avait été égale à la faute ; bénigne, elle me remit en mon premier état. Mais il n’y a rien au monde en qui l’homme sage doive se fier ; car, malgré mes prières, elle me changea les nerfs et les os en dure pierre, et je restai une voix dépouillée de ses anciens membres, appelant la mort et ma Dame seule par son nom.

Esprit douloureux, errant — je m’en souviens — par les cavernes désertes et étrangères, je pleurai pendant de nombreuses années mon audace effrénée. Mais ensuite ce mal prit encore fin et je revins dans mes membres terrestres pour y ressentir, je crois, une douleur encore plus grande. Je poursuivais si avant mon désir, qu’un jour je me mis à chasser, comme j’en avais l’habitude ; et je vis, cette belle et cruelle bête qui se tenait toute nue dans une source, à l’heure où le soleil ardait le plus fort. Moi qu’aucune autre vue ne saurait satisfaire, je m’arrêtai à la regarder, ce dont elle eut vergogne. Et, soit pour se venger, soit pour se cacher, elle me jeta de l’eau au visage avec ses mains. Je vais dire une chose vraie, et qui semblera peut-être un mensonge : je me sentis dépouillé de ma figure, et je fus sur-le-champ transformé en cerf solitaire et errant de forêt en forêt, fuyant jusqu’à mes propres chiens.

Chanson, je ne fus jamais cette nuée d’or qui tomba ensuite en pluie précieuse, et qui éteignit en partie le feu de Jupiter ; mais je fus bien la flamme qu’un beau regard allume ; et je fus l’oiseau qui s’élève le plus haut dans l’air, élevant avec moi celle que j’honore dans mes chants. Mais quelles qu’aient été mes métamorphoses, je n’ai jamais quitté le Laurier dans lequel je fus transformé tout d’abord, car sa douce ombre chasse de mon cœur tout autre plaisir moins beau.

CANZONE II.

Après avoir loué les beautés de Laure, il se demande s’il doit ou non cesser de l’aimer.

Jusqu’à présent, jamais vêtements de couleur claire, rouge, sombre ou éclatante ne furent endossés, jamais cheveux d’or ne furent tordus en une blonde tresse par une dame aussi belle que celle qui m’a privé de tout arbitre, et qui m’entraîne après elle hors du chemin de la liberté, de façon que je ne supporte aucun autre joug même plus léger.

Et si pourtant mon âme se hasarde parfois à se plaindre, alors que le bon sens vient à lui manquer et que sa douleur lui fait craindre de perdre la vie, Laure lui apparaît soudain et lui fait oublier son désir effréné ; car cette vue m’enlève du cœur toute folle idée, et change toute mon indignation en douceur.

De tout ce que j’ai souffert jusqu’ici par amour, et de ce que j’ai encore à souffrir jusqu’à ce que mon cœur soit guéri par celle-là même, rebelle à la merci, qui l’a mordu et l’énamoure, j’aurai vengeance, pourvu seulement que, par orgueil et par colère, en présence de mon humilité, elle ne tienne pas fermé à clef le beau passage par lequel je suis venu à elle.

Mais la première cause de cette existence douloureuse pour moi, ce fut l’heure et le jour où je jetai les yeux sur ces beaux yeux noirs et ce beau visage blanc qui me chassèrent de mon propre cœur où Amour courut se loger ; ce fut, d’autre part, cette dame en qui notre époque se contemple, et que peuvent voir sans en être effrayés ceux-là seuls qui sont de plomb ou de bois.

Donc, aucune des larmes que j’ai versées à cause de ces traits qui, dans mon flanc gauche, ont baigné de sang mon cœur qui s’en est aperçu le premier, aucune de ces larmes ne me détourne de ma volonté d’aimer cette dame, car la condamnation est tombée sur cette partie de mon être qui l’a méritée. Mon âme soupire pour elle ; et il est bien juste que mes larmes lavent les plaies qu’elle m’a faites.

Mes pensers sont devenus étrangers à moi-même. Ainsi, jadis, pris de la même fatigue que moi, le glaive aimé se tourna contre lui-même. Pourtant, je ne prie pas ma Dame de me rendre ma liberté, car toutes les autres routes sont moins droites pour aller au ciel que celle que je suis, et certainement on ne peut aspirer au glorieux royaume sur un navire plus sûr.

Bénignes étoiles que celles qui furent les compagnes du fortuné flanc, quand le bel enfantement se révéla au monde d’ici-bas ! Car Laure est une étoile sur la terre, et, comme la feuille sur le laurier, elle conserve dans toute sa verdeur le don précieux de l’honnêteté ; la foudre ne saurait l’atteindre, et jamais vent mauvais ne la moleste.

Je sais bien qu’à vouloir enfermer ses louanges dans des vers, se fatiguerait quiconque aurait la plus digne main pour écrire. En quelle chambre de mémoire peut être réuni autant de mérite, autant de beauté qu’on en voit en regardant ces yeux siège de toute vertu, douce clef de mon cœur ?

Madame, dans tout le cours du soleil, Amour n’a pas de plus cher gage que vous.


SIXAIN II.

Bien qu’il désespère de voir Laure s’attendrir, il proteste qu’il l’aimera jusqu’à la mort.

Je vis sous un vert laurier une jeune dame, plus blanche et plus froide que la neige qui n’a pas été frappée par les rayons du soleil pendant de nombreuses années. Et son parler, et son beau visage, et sa chevelure me plurent tellement, que je les ai et que je les aurai toujours devant les yeux, où que je sois, sur les monts, ou dans la plaine.

Mes désirs seront alors venus à bonne fin quand on ne trouvera plus une feuille verte au laurier ; quand mon cœur sera en paix, quand mes yeux seront séchés, nous verrons le feu se glacer et la neige brûler. Je n’ai pas autant de cheveux dans ma chevelure, que je consentirais à attendre d’années ce beau jour.

Mais comme le temps vole et que les années fuient, de sorte qu’on arrive également à la mort, avec les cheveux noirs ou blancs, je suivrai l’ombre de ce doux laurier par le plus ardent soleil et par la neige, jusqu’à ce que mon dernier jour ferme mes yeux.

Jamais ne furent vus d’aussi beaux yeux, ni dans notre âge, ni aux âges précédents ; ils me dévorent comme le soleil dévore la neige. De là découle un ruisseau de larmes, qu’Amour conduit au pied du dur Laurier dont les branches sont de diamant et le feuillage d’or.

Je crains de changer de visage et de cheveux avant que mon idole sculptée en laurier vif ne m’ait montré ses yeux adoucis par une vraie pitié ; car, si je ne me trompe point dans mon compte, il y a sept ans aujourd’hui que je vais soupirant de rive en rive, la nuit et le jour, par la chaleur et par la neige.

Cependant, feu au dedans et au dehors blanche neige, j’irai sur chaque rive, toujours pleurant, avec d’autres cheveux mais avec les mêmes pensées, afin de faire naître peut-être quelque pitié dans les yeux de celle qui vivra dans mille ans, si un laurier bien cultivé peut vivre aussi longtemps.

Les blonds cheveux voisins des yeux qui conduisent mes années à une fin si prompte, effacent l’éclat de l’or et des topazes au soleil sur la neige.


SONNET XVIII.

Laure, après sa mort, occupera certainement le siège le plus élevé dans la gloire céleste.

Cette âme gentille qui s’en va, appelée avant le temps à l’autre vie, si elle est récompensée là-haut autant qu’elle doit l’être, occupera la plus béate partie du ciel.

Si elle reste entre la troisième étoile et Mars, la lumière du soleil en sera décolorée, alors que les âmes bienheureuses, pour voir son infinie beauté, se grouperont autour d’elle.

Si elle se pose sous la quatrième étoile, chacune des trois premières sera moins belle, et elle seule aura réputation et renom.

Elle n’habiterait pas au cinquième giron ; mais si elle vole plus haut, je suis bien persuadé qu’avec Jupiter seront vaincues toutes les autres étoiles.


SONNET XIX.

Il n’attend aucun soulagement, ni aucune désillusion de son amour. Il n’espère que dans la mort.

Plus je m’approche du jour suprême qui termine l’humaine misère, plus je vois le temps marcher rapide et léger, et mon espoir en lui devenir trompeur et sans effet.

Je dis à mes pensers : nous n’irons plus beaucoup désormais, parlant d’amour, car il détruit mon corps terrestre comme une froide neige ; ainsi nous aurons la paix.

Car avec lui tombera cette espérance qui nous fait depuis si longtemps nous occuper de choses vaines, et le rire et les pleurs, et la peur et la colère.

Ainsi nous verrons ensuite clairement comme souvent on marche au milieu des choses incertaines, et comme souvent on soupire en vain.


SONNET XX.

Laure malade lui apparaît en songe, et lui affirme qu’elle vit encore.

Déjà l’amoureuse étoile flamboyait à l’Orient, et l’autre que Junon rend d’ordinaire jalouse, déroulait au septentrion ses rayons, brillante et belle ;

La pauvre vieille, sans ceinture et déchaussée, s’était levée pour filer et avait rallumé le feu ; les amants se sentaient aiguillonnés par l’heure qui d’ordinaire les invite à pleurer ;

Quand celle qui est mon espoir, déjà près de sa fin, se présenta à mon esprit, mais non par la voie accoutumée, car le sommeil la tenait fermée et la douleur l’avait humectée.

Qu’elle était changée, hélas ! de ce qu’elle était auparavant ! Et elle semblait dire : pourquoi perds-tu courage ? Voir ces yeux, ne t’est pas encore enlevé.

SONNET XXI.

Il compare sa Dame à un laurier, et il prie Apollon de le préserver de la tempête.

Apollon, si le beau désir qui t’enflammait aux rives thessaliennes vit encore, et si, les années se déroulant, tu n’as pas déjà mis en oubli la blonde chevelure aimée.

Du gel stérile et de la saison âpre et mauvaise, qui dure tout le temps que ton visage se cache, défends désormais le feuillage glorieux et sacré où, toi d’abord, et moi ensuite, nous fûmes englués.

Et par la vertu de l’amoureux espoir qui te soutint dans la vie acerbe, débarrasse l’air de ces vapeurs.

Alors nous verrons ensuite, par miracle, notre Dame s’asseoir sur l’herbe, et se faire à elle-même un ombrage de ses bras.


SONNET XXII.

Il vit solitaire et fuit tout le monde ; mais Amour est toujours avec lui.

Seul et pensif, je vais mesurant les plus désertes campagnes, à pas tardifs et lents ; et mes yeux sont uniquement préoccupés de rechercher, pour les fuir, les lieux où le sable porte l’empreinte de vestiges humains.

Je ne trouve pas d’autre défense pour éviter que les gens ne s’aperçoivent de mon état ; car dans l’air joyeux que j’affiche au dehors, on lit combien je brûle au dedans.

De sorte que je crois désormais que les monts et les plaines, les fleuves et les forêts, savent quelle est ma vie, qui est cachée à autrui.

Mais pourtant, je ne sais pas chercher des voies si rudes et si sauvages, qu’Amour ne vienne toujours raisonner avec moi, et moi avec lui.

SONNET XXIII.

Il reconnaît que la mort ne peut pas le tirer d’angoisse ; néanmoins, dans sa lassitude, il l’appelle.

Si je croyais pouvoir me délivrer par la mort de l’amoureux penser qui me terrasse, j’aurais déjà, de mes propres mains, mis en terre ces membres importuns et ce fardeau.

Mais comme je crains que mourir ne soit autre chose que passer d’une plainte à une autre, et d’une souffrance à une souffrance nouvelle, je reste suspendu, hélas ! entre ce passage qui me serre ainsi et le trépas.

Il serait bien temps désormais que l’impitoyable corde décochât la dernière flèche, déjà teinte et trempée du sang d’autrui.

Et j’en conjure Amour et cette sourde qui m’a laissé tout marqué de sa pâleur, et qui ne se souvient pas de m’appeler à elle.


CANZONE III.

Chagriné d’être loin de Laure, il brûle du désir de la revoir.

Si débile est le fil où s’attache ma vie pénible, que si personne ne lui vient en aide, elle sera bientôt au terme de son cours ; car depuis l’impitoyable séparation d’avec mon doux bien que j’ai dû subir, un seul espoir a été jusqu’ici la raison pour laquelle je vis, disant : puisque tu es privée de la vue aimée, conserve-toi, âme attristée ; qui sait si tu ne reviendras pas encore à des temps meilleurs et à de plus heureux jours ? Ou si le bien perdu ne se recouvre jamais ? Cet espoir m’a soutenu un temps ; or, il vient à me manquer, et je vieillis trop avec lui.

Le temps passe, et les heures sont si promptes à fournir leur voyage, que je n’ai pas assez de loisir pour penser seulement avec quelle rapidité je cours à la mort. À peine un rayon de soleil a-t-il surgi à l’orient, que tu le verras arrivé aux monts qui sont à l’autre bout de l’horizon, par des chemins longs et tortueux. Les vies sont si courtes, si lourds et si fragiles sont les corps des hommes mortels, que lorsque je me vois si séparé de ce beau visage, ne pouvant avec mon désir déployer les ailes, mon confort habituel me sert de peu, et je ne sais combien de temps je pourrai vivre en cet état.

Tout lieu m’attriste où je ne vois pas ces beaux yeux suaves qui ont emporté les clefs de mes doux pensers, jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu. Et pour que le dur exil me soit encore plus pénible, si je dors, si je marche ou si je repose, je ne demande jamais autre chose, et tout ce que j’ai vu depuis eux, me déplaît. Combien de montagnes, combien d’eaux, combien de mers et de fleuves me cachent ces deux flambeaux qui ont changé mes ténèbres quasi en une belle clarté de midi, afin que le souvenir m’en soit plus cruel, et que la vie âpre et ennuyeuse que je mène présentement me fasse sentir combien ma vie était alors joyeuse !

Hélas ! si parler d’elle redouble cet ardent désir qui naquit le jour où je laissai derrière moi la meilleure partie de moi-même, et si Amour s’en va par un long oubli, qui me pousse ainsi vers l’appât dont s’accroît ma douleur ? Et pourquoi, auparavant, n’essayé-je pas, en me taisant, de me pétrifier ? Certes, le cristal ni le verre n’ont jamais laissé voir au dehors une couleur étrangère, enfermée en eux, plus clairement que l’âme désolée ne montre nos pensées et la douceur cruelle cachée dans le cœur, au moyen des yeux qui, toujours avides de pleurer, ne font jour et nuit que chercher chose qui les satisfasse.

Étrange plaisir qui se trouve souvent dans l’esprit des humains, d’aimer toute chose nouvelle qui leur attire une plus grande foule de soupirs ! Et moi je suis un de ceux qui aiment à pleurer. Et il paraît bien que je m’étudie à ce que mes yeux soient imprégnés de larmes, comme mon cœur de douleur. Et parce que parler des beaux yeux de Laure me pousse à pleurer — et il n’y a chose au monde qui me touche à ce point, ou que je ressente si profondément — je reviens le plus souvent à ce qui est pour moi une plus large source de chagrin, et, par mon cœur, sont ainsi punis les deux yeux qui, sur le chemin d’Amour, furent mes guides.

Les tresses d’or qui devraient faire aller le soleil plein d’une immense jalousie ; et le beau regard serein, où les rayons d’amour sont si chauds qu’ils me font mourir avant le temps ; et les accortes paroles, si rares au monde et sous le soleil, dont elle me fit gracieusement largesse, tout cela m’est enlevé. Et je pardonne plus facilement toute autre offense, que de me voir refusé ce doux et angélique salut qui avait coutume d’élever mon cœur à la vertu, en allumant son désir. De sorte que je ne pense pas entendre jamais rien qui m’induise à autre chose qu’à pousser des gémissements.

Et pour que je pleure avec encore plus de charme, ces lieux alpestres et sauvages me cachent les blanches mains délicates, et les beaux bras, et les gestes suavement altiers, et les doux dédains altièrement humbles, et la belle et jeune poitrine, siège d’une haute intelligence. Et je ne sais si j’espère la voir avant que je meure. Pourtant, de temps en temps, surgit quelque espoir, mais il ne reste pas ; il retombe soudain et me confirme dans la crainte que je ne reverrai jamais celle que le ciel honore, en qui résident honneur et courtoisie, et avec laquelle je prie le ciel de me faire vivre.

Chanson, si dans son doux séjour, tu vois notre Dame, j’espère bien que tu crois qu’elle te tendra la belle main dont je suis si éloigné. Ne la touche pas ; mais, humblement prosternée à ses pieds, dis-lui que j’irai la rejoindre aussitôt que je pourrai, soit pur esprit, soit homme de chair et d’os.


SONNET XXIV.

Il se plaint du voile de Laure qui lui ôte la vue de ses beaux yeux.

Orso, il n’y eut jamais de fleuves, de marais, de mer où se jettent toutes les rivières, de murailles ou de montagne, d’ombre projetée par les ramures, de neige qui voile le ciel et inonde la terre,

Ni d’autre obstacle parmi ceux qui obstruent le plus la vue humaine, dont je me sois plaint autant que du voile qui cache deux beaux yeux, et qui semble dire : or, consume-toi et pleure.

De même ces yeux, qui ont éteint toute ma joie, quand ils s’inclinent à terre soit par humilité, soit par orgueil, seront cause qu’avant le temps je mourrai.

Je me plains aussi d’une blanche main qui a sans cesse été prompte à me causer de l’ennui, et a toujours été un écueil pour mes yeux.


SONNET XXV.

Blâmé d’avoir tant tardé à visiter Laure, il s’en excuse.

Je crains tellement l’assaut des beaux yeux dans lesquels Amour réside ainsi que ma mort, que je les fuis comme l’enfant fuit la verge ; et il y a longtemps que j’ai pris mon premier élan.

Désormais, il n’est pas de lieu élevé et pénible à atteindre, où je ne veuille monter, pour ne point rencontrer ceux qui m’ont enlevé l’usage de mes sens, me laissant, d’ordinaire, froid comme un marbre.

Donc, si j’ai tardé à venir vous voir, c’est pour ne point me rapprocher de qui me fait mourir ; ma faute n’est peut-être pas indigne d’excuse.

Je dis plus : être réuni à ce que tout homme fuit, et avoir chassé de mon cœur tant de crainte, n’a pas été un faible gage de ma foi.


SONNET XXVI.

Quand Laure s’en va, le ciel s’obscurcit soudain, et les étoiles surgissent.

Quand l’arbre qu’aima jadis Phébus en un corps humain, quitte la place qui lui est propre, Vulcain souffle et sue à l’ouvrage pour raviver les âpres flèches de Jupiter ;

Lequel tonne, neige ou pleut, sans plus avoir égard à César qu’à Jean. La terre se plaint, et le soleil se tient loin de nous, car il voit ailleurs sa chère amante.

Alors Saturne et Mars, ces cruelles étoiles, redoublent d’éclat ; le tumultueux Orion brise aux rochers gouvernail et cordages.

Éole, courroucé, se fait sentir à Neptune, à Junon et à nous, dès qu’est parti le beau visage des anges attendu.


SONNET XXVII.

Au retour de Laure, le ciel se rassérène, et le calme renaît.

Mais quand le doux rire, humble et tranquille, ne cache plus ses merveilleuses beautés, le très antique forgeron sicilien met en vain les bras à la forge ;

Car les armes trempées à toute épreuve dans le Mongibello, tombent des mains de Jupiter ; et il semble que sa sœur se renouvelle peu à peu sous le beau regard d’Apollon.

Du rivage occidental se meut un souffle qui fait naviguer en sûreté le navire, sans qu’il soit besoin de l’art du pilote, et qui réveille les fleurs, parmi les herbes, dans tous les prés.

Les étoiles malignes fuient de toutes parts, dispersées par le beau visage inspirant l’amour, pour lequel de nombreuses larmes ont déjà été répandues.


SONNET XXVIII.

Pendant tout le temps que Laure est absente, le ciel reste troublé et obscur.

Le fils de Latone avait déjà neuf fois regardé du haut du balcon céleste, pour chercher celle qui lui fit longtemps pousser en vain ses soupirs et qui en fait maintenant pousser aux autres.

Quand, las d’avoir cherché, il ne put savoir où elle s’était arrêtée, si elle était près ou loin, il se montra à nous, comme un homme insensé de douleur, qui n’a pas retrouvé la chose tendrement aimée.

Et triste ainsi, se tenant à l’écart, il ne vit pas revenir le visage qui, si je vis, sera célébré dans plus de mille écrits.

Et la pitié avait tellement changé ce même visage, que les beaux yeux pleuraient tous les deux à la fois. C’est pourquoi l’air resta dans son premier état.


SONNET XXIX.

Il y en a qui ont pleuré sur leurs ennemis, mais Laure ne daigne pas seulement lui accorder une larme.

Celui qui, en Thessalie, eut les mains si promptes à les rougir du sang des citoyens, pleura mort le mari de sa fille, qu’il reconnut aux traits de sa figure.

Et le pasteur qui fendit le front de Goliath, pleura sa famille rebelle, et versa des larmes sur le bon Saül, ce dont la funeste montagne eut fort à se plaindre.

Mais vous, que jamais la pitié ne fait pâlir, et qui avez toujours des remparts tout prêts contre les flèches qu’Amour décoche en vain,

Vous me voyez déchiré de mille morts, et pourtant pas une larme n’est encore descendue de vos beaux yeux, mais bien le dédain et la colère.


SONNET XXX.

C’est le miroir de Laure qui lui fait souffrir le dur exil de ses yeux.

Mon rival, dans lequel vous avez coutume de voir vos yeux qu’Amour et le ciel honorent, vous séduit par des beautés qui ne sont pas siennes, et d’une suavité et d’une douceur plus qu’humaine.

Par son conseil, ma Dame, vous m’avez chassé hors du doux abri de votre cœur. Malheureux exilé ! bien que je ne sois pas digne d’habiter dans ce cœur où vous vivez seule.

Mais puisque j’y étais fixé par de solides clous, votre miroir, pour vous plaire à vous seule, ne devait pas vous rendre, à mon grand dam, dure et superbe pour moi.

Certes, s’il vous souvient de Narcisse, votre façon d’agir et la sienne mènent au même but, bien que l’herbe soit indigne d’une si belle fleur.


SONNET XXXI.

Il se met en colère contre les miroirs, parce qu’ils lui conseillent de l’oublier.

L’or et les perles, et les fleurs vermeilles et blanches, que l’hiver devrait faner et dessécher, sont pour moi acérées et vénéneuses épines, que j’endure dans la poitrine et dans les flancs.

Par là, mes jours se passent dans les pleurs et seront abrégés ; car il arrive rarement qu’une grande douleur soit cause qu’on vive vieux. Mais j’en accuse encore plus les miroirs meurtriers que vous avez lassés à force de vous y courtiser vous-même.

Ce sont eux qui imposèrent silence à mon seigneur lequel vous priait en ma faveur ; il s’est tu, en voyant finir en vous votre désir.

Ils ont été fabriqués sur les ondes de l’abîme infernal, et trempés dans le fleuve de l’éternel oubli. C’est de là que naquit le principe de ma mort.


SONNET XXXII.

Il n’ose regarder les yeux de Laure, mais son ardent désir lui en donne le courage.

Je sentais au dedans de mon cœur défaillir les esprits qui de vous reçoivent la vie ; et comme naturellement tout être sur terre lutte contre la mort,

Je laissai le champ libre au désir que je tiens habituellement si restreint, et je le lançai sur la voie quasi oubliée ; car bien que, jour et nuit, il m’invite à l’y suivre, je le mène ailleurs, contre son gré.

Et il m’amena, honteux et timide, à revoir les beaux yeux que j’évite soigneusement, pour ne pas les courroucer.

Je vivrai désormais pendant quelque temps encore, car un seul de vos regards a un tel pouvoir sur ma vie. Et puis, je mourrai, si je ne cède pas à mon désir de vous voir encore.


SONNET XXXIII.

Résolu à faire connaître ses souffrances à Laure, il devient muet, dès qu’il est devant elle.

Puisque jamais feu n’a été éteint par le feu ; puisque jamais fleuve n’a été mis à sec par la pluie, mais que toujours une chose est augmentée par une chose semblable, et que souvent aussi une chose contraire en accroît une autre,

Pourquoi, Amour, toi qui gouvernes nos pensées, toi sur qui s’appuie une âme en deux corps, pourquoi fais-tu d’une manière inaccoutumée que, dans cette âme, les désirs soient moins intenses, à cause de leur véhémence même ?

Peut-être, comme le Nil, tombant de haut, assourdit tous les voisins d’alentour par son grand fracas, et comme le soleil aveugle qui le regarde fixement,

Ainsi le désir, qui ne s’accorde pas avec lui-même, va perdant de sa force par son impétuosité à courir vers son propre objet ; et, pour trop éperonner, on retarde la fuite.


SONNET XXXIV.

En présence de Laure, il ne peut plus parler, ni pleurer, ni soupirer.

Quoique je t’aie, autant que j’ai pu, gardée de mensonge, et honorée constamment, ô langue ingrate, tu ne m’as cependant pas encore fait honneur, mais tu as au contraire attiré sur moi l’ire et la vergogne.

Car, plus j’ai besoin de ton aide pour demander merci, plus tu restes froide ; et si tu profères quelques paroles, elles sont imparfaites et comme d’un homme qui rêve.

Tristes larmes, vous aussi vous me tenez toutes les nuits compagnie, alors que je voudrais être seul ; puis vous fuyez en présence de celle qui est ma paix.

Et vous, si prompts à me remplir d’angoisse et de douleur, soupirs, vous vous traînez alors lents et entrecoupés. Seul mon visage ne cesse d’exprimer l’état de mon cœur.


CANZONE IV.

Tous les êtres se reposent après leurs travaux, et lui n’a jamais de repos.

À l’heure où le soleil, dans sa course rapide, décline à l’occident, et que notre jour vole vers des peuples qui l’attendent peut-être par là-bas, lasse, la pauvre vieille voyageuse, se voyant seule en lointain pays, redouble ses pas et presse de plus en plus sa marche. Et puis toujours seule, à la fin de sa journée, elle est parfois soulagée par quelque court repos, dans lequel elle oublie les ennuis et les malheurs de sa vie passée. Mais hélas ! toutes les douleurs que le jour m’amène, s’accroissent alors que l’éternelle lumière est près de nous quitter.

Quand le soleil meut ses roues enflammées, pour faire place à la nuit, alors que l’ombre plus grande descend des hautes montagnes, l’avare laboureur ramasse ses instruments de travail, et, par ses chants et ses mélodies rustiques, chasse de son sein toute fatigue. Puis il charge sa table de mets misérables, semblables à ces glands que tout le monde honore en les fuyant. Mais se repose de temps en temps quiconque voudra ; pour moi, je n’ai pas encore eu une heure, je ne dirai pas de joie, mais de repos, quels que soient les mouvements du ciel et de notre planète.

Quand le berger voit les rayons de la grande planète tomber à l’endroit où il se repose pendant la nuit, et les pays d’orient s’obscurcir, il se dresse sur ses pieds, et avec sa houlette habituelle, quittant les pâturages, les fontaines et les bois, il ramène doucement son troupeau. Puis, loin des hommes, il jonche sa cabane ou quelque caverne de verts feuillages, s’y couche et y dort sans souci. Ah ! cruel Amour, c’est alors que tu me forces à poursuivre avec plus d’ardeur une bête sauvage que je ne puis atteindre, car elle se dérobe et fuit.

Et les navigateurs, au fond de quelque golfe abrité, quand le soleil se cache, jettent leurs membres fatigués sur la dure planche et sous leurs habits grossiers. Mais moi, bien que le soleil se plonge au milieu des flots, et laisse l’Espagne derrière ses épaules, ainsi que Grenade, le Maroc et les Colonnes d’Hercule ; et bien que, hommes, femmes, animaux, et le monde entier se reposent de leurs peines, je ne vois pas finir mon obstiné souci ; et je me plains que chaque jour apporte quelque accroissement à mes maux ; car voilà bien près de dix ans déjà que je ne fais que croître en ce désir, et je ne puis deviner qui m’en délivrera.

Et, puisque je me soulage un peu à parler, je vois, le soir, les bœufs déliés revenir des champs et des coteaux labourés. Et moi, pourquoi mes soupirs, pourquoi mon joug si pesant, ne me sont-ils pas enlevés pendant quelque temps ? Pourquoi, jour et nuit, mes yeux sont-ils mouillés ? Malheureux ! qu’as-tu voulu, quand, pour la première fois, tu les tins fixés sur le beau visage pour le graver, par l’imagination, en un endroit d’où, par force ou par artifice, on ne l’effacera jamais, jusqu’à ce que cet endroit devienne la proie de celle à qui tout revient ? Et je ne sais même pas bien encore à quel point je puis croire en elle.

Chanson, si avoir été avec moi du matin au soir t’a faite du même esprit que moi, tu ne voudras te montrer nulle part ; et tu te soucieras si peu des éloges d’autrui, qu’il te suffira d’aller de montagne en montagne, songeant à l’état où m’a réduit le feu de cette pierre vivante sur laquelle je m’appuie.


SONNET XXXV.

Il souhaite d’être changé en rocher, plutôt que de vivre au milieu de tant d’ennuis.

Pour peu que la lumière qui les éblouit de loin se fût un peu plus approchée de mes yeux, j’aurais entièrement changé de forme, comme elle-même se vit changer en Thessalie.

Et si je ne puis pas me transformer en elle plus que je ne suis déjà — non que cela me vaille merci — je serais du moins à présent une statue à l’attitude pensive, de la plus dure pierre qui se puisse entailler,

De diamant, de beau marbre blanc, ou de jaspe, que peut-être dans sa frayeur le vulgaire avare et sot serait ensuite venu prier.

Et je serais délivré du joug pesant et rude qui fait que je porte envie à ce vieillard fatigué, dont les épaules couvrent le Maroc de leur ombre.


MADRIGAL I.

Rien qu’à la voir laver un voile, il a été tout ému.

Diane ne plut pas davantage à son amant quand, par semblable aventure, il la vit toute nue au milieu des eaux fraîches, qu’à moi la cruelle et sauvage pastourelle occupée à laver un joli petit voile qui protège contre l’air sa charmante et blonde chevelure. Cela fut si fort, que maintenant même où le ciel est brûlant, je tremble tout entier d’un amoureux frisson.

MADRIGAL II.

Il décrit un voyage d’amour qu’il avait entrepris. Les dangers l’ont arrêté et il est revenu sur ses pas.

Parce qu’elle portait sur son visage les insignes d’Amour, une voyageuse émut mon cœur léger, car toute autre me paraissait moins digne d’honneur.

En la suivant à travers les vertes prairies, j’entendis une voix claire dire de loin : ah ! que de pas tu perds dans la forêt !

Alors, je me retirai à l’ombre d’un beau hêtre, tout pensif ; et, regardant autour de moi, je vis combien mon voyage était périlleux, et je revins sur mes pas, à moitié du jour.


BALLADE III.

Il se croyait délivré de l’Amour, et il voit qu’il en est plus que jamais esclave.

Ce feu que je croyais éteint par la froide saison et par l’âge moins froid, renouvelle en mon âme sa flamme et mon martyre.

À ce que je vois, ses étincelles n’avaient jamais été entièrement éteintes, mais seulement un peu recouvertes ; et je crains que ma seconde erreur ne soit pire que la première.

Grâce aux larmes que je répands par milliers, il faut que ma douleur s’échappe, par les yeux, de mon cœur qui contient lesdites étincelles et qui les nourrit ; mais cette douleur n’est pas seulement ce qu’elle était auparavant, car elle me semble avoir augmenté.

Ce feu, les larmes que versent sans cesse mes tristes yeux, n’auraient-elles pas dû déjà l’éteindre et l’anéantir ? Amour — bien que je m’en sois aperçu trop tard — veut que je me consume entre deux choses contraires, et il tend ses lacs de tant de façons, qu’au moment où j’ai le plus espoir d’en débarrasser mon cœur, plus il m’englue dans ce beau visage.


SONNET XXXVI.

Trahi, désillusionné sur les promesses de l’Amour, il mène une vie plus douloureuse qu’avant.

Si, grâce à l’aveugle désir qui me ronge le cœur, je ne me trompe pas moi-même en comptant les heures, maintenant, pendant que je parle, finit le moment où vous m’aviez promis de m’accorder merci.

Quelle est l’ombre assez cruelle pour étouffer la semence qui était si près de produire le fruit désiré ? Quelle bête cruelle rugit dans ma bergerie ? Entre l’épi mûr et la main quel mur est dressé ?

Hélas ! je ne sais ; mais je vois bien que, pour me rendre la vie plus douloureuse, Amour m’induisit en si joyeux espoir.

Et maintenant, je me souviens de ce que j’ai lu : avant l’heure du départ suprême, l’homme ne peut se dire heureux.


SONNET XXXVII.

Amour est trop amer pour lui ; il ne peut plus goûter sa douceur.

Mes bonheurs sont tardifs et paresseux à venir ; l’espoir est incertain, et le désir monte et s’accroît ; aussi la fatigue et l’attente me pèsent également ; mais, pour s’en aller, mes bonheurs sont plus agiles que le tigre.

Hélas ! les neiges deviendront tièdes et noires, la mer sera sans ondes, les poissons vivront sur les Alpes, et le Soleil remontera vers les lieux où l’Euphrate et le Tibre coulent d’une même source,

Avant que je trouve en cela paix ou trêve, ou avant qu’Amour et ma Dame n’en usent autrement, lesquels sont, à tort, conjurés contre moi.

Et si jamais je goûte quelque douceur, ce sera après tant d’amertumes, que, l’ayant en dédain, je n’en pourrai savourer le goût. Jamais je n’eus d’eux d’autres faveurs.


BALLADE IV.

Il veut l’aimer toujours, même quand il ne devrait plus voir ses yeux ni ses cheveux.

Quoique, par la faute d’une autre, je sois privé de la vue de ce qui m’a poussé tout d’abord à aimer, je n’abandonne pas ma ferme résolution.

Dans les cheveux dorés de Laure, Amour a caché le lien dont il m’étreint ; et de ses beaux yeux sort le froid glacial qui m’est entré dans le cœur par la force d’une splendeur soudaine, et qui enlève encore à mon âme tout autre désir, car elle se souvient de cela seul.

Puis la douce vue de ces blonds cheveux m’a été hélas ! ravie, et le mouvement de ses deux yeux, honnêtes et belles lumières, m’a contristé par leur fuite ; mais comme par une belle mort on acquiert de la gloire, que je meure ou que je souffre, je ne veux pas qu’Amour me délivre d’un pareil lien.


SONNET XXXVIII.

Qu’il n’ait plus de privilège, ce laurier qui, de doux et favorable, est devenu sans pitié pour lui.

Le gentil arbuste que j’aimai si fort pendant de longues années, alors que ses beaux rameaux ne m’avaient point en mépris, faisait fleurir à son ombre mon faible génie, et le faisait croître dans les tourments.

Depuis que, à l’abri de telles erreurs, j’ai vu cet arbre, de favorable qu’il était, devenir sans pitié, j’ai tourné toutes mes pensées vers un seul point, car elles parlent toujours de leurs tristes dams.

Que pourrait dire celui qu’Amour fait soupirer, si mes nouvelles rimes lui avaient donné une autre espérance, et s’il perdait cette espérance par la faute de ce même arbre ?

Que le poète n’en cueille jamais une branche ; que Jupiter lui enlève son privilège ; et qu’il devienne si odieux au Soleil, que celui-ci dessèche toutes ses vertes feuilles.


SONNET XXXIX.

Il bénit tout ce qui a favorisé son amour pour Laure.

Béni soit le jour, et le mois, et l’année, et la saison, et le moment, et l’heure, et le beau pays, et l’endroit où je fus rencontré des deux beaux yeux qui m’ont lié.

Et bénie soit la douce angoisse que j’éprouvai la première fois que je me sentis uni avec Amour ; bénis l’arc et les flèches dont je fus frappé, et les blessures qui m’atteignent jusqu’au cœur.

Bénies soient toutes les chansons que j’ai éparpillées en proclamant le nom de ma Dame ; et mes soupirs, et mes larmes, et mes désirs !

Et bénis soient tous les écrits où je lui ai fait une renommée, et mes pensers qui n’ont pas d’autre objet qu’elle !


SONNET XL.

S’étant aperçu de ses folies, il prie Dieu de le faire revenir à une vie meilleure.

Père du ciel, après les jours perdus, après les nuits passées le plus souvent à suivre ce farouche désir qui s’est allumé dans mon cœur pour avoir contemplé les grâces de Laure, si belles pour mon malheur,

Qu’il te plaise désormais de faire que, par ta lumière, je revienne à mon autre vie et à de plus belles entreprises ; de façon qu’ayant tendu ses lacs en vain, mon dur adversaire en reste tout confus.

Voici, mon Seigneur, que finit la onzième année depuis que je me suis soumis à cet impitoyable joug, d’autant plus dur qu’il a à faire des sujets plus soumis.

Aie pitié de mon martyre immérité ; remets mes pensées désordonnées en un meilleur chemin, et fais-les souvenir que c’est en un jour comme aujourd’hui que tu fus mis en croix.


BALLADE V.

Il démontre que sa vie est dans les mains de Laure.

En jetant les yeux sur ma pâleur nouvelle, qui rappelle aux gens l’image de la mort, vous avez été émue de pitié ; et, me saluant doucement, vous avez conservé la vie à mon cœur.

La frêle vie qui est encore en moi, fut un don manifeste de vos beaux yeux et de votre voix angélique et suave. Je reconnais que c’est à eux que je dois l’état où je suis ; c’est eux qui, comme l’animal se réveille aux coups de verge, ont réveillé en moi mon âme appesantie. Vous avez en mains, Madame, l’une et l’autre clef de mon cœur, et je suis content de cela, prêt à naviguer à tous les vents ; car tout ce qui vient de vous m’est un doux honneur.


SONNET XLI.

Il engage Laure à ne pas mépriser ce cœur dont elle ne peut plus sortir.

Si par vos airs dédaigneux, par vos clignements d’yeux et vos hochements de tête ; si en vous dérobant plus vite que toute autre et en détournant le visage à mes prières honnêtes et justes ;

Ou si, par tout autre moyen, vous pouviez sortir jamais du cœur où, du premier laurier qui y fut planté, Amour a fait pousser tant de rameaux, je conviendrais bien que ce fut là une juste cause à vos dédains.

Car il semble qu’une noble plante soit déplacée sur un terrain aride, et qu’elle le quitte naturellement avec joie.

Mais puisque votre destinée vous interdit d’être ailleurs, faites du moins en sorte de ne pas toujours séjourner dans un lieu qui vous soit odieux.


SONNET XLII.

Il prie Amour d’allumer dans le cœur de Laure ce feu dont les flammes ne peuvent plus s’éteindre.

Las ! que je fus tout d’abord mal avisé, le jour où Amour vint à moi la première fois, pour me frapper, car petit à petit il est devenu le maître de ma vie, et m’a soumis à son joug.

Je ne croyais pas que, sous ses attaques répétées, mon cœur endurci manquerait jamais en quoi que ce soit de fermeté ou de vaillance. Mais c’est ainsi qu’il arrive à qui s’estime au delà du vrai.

Désormais toute autre défense serait tardive, si ce n’est d’éprouver si Amour a peu ou prou d’égards aux prières des mortels.

Je ne le prie point, et cela ne se peut plus, de faire que mon cœur brûle démesurément ; mais qu’au moins elle ait aussi sa part du feu qui me consume.


SIXAIN III.

Il compare Laure à l’hiver, et prédit qu’elle sera toujours ainsi.

L’air chargé de vapeurs, et la nuée importune, comprimée de toutes parts par les vents furieux, doivent promptement se convertir en pluie ; et déjà les rivières sont quasi de cristal ; et au lieu d’herbe, on ne voit par les vallons que brume et que glace.

Et moi, dans mon cœur bien plus froid que la glace, j’ai une nuée de pensées aussi épaisse que celle qui parfois s’élève de ces vallons abrités contre les vents amoureux, et entourés de fleuves stagnants, alors que la pluie tombe du ciel plus lente.

En un instant s’apaise une grande pluie ; la chaleur fait disparaître les neiges et la glace, et alors les fleuves coulent superbes à voir. Et jamais la fureur des vents n’a fait tomber du ciel une si grande quantité de neige, qu’elle ne finisse par disparaître des montagnes et des vallons.

Mais, hélas ! que me sert de voir les vallons fleuris ! Je pleure, qu’il pleuve ou que le ciel soit serein, que les vents soient glacés ou suaves. Car s’il arrive que ma Dame soit un jour sans glace au dedans, et sans son aspect de neige au dehors, je verrai la mer, les lacs et les fleuves devenir secs.

Tant que les fleuves descendront à la mer ; que les bêtes sauvages aimeront les vallons ombreux, elle restera devant ses beaux yeux, cette neige qui fait naître dans les miens une pluie continuelle ; elle restera dans sa belle poitrine, cette dure glace qui tire de ma poitrine de si douloureux soupirs.

Je dois bien pardonner à tous les vents pour l’amour de celui qui m’a enfermé au milieu de deux fleuves, entre de verts herbages et une douce glace ; de sorte que, allant ensuite par mille vallons, j’ai décrit l’ombrage où j’étais, sans souci de la chaleur, de la pluie, ou du bruit des avalanches de neige.

Mais je n’ai jamais fui la neige fouettée par les vents, je n’ai jamais fui les fleuves battus par la pluie, ni la glace quand le soleil entr’ouvre les vallons, comme j’ai fui le jour où je vis Laure en ce lieu.


SONNET XLIII.

Étant tombé dans un ruisseau, il dit que Laure seule peut lui sécher les yeux.

De la mer Tyrrhénienne à la sinistre rive où pleurent les ondes battues par le vent, je vis soudain cet altier feuillage dont il faut que parle en tant d’écrits.

Amour qui bouillait au dedans de mon âme, me faisant souvenir des tresses blondes de Laure, me saisit, et je tombai dans un ruisseau caché par les herbes, non plus comme une personne vivante.

Bien que je fusse seul parmi les bosquets et les vallons, j’eus honte de moi-même ; car cela suffit bien pour un cœur gentil, et il n’est pas besoin d’autre éperon.

Néanmoins, je serais content d’avoir changé de manière, de la tête aux pieds, si un plus doux avril venait sécher mes yeux mouillés de larmes.


SONNET XLIV.

Étant à Rome, il est combattu par deux pensées, aller à Dieu ou retourner à sa dame.

L’aspect sacré de votre ville me fait gémir sur mes erreurs passées, et crier : lève-toi, malheureux ! que fais-tu ? s’il te souvient bien, il est temps désormais de retourner voir notre Dame.

Mais contre cette pensée une autre pensée vient lutter, et me dit : — Pourquoi t’enfuir ? S’il te souvient bien, voici le moment de retourner voir notre Dame.

Moi, qui comprends ce raisonnement, je sens mon cœur se glacer, comme un homme qui apprend tout à coup une nouvelle qui l’afflige,

Puis la première pensée revenant, l’autre tourne les épaules : qui l’emportera ? je ne sais ; mais jusqu’à présent elles ont combattu et non pas une fois.


SONNET XLV.

Destiné à être esclave de l’Amour, il ne peut se délivrer, même par la fuite.

Je savais bien qu’aucune prévision humaine ne prévaut jamais contre toi, Amour, tellement j’avais éprouvé tes charmes, tes promesses fausses et tes serres cruelles.

Mais je le redirai — et je m’en étonne — comme un homme qui y est intéressé, et qui a fait cette remarque sur les ondes salées entre la rive Toscane, l’Elbe et le Giglio.

Je fuyais tes mains cruelles, et ballotté sur mon chemin par les vents, le Nil et les ondes, je m’en allais, voyageur inconnu,

Lorsque tes ministres — je ne sais d’où — survinrent pour me donner à comprendre qu’il est mauvais de résister à sa destinée et de se cacher d’elle.


CANZONE V.

Il voudrait se consoler en chantant, mais sa faute même le contraint à pleurer.

Malheureux moi, je ne sais où porter mon espérance qui a été si souvent trompée. Car s’il n’est personne qui m’écoute avec pitié, pourquoi jeter au ciel de si fréquentes prières ? Mais s’il arrive qu’on ne me refuse plus de finir ces tristes plaintes avant que je meure, qu’il ne déplaise point à mon maître que je le prie de nouveau de pouvoir dire un jour librement parmi l’herbe et les fleurs : j’ai une juste raison de chanter et de me réjouir.

Il est bien juste que je chante quelquefois après avoir soupiré si longtemps ; car je ne commencerai jamais assez tôt pour égaler par mes rires tant de douleurs déjà subies. Et si je pouvais faire que quelques-uns de mes doux chants procurassent le moindre plaisir aux beaux yeux que j’adore, je serais le plus heureux des amants. Mais plus heureux encore si je pouvais dire sans mentir : ma Dame m’en prie, c’est pourquoi je veux chanter.

Vains pensers, qui m’avez ainsi peu à peu conduit à tant espérer, sachez que ma Dame a un cœur d’émail, si dur que je ne puis y pénétrer. Elle ne daigne pas regarder si bas que de se soucier de nos paroles ; le ciel ne le veut pas, et je suis déjà las d’avoir combattu cette résistance. Aussi, de même que mon cœur s’endurcit et devient féroce, je veux être amer dans mes chants.

Que dis-je ? où suis-je ? Et qui donc m’égare, si ce n’est moi-même et la surabondance de mon désir ? Oui, si je parcours le ciel de cercle en cercle, je ne vois aucune planète qui me condamne à pleurer. Si un voile mortel obscurcit ma vue, en quoi est-ce la faute des étoiles ou des belles choses ? C’est en moi que réside ce qui jour et nuit m’oppresse, depuis que m’a enivré le plaisir de sa douce vue et de son beau regard suave.

Toutes les choses dont le monde est embelli, sortirent bonnes des mains du Maître éternel ; mais moi, qui ne pénètre pas si profond, je suis ébloui par la beauté qui se montre à moi. Et si parfois je retourne à la vraie splendeur, mon œil ne peut en supporter l’éclat. Ainsi l’a rendu débile sa propre faute, et non pas le jour que je le dirigeai sur l’angélique beauté « en la douce saison du printemps. »


CANZONE VI.

Il fait un grand éloge des yeux de Laure, et avoue la difficulté qu’il y a à les louer.

Comme la vie est courte et que mon esprit s’effraye devant sa haute entreprise, je ne me fie pas beaucoup à lui ni à elle ; mais j’espère que ma douleur, que mon silence même crie, sera comprise là où je le désire, et là où elle doit l’être. Beaux yeux, où Amour fait son nid, c’est à vous que je consacre mon faible style ; s’il est paresseux de lui-même, le grand plaisir l’aiguillonne ; et qui parle de vous, tient du sujet même une noble ardeur qui, l’élevant sur les ailes amoureuses, l’éloigné de toute pensée vile. Porté sur ces ailes, je vais vous dire maintenant des choses que j’ai longtemps tenues cachées dans mon cœur.

Non que je m’aperçoive combien mes éloges sont impérieux pour vous ; mais je ne puis résister au grand désir qui est en moi depuis que j’ai vu ce que la pensée ne peut comparer à aucune autre chose, loin que ma parole ni celle d’autrui puisse l’égaler. Principe de mon doux martyre, je sais bien que personne autre que vous ne me comprend. Quand à vos ardents rayons je deviens de neige, votre noble dédain est sans doute alors causé par mon indignité. Oh ! si cette crainte ne tempérait point le feu qui me brûle, je serais heureux de me sentir défaillir, car il m’est plus doux de mourir en leur présence, que de vivre sans elle.

Donc, si moi, objet fragile, je ne me consume pas à un feu si ardent, ce n’est point ma propre valeur qui me fait éviter ce danger, mais la peur, qui glace légèrement le sang errant dans les veines, consolide le cœur afin qu’il brûle plus longtemps. Ô montagnes, ô vallons, ô fleuves, ô forêts, ô champs, témoins de ma vie insupportable, combien de fois m’avez-vous entendu appeler la Mort ? Ah ! douloureux sort ! rester cause ma perte, et fuir ne peut me sauver. Mais si la crainte d’une peine plus grande ne me retenait pas, un moyen prompt et expéditif mettrait fin à cet âpre et rude martyre, causé par celle qui n’en a cure.

Douleur, pourquoi m’entraînes-tu à dire ce que je ne veux pas ? Laisse-moi aller où le plaisir me pousse. Je ne me plains pas de vous, ô yeux plus doux qu’aucun regard mortel, ni d’Amour qui me tient ainsi lié. Voyez de combien de couleurs Amour peint la plupart du temps mon visage, et vous pourrez vous imaginer ce qu’il fait de moi au dedans, alors que jour et nuit il me tient avec cette force qu’il a puisée en vous, ô yeux heureux et doux s’il ne vous était pas enlevé la faculté de vous voir vous-mêmes. Mais toutes les fois que vous vous tournez vers moi, vous voyez par mon aspect ce que vous êtes.

Si l’incroyable beauté divine dont je parle, vous était aussi connue qu’à celui qui la contemple, elle aurait au cœur une allégresse démesurée ; mais peut-être cette beauté n’est-elle pas soumise à la puissance naturelle qui vous ouvre et vous fait mouvoir. Heureuse l’âme qui soupire pour vous, lumières du ciel qui me font aimer la vie, car pour le reste je ne l’estime point. Hélas ! pourquoi me donnez-vous si rarement ce dont je ne suis jamais rassasié ? Pourquoi ne regardez-vous pas plus souvent le carnage qu’Amour fait en moi ? Et pourquoi me dépouillez-vous si vite du bien que de temps en temps mon âme éprouve ?

Je dis que de temps en temps, par votre grâce, je sens en mon âme une douceur inusitée et nouvelle, qui dissipe alors tout le fardeau des pensers ennuyeux, de façon que sur mille pensers qui y étaient, un seul y reste. Ce moment-là de ma vie, et non le reste, me réjouit. Et si ce bien durait un peu, nul état ne pourrait se comparer au mien ; mais un tel honneur ferait peut-être envie aux autres et me rendrait orgueilleux. Mais hélas ! il faut que les pleurs suivent de près la joie, et que les chaudes émotions cessent vite ; il faut que je revienne à moi, et que je pense à moi-même.

L’amoureux penser qui est en Laure, se révèle à moi par vous, de façon à me tirer toute autre joie du cœur ; alors, mes paroles et mes actes sont ainsi faits, que j’espère devenir immortel, bien que mon corps doive mourir. L’angoisse et l’ennui fuient à votre aspect, et quand vous partez, ils reviennent tous les deux. Mais comme ma mémoire pleine de ce que j’ai vu, leur ferme l’entrée, ils ne vont pas au delà de la porte. Donc, si quelque beau fruit naît de moi, c’est de vous qu’en vient la semence première. Moi je suis comme un terrain aride, cultivé par vous ; et tout le mérite de ce que je fais vous appartient.

Chanson, tu ne saurais me satisfaire ; au contraire, tu me stimules à parler de ceux qui m’ont volé à moi-même. Donc, sois sûre que tu ne seras pas seule.


CANZONE VII.

Les yeux de Laure s’élèvent à contempler les chemins du ciel.

Ma gente Dame, je vois, dans le mouvement de vos yeux, une douce lumière qui me montre la voie qui conduit au ciel ; et par suite d’une longue habitude, je vois à travers eux, où j’habite seul avec Amour, reluire quasi visiblement votre cœur. C’est là la vue qui me pousse à bien faire, et qui me guide au but glorieux. C’est là ce qui me sépare seul du vulgaire ; et jamais langue humaine ne pourrait raconter ce que ces divines splendeurs me font ressentir, soit quand l’hiver déverse ses bruines, soit quand l’année vient ensuite à rajeunir, comme elle était au moment où j’éprouvai ma première angoisse amoureuse.

Je pense : si là-haut, d’où l’éternel Moteur des étoiles daigne montrer quelques-unes de ses œuvres sur la terre, les autres œuvres de Dieu sont si belles, que s’ouvre vite la prison où je suis enfermé et qui me barre le chemin pour arriver à une telle vie. Puis je me remets à penser à ma souffrance habituelle, remerciant la Nature et bénissant le jour où je suis né, lesquels m’ont destiné à un si grand bien, et rendant grâce à celle qui a élevé mon cœur vers un tel espoir, car jusqu’alors j’avais vécu triste et à charge à moi-même. Depuis ce jour, j’ai été content de moi, emplissant d’une haute et suave pensée ce cœur dont les beaux yeux de Laure ont la clef.

Jamais Amour, ni la changeante Fortune, ne donnèrent à ceux qui furent leurs meilleurs amis en ce monde, un état si joyeux, et je ne le changerais pas contre un seul regard des yeux d’où me vient tout mon repos, comme tout arbre provient de ses racines. Brillantes, angéliques, heureuses étincelles de ma vie, où s’allume le plaisir qui doucement me consume et me ronge, de même que disparaît et fuit toute autre lumière là où la vôtre vient à resplendir, ainsi, quand une si grande douceur y descend, toute autre chose, toute autre pensée sort de mon cœur, et seul Amour y reste avec vous.

Toute la douceur qui fût jamais au cœur des amants fortunés, réunie en un seul lieu, est nulle en comparaison de celle que je ressens, quand parfois vous faites mouvoir, entre les beaux cils noirs et le beau teint blanc votre lumière où Amour se joue. Et je crois que, dès mon enfance et dès mon berceau, le ciel, dans sa prévision, a donné ce contrepoids à ma mauvaise fortune, pour compenser mon imperfection. Aussi combien ils me font tort, le voile et la main qui se mettent si souvent entre mon suprême plaisir et les yeux d’où, jour et nuit, découle le grand désir apaisant mon cœur, dont l’état varie selon l’aspect de Laure.

Comme je m’aperçois, et cela me chagrine, que mon mérite naturel ne peut me rendre digne d’un si cher regard, je m’efforce d’être à la hauteur d’une telle espérance et du noble feu dont je brûle tout entier. Si je pouvais, à force de soins, devenir prompt au bien et tardif pour faire le mal, dédaigneux de tout ce que le monde désire, une telle ardeur pourrait peut-être m’aider dans le doux jugement de Laure. Certes, la fin de mes pleurs, que mon cœur ne demande pas à autre chose, doit venir des beaux yeux tremblant enfin d’amour, suprême espoir des amants courtois.

Chanson, une de tes sœurs t’a précédée de peu, et je sens l’autel s’apprêter dans la même officine ; de sorte que j’ai plus d’une page encore à tracer.


CANZONE VIII.

Il trouve tout son bonheur dans les yeux de Laure, et proteste qu’il ne cessera jamais de les louer.

Puisque, pour mon destin, ce désir enflammé qui m’a toujours forcé de soupirer, me contraint aujourd’hui à parler, Amour, toi qui me l’as mis au cœur, sois mon guide et enseigne-moi le chemin, et fais que mes rimes soient dignes de mon désir ; mais non de façon que mon cœur s’amollisse sous une trop grande douceur, comme me le fait craindre ce que je sens là où les regards d’autrui ne peuvent atteindre. Parler m’enflamme à la fois et me fait souffrir, et je ne trouve pas — ce dont je m’épouvante et ce qui me fait trembler — que, comme d’habitude, le grand feu de mon âme s’apaise par les efforts que je fais pour parler. Au contraire, je me consume au son de mes paroles, absolument comme si j’étais une statue de glace en plein soleil.

Au commencement, je croyais trouver, en parlant, un peu de repos et quelque trêve à mon ardent désir. Cette espérance me donna l’audace de parler de ce que je sentais ; maintenant elle m’abandonne et se détache de moi. Pourtant il faut poursuivre ma haute entreprise, et continuer mes chants amoureux, si puissante est la volonté qui m’emporte, et puisque la raison qui lui retenait les rênes est morte et ne peut plus s’y opposer. Montre-moi, du moins, Amour, ce que je dois dire, de façon que si jamais mes paroles frappent les oreilles de ma douce ennemie, elle ait de moi compassion.

Je dis : à l’époque où les âmes étaient si enflammées pour le véritable honneur, l’industrie de quelques hommes se répandit en divers pays, franchissant les monts et les mers, et, recherchant les choses honorables, en retira la plus belle fleur. Puisque Dieu, la Nature et l’Amour ont voulu placer complaisamment toutes les vertus dans vos beaux yeux qui me font vivre joyeux, il n’est pas besoin que je dépasse cette limite et que je change de pays. Je reviens toujours à eux comme à la source de tout mon salut, et quand j’en suis à désirer la mort, c’est à eux seuls que je demande aide et secours.

De même que le nocher fatigué est contraint, par la fureur des vents, à lever les yeux vers les deux lumières qui brillent sans cesse à notre pôle, ainsi, dans la tempête d’Amour que j’essuie, les yeux brillants de Laure sont mon guide et mon seul confort. Mais, hélas ! le plaisir que je prends çà et là à la dérobée, suivant qu’Amour m’indique, est bien plus grand que celui qui m’est gracieusement concédé. C’est de les avoir toujours pour règle, qui m’a fait le peu que je suis. Depuis que je les ai vus pour la première fois, je n’ai pas fait un pas dans le bien sans eux ; aussi les ai-je mis au-dessus de moi pour me guider, car mon mérite est peu de chose par lui-même.

Je ne pourrais jamais imaginer, loin de pouvoir raconter, les effets que produisent dans mon cœur les yeux suaves de Laure. Tous les autres plaisirs de la vie, je les tiens pour bien inférieurs à celui-là, et toutes les autres beautés restent bien en arrière. Une tranquille paix, sans la moindre peine, semblable à celle que le ciel éternise, naît de leur sourire amoureux. Que ne puis-je passer seulement un jour à les contempler, alors que doucement Amour les fait mouvoir, sans que les sphères célestes accomplissent jamais leur mouvement de rotation, sans penser à d’autres ni à moi-même, et pendant que je retiendrais le plus possible le battement de mes yeux.

Hélas ! que vais-je désirer ce qui ne peut être d’aucune façon ! Pourquoi vivre d’un désir en dehors de toute espérance ? Si seulement ce nœud qu’Amour noue autour de ma langue quand la trop grande splendeur des yeux de Laure éblouit ma vue d’homme, était dénoué, je prendrais l’audace de dire sur ce fait si nouveau des paroles qui feraient pleurer ceux qui les entendraient. Mais les blessures dont il est meurtri forcent mon cœur blessé à se tourner ailleurs. Et j’en deviens tout pâle ; mon sang se cache je ne sais où, et je ne suis plus ce que j’étais auparavant. Je me suis bien aperçu que c’est là le coup dont Amour m’a tué.

Chanson, je sens déjà ma plume se fatiguer du long et doux entretien que j’ai eu avec elle ; mais moi, je ne suis pas fatigué de m’entretenir avec mes pensées.


SONNET XLVI.

S’il ne parle de Laure comme elle le mérite, la faute en est à Amour qui la fit si belle.

Je suis déjà las de penser comment il se fait que mes pensées ne soient pas lasses de parler de vous, et que je n’aie pas encore abandonné la vie, pour me débarrasser du lourd poids de mes soupirs ;

Et comment à parler du visage, des cheveux et des beaux yeux dont je ne cesse de m’entretenir, la langue et la voix ne m’aient jamais fait défaut, alors que nuit et jour je proclame votre nom ;

Et que mes pieds ne se soient pas rompus et lassés à suivre partout vos traces, perdant inutilement tant de leurs pas ;

Et d’où viennent l’encre et le papier que je remplis uniquement de vous ; mais, si je ne me trompe pas, c’est la faute de l’Amour, et non pas manque d’art.


SONNET XLVII.

Il s’encourage lui-même à ne point se lasser de louer les yeux de Laure.

Les beaux yeux dont je fus blessé de façon qu’eux seuls pourraient guérir ma plaie, et non point le suc des herbes, l’art de la magie, ou la vertu de certaine pierre d’outre-mer,

M’ont rendu toute autre préoccupation tellement impossible, qu’une seule douce pensée satisfait mon âme ; et si ma langue est désireuse de suivre cette pensée, c’est de celle-ci et non de ma langue qu’on peut se railler.

Ce sont ces beaux yeux qui font que les entreprises de mon seigneur sont partout victorieuses et surtout contre moi.

Ce sont ces beaux yeux qui tiennent toujours en mon cœur leurs étincelles allumées ; c’est pourquoi je ne me lasse point de parler d’eux.


SONNET XLVIII.

La prison où Amour le retient à tant de charmes que, s’il en sort, il soupire après le moment où il pourra y entrer.

Amour, me flattant avec ses promesses, m’a reconduit à mon ancienne prison, et a donné les clefs à cette douce ennemie qui me tient également exilé loin de moi-même.

Je ne m’en aperçus pas, hélas ! si ce n’est quand je fus en leur pouvoir ; et maintenant — qui le croira, même si je l’affirme par serment ? — C’est en soupirant que je recouvre ma liberté.

Et comme si j’étais encore vraiment prisonnier, je porte une grande partie de mes chaînes, et l’état de mon cœur se voit dans mes yeux et sur mon front.

Quand tu te seras aperçu de ma pâleur, tu diras : si je vois juste et si je juge bien, celui-ci avait peu à faire pour mourir.


SONNET XLIX.

Laure est si belle, que le peintre Memmi ne pouvait la peindre convenablement qu’en s’élevant jusqu’au ciel.

Quand Polyctète, et tous les autres peintres renommés l’auraient regardée attentivement pendant mille ans, ils n’auraient pas vu la minime partie de la beauté qui m’a subjugué le cœur.

Mais, certes, mon cher Simon a été dans le paradis d’où cette noble dame est venue ; c’est là qu’il l’a vue, et qu’il l’a peinte sur sa toile, pour témoigner ici-bas de son beau visage.

L’œuvre fut bien digne de celles qui se peuvent imaginer dans le ciel, mais non chez nous, où le corps fait un voile à l’âme.

Simon a fait acte de courtoisie ; il n’aurait pas pu le faire après être redescendu sur terre à la merci du chaud et du froid, et après que ses yeux eurent ressenti l’influence mortelle.


SONNET L.

Il ne demanderait plus rien à Simon, s’il avait pu donner une âme à ce portrait.

Quand vint à Simon la sublime pensée qui, sur mes instances, lui mit le pinceau à la main, s’il avait donné à son œuvre admirable la voix et l’intelligence, comme il lui a donné les traits,

Il m’aurait débarrassé la poitrine de bien des soupirs qui me font paraître de peu de prix ce que les autres ont de plus cher ; car dans son portrait elle se montre humble, et semble promettre de me satisfaire ;

Mais quand je viens ensuite à lui parler, bien qu’elle semble m’écouter avec bonté, elle ne saurait répondre à mes paroles.

Pygmalion, combien tu as dû te louer de ta statue, puisque tu as eu mille fois d’elle ce que moi je voudrais avoir une seule fois !


SONNET LI.

Si son ardeur amoureuse croit encore si fort, il prévoit qu’il ne tardera pas à mourir.

Si le milieu et la fin de la quatorzième année que je soupire répondent au commencement, le frais zéphir, ni l’ombre ne peuvent plus me sauver, tellement je sens croître mon ardent désir.

Amour, avec qui les pensées n’ont jamais de mesure, et sous le joug duquel jamais je ne respire, me gouverne de telle façon que je suis déjà à moitié défait par la faute de mes yeux que je tourne sans cesse vers la cause de mon mal.

Ainsi, je vais me consumant de jour en jour si insensiblement, que je suis seul à m’en apercevoir, et regardant celle qui me ronge le cœur,

J’ai eu grand’peine à suivre jusqu’ici mon âme, et je ne sais jusqu’à quand elle restera avec moi, car la mort s’approche et la vie s’enfuit.


SIXAIN IV.

Il s’est malheureusement embarqué sur le navire fragile d’Amour, et il prie Dieu de l’amener à bon port.

Celui qui est résolu à passer sa vie sur les ondes perfides et à travers les écueils, séparé de la mort par une frêle planche, ne saurait être bien loin de sa fin ; il serait donc prudent à lui de rentrer au port, pendant que la voile obéit encore au gouvernail.

La brise suave à qui, en entrant dans la vie amoureuse, j’ai confié mon gouvernail et ma voile, dans l’espoir d’arriver à meilleur port, m’a conduit depuis au milieu de plus de mille écueils ; et ce n’était pas seulement les périls du dehors qui m’exposaient à une fin douloureuse, mais ceux qui étaient dans le navire même.

Depuis longtemps j’étais enfermé dans ce navire aveugle, sans lever les yeux sur la voile qui, avant l’heure, m’emportait vers la fin, quand il plut à Dieu, qui me donna la vie, de me faire assez franchir les écueils, pour que le port m’apparût au moins de loin.

Comme, la nuit, un navire ou un bateau aperçoit souvent, de la haute mer, la lumière de quelque port, à moins que la tempête ou que les écueils ne l’en empêchent, ainsi, du haut de la voile gonflée, je vis les insignes de cette autre vie, et je soupirai alors après la mort.

Non pas que je sois encore sûr d’y arriver, car voulant entrer de jour au port, le voyage est long pour ma vie si courte. Puis, je crains, car je me vois sur une fragile planche, et je vois la voile gonflée plus que je ne voudrais par le vent qui me pousse sur ces écueils.

Si je sors vivant des écueils douteux, et si mon exil a une belle fin, comme je serais désireux de changer la direction de la voile et de jeter l’ancre dans quelque port, si n’était que je brûle comme un bois enflammé, tant il m’est dur d’abandonner ma vie accoutumée !

Maître de ma mort et de ma vie, avant que le navire n’aille se briser entre les écueils, dirige à bon port ma voile éperdue.


SONNET LII.

Il reconnaît ses erreurs et s’exhorte à écouter la voix de Dieu.

Je suis si las sous l’ancien fardeau de mes fautes et de mes mauvaises habitudes, que je crains fort de défaillir en chemin, et de tomber aux mains de mon ennemi.

Un grand ami est bien venu me délivrer par grande et ineffable courtoisie, puis il s’est envolé hors de ma vue, de sorte que je me fatigue en vain à le chercher des yeux.

Mais sa voix retentit encore ici-bas : ô vous qui souffrez, voici le chemin ; venez à moi, si rien ne vous en empêche.

Quelle faveur, quel amour ou quel destin me donnera des ailes comme à la colombe, afin que je m’élance loin de la terre, et que je me repose ?


SONNET LIII.

Il est près de l’abandonner, puisqu’elle ne cesse pas de lui être cruelle.

Je ne me suis jamais lassé de vous aimer, madame, et ne m’en lasserai jamais, tant que je vivrai ; mais je suis arrivé à ce point que je ne puis plus supporter de me haïr moi-même, et que je suis las de pleurer continuellement.

Et j’aime mieux une belle et blanche tombe, que si l’on inscrivait, pour mon malheur, votre nom sur quelque marbre où serait ma chair privée de l’esprit qui peut encore rester avec elle.

Donc, si vous pouvez vous contenter d’un cœur plein de fidélité et d’amour, sans le détruire, qu’il vous plaise avoir désormais pitié de celui-ci.

Si votre dédain cherche à se satisfaire d’une autre façon, il se trompe, et il n’arrivera point ce qu’il croit, ce dont je remercie grandement Amour et moi-même.


SONNET LIV.

Il se sent assez fort pour repousser les flèches de l’Amour.

Avant que ne soient devenues toutes blanches mes tempes que peu à peu le temps semble mêler de blanc et de noir, je ne serai pas entièrement assuré contre Amour, bien que parfois je me risque dans les endroits où il tire de l’arc et le garnit de flèches.

Je ne crains plus déjà qu’il me maltraite ou me retienne prisonnier, bien qu’il m’englue encore, ni qu’il me perce profondément le cœur, bien qu’il le blesse à la surface de ses flèches empoisonnées et impitoyables.

Les larmes ne peuvent plus sortir désormais de mes yeux, mais elles savent le chemin pour aller jusque-là, de sorte qu’il n’y aura jamais rien qui leur barrera le passage.

Le fier rayon des yeux de Laure peut bien me réchauffer, mais non pas au point de me faire brûler ; son image âpre et cruelle peut troubler mon sommeil, mais non le rompre.


SONNET LV.

Il cherche à savoir si c’est par les yeux ou par le cœur qu’il est devenu amoureux de Laure.

— Yeux, pleurez ; accompagnez le cœur à qui votre faute fait endurer la mort. — C’est ce que nous faisons toujours, et il nous faut gémir sur une faute qui est plus celle d’autrui que la nôtre.

— C’est par vous que jadis Amour entra pour la première fois là ou il vient encore, comme en sa propre maison. — Nous lui ouvrîmes le chemin à cause de cette espérance qui naquit en ton cœur mourant.

— Entre mon cœur et vous, les raisons ne sont pas égales, comme cela vous semble ; car, au premier abord, vous fûtes avides de votre mal et du sien.

— C’est là ce qui nous attriste le plus, car les jugements parfaits sont très rares, et l’on est souvent blâmé de la faute commise par un autre.


SONNET LVI.

Il aime et aimera toujours le lieu, la saison et le moment où il devint amoureux de Laure.

J’aimai toujours, et j’aime encore fortement, et de jour en jour j’aimerai davantage ce doux lieu où je retourne en pleurant toutes les fois qu’Amour m’attriste.

Et je suis bien décidé à aimer le temps et l’heure qui m’enlevèrent toute pensée vile, et plus encore celle dont le beau visage m’encourage, par son exemple, à bien faire.

Mais qui se serait attendu à voir réunis tous ensemble, pour assaillir mon cœur de çà de là, ces doux ennemis que j’aime tant ?

Amour, avec quelles forces tu me terrasses aujourd’hui ! Et n’était qu’avec le désir s’accroît l’espérance, je tomberais mort, alors que je désire le plus vivre.


SONNET LVII.

Il se fâche contre Amour, qui ne l’a pas tué après l’avoir rendu heureux.

J’aurai toujours en haine la fenêtre par laquelle Amour me lança jadis mille traits, parce qu’aucun d’eux ne fut mortel ; car il est beau de mourir quand la vie est heureuse.

Mais rester encore dans la prison terrestre m’est, hélas ! une cause de maux infinis ; et je me plains le plus que ces maux soient immortels comme moi, puisque l’âme ne se délivre pas du corps.

Malheureuse ! elle aurait dû, par une longue expérience, s’apercevoir que personne ne peut faire rétrograder le temps, ni lui mettre un frein.

Plus d’une fois je l’ai poursuivie par ces paroles : va-t’en, âme triste ; car celui-là ne part pas à temps, qui laisse derrière lui ses jours les plus heureux.


SONNET LVIII.

Il traite d’ennemis les yeux de Laure, qui ne le laissent vivre que pour le tourmenter.

Aussitôt qu’il a tiré un premier coup de son arc, un bon archer juge de loin quels sont les coups qu’il doit dédaigner, et ceux qu’il peut espérer voir atteindre le but auquel ils sont destinés.

C’est ainsi, madame, que vous avez senti le coup parti de vos yeux arriver droit à mon cœur, d’où il lui faut, par la plaie qui lui a été faite, verser d’éternelles larmes.

Et je suis sûr que vous dites alors : malheureux amant ! à quel désir court-il ? voici le trait dont Amour veut qu’il meure !

Maintenant, en voyant comme la douleur me dompte, j’estime que ce que me font encore vos yeux ennemis, ce n’est point pour me donner la mort, mais pour me faire souffrir une peine plus grande.


SONNET LIX.

Il conseille aux amants de fuir Amour avant d’être brûlés par ses feux.

Puisque mon espérance tarde trop à se réaliser, et que la vie est si courte, je voudrais m’en être aperçu plus à temps, afin de fuir au plus vite.

Je fuis encore, faible et boiteux que je suis, du côté où le désir m’a tordu. Je suis ici désormais en sûreté ; mais je porte au visage les marques que m’ont faites les chaînes de l’Amour.

C’est pourquoi, je donne ce conseil, à vous qui vous acheminez vers lui : retournez en arrière ; et à vous qu’Amour brûle déjà : n’attendez pas que l’ardeur qui vous consume soit arrivée à son paroxysme.

Car, bien que je sois vivant, sur dix mille, pas un n’échappe. Mon ennemie était bien forte, et cependant je l’ai vu blessée en plein cœur.


SONNET LX.

Après s’être enfui de la prison où Amour le tenait enfermé, il a voulu y retourner et il ne peut plus en sortir.

Après que je me fus enfui de la prison où Amour me retint de longues années et fit de moi ce que bon lui sembla, il serait trop long, mesdames, de vous raconter combien ma nouvelle liberté me pesait.

Mon cœur me disait qu’il ne saurait vivre par lui-même un seul jour ; puis, sur mon chemin, m’apparut ce traître, si bien déguisé, qu’un plus sage que moi ne l’aurait pas reconnu.

Alors, soupirant plusieurs fois après le passé, je dis : hélas ! le joug, les chaînes et les fers étaient plus doux que d’aller en liberté.

Malheureux moi ! je connus trop tard mon mal ; et quelle peine j’ai aujourd’hui à me délivrer de l’erreur où je m’étais pris moi-même !


SONNET LXI.

Il dépeint les beautés célestes de sa dame et jure de les aimer toujours.

Les cheveux d’or étaient épars au vent qui les roulait en mille boucles charmantes, et l’amoureuse lumière de ses beaux yeux, qui en sont aujourd’hui si avares, brillait outre mesure.

Et il me semblait, je ne sais si c’était vrai ou faux, que son visage se peignait des couleurs de la pitié. Moi, qui avais au cœur l’amorce amoureuse, quoi d’étonnant si je brûlai soudain !

Sa démarche n’était pas chose mortelle, mais d’un ange : et ses paroles résonnaient tout autrement que la voix humaine.

Un esprit céleste, un soleil éclatant, voilà ce que je vis ; et si elle n’est plus ainsi maintenant, cela ne fait rien. La plaie ne se guérit pas parce que l’arc est détendu.


SONNET LXII.

Amour, irrité contre lui, le condamne à pleurer sans cesse.

Plusieurs fois déjà Amour m’avait dit : écris, écris en lettres d’or ce que tu as vu ; comment je fais pâlir mes disciples, et comment, en un moment, je les fais mourir et vivre.

Il fut un temps où tu l’éprouvas par toi-même, vulgaire exemple pour la foule des amants : puis un autre souci t’arracha de mes mains, mais je te rattrappai pendant que tu fuyais.

Et si les beaux yeux où je me montrai à toi, et où j’avais établi mon doux séjour quand je fendis la dureté de ton cœur,

Me rendent l’arc qui triomphe de tout, tu n’aurais peut-être pas toujours le visage sec ; car je me repais de larmes, et tu le sais.


SONNET LXIII.

Il décrit l’état de deux amants, et en prend occasion pour revenir sur lui-même.

Quand l’image souveraine arrive par les yeux au plus profond du cœur, toute autre pensée en sort ; et les facultés que l’âme distribue abandonnent les membres comme un poids immobile.

Et de ce premier miracle naît alors le second ; il advient que la partie chassée, fuyant de sa propre demeure, arrive en un lieu où elle trouve sa vengeance et un exil joyeux.

Puis sur deux visages apparaît la couleur de la mort, parce que la vigueur qui les faisait paraître vivants, n’est plus d’aucun côté à la place où elle était auparavant.

Et je me souvenais de cela, le jour où je vis deux amants se transformer ainsi, et montrer sur leur visage ce que le mien a l’habitude de faire voir.


SONNET LXIV.

Il se plaint de Laure, dont les yeux ne savent pas voir au fond de son cœur.

Que ne puis-je enfermer mes pensées dans mes vers, comme dans mon cœur ! il n’y aurait âme si cruelle au monde que je ne fisse pleurer de pitié.

Mais vous, beaux yeux dont j’ai reçu le coup duquel casque ni écu ne sauraient garantir, vous me voyez à nu au dehors comme au dedans, bien que ma douleur ne s’exhale point par la plainte.

Puisque votre vue pénètre en moi comme le rayon du soleil dans le verre, mon désir suffit donc sans que je l’exprime.

Hélas ! elle n’a pas nuit à Marie-Madeleine ni à Pierre, la foi qui à moi seul est si nuisible. Et je sais qu’en dehors de vous, personne ne m’entend.


SONNET LXV.

Il regrette la liberté qu’il a perdue, et déplore son malheureux état.

Ah ! belle liberté, comme en t’éloignant de moi tu m’as montré en quel état j’étais quand le premier trait me fit la plaie dont jamais je ne guérirai !

Mes yeux furent alors si charmés de leur malheur, que le frein de la raison n’a plus de pouvoir sur eux, car ils ont en mépris toute œuvre mortelle. Hélas ! je les ai habitués à cela dès le commencement.

Je ne puis plus écouter ceux qui ne parlent pas de celle qui cause ma mort ; qui ne remplissent pas l’air uniquement de son nom qui retentit si doucement.

Amour ne me pousse pas ailleurs ; mes pieds ne connaissent pas d’autre chemin, et mes mains ne savent pas comment on peut louer dans ses écrits une autre qu’elle.


SONNET LXVI.

Il montre à un ami quelle route il faut suivre, tout en avouant qu’il l’a perdue.

Puisque vous et moi nous avons plus d’une fois éprouvé combien notre espérance est fallacieuse, élevez votre cœur vers un état plus heureux, et poursuivez ce souverain bien qui ne lasse jamais.

Cette vie terrestre est comme un pré où le serpent gît parmi les fleurs et les herbes ; et si quelques-unes des choses qu’on y voit plaisent aux yeux, c’est pour fatiguer davantage l’âme engluée.

Si donc vous cherchez à avoir jamais l’esprit en paix avant la fin, suivez l’élite peu nombreuse des hommes, et non la foule vulgaire.

On pourrait bien me dire : Frère, tu t’en vas montrant aux autres le chemin dont tu t’es souvent écarté, et dont tu es maintenant plus loin que jamais.


SONNET LXVII.

En pensant aux diverses péripéties de son amour, il en arrive à pleurer.

Cette fenêtre où un soleil se fait voir quand il lui plaît, tandis que l’autre soleil s’y montre à l’heure de none, et celle où le vent glacial siffle dans les jours raccourcis, quand Borée la frappe ;

Et le banc de pierre où ma Dame s’assied pensive dans les grands jours, et s’entretient avec elle-même ; et tous les lieux que son beau corps couvrit jamais de son ombre, ou foula avec le pied ;

Et le sombre défilé où Amour me prit ; et la saison nouvelle qui d’année en année, renouvelle en ce jour mes anciennes blessures ;

Et le visage, et les paroles qui me restent profondément gravés au fond du cœur, tout cela fait que mes yeux ont envie de pleurer.


SONNET LXVIII.

Il sait combien le monde est vain ; il l’a combattu inutilement jusque-là ; néanmoins, il espère le vaincre.

Hélas je sais bien quelles douloureuses proies nous sommes pour celle qui ne pardonne à personne, et que le monde nous abandonne vite et nous garde bien peu de temps sa foi.

Je vois qu’un long martyre obtient petite récompense ; et déjà mon dernier jour tonne dans mon cœur. Cependant, Amour qui réclame de mes yeux le tribut accoutumé, ne m’ouvre pas les portes de ma prison.

Je sais comment les ans emportent les jours, les minutes et les heures ; et je ne suis pas trompé, mais je reçois au contraire une force plus grande que celle que me donnerait l’art de la magie.

Mon désir et ma raison ont combattu sept et sept ans : c’est le meilleur qui l’emportera, si les âmes ont ici-bas un pressentiment juste.


SONNET LXIX.

Pour cacher ses angoisses, il rit et feint d’être joyeux.

César, quand le traître d’Égypte lui eut fait don de la tête illustre de Pompée, cachant sa joie, pleura par les yeux, ainsi que cela est écrit.

De même Annibal, quand il vit la fortune se montrer défavorable à sa patrie abattue, se mit à rire au milieu de toute la population larmoyante et triste, afin de dissimuler son amer dépit.

C’est ainsi que l’âme cache sa douleur sous l’apparence contraire et sous un visage tantôt joyeux, tantôt sombre.

Si donc parfois je ris ou je chante, je le fais parce que je n’ai que ce moyen pour cacher mon angoisse et mes larmes.


CANZONE IX.

Brisé sous tant de souffrances, il prend la résolution de ne plus aimer Laure.

Je ne veux plus jamais chanter comme j’en avais coutume, car personne autre ne me comprenait, ce dont je n’ai retiré que des affronts. Et l’on peut être importun dans un beau séjour. Soupirer toujours n’avance à rien. Déjà, là-haut, sur les Alpes, il neige de toutes parts et déjà le jour est proche ; ce qui fait que je suis réveillé. Une attitude douce et honnête est chose noble ; et chez une dame amoureuse ce qui me plaît aussi, c’est un visage altier et dédaigneux, mais non superbe et revêche. Amour gouverne son empire sans épée. Que celui qui a perdu son chemin, retourne en arrière ; que celui qui n’a pas d’abri, couche sur l’herbe ; que celui qui n’a pas d’or ou qui l’a perdu, étanche sa soif avec un beau verre.

Je vous avais donné en garde à saint Pierre ; aujourd’hui, je ne le fais plus, non. M’entende qui peut, car moi, je m’entends. On a du mal à soutenir un poids lourd. Je me pétrifie autant que je peux, et je reste solitaire. Je hais Phaéton qui tomba dans le Pô et y périt. Et le merle a déjà passé de l’autre côté du ruisseau ; eh ! venez le voir ; maintenant, moi je ne veux plus. Ce n’est pas un jeu qu’un écueil au milieu des ondes et que le gui au milieu des branches. Cela m’attriste beaucoup, quand un orgueil excessif cache chez une belle dame de nombreuses qualités. Il y en a qui répondent à qui ne les appelle pas ; d’autres, à qui les appelle se dérobent et fuient. D’autres, se consument au froid ; d’autres appellent jour et nuit la mort.

Le proverbe : aime qui t’aime, est ancien. Je sais bien ce que je dis. Maintenant, laisse aller ; car il faut que les autres s’instruisent à leurs dépens. Une femme d’humble condition désire un doux ami. On a du mal à connaître la figue. Il me paraît pourtant sensé de ne pas s’embarquer dans de trop hautes entreprises ; et par tout pays il y a de bonnes auberges. L’espérance sans fin tue ; et moi aussi j’ai été quelquefois à la danse. Le peu qui me reste, personne ne le mépriserait si je voulais le lui donner. Je me fie en celui qui régit le monde, et qui loge ses disciples dans le bois ; qu’avec sa houlette compatissante, il me mène désormais paître avec ses troupeaux.

Peut-être tous ceux qui lisent ne se comprennent pas, et ceux qui tendent les filets ne sont pas toujours ceux qui prennent le gibier ; qui prend trop de précautions se casse le cou. Qu’elle ne soit pas boiteuse la loi sur laquelle l’on compte. Pour être bien, il faut descendre pendant beaucoup de milles. Telle chose semble une grande merveille, qui est ensuite méprisée. Une beauté renfermée est plus suave. Bienheureuse la clef qui ouvre le cœur, délivre l’âme et la débarrasse d’une chaîne si lourde, et qui a tiré de mon sein d’infinis soupirs. Là où je me plains le plus, les autres se plaignent, et en se plaignant ils adoucissent ma douleur ; de sorte que je rends grâce à Amour, car je ne la sens plus, bien qu’elle ne soit pas moindre que d’habitude.

Les paroles accortes et sages, prononcées en silence, et les accents qui me déchargent de tout autre souci, et la prison obscure où est la belle lumière ; les violettes épanouies de nuit par les plaines, et les bêtes sauvages au dedans des murailles, et la douce peur, et le beau maintien, et le fleuve formé de deux fontaines, coulant en paix vers l’endroit pour lequel je pleure de désir et m’environnant partout où je suis ; l’amour et la jalousie m’ont enlevé le cœur, ainsi que les signes du beau visage qui me conduisent par une voie plus aplanie vers mon espérance, au terme de mes peines. Ô mon bien discret, et tout ce qui s’ensuit : tantôt la paix, tantôt la guerre, tantôt la trêve, ne m’abandonne jamais en ces ennuis.

De mes maux passés je pleure et je ris, parce que je me fie beaucoup à ce que j’entends. Je jouis du présent, et j’attends mieux. Et je vais comptant les années ; et je me tais, et je crie ; et je fais mon nid sur un beau rameau, et de telle façon que j’en remercie et que j’en glorifie le grand refus qui a fini par vaincre l’affection obstinée, et qui est imprimé en mon âme. Je serai entendu et montré du doigt ; pour cela je suis tellement poussé en avant, que je dirai seulement : tu n’as pas été si hardi. Que celui qui m’a blessé au flanc, me guérisse ; lui par qui j’écris en mon cœur plus encore que dans mes livres ; qui me fait mourir et vivre ; qui, en un seul moment, me glace et me réchauffe[1].


MADRIGAL III.

Il décrit allégoriquement les circonstances dans lesquelles il est devenu amoureux.

Un nouvel ange, sur ses ailes courtoises, descendit du ciel sur la fraîche rive où je passais seul, poussé par ma destinée. Quand elle me vit sans compagnie et sans suite, elle tendit par les herbes qui verdissent le chemin, un lacet ourdi avec de la soie. C’est alors que je fus pris, et cela ne me déplut point, si douce était la lumière qui sortait de ses yeux.


SONNET LXX.

Il voudrait fuir loin des yeux de Laure, mais elle voit partout.

Je ne vois pas où je pourrais fuir désormais. Les beaux yeux de Laure me font une si longue guerre, que je crains, hélas ! que la surabondance de douleur ne tue mon cœur qui n’a aucune trêve.

Je voudrais fuir ; mais les rayons amoureux, qui jour et nuit sont dans mon cœur, resplendissent tellement, qu’après quinze ans ils m’éblouissent plus encore que le premier jour.

Et leur image est si répandue partout, que je ne puis aller nulle part sans voir cette lumière, ou une semblable, venir de là.

C’est un seul laurier qui fait verdir une telle forêt, car mon adversaire, par un artifice admirable, me fait errer parmi les branches, partout où il veut.


SONNET LXXI.

Il revient joyeux saluer l’endroit où il fut salué par Laure.

Endroit plus fortuné que tout autre, où je vis autrefois Amour arrêter ses pas et tourner vers moi ses saintes lumières qui rendent autour d’elles l’air si serein ;

Avec le temps, une solide statue de diamant pourrait plutôt tomber en poussière, que s’efface de mes yeux le doux geste dont ma mémoire et mon cœur sont remplis.

Je ne te verrai jamais sans m’incliner pour rechercher les traces que le beau pied de Laure a faites en cet heureux séjour.

Mais si dans un cœur valeureux, Amour ne dort pas, prie-la, mon Sennuccio, quand tu la verras, de me faire la grâce d’une petite larme ou de quelque soupir.


SONNET LXXII.

Si Amour le trouble, il se rassure en pensant aux yeux et aux paroles de Laure.

Hélas ! quand Amour vient m’assaillir, et c’est plus de mille fois la nuit et le jour, je retourne à l’endroit où je vis briller les étincelles qui m’ont allumé au cœur une flamme éternelle.

Là, je redeviens calme, à ce point que, soit à l’heure de none ou de vesprée, soit à l’aube ou quand l’angélus sonne, ma pensée est redevenue si tranquille, que je ne me rappelle plus que cela et ne me soucie plus d’autre chose.

L’air suave, qui vient du clair visage de Laure au son de ses paroles prudentes, produit une douce clarté partout où il souffle.

Il me semble que dans cet air un gentil esprit du paradis vient sans cesse me réconforter, de sorte que mon cœur las ne respire plus ailleurs.


SONNET LXXIII.

Laure étant survenue au moment où il ne l’attendait pas, il n’ose pas lui parler.

Amour m’ayant poussé à l’endroit habituel, inquiet comme quelqu’un qui s’attend à être attaqué et qui se méfie et n’avance que prudemment, je me tenais armé de mes anciennes pensées.

Je me retournai, et je vis d’un côté une ombre dessinée par le soleil, et je reconnus par terre celle qui, si mon jugement ne se trompe point, était plus digne d’une existence immortelle.

Je disais en mon cœur : pourquoi trembles-tu ? Mais cette pensée n’était pas encore parvenue au fond de moi-même, que les rayons qui me consument étaient devant mes yeux.

De même que le coup de tonnerre se fait entendre au moment même où l’éclair brille, ainsi je fus surpris tout à la fois par l’apparition des beaux yeux brillants de Laure et par un doux salut.


SONNET LXXIV.

Le doux et affectueux salut de sa dame le rend fou de plaisir.

La Dame qui porte mon cœur sur son visage, m’apparut à l’endroit où j’étais assis, tout entier à mes belles pensées d’amour ; et moi, pour me faire honneur, je me levai, le front respectueusement incliné et tout pâle.

Aussitôt qu’elle se fut aperçue de mon état, elle se tourna vers moi avec un air si nouveau, qu’elle aurait fait tomber la foudre des mains de Jupiter même au moment de sa plus grande fureur, et vaincu sa colère.

J’étais tout tremblant ; et elle continua son chemin, me parlant de telle façon que je n’eus pas la force de supporter ses paroles, ni le doux éclat de ses yeux.

Maintenant, je me retrouve plein de joies si diverses, en pensant à ce salut, que je ne sens plus de douleur, et que je n’en ai plus senti depuis.


SONNET LXXV.

Il révèle à son ami l’état de son âme.

Sennuccio, je veux que tu saches de quelle façon je suis traité, et quelle vie est la mienne. Je brûle et je me consume encore comme d’habitude. Laure me gouverne à son gré, et je suis toujours celui que j’étais.

Ici je la vis humble, et ici altière ; tantôt farouche, et tantôt calme ; tantôt impitoyable et tantôt compatissante ; tantôt revêtue d’honnêteté et de grâces ; tantôt douce et tantôt dédaigneuse et farouche. Ici elle chanta doucement, et là elle s’assit ; ici elle se retourna vers moi, et là elle ralentit le pas ; là ses beaux yeux m’ont percé le cœur.

Là elle dit une parole, et là elle sourit, là elle changea de visage. C’est dans ces pensées, hélas ! que nuit et jour me tient Amour, notre maître.


SONNET LXXVI.

La vue seule de Vaucluse lui fait oublier tout les périls du voyage.

Ici, où je ne suis qu’à moitié, mon Sennuccio — que n’y suis-je en entier et content de vous y voir ! — je suis venu fuir la tempête et le vent qui ont rendu soudain le temps si mauvais.

Ici je suis en sûreté ; et je veux vous dire pourquoi je ne crains plus la foudre comme de coutume, et pourquoi je n’ai pas trouvé ici mon ardent désir diminué, loin de le voir éteint.

Aussitôt que, arrivé dans ce pays de l’Amour, j’ai vu les eaux sur les bords desquelles naquit Laure si douce et si pure, qui apaise l’air et chasse le tonnerre,

Amour a rallumé le feu dans mon âme où elle règne en maître, et a éteint la peur. Que serait-ce donc si je voyais les yeux de Laure !


SONNET LXVII.

De retour à Vaucluse, il désire seulement être en paix avec Laure, et d’être honoré par son ami Colonna.

Loin de l’impie Babylone, d’où toute honte est bannie, d’où toute chose bonne a été chassée, hôtellerie de douleur, mère d’erreurs, je me suis enfui pour consumer ma vie. Ici je suis seul, et, selon qu’Amour m’y invite, je cueille tantôt des rimes, tantôt des vers, des plantes ou des fleurs, m’entretenant avec lui, et pensant toujours à des temps meilleurs ; et cela seul me donne du courage.

Je n’ai souci ni du vulgaire ni de la fortune, ni de moi-même beaucoup, ni de la chose vile, et au dedans comme au dehors, je ne ressens point une grande chaleur.

Je désire seulement deux personnes ; je voudrais que l’une vînt à moi le cœur humble et apaisé, et que l’autre fût plus ferme que jamais sur ses pieds.


SONNET LXXVIII.

Laure s’étant retournée pour le saluer, le soleil, de jalousie, se couvre d’un nuage.

Entre deux amants je vis une dame honnête et altière, et avec elle, ce maître qui règne sur les hommes et sur les dieux. Le soleil était d’un côté et moi de l’autre.

Quand elle s’aperçut qu’elle était entourée des rayons du plus beau des deux amants, elle se tourna toute joyeuse vers moi, et je voudrais bien qu’elle ne me fût jamais plus cruelle.

Soudain se changea en allégresse la jalousie qui m’était tout d’abord née au cœur à la vue d’un si grand rival.

Pour lui, il voila d’un petit nuage sa face larmoyante et triste, tellement il eut de dépit d’avoir été vaincu.


SONNET LXXIX.

Il ne désire, il ne voit que l’image de sa Dame.

Plein de cette ineffable douceur que mes yeux tirèrent du beau visage de Laure, le jour où je les aurais volontiers fermés pour ne jamais voir de beauté moindre,

Je quittai ce que j’aime le plus, et mon esprit est si habitué à contempler uniquement Laure, qu’il ne voit pas autre chose, et que tout ce qui n’est pas elle, depuis longtemps il le hait et le dédaigne.

Dans une vallée fermée de tous côtés, et où je trouve le soulagement à mes peines, je suis venu seul avec Amour, à pas lents et tout rêveur.

Là point de dames, mais des sources et des rochers ; et j’y retrouve le souvenir de ce jour que ma pensée se retrace, où que je porte les yeux.


SONNET LXXX.

S’il pouvait voir la maison de Laure, ses soupirs seraient moins cuisants.

Si la montagne qui ferme principalement ce val, dont le nom dérive de là, avait, par dédain, le front tourné vers Rome et le dos vers Babel,

Mes soupirs auraient un chemin plus facile pour aller où vit leur espérance. Maintenant, ils s’en vont épars, et pourtant chacun d’eux arrive là où je l’envoie, et pas un ne manque d’y aller.

Et ils sont si doucement accueillis là-bas, comme je m’en aperçois, qu’aucun d’eux ne revient jamais, mais qu’ils y restent, tellement ils y trouvent de plaisir.

C’est pour mes yeux qu’est la douleur ; car aussitôt qu’il fait jour, à cause du grand désir de voir les lieux dont la vue leur a été ravie, ils apportent à moi les larmes et à mon pied lassé la fatigue.


SONNET LXXXI.

Rien qu’il reconnaisse que son amour le rend très malheureux, il persiste à vouloir toujours aimer Laure.

Elle est déjà passée la seizième année de mes soupirs ; et moi je cours avant l’heure à ma fin ; et cependant il me semble que c’est à peine si mon cruel martyre vient de commencer.

Aimer m’est doux, et ma peine m’est utile, et vivre m’est pénible. Et je désire que ma vie dure plus longtemps que ma mauvaise fortune ; et je crains que la mort ne ferme auparavant les beaux yeux qui me font parler.

Je suis maintenant ici, hélas ! et je veux être ailleurs ; et je voudrais le vouloir davantage, mais je ne peux pas, et je fais tout ce que je peux pour ne pas pouvoir plus.

Et les larmes nouvelles que je répands par suite de mes anciens désirs, prouvent que je suis le même que je suis d’ordinaire ; et que mille changements ne m’ont pas encore changé.


MADRIGAL IV.

Il pousse Amour à se venger de Laure qui, dans son orgueil, méprise son pouvoir.

Or vois, Amour, cette toute jeune dame qui méprise ton empire et n’a souci de mon cœur, et qui entre deux adversaires comme nous est en sûreté. Tu es armé, et elle les cheveux épars, en simple jupon et déchaussée, est assise sur l’herbe au milieu des fleurs, impitoyable pour moi, et pour toi pleine d’orgueil.

Je suis prisonnier ; mais si ton arc vigoureux a encore quelque pitié, et si tu possèdes encore quelque flèche, venge-nous toi et moi, ô mon maître.


SONNET LXXXII.

Une habitude ne se perd pas, quelque dommage qu’on en retire, témoin son propre exemple.

Le ciel a déjà évolué pendant dix-sept ans, depuis que j’ai brûlé pour la première fois, et jamais mon ardeur n’a été éteinte ; mais il arrive que lorsque je pense de nouveau à mon état, je sens un froid glacial au milieu des flammes.

Bien vrai est le proverbe : on change de peau plutôt que d’habitude, et pour assoupir les sens, les affections humaines ne sont pas moins intenses. Cela nous vient de l’ombre mauvaise du lourd voile qui nous recouvre.

Hélas ! hélas ! Quand viendra le jour où, regardant fuir mes années, je sortirai du feu qui me consume et d’un si long tourment ?

Verrai-je jamais le jour où le doux air du beau visage de Laure plaira à mes yeux autant que je voudrais, et autant qu’il convient ?


SONNET LXXXIII.

Laure a pâli à la nouvelle qu’il doit s’éloigner d’elle.

Cette légère pâleur qui recouvrit d’un amoureux nuage le doux rire de Laure, frappa mon cœur avec tant de force, qu’elle me remonta en plein visage.

Je reconnus alors comment au paradis les bienheureux se voient l’un l’autre ; cette pensée compatissante se manifesta de telle sorte que les autres ne s’en aperçurent pas ; mais je m’en aperçus, moi qui n’ai jamais les yeux fixés ailleurs.

La vue la plus angélique, l’acte le plus courtois qui se soit jamais vu chez une dame férue d’amour, aurait paru comme un acte de dédain à côté de ce dont je parle.

Elle inclinait à terre son beau et noble regard, et disant dans son silence, ainsi qu’il me sembla : qui donc éloigne de moi mon fidèle ami ?


SONNET LXXXIV.

Amour, Fortune, et le souvenir du passé lui interdisent d’espérer des jours heureux.

Amour, Fortune et mon esprit dédaigneux de ce qu’il voit et tourné vers le passé, me tourmentent tellement, que je porte parfois envie à ceux qui sont sur l’autre rive.

Amour me consume le cœur ; Fortune lui enlève tout confort, et mon esprit affolé s’irrite et se plaint ; et c’est ainsi qu’il me faut vivre constamment sous le poids d’une grande peine.

Je n’espère pas que les jours heureux reviennent, mais qu’au contraire le reste de ma vie n’aille de mal en pis ; et j’ai déjà dépassé la moitié de ma course.

Hélas ! je vois tout espoir tomber de mes mains, non comme si c’était du diamant, mais du verre, et tous mes projets se briser par le milieu.


CANZONE X.

Il cherche tous les moyens d’adoucir son chagrin, mais il retombe toujours plus triste.

Si la pensée qui me ronge, tellement elle est poignante et forte, me peignait le visage d’une couleur proportionnée à la souffrance qu’elle me fait endurer, peut-être que celle qui me brûle et qui me fuit, aurait part à mon feu, et qu’Amour s’éveillerait en son cœur où il dort maintenant. Moins solitaires seraient les traces de mes pas par les campagnes et les collines, et mes yeux ne seraient pas constamment baignés de larmes, si elle brûlait aussi, elle qui est comme une glace, et qui ne laisse pas en moi un endroit qui ne soit feu et flamme.

Parce qu’Amour m’enlève ma force et mon savoir, je parle en rimes âpres et dénuées de douceur ; mais ce n’est pas toujours que la branche montre en dehors sa puissance naturelle par son écorce, par ses fleurs ou par ses feuilles. Qu’ils regardent ce que mon cœur enferme, Amour et les beaux yeux à l’ombre desquels il se tient. S’il arrive que la douleur qui le remplit déborde avec mes pleurs et ma plainte, mes pleurs me nuisent à moi et ma plainte est fastidieuse à Laure, car je ne réussis pas à l’émouvoir.

Douces et belles rimes dont je me servis quand Amour me livra son premier assaut, et que je n’avais pas d’autres armes, adviendra-t-il jamais que mon cœur, devenu dur comme l’émail, vous maîtrise jamais de façon que je puisse au moins me soulager comme j’en avais autrefois l’habitude ? Il est, ce me semble, en mon cœur, quelqu’un que ma Dame dépeint sans cesse et dont elle parle toujours. Quand je veux ensuite le dépeindre moi-même, je n’y peux suffire, et il semble que je m’y consume en vain. Hélas ! c’est ainsi que j’ai perdu mon doux aide.

Comme l’enfant dont la langue est à peine déliée, et qui ne sait pas parler, mais que se taire ennuie, ainsi le désir me pousse à parler ; et je veux que ma douce ennemie m’entende avant que je meure. Si, par hasard, elle ne prend plaisir qu’à voir son beau visage et méprise tout le reste, entends-le, ô douce rive, et jette sur mes soupirs un voile si épais, qu’on redise perpétuellement combien tu me fus amie.

Tu sais bien que jamais si beau pied ne toucha la terre, comme celui dont tu as déjà été foulée ; et que c’est pour cela que mon cœur las et que mon corps fatigué reviennent toujours te confier leurs pensées. Que n’as-tu gardé l’empreinte de ses belles traces parmi l’herbe et les fleurs ! ma triste vie y aurait trouvé un apaisement en y venant pleurer. Mais l’âme anxieuse et vagabonde se contente comme elle peut.

Partout où je tourne les yeux, je trouve ma douce clarté sereine, et je me dis : ici a frappé son beau regard. À chaque plante ou à chaque fleur que je cueille, je crois que l’endroit où elle a ses racines est celui où Laure avait l’habitude d’errer le long des rives du fleuve, et de s’asseoir parfois sur un frais tapis de verdure et de fleurs. Ainsi je ne perds rien de ce qui est elle, et une plus grande certitude ne serait pour moi qu’un mal pire. Heureux esprit, quel es-tu, puisque tu rends les autres ainsi ?

Ô ma pauvre petite chanson, comme tu es chétive ! je crois que tu le sais ; reste donc en ces bosquets.


CANZONE XI.

Il contemple avec extase ces lieux où il la vit et où il fut heureux de l’aimer.

Claires, fraîches et douces eaux, sur les bords desquelles celle que j’ai seule pour Dame a reposé ses beaux membres ; arbres gracieux où elle se plaisait — je me le rappelle en soupirant — à appuyer son beau flanc ; herbes et fleurs que sa robe légère a couvertes en même temps que son sein angélique ; air serein et béni où Amour m’ouvrit le cœur avec ses beaux yeux, écoutez tous mes douloureuses dernières paroles.

Si c’est bien ma destinée — et le ciel y consent — qu’Amour tienne mes yeux fermés par les larmes, faites à mon corps misérable la grâce d’être recouvert par vous, et que mon âme s’en retourne sans lui à sa véritable demeure. La mort sera moins cruelle si, au moment du douloureux passage, j’emporte cet espoir. Car mon esprit lassé ne pourrait en quittant ma chair et mes os, les laisser en un port plus propice au repos, ni en un plus tranquille tombeau.

Il viendra peut-être encore un temps où la belle et douce cruelle retournera à son séjour habituel, et portera sa vue joyeuse et pleine de désir là où elle m’apparut en un jour béni, et me cherchera. Alors, ô douleur ! me voyant déjà devenu poussière sous la pierre de ma tombe, Amour la fera soupirer si doucement, qu’elle obtiendra merci pour moi dans le ciel, et essuiera ses yeux avec son beau voile.

Ô doux souvenir ! Des beaux rameaux sous lesquels elle était assise, tombait sur sa poitrine une pluie de fleurs ; et elle, humble au milieu de tant de gloire, était déjà toute couverte de cet amoureux nuage. Telle fleur tombait sur le bord de sa robe, telle autre sur ses tresses blondes, qui ce jour-là ressemblaient à de l’or poli et à des perles. Une autre tombait à terre, une autre dans l’eau ; une autre, tombant en tournoyant avec grâce, semblait dire : ici règne Amour.

Combien de fois alors ai-je dit plein d’épouvante : pour sûr, elle est liée au paradis ! Son port divin, son air, ses paroles, son doux rire m’avaient fait tellement oublier la réalité, et m’en avaient tellement éloigné, que je disais en soupirant : comment suis-je venu ici et quand ? croyant être au ciel et non là où j’étais réellement. Depuis ce moment, ces lieux si verdoyants m’ont tellement plu, que je n’ai pas de repos ailleurs.

Chanson, si tu avais autant de charmes que tu désires en avoir, tu pourrais hardiment sortir de ce bois et t’en aller par le monde.


CANZONE XII.

Loin de Laure, il se console en retrouvant partout sa belle image.

Il faut que je tourne mes rimes douloureuses du côté où Amour me pousse, car elles sont les humbles suivantes de mon esprit affligé. Quand en serai-je aux dernières, et que sont déjà loin les premières ! Celui qui s’entretient avec moi de mon mal, me laisse dans le doute, si confusément il me dicte. Mais néanmoins ; selon que je trouve en mon cœur, écrite de la propre main de l’amour, l’histoire de mon martyre, je parlerai ; car en parlant, on met une trêve aux soupirs et on apporte un soulagement à la douleur. Je dis que, bien que je prête attention à mille choses diverses, je ne vois qu’une dame et son beau visage.

Depuis que ma mâle aventure, pénible, inséparable et superbe, m’a éloigné de mon meilleur bien, Amour m’a soutenu par le seul souvenir. C’est pourquoi, si je vois l’univers, sous un aspect juvénile, commencer à se vêtir de verdure, il me semble voir à cet âge vert la belle jouvencelle qui maintenant est dame. Quand le soleil monte et devient plus chaud, il me semble que ce même soleil est la flamme d’Amour qui règne en maître dans un cœur élevé ; mais quand le jour se plaint de ce que le soleil disparaît, je vois Laure arrivée à la fin de ses jours.

En regardant les feuilles sur la branche, ou les violettes sur la terre, à la saison où le froid perd de sa force et où les étoiles en acquièrent une plus grande, j’ai dans les yeux les violettes et la verdure dont Amour était tellement armé au commencement de la guerre qu’il me fît, qu’il me tient encore sous son joug. Et cette douce et gracieuse enveloppe qui recouvre les membres délicats où réside l’âme gentille, laquelle me fait paraître tout autre plaisir vil, me rappelle aussi fortement la modeste démarche qu’elle avait alors et qui n’a fait que croître en devançant les années, seule raison et seule consolation de mes maux.

Chaque fois que je vois de loin la tendre neige frappée par le soleil sur les collines, je me dis : Amour me traite comme le soleil traite la neige, et je pense au beau visage plus qu’humain qui peut de loin mouiller mes yeux, mais qui de près les éblouit, et qui dompte mon cœur. Sur ce visage, entre la blancheur du teint et le ton doré de la chevelure, se montre sans cesse ce que ne vit jamais, à ce que je crois, œil mortel, si ce n’est le mien, et qui m’enflamme d’un chaud désir, alors que, moi soupirant, elle se met à sourire. Et ce désir est tel, qu’il ne redoute en aucune façon l’oubli, mais devient éternel. L’été ne le change point, et l’hiver ne saurait l’éteindre.

Je ne vis jamais, après une pluie nocturne, les étoiles s’en aller vagabondes dans le ciel serein et flamboyer à travers la rosée et la gelée, sans avoir devant moi les beaux yeux de Laure où s’appuie ma vie fatiguée, tels que je les vis derrière un beau voile ; et de même que ce jour-là le ciel resplendissait de leur éclat, je les voyais étinceler encore tout humides ; c’est pourquoi je brûle sans cesse. Si je regarde le soleil se lever, je sens apparaître la lumière qui m’énamoure ; si je le regarde se coucher sur le tard, il me semble voir cette même lumière s’en aller ailleurs, laissant les ténèbres à l’endroit qu’elle a quitté.

Si jamais mes yeux ont contemplé en un vase d’or des roses vermeilles et blanches que venait de cueillir la main d’une vierge, il leur a semblé voir le visage de celle qui surpasse toutes les autres merveilles par trois qualités excellentes réunies en elle : ses blondes tresses éparses sur son col, qui vaincrait la blancheur du lait ; et ses joues qu’embellit une douce flamme. Mais pour peu que l’air agite sur la rive les fleurs blanches et jeunes, alors me revient à l’esprit le premier jour où je vis ses cheveux d’or épars à la brise, sur quoi je m’enflamme soudain.

Peut-être j’ai cru pouvoir compter les étoiles une à une, et contenir toutes les eaux dans un petit verre, quand m’est venue l’étrange pensée de raconter en combien d’endroits la fleur des belles, sans sortir d’elle-même, a répandu son éclat, ce qu’elle a fait afin que jamais je ne me sépare d’elle. Je ne le ferai pas ; et si pourtant je cherche parfois à fuir, elle a enfermé mes pas dans le ciel et sur terre, car à mes yeux lassés elle est sans cesse présente, ce qui fait que je me consume entièrement. Et elle reste avec moi de façon que je ne désire pas en voir une autre, et que je ne prononce même pas dans mes soupirs un autre nom.

Tu sais bien, chanson, que tout ce que je dis n’est rien en comparaison de ce qui reste caché dans l’amoureuse pensée que, jour et nuit, je porte en mon esprit, et grâce à laquelle je n’ai pas encore succombé dans une si longue lutte ; car l’éloignement de mon cœur m’aurait déjà tué, à force de me faire verser des larmes. Mais ce confort retarde ma mort.


CANZONE XIII.

Fuyant les lieux habités, il cherche la solitude, pour apaiser le feu de son cœur.

De pensée en pensée, de montagne en montagne, Amour me conduit ; car je trouve tous les chemins fréquentés contraires à la tranquillité de la vie. Si, sur ma plage solitaire, se trouve un ruisseau ou une source, si entre deux monts une ombreuse vallée est assise, c’est là que s’apaise l’âme troublée. Et suivant qu’Amour l’excite, elle rit, pleure, tremble ou se rassure. Et le visage qui la suit, où qu’elle le mène, se trouble ou se rassérène, et reste peu de temps dans un même état. C’est pourquoi, à cette vue, un homme qui aurait quelque expérience d’une telle vie, dirait : celui-ci brûle et ne se doute pas de son état.

Par les monts altiers et par les forêts sauvages je trouve quelque repos ; tout endroit habité est ennemi mortel de mes yeux. À chaque pas, naît un penser nouveau au sujet de ma Dame, et souvent le tourment que je souffre à cause d’elle se tourne en jeu ; et c’est à peine si je voudrais changer cette vie douce et amère à la fois, car je dis : Amour te réserve peut-être encore pour un meilleur temps ; peut-être, tandis que tu te tiens toi-même pour peu de chose, es-tu cher à une autre ; et je passe outre en soupirant : Pourrait-ce bien être vrai ? Et comment, et quand ?

Parfois je m’arrête là où quelque pin élevé ou quelque coteau étend son ombre, et alors sur le premier rocher que je rencontre, je retrace par la pensée son beau visage ; quand je reviens à moi, je vois ma poitrine baignée de larmes de tendresse, et je dis : hélas ! où es-tu, et de qui es-tu séparé ! Mais aussi longtemps que je peux tenir mon esprit vagabond fixé sur la première pensée, et m’oublier moi-même dans cette contemplation, je sens Amour de si près, que de sa propre erreur mon âme est satisfaite. Je vois Laure en tant d’endroits, et si belle, que si mon erreur pouvait durer, je ne demanderais rien de plus.

Plus d’une fois — qui me croira ! — je l’ai vue dans l’onde claire et sur l’herbe verte ; dans le tronc d’un hêtre, dans une blanche nuée, si belle que Léda aurait avoué que sa fille lui était inférieure en beauté, comme l’étoile que le soleil efface avec ses rayons. Et plus est sauvage l’endroit où je me trouve, plus déserte est la rive, plus ma pensée se la représente belle. Puis, quand la réalité dissipe cette douce erreur, je m’assieds à l’endroit même, froid et comme une pierre morte sur une pierre vivante, à la façon d’un homme qui pense, et pleure et écrit.

Un désir intense me pousse d’habitude à monter jusqu’au pic le plus élevé et le plus dégagé, où l’ombre d’aucune autre montagne ne puisse frapper. De là, je me mets à mesurer des yeux mes souffrances, et entre temps, versant des larmes, je condense sur mon cœur un douloureux nuage, alors que je regarde devant moi et que je pense à la distance qui me sépare du beau visage qui est toujours si près et si loin de moi. Puis, je médis tout bas : que fais-tu, hélas ! peut-être là-bas on soupire maintenant à cause de ton absence. Et dans cette pensée mon âme respire plus librement.

Chanson, par delà ces Alpes, là où le ciel est plus pur et plus joyeux, tu me reverras sur les bords d’un ruisseau d’eau courante, où l’on sent le frais parfum d’un petit laurier odoriférant. Là est mon cœur, et celle qui me le déroba ; c’est là seulement que tu pourras voir mon image.


SONNET LXXXV.

Forcé de s’éloigner de Laure, il pleure, soupire et se console avec son imagination.

Puisque le chemin m’est fermé pour arriver à obtenir merci, je me suis éloigné, dans mon désespoir, des yeux en qui — je ne sais par quelle destinée — j’avais fait reposer la récompense de ma fidélité.

Je repais mon cœur de soupirs, car il ne demande pas autre chose ; et né pour pleurer, je vis de larmes. Je ne m’en plains pas, car en cet état les larmes sont plus douces qu’on ne le croit.

Et je trouve ma seule consolation dans une image que n’ont faite ni Xeuxis, ni Praxitèle, ni Phidias, mais un bien meilleur maître, et d’un bien plus haut génie.

En quelle Scythie ou en quelle Numidie pourrais-je être en sûreté, puisque, non contente de mon exil immérité, l’envie vient me retrouver jusque dans la retraite où je suis caché ?


SONNET LXXXVI.

Il espère qu’en donnant plus de force à ses vers, Laure lui sera plus favorable.

Je voudrais chanter assez admirablement l’amour pour arracher de force, du cœur endurci de Laure, mille soupirs par jour, et pour allumer mille brûlants désirs dans son esprit de glace.

Et je verrais son beau visage changer souvent de couleur, ses yeux se mouiller, et, devenus plus tendres, se tourner vers moi, comme font d’habitude ceux qui se repentent, mais trop tard, des souffrances qu’ils font endurer aux autres, et de leur propre erreur.

Je verrais les roses vermeilles de ses lèvres, parmi la neige de son visage, s’agiter au souffle de son haleine, et découvrir l’ivoire qui change en statue de marbre quiconque le regarde.

Et tout cela, parce que dans cette vie courte je ne me suis pas à charge à moi-même, et qu’au contraire je me fais gloire d’avoir été réservé pour vivre jusqu’à la vieillesse.


SONNET LXXXVII.

Il voudrait expliquer la cause de tant d’effets contraires qui se manifestent dans l’amour, mais il ne le sait pas.

Si ce n’est pas l’amour, qu’est-ce donc que je sens ? Mais si c’est l’amour, pour Dieu, quelle chose est-ce ? Si elle est bonne, pourquoi produit-elle un effet cruellement mortel ? Si elle est mauvaise, pourquoi tous les tourments qu’elle occasionne sont-ils si doux ?

Si c’est volontairement que je brûle, pourquoi est-ce que je pleure et que je me lamente ? Si c’est malgré moi, à quoi sert de me lamenter ? Ô mort aiguë, ô délicieux mal, comment avez-vous tant de pouvoir sur moi si je n’y consens point ?

Et si j’y consens, c’est à grand tort que je me plains. Au milieu de vents si contraires, je me trouve en pleine mer sur une frêle barque et sans gouvernail,

Si léger de savoir, si chargé d’erreur, que je ne sais pas moi-même ce que je me veux, et que je tremble en plein été, et brûle en plein hiver.


SONNET LXXXVIII.

Il reproche à l’Amour d’être cause des maux dont il est affligé, sans espoir d’en guérir.

Amour a fait de moi comme une cible pour ses traits ; je suis comme la neige au soleil, comme la cire au feu, et comme la neige au vent ; je me suis déjà enroué, madame, à vous crier merci, et vous n’en avez cure.

C’est de vos yeux qu’est parti le coup mortel contre lequel ni le temps ni le lieu ne sauraient servir de rien. C’est de vous seule que provient — et cela vous paraît un jeu — le soleil, le feu et le vent qui me mettent ainsi.

Les pensers sont des flèches, votre visage est un soleil et le désir un feu ; c’est avec toutes ces armes à la fois qu’Amour me blesse, m’éblouit et me consume.

Et l’angélique chant, et les paroles, et la douce haleine, qui font que je ne puis me défendre, sont l’air même devant qui ma vie s’enfuit.


SONNET LXXXIX.

Il prie Laure de voir la cruelle agitation dans laquelle elle l’a jeté.

Je ne trouve point de paix et je n’ai pas à faire de guerre ; et je tremble et j’espère, et je brûle, et je suis comme une glace. Je vole au-dessus des cieux et je rampe sur terre ; je n’étreins rien et j’embrasse le monde entier.

Celle qui me tient en prison, ne m’ouvre ni ne me ferme la porte ; elle ne me retient point dans ses liens, ni ne m’en délivre ; Amour lui-même ne veut ni me tuer, ni briser mes fers ; ni m’avoir en vie, ni me tirer de peine.

Je vois sans yeux ; je n’ai pas de langue et je crie ; je souhaite mourir et je réclame aide ; et je me hais moi-même, et j’aime autrui.

Je me repais de douleur ; je ris en pleurant ; la mort et la vie me déplaisent également. Voilà, madame, en quel état je suis à cause de vous.


CANZONE XIV.

Il essaye de démontrer que ses malheurs sont une chose extraordinaire et nouvelle.

Tout ce qu’il y eut jamais de plus étrange et de plus étonnant dans aucun climat du monde, c’est à cela que je ressemble le plus ; voilà où j’en suis venu, ô Amour. Aux pays d’où nous vient le soleil, est un oiseau qui seul, sans compagne, renaît après s’être volontairement donné la mort, et recommence une vie toute nouvelle. Ainsi mon désir est solitaire ; ainsi, sur la cime de ses pensées élevées, il s’ébat au soleil ; ainsi il se consume, et ainsi il revient à son premier état. Il brûle et meurt, et reprend de nouvelles forces, et vit ensuite aussi longtemps que le phénix.

Il y a dans la mer indienne un rocher si puissant de sa nature, qu’il attire à lui le fer, et qu’il l’enlève aux navires de façon à engloutir les navigateurs. C’est ce que j’éprouve moi-même au milieu de mes pleurs amers ; car ce bel écueil, avec son orgueil implacable, a conduit ma vie à un endroit où il faut qu’elle s’engloutisse. Ainsi un rocher, plus avide de chair humaine que de fer, a dépouillé mon âme, en me volant mon cœur qui jadis était chose invulnérable, et il me tient tout entier, alors que les parties de mon être sont divisées et éparses. Ô cruelle mésaventure ! car étant encore dans mon enveloppe de chair, je me vois entraîné à la rive par un vivant et doux aimant.

À l’extrémité de l’occident, se trouve une bête plus douce et plus paisible qu’aucune autre ; mais qui porte dans ses yeux le désespoir, le deuil et la mort. Il faut bien prendre garde quand on jette les regards sur elle ; pourvu qu’on ne la regarde pas dans les yeux, on peut regarder sans danger tout le reste de son corps. Mais moi, malheureux imprudent, je cours toujours à mon mal ; et je sais bien ce que j’en ai souffert et ce que j’en attends de souffrance ; mais mon avide désir, qui est aveugle et sourd, m’emporte tellement, que le saint et beau visage, et les yeux ardents de cette angélique et innocente bête, causeront ma perte.

Dans les pays du midi, jaillit une source qui tire son nom du soleil, et qui, de sa nature, est bouillante pendant la nuit et froide pendant le jour. Plus le soleil monte et plus il est voisin de nous, plus elle devient froide. Il m’en arrive à moi de même ; je suis une source et un séjour de larmes. Quand ma belle et brillante lumière, qui est mon soleil, s’éloigne de moi, mes yeux sont tristes et seuls, et pour eux il fait nuit obscure. Je brûle alors ; mais si je vois apparaître l’or et les rayons du soleil vif, je me sens changer entièrement au dedans et au dehors, et devenir de glace ; c’est ainsi que je redeviens froid.

Il y a, en Épire, une autre source, dont on dit que les eaux froides allument une torche éteinte, et éteignent une torche allumée. Mon âme, qui n’avait pas encore senti les atteintes de l’amoureuse flamme, pour s’être un peu approchée de cette froide dame pour laquelle je soupire sans cesse, s’est mise à brûler tout entière ; et jamais le soleil ni les étoiles ne virent semblable martyre, car il aurait ému de pitié un cœur de marbre. Quand elle eut bien embrasé mon âme, elle l’éteignit sous sa belle et glaciale vertu. C’est ainsi qu’elle m’a plusieurs fois allumé et éteint le cœur. Je le sais, moi qui le sens ; et souvent je m’en courrouce.

Loin de tous nos rivages, dans les fameuses îles Fortunées, il y a deux sources. Qui boit à l’une, meurt en riant ; qui boit à l’autre, n’éprouve aucun mal. Un cas semblable marque ma vie, car je pourrais mourir en riant du grand plaisir que j’éprouve, si des cris de douleur ne venaient tempérer ce plaisir. Amour, qui m’as jusqu’ici conduit à l’ombre d’une renommée occulte et sombre, nous ne parlerons pas de cette source qu’en tout temps nous voyons, mais qui est plus copieuse encore quand le soleil rejoint le signe du Taureau. Ainsi, mes yeux pleurent en tout temps, mais surtout quand je vois ma Dame.

Chanson, si quelqu’un voulait savoir ce que je fais, tu peux dire : il habite sous un grand rocher, dans une vallée close, d’où sort la Sorgue ; personne ne le voit, si ce n’est Amour qui ne le quitte jamais d’un pas, et l’image d’une dame qui le consume. Pour lui, il fuit tous les autres.


SONNET XC.

Il n’a pas le courage de dire à Laure : je t’aime ; il se résigne à l’aimer en silence.

Amour qui vit et règne en ma pensée, et qui a fait son principal séjour dans mon cœur, s’armant de courage, vient parfois se poser et se montrer sur mon front.

Celle qui m’apprend à aimer et à souffrir, et qui veut que la raison, la vergogne et la décence réfrènent le grand désir et l’espoir allumé, s’indigne en elle-même de notre audace.

Alors Amour, plein de peur, s’enfuit au fond de mon cœur, abandonnant complètement son entreprise, et pleure et tremble. Il s’y cache, et ne paraît plus au dehors.

Que puis-je faire, moi qui crains mon maître, sinon rester avec lui jusqu’à l’heure suprême ? Quelle belle fin fait celui qui meurt en bien aimant !


SONNET XCI.

Il se compare au papillon qui, volant à la lumière, y trouve la mort.

Comme parfois, au temps chaud, un petit papillon, attiré par la lumière, vient voler dans les yeux, ce qui cause à lui la mort et aux autres la douleur ;

Ainsi je cours sans cesse à mon fatal soleil, c’est-à-dire à ces yeux où je trouve tellement de douceur qu’Amour n’écoute plus le frein de la raison, et que ce qui discerne est vaincu par ce qui veut.

Et je vois bien combien ils m’ont en mépris, et je sais que j’en mourrai vraiment, car mes forces ne pourront résister à la douleur.

Mais Amour m’éblouit si doucement, que je pleure sur la peine des autres et non sur la mienne ; et mon âme aveuglée consent à sa propre mort.


SIXAIN V.

Il raconte l’histoire fidèle de ses amours, et dit qu’il est bien temps de se consacrer à Dieu.

Sous le doux ombrage d’une belle ramure, j’ai fui en toute hâte une impitoyable lumière que le troisième ciel dardait sur moi jusqu’ici-bas ; et la brise amoureuse qui renouvelle la saison, débarrassait déjà les monts de leur neige, et les herbes et les branches verdissaient sur les rives.

Le monde ne vit jamais si agréable ramure, le vent n’agita jamais si verts feuillages, comme il s’en offrit à mes yeux ce printemps-là. Aussi, redoutant l’ardente lumière, je ne voulus pas abriter mon refuge sous l’ombre des monts, mais bien sous celle de l’arbre qui est le plus chéri du ciel.

Un laurier m’abrita alors des rigueurs du ciel ; aussi, plusieurs fois, avide de ses beaux rameaux, j’allai souvent pour en chercher par les forêts et par les monts ; mais je ne retrouvai jamais tronc ni feuillage si favorisé de la lumière céleste qu’il ne perdît ses qualités avec le temps.

C’est pourquoi, toujours plus ferme et plus résolu, allant où je m’entendais appeler par le ciel, et guidé par ma douce et brillante lumière, je suis toujours revenu pieusement sous les premiers rameaux, et quand les feuilles sont éparses sur la terre, et quand le soleil fait reverdir les monts.

Forêts, rochers, champs, fleuves et monts, le temps dompte et change tout ce qui est créé. C’est pourquoi je demande pardon à ces branches si, après plusieurs années révolues sous le ciel, je me suis résolu à fuir les rameaux couverts de glu, dès que j’ai commencé à voir la vérité.

La douce lumière me plut tellement tout d’abord, que je traversai avec joie de nombreuses et grandes montagnes pour pouvoir me rapprocher des rameaux aimés. Maintenant, la brièveté de la vie, et le lieu et le temps me montrent un autre sentier pour aller au ciel, et pour cueillir enfin des fruits et non plus seulement des fleurs et des feuilles.

Je cherche un autre amour, d’autres rameaux et une autre lumière, je cherche un autre chemin pour monter au ciel par d’autres monts, ainsi que d’autres rameaux, car il est bien temps.


SONNET XCII.

Entendant parler de Laure et de l’Amour, il lui semble voir et entendre Laure elle-même.

Quand je vous entends parler si doucement, de la façon dont Amour inspire lui-même ses disciples, mon désir embrasé jette de telles étincelles, qu’il devrait enflammer les âmes les plus froides.

Il me semble alors voir présente la belle dame, telle que je la vis partout où elle fut douce et bienveillante pour moi, et avec cette attitude qui au son, non d’une cloche, mais des soupirs, me fit réveiller souvent.

Je vois ses cheveux, épars au vent, et elle-même penchée en arrière ; et elle revient aussi belle dans mon cœur, comme celle qui en tient la clef.

Mais le suprême plaisir qui se met en travers de ma langue, n’a pas assez d’audace pour la montrer au grand jour telle qu’elle est dans mon cœur.


SONNET XCIII.

Il dépeint les beautés de Laure quand il en devint amoureux.

Je n’ai jamais vu le soleil se lever si beau dans un ciel débarrassé de nuages, ni, après la pluie, l’arc céleste déployer tant de couleurs variées dans l’air,

Comme je vis se transformer en flamboyant — le jour où je pris l’amoureux fardeau — ce visage auquel — et mon dire est bien modéré — aucune chose mortelle ne se peut comparer.

Je vis Amour faire mouvoir d’une façon si suave ses beaux yeux, que depuis ce moment je me mis à trouver obscure toute autre vue.

Sennuccio, je le vis ; je le vis tendre son arc de telle sorte que depuis ma vie n’a plus été en sûreté, et que je suis encore si désireux de revoir ce spectacle.


SONNET XCIV.

En quelque lieu qu’il se trouve, il soupirera toujours pour Laure.

Qu’on m’envoie là où le soleil tue l’herbe et les fleurs, ou bien là où il est lui-même vaincu par la glace et la neige ; qu’on m’envoie là où les rayons de son char sont tempérés et légers, et là où il nous est tour à tour rendu et soustrait ;

Qu’on me place en une humble ou une éclatante fortune ; qu’on m’expose à l’air doux et serein, épais ou lourd ; à la nuit, au jour court ou long ; que j’arrive à l’âge mûr ou à l’extrême vieillesse ;

Qu’on m’élève jusqu’au ciel, qu’on me laisse sur la terre, ou qu’on me plonge dans l’abîme ; que je sois sur la cime des monts, ou dans les vallées profondes et marécageuses ;

Qu’on me fasse une renommée obscure ou illustre, je serai ce que je fus, je vivrai comme j’ai vécu, continuant à soupirer comme je le fais depuis trois lustres.


SONNET XCV.

Il loue la vertu et les beautés de Laure ; il voudrait que son nom remplît le monde.

Âme gentille, qu’une ardente vertu embellit et réchauffe et pour laquelle j’ai composé tant d’écrits ; toi qui seule fus jadis le séjour intact de l’honneur ; tour solidement assise sur d’éminentes qualités ;

Ô flamme, ô roses éparses sur de tendres flocons de neige vive, où je me mire et me réconforte ; ô plaisir qui me fait élever les ailes jusqu’au beau visage qui brille sur tout ce que le soleil éclaire ;

Si mes rimes étaient comprises si loin, votre nom emplirait tout l’univers, des bords du Nil, à l’Atlas et à l’Olympe.

Puisque je ne puis le porter dans les quatre parties du monde, je le ferai entendre au beau pays que partage l’Apennin, et que la mer et les Alpes environnent.


SONNET XCVI.

Les regards à la fois doux et sévères de Laure l’encouragent dans sa timidité, et l’arrêtent dans son audace.

Quand la passion, qui me mène et me gouverne avec deux éperons ardents et un dur frein, surmonte de temps en temps sa réserve accoutumée, afin de contenter en partie mes sens,

Il se trouve qu’on lit sur mon front les frayeurs et les audaces qui s’agitent au plus profond de mon cœur ; et Amour voit déjouer ses desseins, et l’éclair briller dans les yeux perçants et courroucés de Laure.

Alors, comme celui qui redoute les coups de Jupiter irrité, il se rejette en arrière, car une grande peur apaise un grand désir.

Mais parfois, par un doux regard, Laure adoucit le feu glacial et l’espoir plein de crainte, en mon âme où elle voit comme à travers un verre.


SONNET XCVII.

Il ne sait écrire des vers dignes de Laure que sur les rives de la Sorgue et à l’ombre du Laurier.

Non, le Tessin, le Pô, le Var, l’Arno, l’Adige, le Tibre, l’Euphrate, le Tigre, le Nil, l’Hermus, l’Indus et le Gange, le Tanaüs, l’Istrée, l’Alphée, la Garonne et la mer qui l’entoure, le Rhône, l’Ebre, le Rhin, la Seine, l’Albia, l’Ero, l’Ebre ;

Non, le lierre, le sapin, le pin, le hêtre ou le genévrier, ne pourraient apaiser le feu qui consume mon triste cœur, comme le beau ruisseau qui pleure sans cesse avec moi, comme l’arbuste que je célèbre et que je pare dans mes rimes.

Voilà le seul secours que je trouve contre les assauts de l’Amour ; d’où il faut que je passe tout armé la vie qui s’enfuit à si grandes enjambées.

Que le beau laurier croisse donc sur la fraîche rive ; et que celui qui le planta, écrive, sous son doux ombrage, de hautes et de belles pensées.


BALLADE VI.

Bien qu’elle ne lui soit point sévère, il n’a le cœur ni tranquille, ni content.

De temps en temps, sont moins durs pour moi l’angélique figure et le doux rire, et l’air du beau visage de Laure ; et moins sombre est l’éclat de ses beaux yeux.

Que font désormais chez moi ces soupirs, nés de la douleur, et qui montraient au dehors mes angoisses et ma vie désespérée ? S’il arrive que je jette les regards vers Laure, pour apaiser mon cœur, il me semble voir Amour plaider ma cause et m’apporter son aide. Cependant, je ne trouve pas que la lutte que j’ai à soutenir soit finie, et que mon cœur goûte une tranquillité complète ; car plus l’espoir me rassure, plus le désir m’enflamme.


SONNET XCVIII.

Bien qu’il soit à peu près sûr de l’amour de Laure, il n’aura cependant de paix qu’elle ne le lui ait avoué.

Que fais-tu, mon âme ? À quoi penses-tu ? Aurons-nous jamais la paix ? Obtiendrons-nous jamais une trêve à nos maux ? Ou bien, aurons-nous à soutenir une guerre éternelle ? Qu’adviendra-t-il de nous ? Je ne sais ; mais, si je vois juste, ses beaux yeux ne se réjouissent point de notre mal.

— Mais à quoi cela sert-il, si avec ses yeux elle fait de nous, l’été une glace, et l’hiver un feu ? — Ce n’est pas elle qui fait cela, mais bien celui qui ordonne à ses yeux de faire ainsi. — Qu’est-ce que cela nous fait, si elle le voit et si elle se tait ?

Parfois la langue se tait, et le cœur se plaint à haute voix, et, le visage sec et joyeux, pleure, alors que ceux qui vous regardent ne le voient pas.

Nonobstant, l’esprit ne s’apaise point, et ne voit pas cesser la douleur qui s’amasse au dedans de lui. Le malheureux ne croit plus guère à l’espérance.


SONNET XCIX.

Les yeux de Laure l’ont percé d’amour, mais d’un amour pur et maîtrisé par la raison.

Jamais un nocher las n’a cherché dans le port un refuge contre la fureur des ondes tempétueuses, avec plus d’empressement que je fuis les pensées noires et mauvaises où me poussent et me portent mes gigantesques désirs.

Et jamais lumière divine n’a vaincu une vue mortelle, comme a fait de la mienne le rayon hautain des beaux yeux de Laure, dans lesquels Amour dore et aiguise ses traits.

Je le vois non pas aveugle, mais armé d’un carquois ; nu, tout autant que la déesse le permet ; sous la figure d’un jeune garçon avec des ailes, non pas peint, mais bien vivant.

C’est de là qu’il me montre ce qu’il cache au plus grand nombre ; car c’est dans les beaux yeux de ma Dame que je lis tout ce que je dis et tout ce que j’écris sur l’Amour.


SONNET C.

Réduit à espérer et à craindre toujours, il n’a plus la force de vivre.

Cette humble cruelle, au cœur de tigre ou d’ours, qui semble un ange sous un visage humain, me balance tellement entre le rire et les pleurs, la peur et l’espérance, qu’elle me tient dans une perpétuelle incertitude.

Si elle ne m’accueille pas bientôt, et ne m’ôte pas le mors, mais si, comme elle a coutume, elle me tient toujours en suspens, je vois bien, ô Amour, par ce doux venin que je sens pénétrer jusqu’à mon cœur à travers mes veines, que ma vie est près de finir.

Ma force fragile et lassée ne peut plus supporter des variations telles que, en un même moment, elles me font brûler, trembler de froid, rougir et devenir pâle.

Mon àme, comme quelqu’un qui d’heure en heure se sent défaillir, espère échapper par la fuite à ses douleurs ; car on ne peut plus rien quand on ne peut même pas mourir.


SONNET CI.

Il essaye d’attendrir Laure par ses soupirs, et en regardant son doux visage, il espère.

Allez, brûlants soupirs, au cœur froid de Laure ; rompez la glace qui fait obstacle à sa pitié ; et, si une prière mortelle est écoutée dans le ciel, que la mort ou qu’un doux merci mette fin à ma douleur.

Allez, doux pensers ; parlez-lui de ce que son beau regard ne peut pas voir ; et si son dédain et ma mauvaise étoile nous sont hostiles, nous ne conserverons plus d’espérance, et nous serons tirés d’erreur.

Vous pouvez bien dire, quoique d’une manière très incomplète, que notre état est aussi inquiet et sombre que le sien est calme et serein.

Allez désormais en toute sûreté, car Amour s’en ira avec vous ; et la fortune mauvaise pourra bien s’adoucir, si je sais juger du temps aux signes de mon Soleil.


SONNET CII.

Les honnêtes pensées de Laure et sa beauté sont sans rivaux.

Les étoiles et le ciel, et tous les éléments ont déployé tout leur art et tout leur soin pour former la vive lumière où la nature et le soleil se mirent, ne trouvant rien qui l’égale.

L’œuvre est si élevée, si belle et si extraordinaire, que le regard mortel n’ose pas la fixer, tellement aussi il semble qu’Amour ait répandu hors de toute mesure, de douceur et de grâce dans les beaux yeux de Laure.

L’air frappé de leurs doux rayons, se charge d’honnêteté, à tel point qu’il influe en maître sur nos paroles et sur nos pensées.

On n’éprouve aucun désir grossier, mais les sentiments de l’honneur et de la vertu. Or, quand la suprême beauté n’a-t-elle pas éteint un sentiment vil ?


SONNET CIII.

Des effets que produit en lui la vue de Laure pleurant de pitié.

Jupiter et César ne furent jamais si décidés, celui-ci à lancer la foudre, celui-là à frapper, que la pitié ne pût apaiser leur colère et leur faire tomber à tous deux les armes des mains.

Ma Dame pleurait, et mon Maître voulut que je fusse là pour la voir et pour entendre ses gémissements, afin de mettre le comble à ma douleur et à mes désirs, et de m’émouvoir jusqu’aux moelles et jusqu’aux os.

Ces douces larmes, Amour me les peignit, ou plutôt me les grava sur un diamant au beau milieu du cœur ; il y inscrivit ces plaintes suaves.

Armé de solides et ingénieuses clefs, il revient encore souvent en tirer quelques larmes et de longs et lourds soupirs.


SONNET CIV.

Les pleurs de Laure font envie au soleil et étonnent les éléments.

J’ai vu sur la terre les angéliques manières et les célestes beautés uniques au monde ; si bien qu’à me les rappeler je me réjouis et je souffre ; car en comparaison, toutes celles que je vois sont rêve, ombre et fumée.

Et j’ai vu pleurer ces deux beaux yeux qui mille fois ont rendu le soleil jaloux ; et j’ai entendu sa bouche dire en soupirant des paroles qui feraient se mouvoir les montagnes et s’arrêter les fleuves.

Amour, prudence, valeur, pitié et douleur, faisaient de ces pleurs un concert plus doux que tous ceux qu’on entend d’habitude au monde.

Et le ciel était si attentif à cette harmonie, qu’on ne voyait pas une feuille s’agiter sur les branches, tant l’air et la brise étaient imprégnés de sa douceur.


SONNET CV.

Il voudrait pouvoir la dépeindre telle qu’elle était le jour où elle pleurait.

Ce jour, à jamais pénible et honoré, laisse dans mon cœur une impression si vive, que jamais génie ni style ne se trouveront pour la décrire ; cependant je reviens souvent à lui par le souvenir.

Son attitude embellie d’une noble pitié, et les lamentations à la fois douces et amères que j’entendais, faisaient douter si c’était une mortelle ou une déesse qui rassérénait ainsi le ciel autour d’elle.

Sa tête était comme l’or fin, son visage avait la blancheur de la neige, ses cils étaient noirs comme l’ébène, et ses yeux étaient deux étoiles ; aussi Amour ne tendait pas son arc en vain.

Sa bouche, où la douleur accumulée formait d’ardentes et de belles paroles, était de perles et de roses vermeilles ; ses soupirs étaient de flammes, et ses larmes de pur cristal.


SONNET CVI.

Il a toujours présentes au cœur les belles larmes de sa Laure.

Où que je pose, où que je tourne mes yeux las, afin d’apaiser le besoin qui les pousse, je trouve qu’Amour y a peint l’image de ma Dame, pour rendre mes désirs plus nouveaux.

Il me semble toujours qu’elle exhale dans sa belle douleur, la profonde pitié dont son noble cœur est étreint. Outre cette vue, il semble qu’à mes oreilles se fassent entendre ses paroles et ses soupirs sacrés.

Amour et la vérité peuvent dire avec moi que les beautés que j’ai vues étaient uniques au monde, et qu’on n’en avait jamais vues de semblables sous les étoiles.

Et jamais non plus si tendres et si douces paroles ne s’étaient fait entendre ; et jamais le soleil n’avait vu de si belles larmes couler de si beaux yeux.


SONNET CVII.

Les vertus, les beautés et les grâces de Laure n’ont pas leur modèle au ciel.

Dans quelle partie du ciel, dans quelle idée était le modèle d’où Nature tira ce beau visage gracieux, où elle voulut montrer ici-bas ce que là-haut elle pouvait ?

Quelle nymphe dans les fontaines, quelle déesse dans les forêts déroula jamais à la brise chevelure d’or si fin ? Quand un cœur réunit-il en lui tant de vertus, bien que la plus grande de ces vertus soit cause de ma mort ?

En vain il croit voir une divine beauté, celui qui n’a jamais vu ses yeux, quand elle les tourne doucement.

Il ne sait pas comment Amour guérit et comment il tue, celui qui ne sait pas comme doucement elle soupire, et comme doucement elle parle, et comme doucement elle rit.


SONNET CVIII.

Qu’elle parle, qu’elle rie, qu’elle regarde, qu’elle soit assise, ou qu’elle marche, c’est une chose merveilleuse.

Amour et moi, aussi remplis d’étonnement que celui qui voit par hasard une chose incroyable, nous regardions Laure, quand elle parle ou qu’elle rit, car elle ne ressemble à personne autre qu’à elle-même.

À la belle clarté qui tombe de ses tranquilles sourcils, mes deux étoiles fidèles étincellent si bien, qu’aucune autre lumière ne pourrait enflammer ou guider quiconque se propose d’aimer d’une noble affection.

Quelle merveille, quand, parmi l’herbe, comme une fleur elle s’assied ! Ou quand elle presse sur son sein candide une verte branche d’aubépine !

Quelle douceur, dans la saison tendre, de la voir aller seule, emportant ses pensées avec elle, tressant une couronne pour l’or de sa chevelure élégante et bouclée !


SONNET CIX.

Tout ce qu’il fait lui est une cause de tourment.

Pas épars, pensers instables et rapides, mémoire tenace, fière ardeur, puissant désir, cœur débile, et vous mes yeux, non pas des yeux à vrai dire, mais des fontaines ;

Feuillage, honneur des fronts renommés, marque unique de la double valeur, vie fatigante, douce erreur qui me faites chercher plages et monts ;

Beau visage, où Amour mit tout à la fois les éperons et le frein avec lesquels il m’excite et me tourne comme il lui plaît, sans qu’il soit possible d’être récalcitrant ;

Âmes nobles et amoureuses, s’il en est quelqu’une au monde ; et vous ombres nues et poudreuses, arrêtez-vous pour voir mon mal.


SONNET CX.

Il envie tous les lieux qui l’ont vue, tous les objets qui l’ont touchée.

Fleurs amoureuses et gaies, herbes fortunées que ma Dame, dans sa rêverie, a coutume de fouler ; plage qui entends ses douces paroles et qui gardes quelquefois la douce trace de son beau pied ;

Sveltes arbrisseaux, vertes feuilles naissantes, amoureuses et pâles violettes, forêts ombreuses sur lesquelles le soleil darde et qui vous dressez hautes et superbes sous l’influence de ses rayons ;

Suave contrée, pur ruisseau qui baignez son beau visage et ses yeux brillants dont la vive lumière redouble la beauté ;

Combien je vous envie d’avoir été témoins de ses actes honnêtes chéris, il n’y aura jamais parmi vous de roc assez habitué au feu pour ne pas apprendre quelque chose de ma flamme.


SONNET CXI.

Il rapportera toutes les peines d’Amour, pourvu que Laure le voie et s’en montre satisfaite.

Amour, qui vois ma pensée toute découverte et les durs chemins par lesquels toi seul me mènes, plonge les yeux au fond de mon cœur, ouvert pour toi et fermé pour tous les autres.

Tu sais ce que j’ai déjà souffert pour te suivre ; et pourtant tu m’entraînes chaque jour de précipice en précipice, et tu ne t’aperçois pas que je suis si las et que le sentier est trop rude pour moi.

Je vois bien de loin la douce lumière vers laquelle tu me pousses et me diriges par d’âpres voies ; mais je n’ai pas comme toi des ailes pour voler.

Laisse mes désirs se satisfaire, pourvu que je me consume à bien désirer, et que mes soupirs ne déplaisent point à Laure.


SONNET CXII.

Il est toujours inquiet, parce que Laure peut le faire mourir et ressusciter en un seul moment.

Maintenant que le ciel, et la terre, et le vent, tout se tait ; que les bêtes et les oiseaux sont domptés par le sommeil ; que la nuit mène en rond son char étoilé, et que la mer sans vagues repose dans son lit.

Je vois, je pense, je brûle, je pleure ; et celle qui me consume ainsi est toujours devant mes yeux, pour ma douce peine. L’état où je suis, est une guerre pleine de colère et de douleur ; et c’est seulement quand je pense à cela, que j’ai quelque paix.

Ainsi d’une même source claire et vive découlent la douceur et l’amertume dont je me rejouis ; la même main me blesse et me guérit.

Et pour que mon martyre n’arrive jamais à sa fin, je meurs et je renais mille fois par jour, tellement je suis éloigné de ma guérison.


SONNET CXIII.

La démarche, les regards, les gestes et les paroles de Laure le jettent en extase.

Quand son pied candide meut doucement et paisiblement ses pas dans l’herbe fraîche, il semble qu’une vertu naisse de ses tendres plantes, et entr’ouvre et renouvelle les fleurs tout autour d’elle.

Amour qui seul englues les nobles cœurs, et dédaignes d’essayer ses forces d’un autre côté, fais pleuvoir de ses beaux yeux un plaisir si grand, que je n’aie souci d’aucun autre bien, et que je ne demande pas d’autre nourriture.

Avec sa démarche, avec son suave regard s’accordent ses douces paroles, son attitude pleine de mansuétude, humble et digne à la fois.

C’est de ces quatre étincelles — et elles ne sont pas les seules — que naît le grand feu dont je brûle et qui me fait vivre, car je suis devenu comme un oiseau de nuit au soleil.


SONNET CXIV.

Le bruit des soupirs et des paroles de Laure, est la seule cause qui le fait vivre.

Quand Amour incline les beaux yeux de Laure vers la terre, et rassemblant dans sa main en un seul soupir ses esprits errants, les transforme en une voix claire, suave, angélique, divine,

Je sens faire à mon cœur une douce violence, et mes pensées et mes désirs se changer tellement en dedans de moi, que je dis : Vienne maintenant mon heure dernière, puisque le ciel me destine une mort si noble.

Mais le bruit des soupirs et des paroles de Laure, qui enchaîne les sens par sa douceur, retient l’âme au moment où elle est prête à partir, par le grand désir qu’elle a d’écouter ce qui la rend heureuse.

C’est ainsi que je continue à vivre ; ainsi se déroule et s’étend le fil de la vie qui m’est donnée, exemple unique parmi nous.


SONNET CXV.

Il croit, puis il ne croit plus que Laure deviendra sensible ; mais l’espoir le soutient toujours.

Amour m’envoie ce doux penser qui est notre ancien confident à tous deux ; et il me réconforte, et il dit que je ne fus jamais si près que maintenant de voir ce que je désire et ce que j’espère.

Moi, qui parfois ai reconnu ses paroles pour un mensonge et parfois pour une vérité, je ne sais s’il faut le croire, et je vis dans l’incertitude ; le oui ni le non ne se font entendre entièrement en mon cœur.

Cependant le temps passe, et je vois dans mon miroir que je m’avance vers l’âge contraire à ses promesses et à mes espérances.

Or, advienne que pourra ; je ne suis pas seul à vieillir ; mon désir n’est pas encore changé par l’âge. Je crains bien que ma vie s’achève avant que mes désirs soient accomplis.


SONNET CXVI.

Il tremble en voyant Laure courroucée. Quand il la voit apaisée, il voudrait lui parler, mais il n’ose.

Plein d’une ardente pensée qui me fait repousser toutes les autres et me fait aller seul au monde, je me dérobe de temps en temps à moi-même, cherchant celle que je devrais fuir.

Et je la vois passer si douce et si cruelle, que mon âme tremble, prête à prendre son vol, tant cette belle d’Amour, mon ennemie et mon amie, mène après elle de cuisants soupirs.

Si je ne me trompe pas, je distingue bien un rayon de pitié entre ses sourcils assombris et hautains, qui rassérène un peu mon cœur douloureux.

Alors je reprends mon âme, et quand je me suis bien résolu à lui découvrir mon mal, j’ai tant à lui dire que je n’ose pas commencer.


SONNET CXVII.

Par son exemple, il enseigne aux amants qu’au véritable amour il faut le silence.

Plus d’une fois déjà, trompé par les apparences de son air compatissant, j’ai conçu l’audace d’aborder mon ennemie avec des paroles respectueuses et courtoises, et dans une attitude humble et suppliante.

Mais aussitôt ses yeux rendent ma résolution vaine ; car toute ma fortune, toute ma destinée, mon bien, mon mal, et ma vie et ma mort, celui qui seul pouvait le faire a placé tout cela dans la main de Laure.

C’est pourquoi je n’ai jamais pu assembler une parole qui pût être comprise d’un autre que moi-même, tellement Amour m’a rendu tremblant et timide.

Et je vois bien maintenant qu’un amour excessif lie la langue de l’homme et lui enlève ses esprits. Celui qui peut dire comment il brûle, ne ressent qu’un petit feu.


SONNET CXVIII.

Que Laure lui soit sévère, il n’en continuera pas moins de l’aimer et de soupirer pour elle.

Amour m’a conduit entre de beaux et cruels bras, qui me tuent sans que je l’aie mérité ; et si je me plains, il redouble mon martyre ; aussi, comme je fais, il vaut mieux que je meure en aimant, et que je me taise.

Car elle pourrait, alors que le Rhin est le plus couvert de glaces, le brûler avec ses yeux et rompre tous ses durs glaçons. Et comme elle est aussi orgueilleuse que belle, il lui déplaît de plaire aux autres.

Quelque effort que je fasse, je ne puis détacher une parcelle du beau diamant dont son cœur si dur est fait ; le reste de sa personne est un marbre qui se meut et respire.

Mais, tout son dédain, pas plus que son air sombre, ne m’enlèveront jamais mes espérances et ne me feront cesser mes deux soupirs.


SONNET CXIX.

Il l’aimera constamment, bien qu’elle soit jalouse de l’amour même qu’il a pour elle.

Ô envie, ennemie de la vertu, qui t’opposes si volontiers aux sentiments généreux, par quel chemin es-tu entrée, silencieuse, dans ce beau sein, et par quel artifice l’as-tu changé ?

Tu en as arraché mon salut par la racine ; tu m’as représenté comme un amant trop heureux à celle qui accueillit un certain temps mes humbles et chastes prières, et qui maintenant semble les haïr et les repousser.

Cependant que, par son attitude dure et cruelle, elle se plaigne de ma joie et se rie de mes pleurs, elle ne pourrait changer une seule de mes pensées.

Non, bien qu’elle me tue mille fois par jours, elle ne fera pas que je ne l’aime plus et que je n’espère pas en elle ; car si elle me glace d’épouvante, Amour me rassure.


SONNET CXX.

Être toujours entre la douceur et l’amertume, c’est la vie misérable des amants.

En contemplant la lumière sereine des beaux yeux où se tient celui qui souvent colore et baigne les miens, mon âme fatiguée s’envole pour aller vers son paradis terrestre.

Puis, le trouvant plein de douceur et d’amertume, elle voit que c’est une œuvre d’araignée comme jamais n’en fut tissée au monde ; c’est pourquoi elle se plaint à elle-même et à l’Amour de ce qu’il a des éperons si poignants et un frein si dur.

Entre ces deux extrêmes, qui se contrarient et se mêlent, les désirs sont tour à tour de glace et de flamme, et l’on reste misérable et heureux tout à la fois.

Mais on a peu de pensées joyeuses et l’on en a beaucoup de tristes. Et la plupart du temps, on se repent des entreprises audacieuses. Voilà le fruit qui naît d’un tel arbre.


SONNET CXXI.

Il pense dans sa douleur qu’il vaut mieux souffrir par Laure, qu’être heureux par une autre dame.

Ce fut une cruelle étoile — si le ciel a sur nous l’influence que quelques-uns croient — que celle sous laquelle je naquis. Cruel fut le berceau où l’on me coucha, et cruelle la terre où je fis ensuite mes premiers pas.

Cruelle aussi la dame qui, avec ses yeux et avec l’arc dont j’étais l’unique cible, me fit une blessure que je ne t’ai pas cachée, ô Amour, car tu peux la guérir avec ces mêmes armes.

Mais tu prends plaisir à mes douleurs ; quant à elle, elle ne s’en réjouit pas, parce qu’elle ne les trouve pas assez grandes, et que le coup qu’elle m’a porté est d’une flèche et non d’un épieu.

Et tu me consoles en me disant que languir pour elle vaut mieux qu’être heureux par une autre ; et tu me le jures par tes flèches dorées, et je te crois.


SONNET CXXII.

Il se réjouit en se remémorant le temps et le lieu où il devint pour la première fois amoureux.

Quand se représente à ma mémoire le temps et le lieu où je me perdis moi-même, et le cher lien dont Amour m’enchaîna de sa main, d’une façon telle qu’il me rendit l’amertume douce et la plainte agréable,

Je suis tout à la fois soufre et matière inflammable, mon cœur est un feu, et je suis tellement embrasé au dedans par ces soupirs suaves que j’entends toujours, que, tout en brûlant, je me réjouis, et que je vis de cela et me soucie peu d’autre chose.

Ce Soleil, qui seul resplendit à mes yeux, me réchauffe encore avec ses rayons dans l’âge mûr, comme il le faisait dans mon jeune âge.

Et il m’allume et me brûle de loin, de telle façon que la mémoire toujours jeune et solide me montre uniquement ce lien, et le temps et le lieu.


SONNET CXXIII.

La pensée toujours tournée vers Laure, il traverse seul et sans crainte les bois et les forêts.

Par les bois inhospitaliers et sauvages, où les hommes armés vont à grands risques, moi, je vais en sûreté ; car rien ne me peut effrayer qui reflète les vifs rayons d’Amour.

Et je vais chantant — pauvre fou que je suis ! — celle que le ciel ne pourrait éloigner de moi, car je l’ai dans les yeux ; et il me semble voir avec elle des dames et des damoiselles, tandis que ce sont des sapins et des hêtres.

Il me semble l’entendre, quand j’entends la brise jouer dans les branches et dans le feuillage, et les oiseaux se plaindre, et les eaux fuir en murmurant par les herbes vertes.

Rarement le silence, l’horrible solitude des forêts ombreuses me plut autant, si ce n’est que je perds trop de temps loin de mon Soleil.


SONNET CXXIV.

La vue du beau pays de Laure lui fait oublier les périls du voyage.

Amour, qui donne des ailes aux pieds et aux cœurs de ses disciples, pour les faire s’envoler vivants au troisième ciel, m’a montré en un jour, par la fameuse forêt d’Ardennes, mille plaines et mille ruisseaux.

Il m’est doux d’être allé seul et sans armes là où Mars armé frappe sans avertir ; à peu près comme un navire qui irait sur mer sans gouvernail et sans antennes, plein de pensers graves et fâcheux.

Pourtant, arrivé à la fin de la journée obscure, me rappelant d’où je viens et de quelle façon, je sens de mon trop d’audace naître ma peur.

Mais le beau pays et le fleuve délicieux, de leur accueil serein rassérènent mon cœur déjà tourné là où habite sa lumière.


SONNET CXXV.

Tourmenté par Amour, il veut le dompter avec la raison, mais il ne peut.

Amour m’éperonne et me serre tout en même temps le frein, il me rassure et m’épouvante, il me brûle et me glace, il me fait bon accueil et me dédaigne, il m’appelle à lui et me repousse, il me tient tantôt dans l’espérance et tantôt dans la peine.

Tantôt il exalte, tantôt il abaisse mon cœur lassé ; aussi mon désir flottant çà et là a-t-il perdu la voie, et son souverain plaisir paraît-il lui déplaire, tellement mon esprit est plein d’une si étrange erreur.

Une pensée amie lui montre le gué, mais ce n’est pas un gué de larmes par lequel il puisse aller promptement là où il espère être satisfait.

Puis, comme si une force plus grande le détournait, il lui faut suivre une autre voie, et, malgré lui, il faut qu’il consente à sa longue mort ainsi qu’à la mienne.


SONNET CXXVI.

Laure lui a plu uniquement pour son air humble. Il engage un ami à faire de même avec sa dame.

Geri, quand parfois s’irrite contre moi ma douce ennemie qui est si altière, une consolation m’est donnée, à savoir que je n’en meurs pas, et c’est grâce à cela seulement que mon âme respire.

Partout où, dans son dédain, elle jette les yeux, espérant priver ma vie de toute lumière, je lui montre les miens pleins d’une humilité si vraie, que tout son dédain est forcément repoussé.

S’il n’en était pas ainsi, je ne pourrais pas risquer de la voir autrement que comme la face de Méduse qui changeait les gens en marbre.

Fais donc ainsi toi-même, car je vois qu’il n’existe pas d’autre moyen ; rien ne sert de fuir devant les ailes dont use notre Seigneur.


SONNET CXXVII.

Le Pô pourra bien l’emporter de corps loin de Laure, mais non d’esprit.

Pô, sur tes puissantes et rapides ondes, tu peux bien emporter mon corps, mais l’esprit qui y est enfermé n’a souci ni de ta force ni de celle de personne.

Sans louvoyer à droite ni à gauche, il fend l’air tout droit vers son désir favorable, et dirigeant ses ailes vers le feuillage doré, il dompte l’eau et le vent, et la voile et les rames.

Pleuve altier, superbe, roi de tous les autres, toi qui marches à l’encontre du soleil quand il nous ramène le jour, et qui laisses au Ponant un soleil bien plus beau,

Tu t’en vas, emportant sur ton dos ce qui de moi est mortel ; l’autre partie, couverte d’amoureuses plumes, retourne en volant à son doux séjour.


SONNET CXXVIII.

Il fut pris, au moment où il y pensait le moins, par Amour caché sous un laurier.

Amour tendit parmi les herbes un beau filet d’or et de perles, sous un rameau de l’arbre toujours vert que j’aime tant, bien que son ombre me soit plus triste que joyeuse.

L’appât fut la semence qu’il répand et qu’il émiette, à la fois douce et amère, que je redoute et que je désire. Depuis le jour où Adam ouvrit les yeux, jamais ses accents ne furent si suaves et si doux.

Et l’éclatante lumière qui fait disparaître le soleil flamboyait autour de moi ; et la corde qui devait me lier, était enroulée autour de cette main dont la blancheur surpasse celle de l’ivoire et de la neige.

C’est ainsi que je tombai dans les filets, et que me firent prisonnier les nonchalantes attitudes et les angéliques paroles, et le plaisir, et le désir, et l’espérance.


SONNET CXXIX.

Il brûle d’amour pour Laure, mais il n’est pas jaloux, car sa vertu est excessive.

Amour, qui consumes mon cœur d’un zèle ardent, le tiens serré par la peur glacée, et ce qui est bien plus, tiens mon intelligence dans le doute entre l’espérance et la crainte, la flamme ou la glace.

Je tremble sous le ciel le plus chaud, je brûle sous le ciel le plus froid, toujours plein de désir et de soupçon ; absolument comme si, sous son vêtement simple ou sous son voile léger, ma Dame cachait un homme vivant.

De ces peines, la première est la mienne propre ; je brûle jour et nuit ; et combien grand est ce doux mal, on ne peut se l’imaginer par la pensée, loin de pouvoir l’exprimer en vers ni en rimes.

L’autre, je ne l’éprouve point ; car mon beau feu est tel qu’aucun autre ne l’égale ; et celui qui espère voler jusqu’à la cime de sa belle lumière, déploie en vain les ailes.


SONNET CXXX.

Si les doux regards de Laure le font souffrir jusqu’à causer sa mort, que serait-ce si elle les lui refusait ?

Si le doux regard de ma Dame me tue, ainsi que ses paroles courtoises, et si Amour lui donne tant d’empire sur moi seulement quand elle parle ou qu’elle sourit,

Que sera-ce, hélas ! si, par aventure, soit par ma faute, soit par malechance, ses yeux me privent de merci, et me donnent la mort alors que maintenant ils me rassurent contre elle ?

Si donc je tremble et vais le cœur glacé chaque fois que je vois sa figure changer, cette crainte est née d’une longue expérience.

La femme est chose mobile par nature ; d’où je sais bien que les sentiments amoureux durent peu dans le cœur d’une dame.


SONNET CXXXI.

Il se lamente, car il craint que la maladie de Laure ne la fasse mourir.

Amour, Nature et l’humble et belle âme où toutes les vertus résident et règnent, sont conjurés contre moi. Amour s’efforce de me faire mourir tout à fait, et en cela je suis sa volonté.

Nature tient Laure dans un si frêle filet, qu’il ne pourrait résister au moindre effort ; Laure est si fière, qu’elle dédaigne de rester plus longtemps en cette vie fatigante et vile.

Ainsi le souffle s’affaiblit de moment en moment dans ces beaux et précieux membres qui étaient un miroir de véritable grâce.

Et si la pitié ne met pas un frein à la mort, hélas ! je vois bien où en sont les vaines espérances dans lesquelles je vivais.


SONNET CXXXII.

Il attribue à Laure toutes les beautés et les rares dons du Phénix.

Ce Phénix fait sans art, avec ses plumes dorées, un si précieux collier à son beau col blanc, au port si noble, qu’il séduit tous les cœurs et consume le mien.

Il forme un diadème naturel qui illumine l’air tout autour de lui, et d’où le doigt silencieux d’Amour tire un subtil feu liquide qui me brûle par la plus froide brume.

Un vêtement de pourpre, aux bords de couleur azurée et parsemé de roses, voile ses belles épaules ; vêtement étrange et dont la beauté est unique.

La renommée le fait vivre et se cacher au sein des monts parfumés de l’Arabie, alors qu’il vole d’un air altier dans nos cieux.


SONNET CXXXIII.

Les plus fameux poètes n’auraient pas chanté autre chose que Laure, s’ils l’avaient vue.

Si Virgile et Homère avaient vu ce Soleil que je vois avec mes yeux, ils auraient mis tous leurs soins à lui donner la renommée, et ils auraient pour cela uni leurs deux styles.

De quoi se seraient courroucés et attristés Achille, Ulysse et les autres demi-dieux, et celui qui pendant cinquante-six ans régit si bien le monde, et celui qui fut tué par Egisthe.

Combien la fleur antique de vertus et de qualités guerrières eut un destin semblable à cette fleur moderne d’honneur et de beauté !

Ennius chanta l’une en vers rustiques ; et moi je chante l’autre ; oh ! puisse-t-elle ne pas trouver mon génie importun, et ne pas mépriser mes louanges !


SONNET CXXXIV.

Il craint que ses rimes ne soient pas aptes à célébrer dignement le mérite de Laure.

Alexandre, arrivé devant le tombeau fameux du fier Achille, dit en soupirant : heureux, toi qui as trouvé une si éclatante trompette pour célébrer ta gloire, et un poète qui a si magnifiquement écrit sur toi !

Mais cette pure et candide colombe, dont je ne sais pas si la pareille a jamais vécu au monde, retentit bien peu dans mon faible style ; ainsi chacun a ses destins marqués.

Car elle était très digne d’Homère et d’Orphée, ou du pasteur que Mantoue honore encore ; et ils n’auraient jamais chanté qu’elle.

Une mauvaise étoile et le sort, seul coupable ici, l’ont donnée à quelqu’un qui adore son beau nom, mais qui nuit peut-être à sa gloire en chantant ses louanges.


SONNET CXXXV.

Il prie le soleil de ne pas le priver de la vue du beau pays de Laure.

Soleil splendide, tu as aimé le premier ce feuillage que maintenant j’aime seul ; maintenant il verdoie en ce beau séjour et sans pareil, depuis qu’Adam vit la première et belle cause de son malheur et du nôtre.

Restons à l’admirer ; je te prie et je t’implore, ô Soleil, et pourtant tu fuis, et tu rends les montagnes d’alentour toutes sombres, et tu emportes avec toi le jour, et tu m’enlèves, dans ta fuite, ce que je désire le plus.

L’ombre qui tombe de ces humbles collines, où étincelle ma douce flamme, et où le laurier devenu grand fut une toute petite tige,

Croissant pendant que je parle, enlève à mes yeux la vue des beaux lieux où mon cœur habite avec sa Dame.


SONNET CXXXVI.

Il se compare à un navire au milieu de la tempête et qui commence à désespérer de gagner le port.

Mon navire, surchargé d’oubli passe à minuit, pendant l’hiver, et par une mer courroucée, entre Scylla et Charybde ; et au gouvernail se tient mon Seigneur, ou plutôt mon ennemi.

À chaque rame est une pensée emportée et mauvaise, qui semble avoir en dédain la tempête et la mort ; la voile se rompt sous un vent éternellement humide de soupirs, d’espérances et de désirs.

Une pluie de larmes, un nuage de dédains baigne et ramollit les haubans déjà fatigués et tout embarrassés dans l’erreur et l’ignorance.

Mes deux signaux habituels, si doux, se cachent ; la raison et l’habileté ont péri au milieu des vagues, de sorte que je commence à désespérer de gagner le port.


SONNET CXXXVII.

Il voit Laure dans une vision, et prédit sa mort.

Une biche toute blanche, avec des cornes dorées, m’apparut sur l’herbe verte, entre deux rivières, à l’ombre d’un laurier, au lever du soleil, en la jeune saison.

Son aspect était si doucement superbe, que je quittai tout pour la suivre ; comme l’avare qui, pour chercher un trésor, accepte avec joie tant de fatigues.

« Nul ne me touche ! » voilà ce qu’elle avait écrit sur son col, en lettres de diamants et de topazes ; « il a plu à mon César de me faire libre. »

Et le soleil était déjà à moitié jour ; mes yeux étaient fatigués de regarder, mais non rassasiés ; quand soudain je tombai dans l’eau, et elle disparut.


SONNET CXXXVIII.

Il met tout son bonheur à contempler les beautés de Laure.

De même que la vie éternelle consiste à voir Dieu, qu’on ne demande pas et qu’il n’est pas permis de demander plus, ainsi pour moi, ma Dame, vous voir me fait heureux en cette courte et frêle vie.

Et jamais je ne vous ai vue si belle que je vous vois aujourd’hui, si mes yeux disent la vérité à mon cœur, brise heureuse de mes douces pensées, qui dépasse les plus hautes espérances, les plus grands désirs.

Et n’était qu’elle est si prompte à s’enfuir, je ne demanderais pas plus ; car, s’il existe des gens — et on donne cette chose pour vraie — qui vivent seulement d’odeurs ;

S’il en est d’autres qui satisfont le goût et le toucher avec l’eau ou le feu, choses absolument privées de saveur, pourquoi ne me nourrirais-je pas, moi, de votre seule vue ?


SONNET CXXXIX.

Il invite Amour à voir la belle démarche et les gestes doux et suaves de Laure.

Restons, Amour, à regarder notre gloire, des choses au-dessus de la nature, nobles et inusitées ; vois quelle douceur elle renferme ; vois la lumière que le ciel montre sur terre.

Vois quel art a doré, couvert de perles et de pourpre son vêtement choisi et qu’on n’a jamais vu ailleurs ; combien doucement elle meut ses pas et ses regards par l’ombreuse enceinte de ces collines.

L’herbe verte et les fleurs de mille couleurs, éparses parmi ces chênes antiques au feuillage sombre, semblent prier que son beau pied les foule et les touche.

Et le ciel s’enflamme tout alentour d’ardentes et brillantes étincelles, et se réjouit visiblement de la sérénité que lui donnent de si beaux yeux.


SONNET CXL.

Rien ne se peut imaginer de plus parfait que Laure.

Je repais mon esprit d’une si noble nourriture, que je n’envie pas à Jupiter l’ambroisie ni le nectar ; car admirant uniquement Laure, l’oubli de toutes les autres douceurs tombe sur mon âme, et je bois le Lethé jusqu’au fond.

Chaque fois que je l’entends parler, j’inscris ses paroles en mon cœur, parce que j’y retrouve toujours matière à soupirer ; ravi par la main d’Amour, je ne sais où, je goûte en une seule fois une double douceur.

Car cette voix agréable au ciel même, résonne en paroles si gracieuses et si chères, que celui qui ne les a pas entendues ne pourrait se l’imaginer.

Alors, dans l’espace de moins d’une palme, apparaît visiblement tout ce qu’ici-bas l’art, le génie, la nature et le ciel peuvent faire.


SONNET CXLI.

En approchant du pays de Laure, il sent la force de son amour pour elle.

La brise gentille qui rassérène les monts, réveillant les fleurs par ce bois ombreux, je la reconnais à son souffle suave, qui me fait croître en souffrance et en renommée.

Pour retrouver où appuyer mon cœur lassé, je fuis loin de mon doux air natal de Toscane ; pour faire la lumière dans ma pensée troublée et sombre, je cherche mon soleil, et j’espère le voir aujourd’hui.

J’éprouve par lui tant de douceurs, et si grandes, qu’Amour me ramène par force vers lui ; puis, j’en suis tellement ébloui, qu’il me tarde de fuir.

Ce ne sont pas des armes que je voudrais pour me sauver, mais des ailes ; mais le ciel m’a destiné à périr par la vertu de cette lumière qui, de loin, me consume et de près me brûle.


SONNET CXLII.

Il ne peut guérir de sa blessure amoureuse que par pitié de Laure, ou par la mort.

De jour en jour je vais changeant de poil et de visage ; cependant je ne lâche pas des dents les doux hameçons garnis de leur appât, et je ne cesse de tenir embrassés les verts rameaux englués de l’arbre qui ne craint ni le soleil ni la gelée.

La mer sera sans eau et le ciel sans étoiles, avant que je cesse de craindre et de désirer son bel ombrage, ou de haïr et d’aimer la profonde plaie amoureuse que je cache mal.

Je n’espère pas voir jamais cesser mon tourment jusqu’à ce que je me sépare de mes os, de mes nerfs et que je meure, ou bien que mon ennemie ne m’ait en pitié.

Toute chose impossible peut arriver, plutôt que je sois guéri par d’autres que par la mort, ou par ma Dame, du coup qu’Amour m’a imprimé au cœur avec ses beaux yeux.


SONNET CXLIII.

Depuis le premier jour qu’il la vit, les grâces de Laure n’ont fait que croître ainsi que son amour à lui.

La brise sereine qui, murmurant à travers les feuilles vertes, vient me frapper au visage, me fait ressouvenir du jour où Amour me fit les premières blessures si douces et si profondes ;

Et revoir le beau visage que le dédain ou la jalousie me tiennent caché ; et les cheveux tantôt roulés avec des perles et des pierreries, tantôt dénoués sur ses épaules, tantôt retombant en tresses blondes.

Et elle les déployait si doucement, puis les rassemblait avec des gestes si gracieux, qu’en y repensant, mon esprit en tremble encore.

Le temps les a tordus en nœuds plus solides et il m’a serré le cœur dans un lac si puissant, que la mort seule pourra l’en délivrer.


SONNET CXLIV.

La présence de Laure le transforme, et sa seule ombre le fait pâlir.

La brise céleste qui souffle dans ce vert laurier où Amour blessa Apollon au flanc, et me mit à moi un doux joug au col, de façon que je ne puis plus recouvrer ma liberté,

Peut faire en moi ce que fit Méduse du grand vieillard maure, quand elle le transforma en pierre. Et je ne puis désormais me dégager du beau nœud par lequel non pas seulement l’ambre ou l’or, mais le soleil lui-même sont vaincus.

Je veux parler des blonds cheveux, et du lien crêpelé qui lie et étreint si suavement mon âme, que j’arme d’humilité et non d’autre.

Son ombre seule fait se glacer mon cœur, et mon visage devenir blanc de peur ; mais ses yeux ont le pouvoir d’en faire un marbre.


SONNET CXLV.

Il ne peut redire les effets que font sur lui les yeux et les cheveux de Laure.

La brise suave déploie et agite l’or qu’Amour a filé et tissé de sa main ; par les beaux yeux et par les tresses mêmes de Laure, il lie mon cœur las, et ébranle mes esprits.

Je n’ai pas de moelle dans les os, ou de sang dans les veines, que je ne sente trembler, pour peu que je m’approche de celle qui souvent place et pèse la mort et la vie dans une même et frêle balance ;

Et quand je vois briller les lumières où je m’allume, et flamboyer les nœuds où je suis pris, tantôt sur son épaule droite, tantôt sur son épaule gauche,

Je ne puis le redire, car je ne le comprends pas : mon intelligence est éblouie par ces deux éclatantes lumières, en même temps qu’elle est oppressée et lasse de tant de douceur.


SONNET CXLVI.

Lui ayant dérobé un gant, il fait l’éloge de sa belle main, et se plaint d’avoir à le lui rendre.

Ô belle main qui me serres le cœur et enfermes ma vie en un si petit espace, main où la Nature et le Ciel ont déployé tout leur art et tous leurs soins, afin de se faire honneur ;

Doigts mignons, suaves, semblables par leur couleur à cinq perles d’Orient, durs et cruels seulement pour mes blessures, Amour permet que vous restiez nus un moment, pour m’enrichir à vos dépens.

Gracieux, candide et précieux gant, qui couvres un ivoire si net et de si fraîches roses, qui vit jamais au monde de si douces dépouilles ?

Que ne puis-je tenir aussi son beau voile ! ô inconstance des choses humaines ; ce n’est qu’un larcin que j’ai fait, et voici qu’on vient me le reprendre.


SONNET CXLVII.

Il prétend que non seulement les mains de Laure sont belles, mais que tout chez elle est une merveille.

Ce n’est pas seulement cette belle main nue qui s’est revêtue de son gant, à mon grand dommage, mais l’autre, et les deux bras, qui sont adroits et prestes à étreindre mon cœur humble et timide.

Amour tend mille lacs, et pas un n’est tendu en vain, parmi ces formes extraordinairement belles qui parent tellement ce corps céleste, qu’aucun style ni aucun génie humain ne peut arriver à le dire ;

J’entends les yeux sereins et les cils étincelants, la belle bouche angélique, pleine de perles, de roses et de douces paroles,

Qui font trembler d’étonnement ; et le front et les cheveux, si beaux qu’à les voir l’été à midi, ils l’emportent en éclat sur le soleil.


SONNET CXLVIII.

Il se repent d’avoir rendu ce gant qui était un trésor pour lui.

Ma bonne fortune et Amour m’avaient tellement favorisé d’un beau gant tissé d’or et de soie, que j’étais arrivé quasi au comble de la félicité, en pensant en moi-même à quelle main ce gant avait servi.

Et je ne me rappelle jamais ce jour qui me fit riche et pauvre en un même moment, sans me sentir ému de colère et de douleur, sans me sentir plein de vergogne et d’amoureux dépit.

Car ma noble proie ne me resta pas plus qu’il n’était besoin, et ne put pas même résister à la force d’une ange.

Pendant qu’elle s’enfuyait, je ne pus pas mettre des ailes à mes pieds, pour avoir au moins vengeance de cette main qui me tira tant de larmes des yeux.


SONNET CXLIX.

Brûlé par les flammes amoureuses, il n’en accuse que son mauvais sort.

C’est d’une belle glace, vive, claire et polie que vient la flamme qui me brûle et me consume, et qui me sèche et me suce de telle façon les veines et le cœur, que je péris insensiblement.

La mort, le bras déjà levé pour frapper, de même que le ciel irrité tonne, ou que le lion rugit, s’acharne à poursuivre ma vie qui s’enfuit ; et moi, plein de peur, je tremble et je me tais.

La pitié, mêlée à l’amour, pourrait bien encore, pour me soutenir, interposer une double colonne entre mon âme lasse et le coup mortel ;

Mais je ne le crois pas, et je ne le vois pas à l’air de celle qui est ma douce ennemie et ma Dame. Et de cela, je ne l’inculpe pas, elle, mais bien ma mauvaise fortune.


SONNET CL.

Il l’aimera même après la mort. Elle ne le croit pas, et c’est ce qui l’attriste.

Hélas ! je brûle et elle ne le croit pas. Tout le monde le croit, excepté celle de qui seule je voudrais être cru. Il ne semble pas qu’elle le croie, et cependant elle le voit.

Ô vous qui avez une beauté infinie et peu de foi, ne voyez-vous donc pas mon cœur dans mes yeux ? Si ce n’était ma mauvaise étoile, je devrais pourtant trouver merci à la source même de la pitié.

L’ardeur que je déploie et qui vous touche si peu, les louanges que je vous prodigue dans mes rimes, pourraient encore enflammer mille dames ;

Car je vois par la pensée, ô ma douce flamme, que votre langue devenue froide et vos beaux yeux fermés, resteront après nous pleins d’étincelles.


SONNET CLI.

Il se donne à lui-même Laure comme un modèle de vertu.

Ô mon âme qui vois, écoutes, lis, parles, écris et penses tant de choses diverses ; ô mes yeux ardents, et toi qui, parmi mes autres sens, portes à mon cœur les sublimes paroles saintes ;

Combien ne donneriez-vous pas pour être venus avant ou après, dans le sentier de la vie où l’on marche si difficilement, afin de ne pas y rencontrer les deux beaux yeux enflammés, et les traces des pieds aimés ?

Avec une si éclatante lumière et de semblables signaux, on ne doit pas errer dans ce court voyage qui peut nous rendre digne d’une éternelle demeure.

Efforce-toi de t’élever vers le ciel, ô mon courage fatigué ; pénètre dans le nuage de ses doux dédains, et suis les pas honnêtes de Laure et le rayon divin de ses yeux.


SONNET CLII.

Il se console en pensant qu’un jour son sort sera envié.

Douces colères, doux dédains et doux apaisements ; doux mal, douce angoisse et doux fardeau ; doux parler doucement compris, tantôt plein de froideur et tantôt si ardent !

Mon âme, ne te plains pas, mais souffre et tais-toi, et tempère la douce amertume qui nous a blessés par le doux honneur que tu retires d’aimer celle à qui j’ai dit : toi seule me plais.

Peut-être arrivera-t-il encore que quelqu’un, ému d’une douce jalousie, dise en soupirant : Celui-ci souffrit en son temps pour un très bel amour.

D’autres diront aussi peut-être : ô fortune ennemie de nos yeux ! pourquoi ne l’ai-je pas vue, moi ? Pourquoi ne naquit-elle pas plus tard, ou pourquoi ne suis-je pas né plus tôt moi-même ?


CANZONE XV.

Il cherche à persuader Laure qu’il est faux qu’il ait dit qu’il aimait une autre dame.

Si je l’ai jamais dit, que je vienne en haine à celle dont l’amour me fait vivre, et sans lequel je mourrais. Si je l’ai dit, que mes jours soient courts et maudits, et que mon âme soit esclave d’une vile passion ; si je l’ai dit, que chaque étoile s’arme contre moi, que la peur et la jalousie soient mon partage, et que mon ennemie soit toujours cruelle envers moi et de plus en plus belle.

Si je l’ai dit, qu’Amour épuise sur moi toutes ses flèches dorées, et sur elle toutes celles qui engendrent la haine ; si je l’ai dit, que le ciel et la terre, que les hommes et les dieux me soient hostiles, et qu’elle me soit toujours plus rebelle ; si je l’ai dit, qu’elle me fasse immédiatement mourir par son invisible flamme ; qu’elle reste avec moi ce qu’elle est d’habitude, c’est-à-dire ne se montre jamais ni plus douce ni plus compatissante, dans ses gestes ou dans son langage.

Si je l’ai jamais dit, que je trouve cette vie courte et rude, remplie de ce que je voudrais le moins ; si je l’ai dit, que la dévorante ardeur qui me fait mourir croisse en moi autant que la dure glace en elle ; si je l’ai dit, que jamais mes yeux ne voient le soleil éclatant ni sa sœur, ni dame, ni damoiselle, mais bien une terrible tempête, comme celle qui assaillit Pharaon poursuivant les Hébreux.

Si je l’ai dit, que tous les soupirs que j’ai poussés soient perdus, que toute pitié, que toute courtoisie soit morte pour moi ; si je l’ai dit, que le parler de Laure, si doux quand je me rendis vaincu, devienne âpre et cruel ; si je l’ai dit, que je déplaise à celle que je voudrais adorer, seul en une chambre obscure, depuis le jour où j’ai quitté la mamelle, jusqu’au jour où mon âme me quittera ; et peut-être le ferais-je.

Mais si je ne l’ai pas dit, que celle qui ouvre si doucement mon cœur à l’espérance en la saison nouvelle, dirige encore ma petite barque fatiguée avec le gouvernail de sa pitié naturelle ; qu’elle ne change pas, mais qu’elle reste comme elle a coutume d’être. Quand bien même je ne pourrais plus perdre que moi-même, je ne le devrais pas ; il agit mal, celui qui oublie sitôt une si grande foi.

Je ne l’ai jamais dit, et je ne pourrais le dire pour or, pour villes, ni pour château. Que la vérité soit donc victorieuse et reste en selle, et que le mensonge, vaincu, tombe à terre. Tu sais tout ce qui se passe en moi, Amour ; si elle te le demande, dis-lui ce que tu dois lui dire. Pour moi, j’estimerais trois, quatre et six fois heureux celui qui, destiné à languir, mourrait tout d’abord.

J’ai servi pour Rachel et non pour Lia ; et je ne saurais vivre avec une autre ; et, quand le ciel nous rappellera à lui, je n’hésiterai pas à m’en aller avec elle sur le char d’Élie.


CANZONE XVI.

Il ne peut vivre sans la voir, et il voudrait ne pas mourir pour pouvoir l’aimer éternellement.

Je croyais bien vivre désormais comme j’avais vécu ces dernières années, sans autre souci et sans nouveaux artifices. Or, depuis que je n’obtiens plus de ma Dame le secours accoutumé, tu vois, Amour, toi qui m’as poussé dans cette voie, où tu m’as conduit. Je ne sais si je dois m’en indigner, car à cet âge tu me fais devenir voleur de la belle lumière sans laquelle je ne pourrais vivre au milieu de tant de maux. Eussé-je de même, en mes premières années, pris le style qu’il me faudrait prendre maintenant ! Car faillir jeune est moins honteux.

Les yeux suaves, qui me donnent d’habitude la vie, me furent au commencement si prodigues de leurs hautes beautés divines, que je me vis comme un homme qui s’appuie non sur ses propres ressources, mais sur l’aide cachée qui lui vient du dehors ; or, bien que cela me pèse, je devins injurieux et importun, car le malheureux qui est à jeun, en arrive parfois à commettre des actes qu’il aurait blâmés chez autrui, s’il eût été en meilleur état. Si l’envie m’a fermé les mains de la pitié, ma faim amoureuse et mon impuissance à faire autrement, doit être mon excuse.

Car j’ai déjà cherché plus de mille voies pour voir si, sans ces yeux, il y aurait chose mortelle au monde qui pût tenir un seul jour mon âme en vie, puisqu’elle ne trouve pas de repos ailleurs, et qu’elle court uniquement aux angéliques étincelles. Et moi, qui suis de cire, je retourne au feu ; et j’observe tout autour de moi pour voir où l’on fait le moins de garde à ce que je désire. Et comme l’oiseau sur la branche, là où il craint le moins, il est plutôt pris ; ainsi de son beau visage, je ravis de temps en temps un regard, et je me nourris de cela, en même temps que je m’en consume.

Je me repais de ma mort et je vis dans les flammes ; étrange nourriture et étonnante salamandre ! Mais ce n’est point un miracle ; c’est Amour qui le veut. Je fus quelque temps tranquille ; maintenant en dernier lieu Fortune et Amour me traitent selon leur habitude. Ainsi le printemps a les roses et les violettes, et l’hiver la neige et la glace. Donc, si de côté et d’autre je pourchasse des aliments pour ma courte existence, on dit que je suis un voleur ; si riche dame doit être satisfaite de ce qu’autrui vive de son bien sans qu’elle s’en aperçoive.

Qui ne sait que je vis et que j’ai toujours vécu du jour où j’ai vu, pour la première fois, ces beaux yeux qui m’ont fait changer de vie et d’habitude ? À chercher par terre et par mer sur tous les rivages, qui peut savoir toutes les conditions de la vie humaine ? Voici que l’on vit d’odeurs là-bas sur le grand fleuve ; mais je nourris ici de feu et de lumière mes frêles et faméliques esprits. Amour, je puis bien te le dire, il n’est pas convenable à un maître d’être si parcimonieux. Tu as les traits et l’arc ; fais que je meure de ta main, et que je ne me consume pas de faim et de désir, car une belle mort honore toute la vie.

Une flamme enfermée est plus ardente ; et si cependant elle s’accroît, on ne peut plus, en aucune façon, la cacher. Amour, je le sais, car je l’éprouve par toi. Or, mes propres gémissements me fatiguent moi-même, car j’ennuie mes plus proches voisins et ceux qui sont le plus éloignés. Ô monde, ô pensers vains ! Ô cruelle malechance, où m’as-tu conduit ? Ô jour où une belle lumière fit naître en mon cœur l’espoir tenace, grâce auquel m’enchaîne et m’oppresse celle qui, par la force que tu lui prêtes, me mène à la mort ! La faute en est à vous, et moi j’en supporte le dommage et la peine.

Ainsi je porte le tourment de bien aimer, et je demande pardon de la faute d’autrui, ou plutôt de la mienne, car je devrais détourner mes yeux d’une lumière trop forte et fermer les oreilles à ce chant de sirènes ; et je ne m’en repends pas encore, car c’est d’un doux venin que mon cœur déborde. J’attends seulement que celui qui me donna le premier coup me porte le dernier ; ce sera, si j’estime juste, une sorte de pitié que de me tuer promptement, car je ne suis pas disposé à faire de moi autre chose que ce que j’ai coutume de faire ; car il meurt toujours bien, celui qui, en mourant, s’affranchit de ses maux.

Ma chanson, je resterai ferme sur le champ du combat, car c’est un déshonneur de mourir en fuyant ; et c’est moi seul que je reprends de tant de lamentations, si doux est mon sort, et si doux sont mes pleurs, mes soupirs et ma mort. Serf d’Amour, qui vois ces rimes, le monde n’a pas de bien qui se puisse comparer à mon mal.


SONNET CLIII.

Il prie le Rhône, qui descend vers le pays de Laure, de lui baiser le pied ou la main.

Fleuve rapide qui, né dans les Alpes, tourne tout autour d’elles, d’où tu prends ton nom, et qui, nuit et jour, descends avec moi là où Nature te mène et où, moi, Amour me conduit,

Va en avant ; ta course n’est arrêtée ni par la fatigue, ni par le sommeil, et avant que tu rendes à la mer ce qui lui est dû, regarde bien là où l’herbe se montre plus verte et l’air plus serein.

C’est là qu’est notre vif et doux soleil, qui pare et fleurit ta rive gauche ; peut-être, ou du moins je l’espère, mon retard l’afflige.

Baise son pied, ou sa main belle et blanche. Dis-lui : que ce baiser remplace les paroles. L’esprit est prompt, mais la chair est lente.


SONNET CLIV.

Absent de Vaucluse, il y a toujours été, il y sera toujours présent par la pensée.

Les douces collines où je me suis laissé moi-même en partant d’où je ne puis jamais partir, fuient devant moi, et j’emporte toujours avec moi ce cher fardeau qu’Amour m’a imposé.

Je me suis souvent à moi-même un sujet d’étonnement, de ce que, marchant toujours, je ne me suis pas encore débarrassé du beau joug que j’ai plusieurs fois essayé en vain de secouer, mais qu’au contraire, plus je m’en éloigne, plus je m’en rapproche.

Et de même que le cerf, blessé par la flèche, fuit emportant à son flanc le fer empoisonné, et ressent d’autant plus sa blessure qu’il presse davantage sa fuite,

Ainsi moi, avec ce trait enfoncé dans mon flanc gauche, qui me tue et me fait plaisir tout à la fois, je me consume de douleur et je me fatigue à fuir.


SONNET CLV.

Son tourment est étrange et unique, car Laure, qui en est la cause, ne s’en aperçoit pas.

Non, quand bien même on chercherait sur les rivages de toutes les mers, de l’Ibérus espagnol à l’Hydaspe indien, des bords de la mer Rouge à ceux de la mer Caspienne, au ciel et sur la terre il n’existe qu’un phénix.

Quel est donc le corbeau qui, à droite, a croassé mon destin ; quelle corneille l’a crié à gauche ; quelle est la Parque qui le file, que, seul, je trouve la pitié sourde comme un aspic, et que je reste misérable là où j’espérais être heureux ?

Je ne veux point parler d’elle ; mais de celui qui l’accompagne, lui remplit le cœur de douceur et d’amour, tant il en a et tant il en donne aux autres.

Et pour rendre mes douceurs amères et impitoyables, il fait semblant de ne pas voir, ou bien il ne voit pas que mes tempes fleurissent avant le temps, ou bien il n’en a cure.


SONNET CLVI.

Comment et quand il est entré dans le labyrinthe de l’Amour, et comment il y demeure.

Le désir m’éperonne, Amour me guide et me conduit, le plaisir me tire après lui, l’habitude me pousse, l’espérance me flatte et m’encourage, et porte la main droite à mon cœur déjà lassé.

Le misérable la prend, et ne s’aperçoit point que celui qui nous escorte est aveugle et déloyal ; les sens règnent et la raison est morte, et l’âme renaît d’un vague désir.

La vertu, l’honneur, la beauté, les nobles manières, les douces paroles m’ont saisi sous ces beaux rameaux où le cœur s’englue si doucement.

Ce fut en l’année mil trois cent vingt-sept, le sixième jour d’avril, vers la première heure, que j’entrai dans ce labyrinthe ; et je ne vois pas par où on en sort.


SONNET CLVII.

Depuis si longtemps qu’il est le fidèle serviteur d’Amour, il n’a eu pour récompense que les larmes.

Heureux en songe, et content de languir, d’embrasser l’ombre et de courir après le vent, je nage dans une mer qui n’a ni fond ni rivage, je laboure l’eau, je bâtis sur le sable, et j’écris au vent.

Je me plais tellement à contempler le soleil, qu’il a déjà, par sa splendeur, éteint ma puissance visuelle : et je chasse une biche errante et fugitive monté sur un bœuf boiteux, malade et lent.

Aveugle, et fatigué pour toute autre chose que pour courir à mon propre dommage que je cherche jour et nuit le cœur palpitant, j’appelle uniquement Amour, ma Dame et la Mort.

Ainsi pendant vingt ans — lourd et long martyre ! — je n’ai connu que les larmes, les soupirs et la douleur, tellement m’a été fatale l’étoile où j’ai mordu à l’appât et à l’hameçon.


SONNET CLVIII.

Laure, par sa grâce, fut pour lui une véritable enchanteresse qui l’a transformé.

Ces grâces que le ciel accorde si largement à bien peu ; cette rare vertu, que l’espèce humaine ne connaît point ; cet esprit mûr sous des cheveux blonds ; cette haute et divine beauté en une humble dame ;

Ce charme étrange et précieux ; ce chant qui va jusqu’à l’âme ; cette démarche céleste, ce souffle ardent qui adoucit toute chose dure, et force toute grandeur à s’incliner ;

Ces beaux yeux qui font les cœurs d’émail, assez puissants pour éclairer l’abîme des nuits, et ravir l’âme du corps et la donner à autrui ;

Ce parler plein de pensers doux et élevés, et ces soupirs si suavement entrecoupés, voilà les magiciens qui m’ont transformé.


SIXAIN VI.

Il raconte l’histoire de son amour, et la difficulté qu’il a à s’en débarrasser. Il invoque l’aide de Dieu.

Depuis trois jours une âme était créée dans un corps disposé à porter ses soins sur les choses nobles et nouvelles, et à dédaigner celles que prise la multitude. Cette âme, encore indécise du cours qui serait donné à sa destinée, seule, pensive, toute jeune et libre de tout bien, entra, au printemps, en un joli bois.

Une tendre fleur était née la veille en ce bois ; et ses racines étaient placées de façon que toute âme qui s’en approcherait ne pût plus s’en débarrasser, car elles étaient formées de lacs si extraordinaires, et la fleur attirait à elle par un tel plaisir, qu’y perdre sa liberté était considéré comme une grande faveur.

Chère, douce, haute et pénible faveur, toi qui m’as si vite conduit au bois verdoyant qui nous fait d’habitude dévier de notre route au beau milieu de notre voyage ! Et je cherche depuis, dans toutes les parties du monde, si les vers, les pierres ou le suc des herbes étrangères ne rendront point un jour la liberté à mon âme.

Mais, hélas ! je vois maintenant que ma chair sera délivrée de ce bien qui fait son plus grand mérite, avant que les remèdes anciens ou nouveaux aient guéri les plaies qui me furent faites dans ce bois rempli d’épines ; ce qui fait que j’en sortirai boiteux, alors que j’y suis entré d’une si grande course.

J’ai à fournir une rude course pleine de lacs et d’épines, où de tous côtés font défaut les plantes légères, sveltes et saines. Mais toi, Seigneur, qui es renommé pour ta pitié, tends-moi ta main droite en ce bois ; que ton soleil dissipe mes nouvelles ténèbres.

Vois en quel état je suis réduit par les beautés qui, interrompant le cours de ma vie, me font un habitant du bois sombre ; rends, s’il se peut, libre et dégagée de tout lien, mon âme errante ; et accorde-moi cette faveur qu’un jour je la retrouve près de toi en un meilleur séjour.

Or, voici quelles sont mes nouvelles questions : existe-t-il encore pour moi quelque récompense, ou bien l’ai-je complètement perdue ? Mon âme sera-t-elle délivrée, ou restera-t-elle prisonnière dans ce bois ?


SONNET CLIX.

Vertu suprême, jointe à suprême beauté, tel est le portrait de Laure.

Une vie humble et tranquille dans un sang noble, et un cœur pur dans une haute intelligence ; le fruit de l’âge sénile sur une jeune fleur et une âme joyeuse sous un aspect pensif ;

Voilà ce qu’a rassemblé en cette dame son étoile, ou plutôt le roi des étoiles ; ainsi que le véritable honneur, les justes louanges, et la grande estime, et le mérite qui fatiguerait le plus divin poète.

Amour en elle est joint à l’honnêteté ; les habits élégants à la beauté naturelle, et une attitude qui parle par son silence même ;

Et je ne sais quoi en ses yeux qui peut, en un même moment, éclaircir la nuit et obscurcir le jour, rendre le miel amer et adoucir l’absinthe.


SONNET CLX.

Il veut bien supporter patiemment sa souffrance, mais non pas voir Laure lui être toujours cruelle.

Tout le jour je pleure ; et puis, la nuit, quand les misérables mortels prennent du repos, je me retrouve tout en pleurs et je vois redoubler mes maux ; ainsi je dépense mon temps dans les larmes.

Je vais consumant mes yeux en une triste humeur, et mon cœur dans la douleur ; et parmi les animaux, je suis si bien le dernier, que les traits amoureux me tiennent constamment éloigné de toute paix.

Hélas ! d’un soleil à l’autre et de l’une à l’autre nuit, j’ai déjà parcouru la plus grande partie de cette mort qu’on appelle la vie.

C’est bien plus la faute d’autrui que mon mal qui me fait souffrir ; car la pitié vivante et mon fidèle secours me voient brûler dans le feu, et ne me viennent point en aide.


SONNET CLXI.

Il se repent de s’être laissé emporter à l’indignation contre une beauté qui lui rend encore la mort douce.

Déjà j’ai voulu exhaler ma si juste plainte, et me faire entendre en si brûlantes rimes, qu’une flamme de pitié se fît sentir au cœur endurci qui reste glacé en plein été ;

Et que l’impitoyable nue qui le refroidit et le voile, se rompît au souffle de mon ardente parole ; ou bien que celle qui me cache ses beaux yeux, ce qui me ronge, devînt odieuse aux autres.

Maintenant je ne cherche pas la haine pour elle, mais la pitié pour moi ; car je ne veux pas l’une et je ne puis pas avoir l’autre. Ainsi l’exige mon étoile, ainsi l’exige ma cruelle destinée.

Mais je chante sa divine beauté, afin que, lorsque je serai délivré de cette chair, le monde sache que ma mort est douce.


SONNET CLXII.

Laure est un soleil. Tout sera beau tant qu’elle vivra ; tout deviendra obscur à sa mort.

Quelque gracieuses et belles que soient toutes les dames parmi lesquelles apparaisse celle qui n’a pas sa pareille au monde, elle est habituée, rien qu’avec son beau visage, à faire des autres ce que fait le soleil des étoiles subalternes.

Il me semble qu’Amour me parle à l’oreille, disant : tant que celle-ci se montrera sur terre, la vie sera belle, et puis nous la verrons s’assombrir ; nous verrons périr les vertus et mon règne avec elles.

Comme si Nature enlevait au ciel la lune et le soleil, les vents à l’air ; à la terre les herbes et les feuillages ; à l’homme l’intelligence et la parole,

Et à la mer les poissons et les ondes ; ainsi et bien plus s’obscurciront les choses et le soleil, si la mort ferme et cache ses yeux.


SONNET CLXIII.

Le soleil se lève et les étoiles disparaissent ; Laure se lève et le soleil disparaît.

Les chants nouveaux et les plaintes des oiseaux font, au lever du jour, se réveiller les vallons, mêlés au murmure des liquides descendant, étincelants et rapides, le long de leurs fraîches rives.

Celle qui a le visage de neige et les cheveux d’or, et dont l’amour ne contint jamais tromperies ni méprises, me réveille au son des ballets amoureux, peignant les cheveux blancs de son vieil époux.

Ainsi je m’éveille pour saluer l’Aurore et le Soleil qui est avec elle, et plus encore cet autre soleil dont je fus tellement ébloui dans mes premiers ans, et qui m’éblouit encore.

Je les ai vus un jour se lever tous les deux ensemble, et, en un même instant, en une même heure, j’ai vu l’un effacer les étoiles, et s’effacer lui-même devant l’autre.


SONNET CLXIV.

Il demande à Amour où il a pris toutes les grâces dont il a paré Laure.

Où et à quelle veine Amour a-t-il pris l’or pour faire les deux tresses blondes ? Sur quels buissons a-t-il cueilli les roses, en quelle plaine a-t-il ramassé la tendre et fraîche rosée, auxquelles il a donné le pouls et l’haleine ?

Où a-t-il pris les perles entre lesquelles il brise et retient les douces, honnêtes et précieuses paroles ? où les nombreuses et si divines beautés de ce front plus serein que le ciel ?

De quels anges et de quelle sphère vient ce chant céleste qui me ronge tellement, que désormais il me reste bien peu à perdre ?

De quel Soleil naquit la douce et éclatante lumière de ces beaux yeux qui me tiennent tour à tour en guerre et en paix, qui me cuisent le cœur dans la glace et dans le feu ?


SONNET CLXV.

En regardant les yeux de Laure, il se sent mourir ; mais il ne peut s’en détacher.

Quel destin, quelle force ou quelle tromperie m’a reconduit désarmé au champ où je suis toujours vaincu ? Et si je m’en échappe, devrai-je m’en étonner ; si je meurs, devrai-je considérer cela comme un mal ?

Ce n’est pas un mal, mais un bien, si doux se maintiennent en mon cœur les étincelles et l’éclatante lueur qui l’éblouissent et le rongent, et dont moi-même je suis consumé ; et voici déjà la vingtième année que je brûle.

Je sens les messagers de mort, alors que je vois les beaux yeux apparaître et flamboyer de loin ; puis s’il arrive qu’en l’approchant elle les tourne sur moi,

Amour m’oint et me point d’une telle douceur, que je ne puis y repenser, loin de pouvoir le redire ; car ni génie, ni langue ne peuvent atteindre à la vérité.


SONNET CLXVI.

Ne la trouvant pas avec ses amies, il leur demande pourquoi.

— Dames joyeuses et pensives, réunies et seules, qui vous en allez, vous entretenant, par le chemin, savez-vous où est ma vie, où est ma mort ? Pourquoi n’est-elle pas avec vous, suivant son habitude ?

— Nous sommes joyeuses du souvenir de ce soleil ; dolentes à cause de sa douce compagnie, dont nous prive l’envie et la jalousie, laquelle se plaint du bien d’autrui comme de son propre mal.

Qui donc impose un frein aux amants, ou leur donne des lois ? Personne, en ce qui concerne l’âme ; quant au corps, c’est la colère et la cruauté. Elle l’éprouve maintenant, comme parfois nous l’éprouvons par nous-mêmes.

Mais souvent le cœur se lit sur le front ; ainsi nous avons vu s’obscurcir la sublime beauté, et ses yeux tout imprégnés de rosée.


SONNET CLXVII.

Pendant la nuit il soupire pour celle qui, le jour, peut seule adoucir ses peines.

Quand le Soleil baigne dans la mer son char doré, et rembrunit tout à la fois notre atmosphère et mon esprit, je me prépare, avec le ciel, les étoiles et la lune, à passer une nuit rude et pleine d’angoisses.

Puis, hélas ! je raconte à qui ne m’écoute pas, tous mes maux un à un, et je me plains au monde et à mon aveugle fortune, à Amour, à ma Dame et à moi-même.

Le sommeil est loin, et je n’ai point de repos ; mais je ne cesse de répandre des soupirs et des lamentations jusqu’à l’aube, et des larmes que mon âme envoie à mes yeux.

Puis l’Aurore vient et blanchit l’air obscur, et non pas moi ; mais c’est le Soleil qui me brûle et me réjouit le cœur ; voilà celui qui peut seul adoucir ma douleur.


SONNET CLXVIII.

Si les tourments qu’il souffre le font mourir, c’est lui qui en supportera le dommage, mais c’est à Laure qu’en incombera la faute.

Si une amoureuse confiance, un cœur non feint, une douce langueur, un généreux désir ; si des vœux honnêtes allumés en un noble feu, si un long égarement dans un aveugle labyrinthe ;

Si toutes les pensées peintes sur le front ou dans des paroles entrecoupées à peine comprises et étouffées tantôt par la peur et tantôt par la vergogne ; si une pâleur de violette et d’amour ;

Si avoir autrui plus cher que soi-même ; si pleurer et soupirer sans cesse, en ne se repaissant que de douleur, de colère et d’angoisse ;

Si brûler de loin et geler de près, sont les raisons qui font que je me consume en aimant, le péché sera pour vous, Madame, et pour moi le dommage.


SONNET CLXIX.

Il estime bien heureux celui qui conduit la barque et le char où Laure s’assied en chantant.

Je vis douze dames chastement enlacées, ou plutôt douze étoiles, et un Soleil au milieu, s’en aller allègres et seules en une petite barque telle, que je ne sais si jamais une pareille a fendu les ondes.

Je ne crois pas que Jason fut porté par une semblable, vers la toison dont aujourd’hui tout homme veut se revêtir : non plus que le pasteur dont Troie gémit encore, et qui ont fait toutes deux une telle rumeur dans le monde.

Puis je les vis sur un char triomphal, et ma Laure, avec sa sainte et modeste attitude, était assise à part et chantait doucement.

Ce n’était pas choses humaines ou vision mortelle. Heureux Automédon, heureux Typhis, qui avez conduit une si charmante compagnie !


SONNET CLXX.

Il est aussi malheureux d’être loin d’elle, que le lieu qui la possède est heureux.

Jamais passereau sous aucun toit, jamais bête en aucun bois ne fut aussi solitaire que moi, car je ne vois point le beau visage, et je ne connais pas d’autre Soleil et mes yeux n’ont pas d’autre objet.

Pleurer sans cesse est mon suprême plaisir ; rire est ma douleur suprême ; la nourriture est pour moi absinthe et poison ; la nuit m’est une angoisse ; le ciel serein est obscur pour moi, et mon lit est un cruel champ de bataille.

Le sommeil est vraiment, comme on dit, le frère de la mort ; et il soustrait le cœur à la douce pensée qui le tient en vie.

Pays unique au monde, heureux et sublime, vertes rives, plages ombreuses et fleuries, vous possédez mon bien, et moi je le pleure.


SONNET CLXXI.

Il envie le sort de la brise qui souffle, et du fleuve qui parcourt le pays habité par Laure.

Brise qui enveloppes et agites ses cheveux blonds et crespelés, et qui es doucement agitée par eux ; qui éparpilles ce doux or, puis le rassembles et le tords en nœuds gracieux,

Tu te tiens dans les yeux dont les amoureux aiguillons me poignent si fort, que je le ressens jusqu’ici et que j’en pleure ; et, vacillant, je cherche mon trésor, comme un animal qui, souvent, prend ombrage et trébuche.

Car tantôt il me semble le retrouver, et tantôt je m’aperçois que j’en suis loin ; tantôt je m’élève, tantôt je retombe ; car tantôt je vois ce que je désire et tantôt ce qui est réel.

Air bienheureux, reste avec le beau rayon vivant. Et toi, courant et clair ruisseau, que ne puis-je changer de cours avec toi !


SONNET CLXXII.

Laure a pris racine dans son cœur ; elle y croît et il la porte partout avec lui.

Amour de sa main droite m’ouvrit le flanc gauche, et il y planta au beau milieu du cœur un laurier si vert, que sa couleur aurait bien vaincu et effacé toute émeraude.

Le soc de ma plume, ainsi que les soupirs de mon flanc, et la douce rosée qui pleuvait de mes yeux, l’embellirent tellement, que l’odeur en parvint jusqu’au ciel, et je ne sais si l’odeur d’autres feuillages y est jamais parvenue.

La renommée, l’honneur, la vertu et la grâce, la beauté chaste en un maintien céleste, sont les racines de la noble plante.

Telle je la trouve en mon sein, où que je sois ; heureux fardeau, qu’avec de pieuses prières j’adore comme une chose sainte, et devant lequel je m’incline.


SONNET CLXXIII.

Bien qu’en proie à toutes sortes d’angoisses, il pense être le plus heureux des hommes.

J’ai chanté ; maintenant je pleure, et je n’éprouve pas moins de douceur à pleurer, que j’en ai éprouvé à chanter ; car mes sens, épris seulement de grandeur, ne prêtent attention qu’à la cause et non à l’effet.

De là vient que mansuétude et dureté, traitements cruels, favorables ou courtois, je supporte tout également, et qu’aucun fardeau ne me pèse ; de même que les coups de l’indignation ne peuvent briser mes armes.

Donc, qu’agissent envers moi suivant leur habitude, Amour, ma Dame, le monde et ma fortune, car je ne crois pas être jamais autre chose sinon heureux.

Que je brûle, que je meure ou que je languisse, il n’est pas sous la lune de plus noble état que le mien, si douce est la racine de mon amertume.


SONNET CLXXIV.

Triste parce qu’il était loin d’elle, il se réconforte en la revoyant et revient à la vie.

J’ai pleuré ; maintenant je chante ; car ce vivant Soleil ne cèle plus à mes yeux la céleste lumière où le chaste Amour révèle clairement sa douce force et sa sainte coutume.

C’est de là qu’il tire d’habitude un tel fleuve de larmes pour accourcir la trame de ma vie, que non seulement ni pont, ni gué, ni rames, ni voile, mais ni ailes, ni plumes, ne me peuvent sauver.

Mes pleurs étaient si profonds, et provenaient d’une si abondante veine, et si loin était la rive, qu’à peine y atteignais-je avec la pensée.

Ce n’est pas un laurier ou une palme, mais un placide olivier que la pitié m’envoie ; et elle rassérène le temps, et elle essuie mes pleurs, et elle veut que je vive encore.


SONNET CLXXV.

Il craint que la maladie d’yeux de Laure ne le prive de leur vue.

Je vivais content de mon sort, sans larmes et sans aucune envie ; car si un autre amant a plus heureuse fortune, mille plaisirs ne compensent pas un tourment.

Or, ces beaux yeux, qui font que jamais je ne regrette mes peines que je ne voudrais pas diminuer d’une seule, se sont couverts d’un nuage si lourd et si épais, que le Soleil de ma vie est quasi éteint.

Ô Nature, pieuse et cruelle mère, d’où te vient un tel pouvoir et des volontés si contraires, que tu fasses et défasses des choses si charmantes ?

Toute puissance dérive d’une source vive. Mais toi souverain Père, comment souffres-tu qu’un autre pouvoir nous dépouille du don si précieux que tu nous as fait ?


SONNET CLXXVI.

Il se réjouit de souffrir aux yeux le même mal dont Laure est guérie.

Quelle fortune ce me fut, quand de l’un des deux plus beaux yeux qui furent jamais, et que je voyais troublé et obscurci par la douleur, s’échappa une vertu qui rendit le mien malade et assombri ?

Étant retourné pour rompre mon jeûne et pour voir celle dont seule au monde j’ai souci, le ciel et Amour me furent moins durs que jamais, quand même je rassemblerais toutes les autres faveurs que j’en ai reçues.

Car de l’œil droit, ou plutôt du soleil droit de ma Dame, m’est venu à l’œil droit le mal qui me réjouit loin de m’affliger.

Il est venu comme s’il avait eu de l’intelligence et des ailes, et quasi semblable à une étoile qui vole dans le ciel ; et la nature et la pitié ont dirigé son cours.


SONNET CLXXVII.

Ne trouvant pas de consolation en lui-même, ni dans la solitude, il la cherche parmi les hommes.

Ô chambrette, qui déjà a été un port pour mes graves tempêtes diurnes, tu es maintenant la fontaine de mes larmes nocturnes que, le jour, je tiens cachées par vergogne.

Ô petit lit, qui étais mon repos et mon confort en de telles angoisses, de quelles urnes douloureuses Amour t’arrose-t-il avec ces mains d’ivoire, si injustement cruelles envers moi seul ?

Et ce n’est pas seulement la solitude et le repos que je fuis, mais c’est surtout moi-même et ma pensée qui, alors que parfois je la suis, m’emporte dans son vol.

Le vulgaire, qui m’est ennemi et odieux, voilà — qui l’eût jamais pensé ! — le refuge que je cherche, tellement j’ai peur de me retrouver seul.


SONNET CLXXVIII.

Il sait bien qu’il l’ennuie à la regarder sans cesse, mais il s’en excuse en rejetant la faute sur Amour.

Hélas ! Amour m’emporte où je ne veux pas ; et je m’aperçois bien que je dépasse les limites du devoir ; c’est pourquoi, à celle qui siège en reine dans mon cœur, je suis bien plus importun que d’habitude.

Et jamais sage nocher ne garantit de l’écueil un navire chargé de marchandises précieuses, aussi soigneusement que j’ai toujours cherché à garantir ma frêle barque des chocs de son dur orgueil.

Mais la pluie de larmes et les vents furieux de soupirs sans fin l’ont maintenant poussée, — car c’est la nuit et c’est l’hiver sur ma mer horrible —

Là, où elle porte des ennuis pour autrui et pour elle-même des douleurs et des tourments, et non autre chose, déjà vaincue qu’elle est par les ondes, et désarmée de ses voiles et de son gouvernail.


SONNET CLXXIX.

Puisque Amour est cause de ses fautes, il le prie de faire que Laure le comprenne et les lui pardonne.

Amour, je suis en faute et je vois mon erreur ; mais je fais comme un homme qui brûle et qui a le feu dans son sein, car la douleur croît sans cesse, et la raison s’en va et est déjà quasi vaincue par le martyre.

J’étais accoutumé à refréner mon ardent désir, pour ne pas troubler le beau et serein visage ; je ne le puis plus ; tu m’as arraché le frein de la main, et mon âme, dans son désespoir, est devenue audacieuse.

Donc, si contre son habitude, elle s’aventure, c’est toi qui en est cause, car tu l’enflammes et tu l’éperonnes si bien que, pour son salut, elle affronte les voies les plus rudes.

Mais ce qui en est encore plus cause, ce sont les rares et célestes dons que possède en soi ma Dame. Or, fais qu’au moins elle le comprenne, et qu’elle pardonne et mes fautes et elle-même.


SIXAIN VII.

Il désespère de pouvoir se délivrer de tant de maux qui l’accablent.

La mer n’a pas autant d’animaux parmi ses ondes, et jamais là-haut, au-dessus du cercle de la Lune, aucune nuit n’a vu autant d’étoiles ; il n’y a pas autant d’oiseaux par les bois, ni tant d’herbes dans les champs ou sur le penchant des collines, qu’il y a chaque soir de pensers en mon cœur.

De jour en jour, j’espère désormais arriver au dernier soir qui séparera en moi les ondes du sol de la vie, et me laissera dormir sur le penchant de quelque colline, car jamais sous la Lune homme ne souffrit autant de maux que moi ; ils le savent, les bois que, seul, je vais parcourant jour et nuit.

Je n’eus jamais une nuit tranquille, mais j’allai soupirant matin et soir, depuis qu’Amour a fait de moi un habitant des bois. Avant que je puisse me reposer, on verra certainement la mer sans ondes, le Soleil recevra sa lumière de la Lune, et les fleurs d’avril mourront sur le penchant de chaque colline.

Pensif, je passe le jour à errer de colline en colline ; puis je pleure la nuit ; et je n’ai pas plus de repos que la Lune. Aussitôt que je vois le soir s’embrunir, les soupirs sortent de ma poitrine, et les ondes de mes yeux, de façon à arroser les herbes et ébranler les bois.

Les cités sont des ennemis, les bois des amis pour mes pensers que, par cette haute colline, je vais apaisant au murmure des ondes, au milieu du doux silence de la nuit ; de sorte que, tout le jour, j’attends le soir que le Soleil parte et fasse place à la Lune.

Ah ! fussé-je, avec l’amant de la Lune, endormi maintenant en quelques bois verdoyants ; et celle qui, avant vêpres a fait pour moi le soir, pût-elle venir seule avec elle et avec Amour sur cette colline, pour y rester une nuit ; et le jour pût-il s’arrêter et le Soleil rester toujours au sein des ondes !

Sur des ondes cruelles, à la lumière de la Lune, chanson, née la nuit au milieu des bois, tu verras demain soir une riche colline.


SONNET CLXXX.

Il est pris de jalousie en voyant quelqu’un embrasser Laure sur le front et sur les yeux.

Royale nature, angélique intelligence, âme pure, vue prompte, œil de lynx, discernement rapide, penser élevé et vraiment digne de cet esprit :

Un certain nombre de dames ayant été choisi pour orner ce glorieux jour de fête, le bon et entier jugement discerna aussitôt, parmi tant et de si beaux visages, le plus parfait de tous.

Il ordonna de la main, aux autres qui étaient supérieures par l’âge ou le rang, de s’écarter, et il fît un précieux accueil à celle-là seule.

Il lui baisa les yeux et le front d’un air si bienveillant, que chacune en fut dans l’allégresse ; moi, cet acte doux et étrange me remplit de jalousie.


SIXAIN VIII.

Elle est si sourde et si cruelle, qu’elle ne s’émeut pas de ses pleurs et n’a souci ni de ses rimes, ni de ses vers.

Dès l’aurore, alors que la brise en la saison nouvelle a coutume d’agiter si doucement les fleurs, et que les oiseaux recommencent leurs chants, je sens mes pensers si doucement agités au fond de mon âme par celle qui les a tous en son pouvoir, qu’il me faut retourner à mes notes plaintives.

Puissé-je exhaler mes soupirs en notes si suaves, qu’ils adoucissent Laure, la raison faisant sur elle ce que fait sur moi la violence ! Mais l’hiver deviendra la saison des fleurs, avant qu’Amour fleurisse en cette âme si noble qui n’eut jamais souci de rimes ni de vers.

Que de larmes, hélas ! et que de vers j’ai déjà répandus en ma vie ! Par combien de notes plaintives ai-je essayé d’adoucir cette âme ! Mais elle reste comme les âpres Alpes à la douce brise, laquelle peut bien agiter les feuilles et les fleurs, mais est impuissante contre tout ce qui a une force supérieure.

Hommes et Dieux, Amour avait coutume de tout soumettre à son pouvoir, comme on le lit en prose et en vers ; et moi j’en ai fait l’épreuve au premier épanouissement des fleurs. Maintenant ni mon Maître, ni ses notes amoureuses, ni mes pleurs, ni mes prières ne peuvent faire que Laure arrache mon âme soit à la vie, soit à son martyre.

En ce besoin extrême, ô âme misérable, mets en œuvre tout ton génie, toute ta force, pendant que le souffle de la vie réside encore en nous. Il n’est rien au monde que ne puissent les vers ; ils savent, par leurs notes suaves, charmer les serpents, et non pas seulement orner la glace de fleurs nouvelles.

Maintenant, les herbes et les fleurs rient sur le penchant des collines ; il ne peut pas être que cette âme angélique n’entende pas le son des notes amoureuses. Si notre mauvaise fortune est la plus forte, nous irons pleurant et chantant nos vers, pourchassant la brise sur un bœuf boiteux.

Je prends la brise en un filet et je cueille des fleurs sur la glace, et j’essaye d’attendrir par mes vers une âme sourde et inflexible, qui dédaigne et la puissance et les notes suppliantes d’Amour.


SONNET CLXXXI.

Il engage Laure à chercher en elle-même la raison pour laquelle il ne peut pas l’oublier.

J’ai prié Amour, et je le prie de nouveau, de m’excuser auprès de vous, ô ma douce peine, ô mon amer plaisir, si, dans ma pleine bonne foi, je m’écarte de mon droit sentier.

Je ne puis nier, Madame, et je ne nie pas que la raison, qui tient en bride toute âme bonne, n’ait été vaincue par la passion ; aussi cette dernière me mène parfois en un lieu où il me faut la suivre par force.

Vous, avec ce cœur que le ciel illumine du plus clair esprit, de la plus haute vertu qui soient jamais tombés d’une bénigne étoile,

Vous devez dire, avec pitié et sans courroux : Celui-ci pouvait-il faire autrement ? Mon visage le consume ; c’est parce qu’il est avide de le voir et que moi, je suis si belle.


SONNET CLXXXII.

Les pleurs qu’il verse à l’occasion de la maladie de Laure, n’éteignent pas mais au contraire accroissent sa flamme.

Le sublime Seigneur devant lequel il ne sert à rien de se cacher, ni de fuir, ni de se défendre, m’avait allumé l’esprit d’un beau désir, avec une ardente et amoureuse flèche.

Et bien que le premier coup fût par lui-même âpre et mortel, pour avancer son entreprise, il a pris une flèche de merci et, deçà et delà, il m’en a attaqué et percé le cœur.

Une de ces plaies brûle et verse feu et flamme ; l’autre verse des larmes que distille par mes yeux la douleur causée par votre cruelle attitude.

Et même par ces deux fontaines, il est impossible d’éteindre une seule des étincelles de l’incendie qui m’embrase ; au contraire, par la pitié mon désir s’accroît.


SONNET CLXXXIII.

Il dit à son cœur de s’en retourner vers Laure, sans songer qu’il est déjà près d’elle.

Regarde cette colline, ô mon cœur errant et las ; c’est là qu’hier nous laissâmes celle qui, pendant quelque temps, eut quelque souci de nous et qui s’en repentit ; maintenant elle voudrait tirer un lac de nos yeux.

Retournes-y ; car moi, je me plais à rester seul ; essaye s’il ne serait pas encore temps de soulager un peu notre douleur qui, jusqu’ici, n’a cessé de croître, ô toi qui participes à mes maux et qui les a pressentis.

Maintenant, toi qui t’es mis toi-même en oubli, et qui parles à ton cœur comme s’il était encore avec toi, malheureux, plein de pensers vains et insensés,

En quittant celle qui est ton suprême désir, tu t’en es allé seul, et ton cœur est resté avec elle, et s’est caché dans ses beaux yeux.


SONNET CLXXXIV.

Quand son cœur qui est resté avec Laure parle pour lui, elle se rit de ses prières.

Fraîche, ombreuse, fleurie et verdoyante colline, où tantôt rêveuse et tantôt chantant, s’assied et témoigne ici-bas de l’existence des célestes esprits, celle qui enlève à l’univers la renommée !

Mon cœur, qui a voulu me quitter pour elle, en quoi il a fait très sagement, surtout s’il ne revient jamais, s’en va maintenant comptant tous les endroits où l’herbe a été foulée par son beau pied, et arrosée par les pleurs de ses yeux.

Il se serre contre elle, et dit à chaque pas : ah ! que n’est-il ici maintenant pour quelques instants, ce malheureux qui est déjà las de pleurer et de vivre !

Elle, se met à rire ; et le jeu n’est pas égal : tu es au paradis, et moi sans mon cœur je suis un roc, ô lien, consacré, fortuné et doux.


SONNET CLXXXV.

À un ami qui est amoureux comme lui, il ne sait dire autre chose que d’élever son âme à Dieu.

Le mal présent m’accable et j’en redoute un pire, auquel je vois la route ouverte si large et si aplanie, que je suis entré en une frénésie semblable à la tienne, et, que, obsédé par de durs pensers, je viens rêver avec toi.

Et je ne sais si c’est la guerre ou la paix que je demande à Dieu pour moi ; car le dommage que me cause cette guerre est grand, et la honte que j’éprouve à la cesser est pénible. Mais pourquoi languir plus longtemps ? Il n’arrivera jamais de nous que ce qui est ordonné déjà dans le souverain séjour.

Bien que je ne sois pas digne du grand honneur que tu me fais, trompé que tu es par Amour qui fait souvent voir faux l’œil le plus sain.

Je suis pourtant d’avis qu’il faut élever son âme vers ce céleste royaume, et exciter son cœur de l’éperon ; car le chemin est long et le temps est court.


SONNET CLXXXVI.

Il se réjouit des paroles flatteuses que lui a adressées un ami en présence de Laure.

Deux roses fraîches et cueillies en paradis avant-hier, quand naissait le premier jour de mai, tel est le beau présent partagé également par un amant antique et sage, entre deux autres plus jeunes.

Et cela avec un rire à énamourer un homme sauvage, et un parler si doux qu’il fît changer de visage à l’un et à l’autre, et le fît briller d’un rayon amoureux.

Le soleil n’a pas vu un semblable couple d’amants, disait-il en riant et en soupirant tout à la fois, et les serrant toutes les deux dans sa main, il regardait autour de lui.

C’est ainsi qu’il partagea les roses et les paroles ; et mon cœur lassé s’en réjouit et en tremble encore. Ô bienheureuse éloquence ! Ô jour heureux !


SONNET CLXXXVII.

La mort de Laure sera un malheur public ; il supplie le ciel de le faire mourir avant elle.

Laure, qui par ses soupirs suaves agite le vert laurier et la chevelure d’or, fait avec ses airs gracieux et amoureux sortir les âmes de leur corps.

Rose candide, née sur de rudes buissons ! Quand trouvera-t-on sa pareille au monde ? Gloire de notre âge ! Ô vivant Jupiter, ordonne, je t’en prie, mon trépas avant le sien ;

Afin que je ne voie pas ce grand malheur public, et le monde rester sans son soleil, ainsi que mes yeux qui n’ont pas d’autre lumière,

Et mon âme, qui ne veut point penser à autre chose, et mes oreilles qui ne savent rien écouter, si ce n’est ses chastes et douces paroles.


SONNET CLXXXVIII.

Pour qu’on ne dise pas qu’il outrepasse la vérité dans ses éloges, il invite tout le monde à voir Laure.

Il semblera peut-être à d’aucuns qu’en louant celle que j’adore sur terre, mon style ait exagéré, quand je l’ai faite au-dessus de toute autre, noble, sainte, sage, gracieuse, chaste et belle.

Pour moi, il me semble le contraire ; et je crains qu’elle n’ait en dédain mon langage beaucoup trop humble, digne qu’elle est d’un langage bien plus élevé et bien plus habile ; et que celui qui ne le croit pas, s’en vienne et la regarde.

Il dira bien : la chose à laquelle celui-ci aspire suffirait à fatiguer Athènes, Arpino, Mantoue et Smyrne, et l’une et l’autre lyre.

Langue mortelle ne peut atteindre à sa nature divine ; Amour la pousse et l’excite, non parce qu’elle a été choisie pour cela, mais parce que c’était sa destinée.


SONNET CLXXXIX.

Quiconque l’aura vue, devra confesser qu’on ne peut trop la louer.

Que celui qui veut voir tout ce que Nature et le Ciel peuvent faire parmi nous, vienne regarder celle-ci qui seule est un Soleil, non pas seulement à mes yeux, mais pour le monde aveugle et qui n’a cure de la vertu.

Et qu’il vienne vite, parce que la Mort enlève d’abord les meilleurs et laisse vivre les mauvais. Celle-ci, attendue au royaume des Dieux, est une belle chose mortelle, elle passe et ne dure pas.

Il verra, s’il arrive à temps, toute vertu, toute beauté, toute royale habitude réunies en un seul corps avec une admirable harmonie.

Alors il dira que mes rimes sont muettes, et que mon esprit a été accablé par l’excès de lumière ; mais s’il tarde plus longtemps, il en pleurera toujours.


SONNET CXC.

Pensant à ce jour où il la laissa si triste, il craint pour sa santé.

Quelle peur j’ai quand me revient en la mémoire ce jour où je laissai ma Dame sombre et pensive, et mon cœur avec elle ! Et ce n’est point chose à laquelle on pense si volontiers et si souvent.

Je la revois humblement assise parmi de belles dames, comme une rose au milieu de fleurs moindres ; ni joyeuse ni triste, comme quelqu’un qui appréhende et qui ne sent pas d’autre mal.

Elle avait déposé sa grâce accoutumée, les perles et les guirlandes et les vêtements gais, et le rire et le chant, et le parler doux et bienveillant.

Ainsi, dans cette incertitude, j’ai laissé ma vie ; maintenant les tristes augures et les songes et les noirs pensers m’assaillent ; et plaise à Dieu que ce soit en vain.


SONNET CXCI.

Laure lui apparaît en songe, et lui enlève l’espérance de la revoir.

Éloignée de moi, ma Dame avait coutume de me consoler dans mon sommeil avec sa douce vue angélique ; maintenant elle m’épouvante et m’attriste, et je ne puis me défendre de souffrir et de craindre.

Car souvent il me semble voir sur son visage une pitié réelle mêlée à une poignante douleur, et entendre des choses d’où mon cœur fidèle acquiert la conviction qu’il lui faut déposer toute joie et toute espérance.

Ne te souviens-tu pas de cette dernière soirée — dit-elle — où je te laissai les yeux baignés de pleurs, et où, pressée par l’heure tardive, je m’en allai ?

Je ne pus te le dire alors et je ne le voulus pas ; maintenant je te le dis comme chose certaine et vraie : n’espère plus me revoir jamais sur la terre.


SONNET CXCII.

Il ne peut pas croire que la nouvelle de la mort de Laure soit vraie, et il prie Dieu de lui ôter la vie.

Ô misérable et horrible vision ! Est-il donc vrai, qu’avant le temps, se soit éteinte la belle lumière qui, d’habitude, me fait vivre content dans les peines et dans les espérances favorables ?

Mais comment se fait-il qu’une telle rumeur ne soit pas annoncée à grand bruit par d’autres messagers, et que ce soit par elle-même que je l’apprenne ? Maintenant, puissent Dieu et Nature ne pas y consentir, et que ma triste croyance soit fausse.

Il me plaît cependant d’espérer revoir encore la douce vue du bel et charmant visage qui me maintient en vie et qui est l’honneur de notre siècle.

Si pour monter au séjour éternel elle a quitté sa belle enveloppe, je prie pour que mon dernier jour ne se fasse pas attendre.


SONNET CXCIII.

Le doute où il est à l’égard de Laure l’épouvante, et il ne se reconnaît plus lui-même.

Dans l’incertitude de ma situation, tantôt je pleure, tantôt je chante ; et je crains et j’espère ; et par mes soupirs et mes rimes j’allège mon fardeau. Amour use toutes ses limes sur mon cœur tant affligé.

Or, arrivera-t-il jamais que ce beau visage sacré rende à mes yeux leurs clartés premières ? — Hélas ! je ne sais que penser de moi-même — ou bien les a-t-il condamnés à des pleurs éternels ?

Et pour prendre possession du ciel qui lui est dû, doit-il ne point avoir souci de ce qu’il arrivera sur la terre à ceux dont il est le soleil et qui ne voient que lui ?

Je vis dans une telle crainte et dans une lutte si continuelle, que je ne suis plus celui que j’ai été jadis ; tel celui qui, sur un chemin inconnu, s’est égaré et tremble de peur.


SONNET CXCIV.

Il soupire en pensant aux regards de celle dont, à son grand dommage, il a été forcé de s’éloigner.

Ô doux regards, ô propos courtois, viendra-t-il maintenant jamais le jour où je vous reverrai et où je vous entendrai ? Ô blonds cheveux, avec lesquels Amour a noué mon cœur, et, ainsi pris, le mène à la mort ;

Ô beau visage, qui me fut donné par un cruel destin, et grâce auquel je pleure toujours et n’ai jamais la moindre joie ; ô douce tromperie, fraude amoureuse, rendez-moi un plaisir qui ne m’apporte que douleur.

Et si parfois des beaux yeux suaves où ma vie et ma pensée habitent, il m’arrive par hasard de recevoir quelque chaste faveur,

Soudain, afin de dissiper tout mon bonheur et d’éloigner de moi tout mon bien, la Fortune, toujours si prompte à me faire du mal, envoie soit des chevaux, soit des navires.


SONNET CXCV.

Ne recevant plus de nouvelles de Laure, il craint qu’elle soit morte, et sent qu’il est lui-même près de sa fin.

J’ai beau écouter, je n’entends pas de nouvelles de ma douce et bien-aimée ennemie, et je ne sais ce qu’il faut que j’en pense ou que j’en dise, tellement la crainte et l’espérance me poignent le cœur.

Être si belle a jadis nui à plus d’une ; celle-ci est plus belle que toute autre, et plus pudique. Peut-être Dieu veut-il enlever à la terre une pareille amie de la vertu, et en faire dans le ciel une étoile,

Ou plutôt un soleil ; et si cela est, ma vie, mes courts instants de repos et mes longs tourments sont venus à leur fin. Ô dure départie,

Pourquoi m’as-tu éloigné de celle qui causait mes maux ? Mon illusion si courte est déjà disparue, et mon temps est accompli au milieu de mes années.


SONNET CXCVI.

Il appelle l’Aurore qui lui apporte le repos, et adoucit ses tourments de la nuit.

Soupirer après le soir, haïr l’aurore, voilà ce que font d’habitude ces amants calmes et joyeux ; pour moi, le soir redouble et ma douleur et mes larmes ; le matin est pour moi l’heure la plus heureuse.

Car souvent l’un et l’autre soleil se lèvent alors au même moment, comme deux orients, et si pareils de beauté et de lumière, que le ciel s’énamoure encore de la terre,

Comme il fit jadis, alors que se mirent à verdoyer les premiers rameaux qui ont jeté leurs racines dans mon cœur, et qui me font toujours aimer autrui plus que moi-même.

Ainsi font de moi les deux heures contraires ; et il est bien juste que j’appelle celle qui m’apaise, et que je craigne et haïsse celle qui me ramène l’ennui.


SONNET CXCVII.

Il se consume pour elle, et il s’étonne et s’indigne qu’elle ne le voie pas dans ses rêves.

Puissé-je tirer vengeance de celle qui me consume par ses regards et ses paroles, puis, pour comble de douleur, se cache et fuit, me dérobant ses yeux si doux et si meurtriers pour moi.

Ainsi elle épuise, en les consumant peu à peu, mes esprits affligés et las ; et comme un lion féroce, elle rugit la nuit sur mon cœur, alors que je devrais reposer.

L’âme, que la Mort chasse de sa demeure, se sépare de moi ; et délivrée de cette façon, s’en va droit vers celle qui la menace.

Je m’étonne bien si parfois, pendant qu’elle lui parle et qu’elle pleure, puis l’embrasse, elle n’interrompt pas son sommeil, si toutefois elle l’écoute.


SONNET CXCVIII.

Il la regarde fixement et elle se couvre de son voile.

Sur ce beau visage pour lequel je soupire, et qui fait l’objet de mes désirs, mes yeux s’étaient arrêtés ardents et fixes, lorsque Amour — comme pour dire : à quoi penses-tu ? — souleva cette main honorée que j’aime en second lieu.

Mon cœur pris là, comme le poisson à l’hameçon, ou comme un jeune oiseau à la branche engluée — ce qui me donne comme un vivant exemple à bien faire — ne dirigea plus vers la réalité mes sens occupés ;

Mais ma vue privée de son objet, comme en un songe, s’ouvrait le chemin sans lequel son bonheur est imparfait.

Mon âme, entre l’une et l’autre de mes gloires, éprouvait je ne sais quel céleste et nouveau plaisir, et quelle étrange douceur.


SONNET CXCIX.

Le joyeux accueil que lui fait Laure, contre son habitude, l’a quasi fait mourir de joie.

De vives étincelles sortaient des deux belles lumières qui flamboyaient si doucement vers moi, et en même temps s’échappaient d’un cœur sage, au milieu de soupirs, de si suaves fleuves de haute éloquence,

Que rien qu’à m’en souvenir, il me semble que je me consume, chaque fois que je reviens vers ce jour, et que je repense comment mes esprits affaiblis en vinrent à la faire varier de ses dures habitudes.

Mon âme, toujours nourrie dans la douleur et dans la peine — si grand est le pouvoir d’une longue habitude ! — fut tellement faible contre ce double plaisir,

Qu’au seul goût du bonheur inusité, tour à tour tremblante de peur et d’espérance, elle fut souvent sur le point de m’abandonner.


SONNET CC.

À penser toujours à elle, il lui faut aussi se souvenir du lieu où elle est.

J’ai toujours cherché une vie solitaire — les rives, les campagnes et les bois le savent — pour fuir ces esprits sourds et louches qui ont perdu le chemin du ciel ;

Et si mon désir était en cela accompli, loin du doux climat du pays des Toscans, la Sorgue m’aurait parmi ses belles collines touffues, la Sorgue qui m’aide à pleurer et à chanter.

Mais mon destin, toujours ennemi, me rejette vers le lieu où je m’indigne de voir mon beau trésor dans la fange.

Cette fois, il s’est montré favorable à la main dont j’écris ; et peut-être n’est-ce pas injuste ; Amour le voit, et ma Dame le sait, ainsi que moi.


SONNET CCI.

La beauté de Laure est la gloire de la Nature ; il n’y a donc point de dame qui se puisse comparer à elle.

J’ai vu deux beaux yeux, tout remplis d’honnêteté et de douceur, en une étoile telle qu’auprès de ces gracieux nids d’amour mon cœur lassé dédaigne toute autre vue.

Qu’elle ne se compare point à elle, celle qu’on prise le plus, à quelque époque, sur quelques bords étrangers que ce soit ; non plus que celle qui, par son éclatante beauté, jeta la Grèce dans les plus grands malheurs, et Troie dans les dernières convulsions ;

Ni la belle Romaine qui ouvrit avec le fer sa chaste et dédaigneuse poitrine ; ni Polixène, Isiphile et Argia.

Cette supériorité est, si je ne me trompe, une grande gloire pour la Nature, et pour moi une joie suprême. Mais quoi ? elle vient bien tardivement et s’en va bien vite.


SONNET CCII.

Les dames qui voudraient prendre des leçons de vertu, devront jeter les yeux sur Laure.

Que toute dame qui aspire à glorieuse renommée de sagesse, de vertu, de courtoisie, tienne ses yeux fixés sur les yeux de cette mienne ennemie que le monde nomme ma Dame.

C’est là qu’on apprend comment l’honneur s’acquiert, comment on aime Dieu, comment on réunit la chasteté à la grâce, et quel est le droit chemin pour aller au ciel qui l’attend et la désire.

Là qu’on apprend le parler que nul style n’égale ; à se bien taire, et ces saintes manières que l’esprit humain ne peut expliquer dans les livres.

Mais on n’y apprend point la beauté infinie qui éblouit tous les autres ; car ces douces lumières s’acquièrent naturellement et non par l’art.


SONNET CCIII.

Il prouve que l’honneur doit être plus cher que la vie.

— La vie est chère, et, après elle, il me semble que c’est la vraie honnêteté qui doit exister en une belle dame. — Renversez cet ordre : jamais, ma mère, il n’y eut de choses belles et précieuses sans honnêteté.

Et celle qui se laisse ravir l’honneur, n’est plus ni dame, ni vivante ; et si elle paraît à la vue ce qu’elle était avant, une telle existence est cruelle et mauvaise bien plus que la mort, et bien plus féconde en peines amères.

Et dans Lucrèce, ce qui m’étonne, c’est qu’elle ait eu besoin de recourir au fer pour mourir, et que sa douleur ne lui ait pas suffi.

Que tous les philosophes qui furent jamais, viennent à parler là-dessus : tous leurs raisonnements seront vils ; et celui-ci sera le seul que nous verrons prendre son vol.


SONNET CCIV.

Laure méprise tellement les vanités, qu’elle serait désespérée d’être belle, si elle n’était pas chaste.

Arbre victorieux et triomphal, honneur des empereurs et des poètes, combien m’as-tu fait de jours douloureux et fortunés en ma courte vie mortelle ?

Vraie Dame, et à qui tout est indifférent, sinon l’honneur que tu moissonnes plus que toute autre ; tu ne crains ni la glue, ni les liens, ni les rêts d’Amour, de même que les artifices d’autrui ne peuvent rien contre ta sagesse.

Tu méprises également, comme un vil fardeau, la noblesse du sang, et toutes ces autres choses si précieuses parmi nous : les perles, les rubis et l’or.

La sublime beauté qui n’a pas sa pareille au monde, te serait un ennui, n’était qu’elle te semble un ornement et une parure pour le beau trésor de la chasteté.


CANZONE XVII.

Il confesse ses misères et voudrait en être délivré ; mais comme il n’a pas l’énergie nécessaire, il ne le peut.

Je m’en vais pensif, et, au milieu de mes pensées, je suis pris d’une telle pitié de moi-même, qu’elle m’entraîne souvent à pleurer pour un autre motif que celui qui me fait pleurer d’habitude. Car, voyant chaque jour ma fin s’approcher, j’ai mille fois demandé à Dieu ces ailes avec lesquelles notre intelligence, délivrée de sa prison mortelle, s’élève vers le ciel. Mais, jusqu’ici, quelles que soient les prières, quels que soient les soupirs, quelles que soient les larmes que j’ai répandues, rien ne m’a servi ; et il est juste qu’il en soit ainsi, car celui qui, pouvant se tenir debout, tombe en chemin, mérite de rester à terre malgré lui. Ces bras secourables en qui je me suis confié, je les vois encore s’ouvrir ; mais la crainte m’oppresse en me montrant l’exemple d’autrui ; et ma situation me fait trembler, car je suis poussé d’autre part, et je touche presque mon heure suprême.

L’un de mes pensers parle à mon esprit et dit : que veux-tu donc ? d’où attends-tu du secours ? Malheureux, ne vois-tu pas comme le temps s’enfuit à ton grand déshonneur ? Prends un parti prudent, prends-le, et arrache de ton cœur toute racine du plaisir qui ne peut jamais le rendre heureux et qui ne le laisse pas respirer. Si, depuis longtemps déjà, tu es fatigué et las de cette douceur fausse et fugitive que le monde trompeur peut donner aux hommes, pourquoi faire reposer davantage en lui ton espoir, puisqu’il est entièrement dénué de paix et de stabilité ? Pendant que ton corps est vivant, tu as en ta main le frein de tes pensers. Ah ! serre-le, maintenant que tu le peux ; car tout retard est dangereux, comme tu sais, et il ne sera plus temps désormais de commencer.

Tu sais déjà bien quelle douceur apporta à tes yeux la vue de celle que tu voudrais savoir encore à naître pour notre plus grande paix. Tu te souviens bien — et tu dois t’en souvenir — de son image, alors qu’elle courut à ton cœur, où peut-être aucun autre flambeau ne pouvait introduire la flamme ; Elle l’embrasa ; et si l’ardeur trompeuse a duré de longues années en attendant un jour qui, pour notre salut, n’est jamais venu, élève-toi maintenant à une plus heureuse espérance, en regardant le ciel qui tourne autour de toi, immortel et splendide. Car puisque votre désir, si heureux de son mal ici-bas, est apaisé par un mouvement d’yeux, une parole, un chant, combien sera grand le plaisir céleste, si celui-ci est tel ?

De l’autre côté, un penser aigre et doux, s’asseyant en dedans de l’âme où il pèse d’un pied fatigant et délicieux, oppresse le cœur de désir, le repaît d’espérance ; car rien que l’amour de la renommée glorieuse et éclatante fait que je ne sens pas quand je gèle ou quand je brûle, si je suis pâle ou maigre ; et si j’étouffe cette pensée, elle renaît plus forte. Depuis le temps où je dormais dans le maillot, elle m’a suivi grandissant de jour en jour avec moi, et je crains qu’un même sépulcre ne nous enferme tous deux. Quand l’âme a dépouillé les membres, ce désir ne peut plus la suivre. Mais si le Latin et le Grec parlent de moi après la mort, ce n’est rien que du vent ; aussi, comme je redoute d’amasser sans cesse ce qu’une heure disperse, je voudrais embrasser le vrai, et laisser les ombres.

Mais cet autre vouloir dont je suis rempli, semble étouffer tous ceux qui naissent à côté de lui ; et le temps fuit tandis que j’écris sur un autre sans souci de moi-même ; et la lumière des beaux yeux, qui me consume délicieusement à sa tiède clarté, me retient avec un frein contre lequel aucun esprit, aucune force ne me garantissent. À quoi sert donc que ma petite barque soit toute goudronnée, puisqu’elle est encore retenue parmi les écueils par deux liens pareils ? Toi qui m’as délivré complètement des autres liens qui, de diverses façons, enchaînent le monde, ô mon Maître, que n’enlèves-tu désormais cette honte de mon visage ? Car, ainsi qu’un homme qui rêve, il me semble avoir la mort devant les yeux ; et je voudrais me défendre, et je n’ai point les armes pour cela.

Ce que je fais, je le vois ; et je ne suis pas trompé par la vérité que je connais mal, mais je subis la volonté de l’Amour qui ne laisse jamais suivre le chemin de l’honneur à celui qui croit trop en lui. Et je sens d’heure en heure me venir au cœur un gracieux mépris, âpre et sévère, qui amène mes plus secrètes pensées sur mon front, où tout le monde peut les voir. Car aimer une chose mortelle avec la foi qu’il convient d’avoir pour Dieu seul à qui elle est due, est d’autant plus coupable qu’on en désire une plus grande récompense. Voilà ce que proclame à haute voix la raison égarée derrière les sens ; mais bien que je l’écoute, et que je pense à retourner en arrière, la mauvaise habitude la met en fuite, et retrace à mes yeux celle qui naquit uniquement pour me faire mourir, attendu qu’elle me plaît trop et qu’elle se plaît trop à elle-même.

Je ne sais pas quel espace le ciel m’a destiné, quand je vins tout d’abord sur la terre pour subir l’âpre guerre que j’ai su ourdir contre moi-même ; et je ne puis, à cause du voile corporel, prévoir le jour qui clôt la vie ; mais je vois mes cheveux changer, et, au dedans de moi-même, mes désirs changer également. Maintenant que je me crois près du moment du départ, ou n’en être guère loin, semblable à celui que la perte a rendu prudent et sage, je vais repensant où j’ai laissé la route, à main droite, qui mène à bon port ; et si d’un côté je suis aiguillonné par la honte et la douleur qui me font retourner en arrière, de l’autre, je n’ai pas la force de me débarrasser d’une passion dont l’habitude est en moi si forte, qu’elle me donne la hardiesse de pactiser avec la mort.

Chanson, voilà où j’en suis ; et la peur m’a bien plus refroidi que la neige glacée, car je me sens périr sans aucun doute. Pourtant, après réflexion, j’ai roulé autour de l’ensuble une grande partie de ma courte toile ; et jamais fardeau ne fut aussi lourd que celui que je supporte en cet état ; car, avec la mort à mon côté, je cherche une nouvelle manière de vivre ; et je vois la meilleure et c’est la pire que je choisis.


SONNET CCV.

Laure est si sévère à son égard qu’elle le ferait mourir, s’il n’espérait la rendre compatissante.

Un cœur âpre et sauvage, une volonté cruelle sous une douce, humble et angélique figure, s’ils persévèrent longtemps dans leur entreprise rigoureuse, remporteront sur moi des dépouilles qui leur feront peu d’honneur.

Car soit que naisse et meure la fleur, l’herbe et la feuille, soit pendant la clarté du jour ou l’obscurité de la nuit, je pleure à toute heure. J’ai bien sujet de me plaindre de ma destinée, de ma Dame et d’Amour.

Je vis seulement d’espérance, me rappelant que j’ai déjà vu une petite goutte d’eau user, par une incessante persévérance, le marbre et les pierres les plus dures.

Il n’est pas de cœur si dur qu’à force de larmes, de prières, d’amour, on ne finisse par émouvoir, ni de si froide volonté qu’on ne réchauffe.


SONNET CCVI.

Il se plaint d’être loin de Laure et de Colonna, les deux seuls objets de son affection.

Mon cher Seigneur, chacune de mes pensées me pousse à aller vous voir, vous que je vois toujours ; ma destinée ― que peut-elle faire maintenant de pire ? — me tient sous son frein, me tourne et me retourne.

Puis ce doux désir qu’Amour m’inspire, me conduit à la mort sans que je m’en aperçoive ; et pendant que je cherche en vain mes deux lumières, en quelque endroit que je sois, jour et nuit je soupire.

L’amitié d’un seigneur, l’amour d’une dame, voilà les chaînes dont je suis lié au milieu de nombreux tourments, et où je me suis moi-même enserré.

J’ai porté dans mon sein un vert Laurier, une noble Colonne, l’un quinze ans et l’autre dix-huit, et jamais je ne m’en suis séparé.

  1. Cette canzone, quel qu’en soit le motif, a été faite de façon à n’être comprise de personne. Bembo dit que c’est une enfilade de proverbes sans suite, du genre de celles que les anciens appelaient balivernes (frottole). Castelvetro croit que ces proverbes concernent Laure ; Lelio pense que cette canzone fait allusion à la cour papale ; d’autres enfin pensent qu’elle se rapporte tout à la fois à la retraite de Pétrarque à Vaucluse, à son amour pour Laure et à la cour pontificale. Quoi qu’il en soit, j’ai dû en donner ici la traduction, me bornant à suivre littéralement le texte, sans chercher à lui attribuer un sens, ni même à compléter, au point de vue grammatical, bon nombre de phrases inachevées.
    (Note du traducteur.)