Sonnets de Bruges
Henri Potez

Revue des Deux Mondes tome 130, 1895


POESIE
SONNETS DE BRUGES



LA VILLE LOINTAINE

Vers les dunes de fleurs sauvages, où s’étale
Le déploiement des flots d’airain, mornes et lourds,
Avec ses bœufs de pourpre et ses prés de velours,
Se déroule sans fin la Flandre Occidentale.

On voit parfois, debout sur la mer végétale,
Les clairs moulins avec leurs ailes, et les tours
Des paroisses, tandis que rêve aux anciens jours,
Bien loin sur l’horizon, la vieille capitale.

Dans la limpidité des crépuscules d’or,
Merveille du couchant, tu sembles le trésor
De quelque cathédrale opulente et pillée :

Car tes églises font, par les rouges soleils,
— Telle dans la campagne une proie oubliée, —
Comme un groupe de grands reliquaires vermeils.


AUX APPROCHES DE LA NUIT


Les voyageurs errans regagnent leurs auberges,
Avant de s’endormir dans leur morne dortoir,
Pleines d’amour céleste et de mystique espoir,
Les sœurs candides vont prier au pied des cierges.

Le canal sommeillant luit entre ses deux berges,
Et j’écoute, appuyé sur le pont vieux et noir,
Les bruits vagues des eaux et les cloches du soir
Qui chantent doucement sur l’oraison des vierges.

O rêveur triste et las, qui laisses lentement
Pénétrer en ton cœur, comme un enchantement,
Ces voix de songe au fond d’un magique silence ;

Devant les longs clochers hors de l’ombre émergeant,
Repose-toi, tandis que l’Angélus balance
Son cantique parmi les étoiles d’argent.


LE VIEUX MAITRE


Moi, Jan van Eyck, malgré l’effort des envieux
— Que Monseigneur saint Luc, de sa main vénérée,
Puisse à jamais bannir loin de notre contrée ! —
J’ai dompté la couleur, et j’ai fait de mon mieux.

Sachez que j’ai dressé, dans mon zèle pieux,
Les tours du Paradis sur une aube dorée,
Crispé les cheveux noirs de la Vierge adorée
Et dans son trône ardent pourtrait le Roi des Cieux.

Resplendissant et clair comme au sortir des forges,
J’ai peint d’acier bruni le harnois de saint Georges,
Et d’un cœur affermi je marche vers ma fin :

Car, mes œuvres m’ayant orné de grands mérites,
J’irai m’agenouiller devant l’Agneau divin
Dans le pré vert, fleuri de blanches marguerites.


LE TOMBEAU DE CHARLES-LE-TÉMÉRAIRE


La mort depuis longtemps avait brisé l’orgueil
De Charles, que le sang de sa lignée enivre,
Allongé sur l’étang son corps tout blanc de givre,
Et pour jamais éteint les flammes de son œil.

Le roi Philippe deux, pour qu’un si noble deuil
Pût dans notre mémoire immortellement vivre,
Abrita sous le poids d’un lourd tombeau de cuivre
Le grand-duc d’Occident couché dans son cercueil.

Fils d’une magnifique et violente race,
Il garde sa superbe, et sa large cuirasse
Sur son miroir poli porte la Toison d’or ;

Et nous voyons toujours, malgré le sort contraire,
Avec son chef velu prêt à rugir encor,
Le lion qui sommeille aux pieds du Téméraire.


LE MARCHÉ


Dans l’air vif, lumineux et subtil du matin,
La ville est en tumulte et la foule est en joie.
Au milieu du marché la Hanse se déploie.
Les deniers des changeurs font un bruit argentin.

Voici l’ambre léger, né sous un ciel lointain,
Les vins de pourpre sombre où le soleil flamboie,
Les harnais de cuir fauve et les pourpoints de soie,
Les ivoires sculptés et les hanaps d’étain.

Hier, vers Damme et Sluus, quand la mer était haute,
De grands navires noirs s’avançaient vers la côte,
Balancés lentement par les houles du Nord ;

Et les Osterlingen, drapés dans leurs fourrures,
Se dressaient à l’avant des vaisseaux de haut bord,
Sur la proue éclatante où brillaient des dorures.


FORMOSIS BRUGA PUELLIS


Les femmes d’autrefois, altières et sereines,
Qui vers ces fiers logis s’avançaient à pas lents,
Érigeaient, sous l’orgueil des tissus opulens,
Les seins durs et polis des antiques Sirènes,

Et lorsque se montraient ces beautés souveraines,
Que rehaussait l’éclair des joyaux aveuglans,
Leurs grands yeux, leurs cheveux d’or sombre et leurs bras blancs
Rendaient les rois pensifs et jalouses les reines.

J’évoque, cependant qu’au bord des vieux canaux
Le carillon du soir descend en cascatelles
De cristal et d’argent sur les pas-de-moineaux,

Leurs corps harmonieux frémissans de dentelles,
Et leurs doigts fuselés que chargeaient les anneaux,
Et le charme effacé de leurs grâces mortelles.


APRÈS ROOSEBEKE


Redresseurs sans merci de leurs griefs anciens,
Voici que les barons ont écrasé les villes,
Remis dans le devoir les multitudes viles,
Et que le grand Brasseur est mort avec les siens.

Les bourgeois sont frappés dans leur vie et leurs biens ;
Les cités ont perdu leurs franchises civiles ;
Et les sombres captifs longent en mornes files,
Les cadavres, rongés des corbeaux et des chiens.

Dans Bruges la conquise où pèse un noir silence,
Les féodaux vainqueurs, ayant quitté la lance,
Vêtus de lourds brocarts, marchent sous le beffroi ;

Pendant qu’au loin, faisant tourbillonner leurs lames,
En chemises de fer, les cavaliers du Roi,
S’embrasent aux lueurs des villages en flammes.


OPUS JOHANNIS MEMLINC, 1479


A l’horizon béni du céleste portique,
Resplendit un lointain mirage d’Orient,
Et la Mère de Dieu regarde en souriant
Catherine la prude et Barbe la mystique.

Jan Floreins van der Rijst, sur ce noble triptyque,
Pour les glorifier mieux encor qu’en priant,
A fait, dans le cristal d’un air pur et brillant,
Peindre le Précurseur et l’Apocalyptique,

Ses deux patrons : celui dont Hérode Antipas
A la danseuse impure accorda le trépas,
Après qu’il eut au Christ donné le saint baptême,

Et celui qui, hanté du terrible réveil,
Pâlissant aux horreurs du jugement suprême,
Vit un ange puissant debout dans le soleil.


LA SAINTE


Vous cachez sous l’ampleur de la robe aux plis verts
Votre corps frêle et pur de vierge et de martyre,
Jamais vos yeux baissés ne cesseront de lire,
Et d’une coiffe d’or vos cheveux sont couverts.

Je veux, bien que je vive en un siècle pervers
Et que l’antique espoir loin de nous se retire,
Madame sainte Barbe au bienheureux sourire,
A vos pieds délicats faire chanter mes vers.

Un murmure affaibli d’orgues aériennes,
Flotte sur les parfums des fleurs élyséennes,
Quand vous vous promenez dans les vergers du ciel.

Tel, célébrant la grâce angélique des femmes,
Quand Jan van Eyck eut dit la splendeur du réel,
Le divin Hans Memlinc a su peindre des âmes.


HENRI POTEZ.