Son altesse la femme/Préface

Son altesse la femmeA. Quantin, imprimeur-éditeur (p. np-xii).





PRÉFACE



Où il est question de l’inconstance du Public, des


difficultés de lui complaire, de la nécessité


de varier et renouveler éternellement


le fond et la forme des livres,


des publications de luxe, en


général, et de cet ouvrage


en particulier








Préface


Public ! Généralité inconstante affolée, frivole, fugace et insaisissable ! — Public ! — ainsi que l’écrivait Voltaire — monstre énorme qui a tant d’oreilles et de langues, étant privé des yeux ! Public, que fouailla si ironiquement et si vertement Beaumarchais, et qui fit que Chamfort se demanda de combien de sots peut bien se composer ta totalité… Pauvre Pulic, foule vague et flottante, océan d’incertitude humaine au gré duquel se confient tant de naïves espérances, masse impersonnelle, à la fois benoîte et tyrannique, innocente et féroce, composée de débonnaires et bourgeoises individualités ; le proverbe n’est point mensonger affirmant que celui qui te courtise ou te sert peut certes se vanter d’avoir un mauvais maître.

Public inconscient, toi qui fais les modes, les fortunes, les réputations, les gloires aussi facilement que tu les subis, être hybride, en même temps mâle et femelle, qui donne et reçoit l’impulsion et dont la nature de courtisane montre toutes les provocations et toutes les viles passivités ; Public, société anonyme ridicule et lâche, qui, tour à tour, semblable au minotaure de Crète et aux moutons de Panurge, imposes tes volontés farouches et meurtrières ou emboîtes le pas niaisement aux histrions de la réclame qui te captivent ; pitoyable Public, toujours dupeur ou dupé, en défiance de la supériorité qui passe, nature de laquais devenu maître, tu donneras longtemps encore tête baissée dans tous les pièges de la sottise, dans tous les cloaques de la grossièreté, dans tous les bas-fonds de l’immondice, dans tous les faux talents de la charlatanerie, tant que les pitres et les banquistes déploieront sous ton mufle de bête délirante les écarlates couleurs qui éveillent la brute ou le clinquant pailleté qui éblouit les alouettes.

Public, divinité vulgaire et méprisable qui met le masque de l’Opinion, je jette ce nouveau livre à ton amusement ou à ton dédain ; te sachant inconstant je te brave, semblable à ces philosophes qui ne se soucient point de la fidélité de leur maîtresse et pensent que la confiance protège mieux la féauté que l’incertitude ou la jalousie ne la conservent. — Je ne viens donc pas, en bonne foi, dans une humble préface, classique auteur à genoux pour te demander grâce… ; je ne réclame ni indulgence ni pardon, ni cette ridicule bienveillance qui est l’extrême onction morale que tu distribues aux faibles qui t’encensent. Il plaît à ma sincérité de te provoquer, de donner des coups d’épée dans le vide de ta raison sociale : Sottise et Cie, de faire feu, sinon balle dans ton esprit de corps immatériel, de fouetter l’air où flottent tes fantasmagoriques outrecuidances, et de me rebeller enfin contre ta puissance, faux Dieu qui éclipse le Veau d’or ! — invisible moteur de la roue de la Fortune !

Devant cet ouvrage, arrête-toi ou passe ; examine, regarde, considère, discute, critique, énonce des niaiseries sonores ou des pensées judicieuses, sois laudatif ou satirique, montre-toi sympathique ou hargneux, enthousiaste ou dénigrant, peu importe à mon indifférence et à mon mépris des suffrages généraux ! — Maître de mon imagination et de mes volontés, je sens mieux que personne les imperfections de ce volume. — Aussi, à toi, rare lecteur, qui as voulu posséder ce livre, non pas en bibliotaphe ou en bibliolathe, par la seule pensée de sa rareté future, dans un but de mesquine vanité ou de sourde spéculation, à toi qui n’as pas craint de plonger ton couteau d’ivoire dans la virginité de ces marges, que tant d’autres laisseront intactes ; à toi qui m’as accompagné jusqu’ici, au delà des vignettes, dans mes caprices ou mes boutades, et qui conçois de plus copieux plaisirs que celui de laisser errer ton œil dans l’agrément des gravures…, à toi, camarade des anciens jours, qui liras cette préface, je ferai confession de la prescience qui me possède à l'égard de ce volume.

— Entrons ensemble dans une de ces librairies à la mode ou l’amateur éclairé, le bibliophile flâneur, aussi bien que le boursier du livre, viennent chaque jour inventorier les nouveautés de la veille, s’informer des ouvrages du lendemain et médire un peu des éditeurs en vogue, avec cette mutinerie boudeuse que manifeste une coquette vis-à-vis de ses fournisseurs. Demeurons un instant dans l’ombre, regardons, écoutons :

— Un jeune bibliomane, monocle à l’œil, vient de saisir dans ses mains gantées ce présent volume que lui a signalé le libraire ; il le feuillette avec une nonchalance très comme il faut, et, après avoir prononcé d’une voix excédée : — Ah ! ah ! voici cette fameuse Altesse la Femme dont on m'avait parlé !… il sourit à la couverture et déclare la trouver « pas trop mal en vérité », il approuve le titre et son heureuse disposition ; les gravures des en-têtes de chapitre le séduisent ; elles ne manquent, à son avis, ni d’originalité dans la conception, ni d’esprit de facture ; le texte, typographiquement parlant, est d’un tirage noir qu’on ne saurait que louer sur ce papier glacé et satiné ; bref, le volume est agréable d’aspect. Mais venons, soupire-t-il, à ces chromo-gravures hors texte qui ont la prétention de reproduire un procédé cher à nos pères et à Debucourt en particulier… Ici le jeune client sursaute… — Ratées ! s’écrie-t-il nerveusement… ratées ! déplorablement ratées !… Quoi, ce sont là ces aquarelles qui devaient si bien faire avancer l’art du livre d’un pas en avant ?… Franchement, cela ne réalise pas ce que j’avais espéré ; il y a dans l’interprétation une imperfection sensible, un je ne sais quoi de mou, d’indécis, de flou qui est regrettable ; les noirs forment des salissures grises, il y manque de la vigueur, du brillant, du fini, de la grâce et de la légèreté dans les lavis et les demi-teintes… Très fâcheux vraiment, car sur dix de ces gravures en couleurs, signées de maîtres, six au moins approchent de la parfaite harmonie de tons. — Et d’un geste il repose le livre sur la table. — De l’intérêt de l’œuvre littéraire même…, pas un mot.

Le libraire approuve… « On ne sait qu’inventer, dit-il, pour faire du nouveau et séduire le public ; mais il faut avouer qu’on réussit bien rarement. » Aussitôt la critique s’accentue, on passe en revue les ouvrages de luxe ; on demeure d’accord qu’il s’en publie un trop grand nombre, que la production dépasse de beaucoup la consommation et que l’on tuera la poule aux œufs d’or en fatiguant outre mesure la constance des amateurs. — Puis, avec l’esprit rabâcheur du siècle, on conclut en somme que cela ne vaut pas… L’Éventail. — Ce jugement porté et paraphrasé d’autre manière, on ne parle point de cette heureuse initiative dans une voie nouvelle, des difficultés vaincues ; on ne saurait se rendre compte de l’originalité de l’entreprise…, on ne se dit pas que cet essai seul est plus honorable que la confection de vingt ouvrages qui se traînent dans la vulgarité des gravures courantes ; on a garde d’appuyer sur la belle note d’art qui êclôt (si elle ne s’y épanouit pas) dans cet ouvrage ; on avoue à peine que cette manifestation chromatique laisse beaucoup à espérer…, on veut que celui qui invente, perfectionne tout aussitôt et… on lui fait presque un crime d’avoir osé essuyer les plâtres.

— Eh bien ! cher compagnon, cette bribe de conversation, que tu viens d’entendre, se reproduira de Paris à Londres, de Bordeaux à New-York, de Genève à Saint-Pétersbourg, dans tous les centres où l’on aime les beaux livres, c’est-à-dire les livres de France. Il se trouvera partout un jeune bibliomane pour donner sur ce respectable in-octavo l’opinion que j’ai voulu faire préciser ici par avance, avec la conscience des discussions qui s’élèveront autour des gravures aquarellées de cette publication. — Je ne demande donc aucun brevet et ne compte pas entrer dans l’exposition technique des procédés que je me suis efforcé de faire naître et que je n’ai poussés, peut-être, qu’à mi-chemin du beau véritable.

Tout en apportant certains sentiments d’art dans la fabrication de mes livres, bien que me complaisant à les exécuter, parfois corps et âme, l’Écrivain y domine avant tout ; aussi, dans cette dualité de mon être, le décorateur n’est que le piètre valet de l’auteur.

Je déclare donc me réjouir grandement de cet à peu près. En voici la raison : — L’illustration n’est, en réalité, que la livrée d’un ouvrage. On s’égare dans le luxe du Home et on oublie d’interroger le maître ; on s’extasie sur la correction et la splendeur des parures, et on ne cherche point à reconnaître le caractère ou l’esprit de celui qui les porte ou les fait porter. Le texte n’est plus qu’un prétexte et cela est odieux, vil, misérable et indigne de satisfaire à la fierté d’un artiste. — Ici, il me conviendra d’être arrogant, de compter ironiquement mes fidèles, de connaître le petit nombre de ceux qui sont susceptibles de passer par-dessus les médiocrités d’un procédé d’illustration pour me témoigner de leur sympathie directe. — Moins nombreux seront ceux-ci, plus grands je les estimerai ; aux autres, joyeusement je crierai ; Aimez Son Altesse pour elle-même, ou passez au large !

Pour moi, je l’avouerai sans détour — dut-on sourire de cette ardeur d’égotisme — j’aime ce livre aveuglément entre tous ceux que j’ai conçus, car non seulement il forme la synthèse de mes opuscules divers, mais mieux encore il représente une victoire de la volonté sur l’inertie d’un dégoût qui semblait invincible. — Je l’aime en raison de sa mauvaise venue et du forceps qui a violenté sa mise au jour ; je l’aime pour tous les haut-de-cœur dont j’ai marqué son incubation ; je l’aime et espère en lui pour en avoir sombrement désespéré, pour m’être rendu boudeur à son endroit durant de longs mois, pour l’avoir abandonné, repris, rejeté de nouveau ; je l’aime, en un mot, dans le rayonnement d’idéal où je l’avais placé et d’où j’ai dû le descendre humainement, n’ayant pu le parfaire à mon gré dans sa trinité du visible, du sensible et du spirituel.

J’ai voulu dans cet ouvrage envisager l’histoire psychologique de la femme française, depuis le moyen âge jusqu’à l’heure présente, et, pour défendre cette étude contre la sécheresse de l’érudition et la pédanterie du philologue, pour la faire plus vivante, plus variée, plus originale, plus typique, je me suis efforcé de lui donner différents caractères très précis, selon l’esprit des siècles que je traversais. — Chaque chapitre reflète, pour ainsi dire, l’atmosphère et respire dans l’air ambiant du temps littéraire que j’ai tenté d’évoquer. Dans un même petit cadre étroit, j’ai condensé l’expression d’une époque aussi bien par l’orthographe que par l’allure générale du style et le sentiment des idées courantes. — J’ai rêvé de grouper en un même point l’art de concevoir, de traduire et d’imprimer une pensée à diverses dates et dans certains milieux de notre histoire littéraire et morale ; j’ai également apporté tous mes soins à l’illustration de chaque début de chapitre, espérant donner la sensation visuelle des frontispices de jadis, et faire à la fois l’éducation artistique, philologique et physiologique des quelques lecteurs qui aimeront à s’égarer dans ce panorama descriptif de nos mœurs nationales.

Le plan, on le voit, était largement conçu et bien fait pour amorcer le chef-d’œuvre. Il avait le grand mérite de se produire en dehors du poncif et du banal, sous une forme entièrement personnelle et des plus caractéristiques. En ai-je réalisé l’exécution de manière à me satisfaire plus tard, lorsque, les fourneaux éteints, je pourrai goûter à cet auto-ragoût qui ne peut s’apprécier qu’à froid ? — Ai-je prodigué suffisamment les épices et les condiments, les herbages et les aromates ? Je ne sais. — Il se trouvera sans doute bientôt quelque gourmet assez sincère pour me renseigner, en toute liberté d’expression, sur cette olla podrida qui a mitonné si longtemps, tour à tour sous le feu clair des ardeurs du lettré, ainsi que sous les flammes languissantes des désillusions, des désespérances et des lassitudes.

En attendant : Adieu, mon livre ; je t’abandonne à ce Public avec lequel je viens de te mettre aux prises si loyalement ; tire-toi de la presse, de la foule, de l’opinion, le mieux que tu pourras ; tu m’as aidé à vivre intellectuellement, alors que je te donnais le jour dans la solitude, enfermé en moi-même pour mieux te mettre hors de moi ; tu m’as procuré plus d’heures délicieuses que les échos de ta publicité ne pourraient jamais m’en donner ; avec toi j’ai vécu loin des ridicules, des pauvretés, des extravagances de ce monde où tu vas entrer. Fais-y ton chemin lentement ; puisses-tu être assez heureux pour te réjouir de l’approbation de tes lectrices. — Va donc glorieusement dans ta robe fleurie du boudoir au salon, de l’alcôve à la bibliothèque, et surtout ne t’avise point d’être modeste… La place ici-bas est à ceux qui s’affichent. — Adieu encore et merci… je te veux oublier.


O. U.



Cul-de-lampe : Un angelot referme un livre où l'on apperçoit une femme nue
Cul-de-lampe : Un angelot referme un livre où l'on apperçoit une femme nue