G. Charpentier (p. 127-153).


V


Un matin, vers onze heures, Clorinde vint chez Rougon, rue Marbeuf. Elle rentrait du Bois ; un domestique tenait son cheval, à la porte. Elle alla droit au jardin, tourna à gauche et se planta devant une fenêtre grande ouverte du cabinet où travaillait le grand homme.

— Hein ! je vous surprends ! dit-elle tout d’un coup.

Rougon leva vivement la tête. Elle riait dans le chaud soleil de juin. Son amazone de drap gros bleu, dont elle avait rejeté la longue traîne sur son bras gauche, la faisait plus grande ; tandis que son corsage à gilet et à petites basques rondes, très-collant, était comme une peau vivante qui gantait ses épaules, sa gorge, ses hanches. Elle avait des manchettes de toile, un col de toile, sous lequel se nouait une mince cravate de foulard bleu. Elle portait très-crânement, sur ses cheveux roulés, son chapeau d’homme, autour duquel une gaze mettait un nuage bleuâtre, tout poudré de la poussière d’or du soleil.

— Comment ! c’est vous ! cria Rougon en accourant. Mais entrez donc !

— Non, non, répondit-elle. Ne vous dérangez pas, je n’ai qu’un mot à vous dire… Maman doit m’attendre pour déjeuner.

C’était la troisième fois qu’elle venait ainsi chez Rougon, contre toutes les convenances. Mais elle affectait de rester dans le jardin. D’ailleurs, les deux premières fois, elle était aussi en amazone, costume qui lui donnait une liberté de garçon, et dont la longue jupe devait lui sembler une protection suffisante.

— Vous savez, je viens en mendiante, reprit-elle. C’est pour des billets de loterie… Nous avons organisé une loterie en faveur des jeunes filles pauvres.

— Eh bien ! entrez, répéta Rougon. Vous m’expliquerez cela.

Elle avait gardé sa cravache à la main, une cravache très-fine, à petit manche d’argent. Elle se remit à rire, en tapant sa jupe à légers coups.

— C’est tout expliqué, pardi ! Vous allez me prendre des billets. Je ne suis venue que pour ça… Il y a trois jours que je vous cherche, sans pouvoir mettre la main sur vous, et la loterie se tire demain.

Alors, sortant un petit portefeuille de sa poche, elle demanda :

— Combien voulez-vous de billets ?

— Pas un, si vous n’entrez pas ! cria-t-il.

Il ajouta sur un ton plaisant :

— Que diable ! est-ce qu’on fait des affaires par les fenêtres ! Je ne vais peut-être pas vous passer de l’argent comme à une pauvresse !

— Ça m’est égal, donnez toujours.

Mais il tint bon. Elle le regarda un instant, muette. Puis elle reprit :

— Si j’entre, m’en prendrez-vous dix ?… Ils sont à dix francs.

Et elle ne se décida pas tout de suite. Elle promena d’abord un rapide regard dans le jardin. Un jardinier, à genoux dans une allée, plantait une corbeille de géraniums. Elle eut un mince sourire, et se dirigea vers le petit perron de trois marches, sur lequel ouvrait la porte-fenêtre du cabinet. Rougon lui tendait déjà la main. Et, quand il l’eut amenée au milieu de la pièce :

— Vous avez donc peur que je ne vous mange ? dit-il. Vous savez bien que je suis le plus soumis de vos esclaves… Que craignez-vous ici ?

Elle tapait toujours sa jupe du bout de sa cravache, à légers coups.

— Moi, je ne crains rien, répondit-elle avec un bel aplomb de fille émancipée.

Puis, après avoir posé la cravache sur un canapé, elle fouilla de nouveau dans son portefeuille.

— Vous en prenez dix, n’est-ce pas ?

— J’en prendrai vingt, si vous voulez, dit-il ; mais, par grâce, asseyez-vous, causons un peu… Vous n’allez pas vous sauver tout de suite, bien sûr ?

— Alors, un billet par minute, hein ?… Si je reste un quart d’heure, ça fera quinze billets ; si je reste vingt minutes, ça fera vingt ; et comme ça jusqu’à ce soir, moi je veux bien… Est-ce entendu ?

Ils s’égayèrent de cet arrangement. Clorinde finit par s’asseoir sur un fauteuil, dans l’embrasure même de la fenêtre restée ouverte. Rougon, pour ne pas l’effrayer, se remit à son bureau. Et ils causèrent, de la maison d’abord. Elle jetait des coups d’œil par la fenêtre, elle déclarait le jardin un peu petit, mais charmant, avec sa pelouse centrale et ses massifs d’arbres verts. Lui, indiquait le plan détaillé des lieux : en bas, au rez-de-chaussée, se trouvaient son cabinet, un grand salon, un petit salon et une très-belle salle à manger ; au premier étage, ainsi qu’au second, il y avait sept chambres. Tout cela, quoique relativement petit, était bien trop vaste pour lui. Quand l’empereur lui avait fait cadeau de cet hôtel, il devait épouser une dame veuve, choisie par Sa Majesté elle-même. Mais la dame était morte. Maintenant, il resterait garçon.

— Pourquoi ? demanda-t-elle, en le regardant carrément en face.

— Bah ! répondit-il, j’ai bien autre chose à faire. À mon âge, on n’a plus besoin de femme.

Mais elle, haussant les épaules, dit simplement :

— Ne posez donc pas !

Ils en étaient arrivés à tenir entre eux des conversations très-libres. Elle voulait qu’il fût de tempérament voluptueux. Lui, se défendait, et lui racontait sa jeunesse, des années passées dans des chambres nues, où les blanchisseuses n’entraient même pas, disait-il en riant. Alors, elle l’interrogeait sur ses maîtresses, avec une curiosité enfantine ; il en avait bien eu quelques-unes ; par exemple, il ne pouvait renier une dame, connue de tout Paris, qui s’était, en le quittant, installée en province. Mais il haussait les épaules. Les jupons ne le dérangeaient guère. Quand le sang lui montait à la tête, parbleu ! il était comme tous les hommes, il aurait crevé une cloison d’un coup d’épaule, pour entrer dans une alcôve. Il n’aimait pas à s’attarder aux bagatelles de la porte. Puis, lorsque c’était fini, il redevenait bien tranquille.

— Non, non, pas de femme ! répéta-t-il, les yeux déjà allumés par la pose abandonnée de Clorinde. Ça tient trop de place.

La jeune fille, renversée dans son fauteuil, souriait étrangement. Elle avait un visage pâmé, avec un lent battement de la gorge. Elle exagérait son accent italien, la voix chantante.

— Laissez, mon cher, vous nous adorez, dit-elle. Voulez-vous parier que vous serez marié dans l’année ?

Et elle était vraiment irritante, tant elle paraissait certaine de vaincre. Depuis quelque temps, elle s’offrait à Rougon, tranquillement. Elle ne prenait plus la peine de dissimuler sa lente séduction, ce travail savant dont elle l’avait entouré, avant de faire le siége de ses désirs. Maintenant, elle le croyait assez conquis pour mener l’aventure à visage découvert. Un véritable duel s’engageait entre eux, à toute heure. S’ils ne posaient pas encore tout haut les conditions du combat, il y avait des aveux très-francs sur leurs lèvres, dans leurs yeux. Quand ils se regardaient, ils ne pouvaient s’empêcher de sourire ; et ils se provoquaient. Clorinde faisait son prix, allait à son but, avec une hardiesse superbe, sûre de n’accorder jamais que ce qu’elle voudrait. Rougon, grisé, piqué au jeu, mettait de côté tout scrupule, rêvait simplement de faire sa maîtresse de cette belle fille, puis de l’abandonner, pour lui prouver sa supériorité sur elle. Leur orgueil se battait plus encore que leurs sens.

— Chez nous, continuait-elle à voix presque basse, l’amour est la grande affaire. Les gamines de douze ans ont des amoureux… Moi, je suis devenue un garçon, parce que j’ai voyagé. Mais si vous aviez connu maman, quand elle était jeune ! Elle ne quittait pas sa chambre. Elle était si belle, qu’on venait la voir de loin. Un comte est resté exprès six mois à Milan, sans arriver à apercevoir le bout de ses nattes. C’est que les Italiennes ne sont pas comme les Françaises, qui bavardent et qui courent ; elles restent au cou de l’homme qu’elles ont choisi… Moi, j’ai voyagé, je ne sais pas si je me souviendrai. Il me semble pourtant que j’aimerai bien fort, oh ! oui, bien fort, à en mourir…

Ses paupières s’étaient fermées peu à peu, sa face se noyait d’une extase voluptueuse. Rougon, pendant qu’elle parlait, avait quitté son bureau, les mains tremblantes, comme attiré par une force supérieure. Mais, lorsqu’il se fut approché, elle ouvrit les yeux tout grands, elle le regarda d’un air tranquille. Et montrant la pendule, souriant, elle reprit :

— Ça fait dix billets.

— Comment, dix billets ? balbutia-t-il, ne comprenant plus.

Quand il revint à lui, elle riait aux éclats. Elle se plaisait ainsi à l’affoler ; puis, elle lui échappait d’un mot, lorsqu’il allait ouvrir les bras ; cela paraissait l’amuser beaucoup. Rougon, redevenu tout d’un coup très-pâle, la regarda furieusement, ce qui redoubla sa gaieté.

— Allons, je m’en vais, dit-elle. Vous n’êtes pas assez galant pour les dames… Non, sérieusement, maman m’attend pour déjeuner.

Mais il avait repris son air paternel. Ses yeux gris, sous ses lourdes paupières, gardaient seuls une flamme, lorsqu’elle tournait la tête : et il l’enveloppait alors tout entière d’un regard, avec la rage d’un homme poussé à bout, résolu à en finir. Cependant, il disait qu’elle pouvait bien lui donner encore cinq minutes. C’était si ennuyeux, le travail dans lequel elle l’avait trouvé, un rapport pour le Sénat, sur des pétitions ! Et il lui parla de l’impératrice, à laquelle elle vouait un véritable culte. L’impératrice était à Biarritz depuis huit jours. Alors, la jeune fille se renversa de nouveau au fond de son fauteuil, dans un bavardage sans fin. Elle connaissait Biarritz, elle y avait passé une saison, autrefois, quand cette plage n’était pas encore à la mode. Elle se désespérait de ne pouvoir y retourner, pendant le séjour de la cour. Puis, elle en vint à raconter une séance de l’Académie, où M. de Plouguern l’avait menée, la veille. On recevait un écrivain, qu’elle plaisantait beaucoup, parce qu’il était chauve. Elle tenait, d’ailleurs, les livres en horreur. Dès qu’elle s’entêtait à lire, elle devait se mettre au lit, avec des crises de nerf. Elle ne comprenait pas ce qu’elle lisait. Quand Rougon lui eut dit que l’écrivain reçu la veille était un ennemi de l’empereur, et que son discours fourmillait d’allusions abominables, elle resta consternée.

— Il avait l’air bon homme pourtant, déclara-t-elle.

Rougon, à son tour, tonnait contre les livres. Il venait de paraître un roman, surtout, qui l’indignait : une œuvre de l’imagination la plus dépravée, affectant un souci de la vérité exacte, traînant le lecteur dans les débordements d’une femme hystérique. Ce mot d’« hystérique » parut lui plaire, car il le répéta trois fois. Clorinde lui en ayant demandé le sens, il refusa de le donner, pris d’une grande pudeur.

— Tout peut se dire, continua-t-il ; seulement, il y a une façon de tout dire… Ainsi, dans l’administration, on est souvent obligé d’aborder les sujets les plus délicats. J’ai lu des rapports sur certaines femmes, par exemple, vous me comprenez ? eh bien ! des détails très précis s’y trouvaient consignés, dans un style clair, simple, honnête. Cela restait chaste, enfin !… Tandis que les romanciers de nos jours ont adopté un style lubrique, une façon de dire les choses qui les font vivre devant vous. Ils appellent ça de l’art. C’est de l’inconvenance, voilà tout.

Il prononça encore le mot « pornographie », et alla jusqu’à nommer le marquis de Sade, qu’il n’avait jamais lu, d’ailleurs. Pourtant, tout en parlant, il manœuvrait avec une grande habileté pour passer derrière le fauteuil de Clorinde, sans qu’elle le remarquât. Celle-ci, les yeux perdus, murmurait :

— Oh ! moi, les romans, je n’en ai jamais ouvert un seul. C’est bête, tous ces mensonges… Vous ne connaissez pas Léonora la bohémienne. Ça, c’est gentil. J’ai lu ça en italien, quand j’étais petite. On y parle d’une jeune fille qui épouse un seigneur à la fin. Elle est prise d’abord par des brigands…

Mais un léger grincement, derrière elle, lui fit vivement tourner la tête, comme éveillée en sursaut.

— Que faites-vous donc là ? demanda-t-elle.

— Je baisse le store, répondit Rougon. Le soleil doit vous incommoder.

Elle se trouvait, en effet, dans une nappe de soleil, dont les poussières volantes doraient d’un duvet lumineux le drap tendu de son amazone.

— Voulez-vous bien laisser le store ! cria-t-elle. J’aime le soleil, moi ! Je suis comme dans un bain.

Et, très-inquiète, elle se souleva à demi, elle jeta un regard dans le jardin, pour voir si le jardinier était toujours là. Quand elle l’eut retrouvé, de l’autre côté de la corbeille, accroupi, ne montrant que le dos rond de son bourgeron bleu, elle se rassit, tranquillisée, souriante. Rougon, qui avait suivi la direction de son regard, lâcha le store, pendant qu’elle le plaisantait. Il était donc comme les hiboux, il cherchait l’ombre. Mais il ne se fâchait pas, il marchait au milieu du cabinet, sans montrer le moindre dépit. Son grand corps avait des mouvements ralentis d’ours rêvant quelque traîtrise.

Puis, comme il se trouvait à l’autre extrémité de la pièce, près d’un large canapé au-dessus duquel une grande photographie était pendue, il l’appela :

— Venez donc voir, dit-il. Vous ne connaissez pas mon dernier portrait ?

Elle s’allongea davantage dans le fauteuil, elle répondit, sans cesser de sourire :

— Je le vois très bien d’ici… Vous me l’avez déjà montré, d’ailleurs.

Il ne se découragea pas. Il était allé fermer le store de l’autre fenêtre, et il inventa encore deux ou trois prétextes, pour l’attirer dans ce coin d’ombre discrète, où il faisait très-bon, disait-il. Elle, dédaignant ce piège grossier, ne répondait même plus, se contentait de refuser de la tête. Alors, voyant qu’elle avait compris, il revint se planter devant elle, les mains nouées, cessant de ruser, la provoquant en face.

— J’oubliais !… Je veux vous montrer Monarque, mon nouveau cheval. Vous savez que j’ai fait un échange… Vous me donnerez votre opinion sur lui, vous qui aimez les chevaux.

Elle refusa encore. Mais il insista ; l’écurie n’était qu’à deux pas ; cela demanderait cinq minutes au plus. Puis, comme elle disait toujours non, il laissa échapper à demi-voix, d’un accent presque méprisant :

— Ah ! vous n’êtes pas brave !

Ce fut comme un coup de fouet. Elle se mit debout, sérieuse, un peu pâle.

— Allons voir Monarque, dit-elle simplement.

Elle rejetait déjà la traîne de son amazone sur son bras gauche. Elle lui avait planté ses yeux droit dans les yeux. Pendant un instant, ils se regardèrent, si profondément, qu’ils lisaient leurs pensées. C’était un défi offert et accepté, sans ménagement aucun. Et elle descendit le perron la première, tandis qu’il boutonnait, d’un geste machinal, le veston d’appartement dont il était vêtu. Mais elle n’avait pas fait trois pas dans l’allée, qu’elle s’arrêta.

— Attendez, dit-elle.

Elle remonta dans le cabinet. Quand elle revint, elle balançait légèrement, du bout des doigts, sa cravache, qu’elle avait oubliée derrière un coussin du canapé. Rougon regarda la cravache d’un regard oblique ; puis, il leva lentement les yeux sur Clorinde. Maintenant, elle souriait. Elle marcha de nouveau la première.

L’écurie se trouvait à droite, au fond du jardin. Quand ils passèrent devant le jardinier, cet homme rangeait ses outils, debout, près de partir. Rougon tira sa montre ; il était onze heures cinq, le palefrenier devait déjeuner. Et, dans le soleil ardent, tête nue, il suivait Clorinde, qui tranquillement s’avançait, en donnant des coups de cravache à droite, à gauche, sur les arbres verts. Ils n’échangèrent pas une parole. Elle ne se retourna même pas. Puis, lorsqu’elle fut arrivée à l’écurie, elle laissa Rougon ouvrir la porte, elle passa devant lui. La porte, repoussée trop fort, se referma violemment, sans qu’elle cessât de sourire. Elle avait un visage candide, superbe et confiant.

C’était une écurie petite, très-ordinaire, avec quatre stalles de chêne. Bien qu’on eût lavé les dalles le matin, et que les boiseries, les râteliers, les mangeoires fussent tenus très-proprement, une odeur forte montait. Il y faisait une chaleur humide de baignoire. Le jour, qui entrait par deux lucarnes rondes, traversait de deux rayons pâles l’ombre du plafond, sans éclairer les coins noirs, à terre. Clorinde, les yeux pleins de la grande lumière du dehors, ne distingua d’abord rien ; mais elle attendit, elle ne rouvrit pas la porte, pour ne pas paraître avoir peur. Deux des stalles seulement étaient occupées. Les chevaux soufflaient, tournant la tête.

— C’est celui-ci, n’est-ce pas ? demanda-t-elle, lorsque ses yeux se furent habitués à l’obscurité. Il m’a l’air très-bien.

Elle donnait de petites tapes sur la croupe du cheval. Puis, elle se glissa dans la stalle, en le flattant tout le long des flancs, sans montrer la moindre crainte. Elle désirait, disait-elle, lui voir la tête. Et, lorsqu’elle fut tout au fond, Rougon l’entendit qui lui appliquait de gros baisers sur les narines. Ces baisers l’exaspéraient.

— Revenez, je vous en prie, cria-t-il. S’il se jetait de côté, vous seriez écrasée.

Mais elle riait, baisait le cheval plus fort, lui parlait avec des mots très-tendres, tandis que la bête, comme régalée de cette pluie de caresses inattendues, avait des frissons qui couraient sur sa peau de soie. Enfin, elle reparut. Elle disait qu’elle adorait les chevaux, qu’ils la connaissaient bien, que jamais ils ne lui faisaient du mal, même lorsqu’elle les taquinait. Elle savait comment il fallait les prendre. C’étaient des bêtes très-chatouilleuses. Celui-là avait l’air bon enfant. Et elle s’accroupit derrière lui, soulevant un de ses pieds à deux mains, pour lui examiner le sabot. Le cheval se laissait faire.

Rougon, debout, la regardait devant lui, par terre. Dans le tas énorme de ses jupes, ses hanches gonflaient le drap, quand elle se penchait en avant. Il ne disait plus rien, le sang à la gorge, pris tout à coup de la timidité des gens brutaux. Pourtant, il finit par se baisser. Alors, elle sentit un effleurement sous ses aisselles, mais si léger, qu’elle continua à examiner le sabot du cheval. Rougon respira, allongea brusquement les mains davantage. Et elle n’eut pas un tressaillement, comme si elle se fût attendue à cela. Elle lâcha le sabot, elle dit, sans se retourner :

— Qu’avez-vous donc ? que vous prend-il ?

Il voulut la saisir à la taille, mais il reçut des chiquenaudes sur les doigts, tandis qu’elle ajoutait :

— Non, pas de jeux de main, s’il vous plaît ! Je suis comme les chevaux, moi ; je suis chatouilleuse… Vous êtes drôle !

Elle riait, n’ayant pas l’air de comprendre. Lorsque l’haleine de Rougon lui chauffa la nuque, elle se leva avec l’élasticité puissante d’un ressort d’acier ; elle s’échappa, alla s’adosser au mur, en face des stalles. Il la suivit, les mains tendues, cherchant à prendre d’elle ce qu’il pouvait. Mais elle se faisait un bouclier de la traîne de son amazone, qu’elle portait sur son bras gauche, pendant que sa main droite, levée, tenait la cravache. Lui, les lèvres tremblantes, ne prononçait pas une parole. Elle, très à l’aise, causait toujours.

— Vous ne me toucherez pas, voyez-vous ! disait-elle. J’ai reçu des leçons d’escrime, quand j’étais jeune. Je regrette même de n’avoir pas continué… Prenez garde à vos doigts. Là, qu’est-ce que je vous disais !

Elle semblait jouer. Elle ne tapait pas fort, s’amusant seulement à lui cingler la peau, chaque fois qu’il hasardait ses mains en avant. Et elle était si prompte à la riposte, qu’il ne pouvait même plus arriver jusqu’à son vêtement. D’abord, il avait voulu lui prendre les épaules ; mais, atteint deux fois par la cravache, il s’était attaqué à la taille ; puis, touché encore, il venait traîtreusement de se baisser jusqu’à ses genoux, pas assez vite cependant pour éviter une pluie de petits coups, sous lesquels il dut se relever. C’était une grêle, à droite, à gauche, dont on entendait le léger claquement.

Rougon, criblé, la peau cuisante, recula un instant. Il était très-rouge maintenant, avec des gouttes de sueur qui commençaient à perler sur ses tempes. L’odeur forte de l’écurie le grisait ; l’ombre, chaude d’une buée animale, l’encourageait à tout risquer. Alors, le jeu changea. Il se jeta sur Clorinde rudement, par élans brusques. Et elle, sans cesser encore de rire et de causer, n’éparpilla plus les cinglements de cravache en tapes amicales, frappa des coups secs, un seul chaque fois, de plus en plus fort. Elle était belle ainsi, la jupe serrée aux jambes, les reins souples dans son corsage collant, pareille à un serpent agile, d’un bleu noir. Quand elle fouettait l’air de son bras, la ligne de sa gorge, un peu renversée, avait un grand charme.

— Voyons, est-ce fini ? demanda-t-elle en riant. Vous vous lasserez le premier, mon cher.

Mais ce furent les derniers mots qu’elle prononça. Rougon, affolé, effrayant, la face pourpre, se ruait avec un souffle haletant de taureau échappé. Elle-même, heureuse de taper sur cet homme, avait dans les yeux une lueur de cruauté qui s’allumait. Muette à son tour, elle quitta le mur, elle s’avança superbement au milieu de l’écurie ; et elle tournait sur elle-même, multipliant les coups, le tenant à distance, l’atteignant aux jambes, aux bras, au ventre, aux épaules ; tandis que, stupide, énorme, il dansait, pareil à une bête sous le fouet d’un dompteur. Elle tapait de haut, comme grandie, fière, les joues pâles, gardant aux lèvres un sourire nerveux. Pourtant, sans qu’elle le remarquât, il la poussait au fond, vers une porte ouverte qui donnait sur une seconde pièce, où l’on serrait une provision de paille et de foin. Puis, comme elle défendait sa cravache, dont il faisait mine de vouloir s’emparer, il la saisit aux hanches, malgré les coups, et l’envoya rouler sur la paille, à travers la porte, d’un tel élan, qu’il y vint tomber à côté d’elle. Elle ne jeta pas un cri. À toute volée, de toutes ses forces, elle lui cravacha la figure, d’une oreille à l’autre.

— Garce ! cria-t-il.

Et il lâcha des mots orduriers, jurant, toussant, étranglant. Il la tutoya, il lui dit qu’elle avait couché avec tout le monde, avec le cocher, avec le banquier, avec Pozzo. Puis, il demanda :

— Pourquoi ne voulez-vous pas avec moi ?

Elle ne daigna pas répondre. Elle était debout, immobile, la face toute blanche, dans une tranquillité hautaine de statue.

— Pourquoi ne voulez-vous pas ? répéta-t-il. Vous m’avez bien laissé prendre vos bras nus… Dites-moi seulement pourquoi vous ne voulez pas ?

Elle restait grave, supérieure à l’injure, les yeux ailleurs.

— Parce que, dit-elle enfin.

Et, le regardant, elle reprit, au bout d’un silence :

— Épousez-moi… Après, tout ce que vous voudrez.

Il eut un rire contraint, un rire bête et blessant, qu’il accompagna d’un refus de la tête.

— Alors, jamais ! s’écria-t-elle, entendez-vous, jamais, jamais !

Ils n’ajoutèrent pas un mot, ils rentrèrent dans l’écurie. Les chevaux, au fond de leurs stalles, tournaient la tête, soufflant plus fort, inquiets de ce bruit de lutte qu’ils avaient entendu derrière eux. Le soleil venait de gagner les deux lucarnes, deux rayons jaunes éclaboussaient l’ombre d’une poussière éclatante ; et le pavé, à l’endroit où les rayons le frappaient, fumait, dégageant un redoublement d’odeur. Cependant, Clorinde, très-paisible, la cravache sous le bras, s’était de nouveau glissée près de Monarque. Elle lui posa deux baisers sur les narines, en disant :

— Adieu, mon gros. Tu es sage, toi !

Rougon, brisé, honteux, éprouvait un grand calme. Le dernier coup de cravache avait comme satisfait sa chair. De ses mains restées tremblantes, il renouait sa cravate, il tâtait si son veston était bien boutonné. Puis, il se surprit à enlever soigneusement de l’amazone de la jeune fille les quelques brins de paille qui s’y étaient accrochés. Maintenant, une crainte d’être trouvé-là, avec elle, lui faisait tendre l’oreille. Elle, comme s’il ne se fût rien passé d’extraordinaire entre eux, le laissait tourner autour de sa jupe, sans la moindre peur. Quand elle le pria d’ouvrir la porte, il obéit.

Dans le jardin, ils marchèrent tout doucement. Rougon, qui se sentait une légère cuisson sur la joue gauche, se tamponnait avec son mouchoir. Dès le seuil du cabinet, le premier regard de Clorinde fut pour la pendule.

— Ça fait trente-deux billets, dit-elle en souriant.

Comme il la regardait, surpris, elle rit plus haut, elle continua :

— Renvoyez-moi vite, l’aiguille marche. Voilà la trente-troisième minute qui commence… Tenez, je mets les billets sur votre bureau.

Il donna trois cent vingt francs, sans une hésitation. Ses doigts n’eurent qu’un petit frémissement, en comptant les pièces d’or ; c’était une punition qu’il s’infligeait. Alors, elle, enthousiasmée de la façon dont il lâchait une telle somme, s’avança avec un geste adorable d’abandon. Elle lui tendit la joue. Et, quand il y eut posé un baiser, paternellement, elle s’en alla, l’air ravi, en disant :

— Merci pour ces pauvres filles… Je n’ai plus que sept billets à placer. Parrain les prendra.

Lorsque Rougon fut seul, il se rassit à son bureau, machinalement. Il reprit son travail interrompu, écrivit pendant quelques minutes, en consultant avec une grande attention les pièces éparses devant lui. Puis, il resta la plume aux doigts, la face grave, regardant dans le jardin, par la fenêtre ouverte, sans voir. Ce qu’il retrouvait, à cette fenêtre, c’était la mince silhouette de Clorinde, qui se balançait, se nouait, se déroulait, avec la volupté molle d’une couleuvre bleuâtre. Elle rampait, elle entrait ; et, au milieu du cabinet, elle se tenait debout sur la queue vivante de sa robe, les hanches vibrantes, tandis que ses bras s’allongeaient jusqu’à lui, par un glissement sans fin d’anneaux souples. Peu à peu, des bouts de sa personne envahissaient la pièce, se vautraient partout, sur le tapis, sur les fauteuils, le long des tentures, silencieusement, passionnément. Une odeur rude s’exhalait d’elle.

Alors, Rougon jeta violemment sa plume, quitta le bureau avec colère, en faisant craquer ses doigts les uns dans les autres. Est-ce qu’elle allait l’empêcher de travailler, maintenant ? devenait-il fou, pour voir des choses qui n’existaient pas, lui dont la tête était si solide ? Il se rappelait une femme, autrefois, quand il était étudiant, près de laquelle il écrivait des nuits entières, sans même entendre son petit souffle. Il leva le store, ouvrit la seconde fenêtre, établit un courant d’air en poussant brutalement une porte, à l’autre extrémité de la pièce, comme s’il se trouvait menacé d’asphyxie. Et, du geste irrité dont il aurait chassé quelque guêpe dangereuse, il se mit à chasser l’odeur de Clorinde, à coups de mouchoir. Quand il ne la sentit plus là, il respira bruyamment, il s’essuya la face avec le mouchoir, pour en enlever la chaleur que cette grande fille y avait mise.

Cependant, il ne put continuer la page commencée. Il marcha d’un bout à l’autre du cabinet, à pas lents. Comme il se regardait dans une glace, il vit une rougeur sur sa joue gauche. Il s’approcha, s’examina. La cravache n’avait laissé là qu’une légère éraflure. Il pourrait expliquer cela par un accident quelconque. Mais, si la peau gardait à peine la balafre d’une mince ligne rose, lui sentait de nouveau, dans la chair, profondément, la brûlure ardente du cinglement qui lui avait coupé la face. Il courut à un cabinet de toilette, installé derrière une portière ; il se trempa la tête dans une cuvette d’eau ; cela le soulagea beaucoup. Il craignait que ce coup de cravache ne lui fît désirer Clorinde davantage. Il avait peur de songer à elle, tant que la petite écorchure de sa joue ne serait pas guérie. La chaleur qui le chauffait à cette place lui descendait dans les membres.

— Non, je ne veux pas ! dit-il tout haut, en rentrant dans le cabinet. C’est idiot, à la fin !

Il s’était assis sur le canapé, les poings fermés. Un domestique entra l’avertir que le déjeûner refroidissait, sans le tirer de ce recueillement de lutteur, aux prises avec sa propre chair. Sa face dure se gonflait sous un effort intérieur ; son cou de taureau éclatait, ses muscles se tendaient, comme s’il était en train d’étouffer dans ses entrailles, sans un cri, quelque bête qui le dévorait. Cette bataille dura dix grandes minutes. Il ne se souvenait pas d’avoir jamais dépensé tant de puissance. Il en sortit blême, la sueur à la nuque.

Pendant deux jours, Rougon ne reçut personne. Il s’était enfoncé dans un travail considérable. Il veilla une nuit tout entière. Son domestique le surprit encore, à trois reprises, renversé sur le canapé, comme hébété, avec une figure effrayante. Le soir du deuxième jour, il s’habilla pour aller chez Delestang, où il devait dîner. Mais, au lieu de traverser les Champs-Élysées, il remonta l’avenue, il entra à l’hôtel Balbi. Il n’était que six heures.

— Mademoiselle n’y est pas, lui dit la petite bonne Antonia, en l’arrêtant dans l’escalier, avec son rire de chèvre noire.

Il éleva la voix pour être entendu, et il hésitait à se retirer, lorsque Clorinde parut en haut, se penchant sur la rampe.

— Montez donc ! cria-t-elle. Que cette fille est sotte ! Elle ne comprend jamais les ordres qu’on lui donne.

Au premier étage, elle le fit entrer dans une étroite pièce, à côté de sa chambre. C’était un cabinet de toilette, avec un papier à ramages bleu tendre, qu’elle avait meublé d’un grand bureau d’acajou déverni, appuyé au mur, d’un fauteuil de cuir et d’un cartonnier. Des paperasses traînaient sous une épaisse couche de poussière. On se serait cru chez un huissier louche. Elle dut aller chercher une chaise dans sa chambre.

— Je vous attendais, cria-t-elle du fond de cette pièce.

Quand elle eut apporté la chaise, elle expliqua qu’elle faisait sa correspondance. Elle montrait, sur le bureau, de larges feuilles de papier jaunâtre, couvertes d’une grosse écriture ronde. Et, comme Rougon s’asseyait, elle vit qu’il était en habit.

— Vous venez demander ma main ? dit-elle gaiement.

— Tout juste ! répondit-il.

Puis il reprit, en souriant :

— Pas pour moi, pour un de mes amis.

Elle le regarda, hésitante, ne sachant pas s’il plaisantait. Elle était dépeignée, sale, avec une robe de chambre rouge mal attachée, belle, malgré tout, de la beauté puissante d’un marbre antique roulé dans la boutique d’une revendeuse. Et, suçant un de ses doigts sur lequel elle venait de faire une tache d’encre, elle s’oubliait à examiner la légère cicatrice qu’on voyait encore sur la joue gauche de Rougon. Elle finit par répéter à demi-voix, d’un air distrait :

— J’étais sûre que vous viendriez. Seulement, je vous attendais plus tôt.

Et elle ajouta tout haut, se souvenant, continuant la conversation :

— Alors, c’est pour un de vos amis, votre ami le plus cher, sans doute.

Son beau rire sonnait. Elle était persuadée, maintenant, que Rougon parlait de lui. Elle éprouvait une envie de toucher du doigt la cicatrice, de s’assurer qu’elle l’avait marqué, qu’il lui appartenait désormais. Mais Rougon la prit aux poignets, l’assit doucement sur le fauteuil de cuir.

— Causons, voulez-vous ? dit-il. Nous sommes deux bons camarades, hein ! cela vous va-t-il ?… Eh bien ! j’ai beaucoup réfléchi, depuis avant-hier. J’ai songé à vous tout le temps… Je m’imaginais que nous étions mariés, que nous vivions ensemble depuis trois mois. Et vous ne savez pas dans quelle occupation je nous voyais tous les deux ?

Elle ne répondit pas, un peu gênée, malgré son aplomb.

— Je nous voyais au coin du feu. Vous aviez pris la pelle, moi je m’étais emparé de la pincette, et nous nous assommions.

Cela lui parut si drôle, qu’elle se renversa, prise d’une hilarité folle.

— Non, ne riez pas, c’est sérieux, continua-t-il. Ce n’est pas la peine de mettre nos vies en commun pour nous tuer de coups. Je vous jure que cela arriverait. Des gifles, puis une séparation… Retenez bien ceci : on ne doit jamais chercher à unir deux volontés.

— Alors ? demanda-t-elle, devenue très-grave.

— Alors, je pense que nous agirons très-sagement en nous donnant une poignée de main et en ne gardant l’un pour l’autre qu’une bonne amitié.

Elle resta muette, les yeux plantés droit dans les siens, avec son large regard noir. Un pli terrible coupait son front de déesse offensée. Ses lèvres eurent un léger tremblement, un balbutiement silencieux de mépris.

— Vous permettez ? dit-elle.

Et, ramenant le fauteuil devant le bureau, elle se mit à plier ses lettres. Elle se servait, comme dans les administrations, de grandes enveloppes grises, qu’elle cachetait à la cire. Elle avait allumé une bougie, elle regardait la cire flamber. Rougon attendait qu’elle eût fini, tranquillement.

— Et c’est pour ça que vous êtes venu ? reprit-elle enfin, sans lâcher sa besogne.

À son tour, il ne répondit pas. Il voulait la voir de face. Quand elle se décida à retourner son fauteuil, il lui sourit, en tâchant de rencontrer ses yeux : puis, il lui baisa la main, comme désireux de la désarmer. Elle gardait sa froideur hautaine.

— Vous savez bien, dit-il, que je viens vous demander en mariage pour un de mes amis.

Il parla longuement. Il l’aimait beaucoup plus qu’elle ne croyait ; il l’aimait surtout parce qu’elle était intelligente et forte. Cela lui coûtait de renoncer à elle ; mais il sacrifiait sa passion à leur bonheur à tous deux. Lui, la voulait reine chez elle. Il la voyait mariée à un homme très-riche, qu’elle pousserait à sa guise ; et elle gouvernerait, elle n’aurait pas à faire l’abandon de sa personnalité. Cela ne valait-il pas mieux que de se paralyser l’un l’autre ? Ils étaient gens à se dire ces vérités-là en face. Il finit par l’appeler son enfant. Elle était sa fille perverse, une créature dont l’esprit d’intrigue le réjouissait, et qu’il aurait éprouvé un véritable chagrin à voir pauvrement tourner.

— C’est tout ? demanda-t-elle quand il se tut.

Elle l’avait écouté avec la plus grande attention. Et, levant les yeux sur lui, elle reprit :

— Si vous me mariez pour m’avoir, je vous avertis que vous faites un mauvais calcul… J’ai dit jamais !

— Quelle idée ! s’écria-t-il, en rougissant légèrement.

Il toussa, il saisit sur le bureau un couteau à papier, dont il examina le manche, pour qu’elle ne vît pas son trouble. Mais elle, sans s’occuper de lui davantage, réfléchissait.

— Et quel est le mari ? murmura-t-elle.

— Devinez ?

Elle retrouva un faible sourire, battant le bureau de ses doigts, haussant les épaules. Elle savait bien qui.

— Il est si bête ! dit-elle à demi-voix.

Rougon défendit Delestang. C’était un homme très comme il faut, dont elle ferait tout ce qu’elle voudrait. Il donna des détails sur sa santé, sur sa fortune, sur ses habitudes. D’ailleurs, il s’engageait à les servir, elle et lui, de toute son influence, s’il remontait jamais au pouvoir. Delestang n’avait peut-être pas une intelligence supérieure ; mais il ne serait déplacé dans aucune situation.

— Oh ! il remplit le programme, je vous l’accorde, dit-elle en riant franchement.

Puis, après un nouveau silence :

— Mon Dieu ! je ne dis pas non, vous êtes peut-être dans le vrai… Monsieur Delestang ne me déplaît pas.

Elle le regardait, en prononçant ces derniers mots. Elle croyait avoir remarqué, à plusieurs reprises, qu’il était jaloux de Delestang. Mais elle ne vit pas tressaillir un pli de sa face. Il avait eu réellement les poings assez gros pour tuer le désir, en deux jours. Au contraire, il parut enchanté du succès de sa démarche ; et il recommença à lui étaler les avantages d’un pareil mariage, comme s’il traitait, en avoué retors, une affaire particulièrement bonne pour elle. Il lui avait pris les mains, les lui tapotait avec une grande amitié, d’un air de complice heureux, répétant :

— Ça m’est venu cette nuit. J’ai pensé tout de suite : Nous voilà sauvés !… Je ne veux pas que vous restiez fille, moi ! Vous êtes la seule femme qui me sembliez mériter un mari. Delestang arrange l’affaire. Avec Delestang, nous gardons nos coudées franches.

Et il ajouta gaiement :

— J’ai conscience que vous me récompenserez, en me faisant assister à des choses extraordinaires.

— Monsieur Delestang connaît-il vos projets ? demanda-t-elle.

Il resta un moment surpris, comme si elle avait laissé échapper là une parole qu’il n’attendait pas d’elle ; puis, il répondit avec tranquillité :

— Non, c’est inutile. On lui expliquera ça plus tard.

Elle s’était remise, depuis un instant, à cacheter ses lettres. Quand elle avait posé sur la cire un large cachet sans initiale, elle retournait l’enveloppe, elle écrivait l’adresse, lentement, de sa grosse écriture. À mesure qu’elle jetait les lettres à sa droite, Rougon tâchait de lire les suscriptions. C’étaient, pour la plupart, des noms d’hommes politiques italiens très-connus. Elle dut s’apercevoir de son indiscrétion, car elle dit, en se levant et en emportant sa correspondance pour la faire mettre à la poste :

— Lorsque maman a ses migraines, c’est moi qui écris là-bas.

Rougon, resté seul, se promena dans la petite pièce. Sur le cartonnier, il lut, comme chez les hommes d’affaires : Quittances, Lettres à classer, Dossiers A. Il sourit en apercevant, au milieu des paperasses du bureau, un corset qui traînait, usé, craqué à la taille. Il y avait encore un savon dans la coquille de l’encrier, et des bouts de satin bleu à terre, les rognures de quelque raccommodage de jupe, qu’on avait oublié de balayer. La porte de la chambre à coucher se trouvant entre-bâillée, il eut la curiosité d’allonger la tête ; mais les persiennes étaient fermées, il y faisait si noir, qu’il aperçut seulement la grande ombre des rideaux du lit. Clorinde rentrait.

— Je m’en vais, dit-il. Je dîne ce soir chez notre homme. Me laissez-vous libre d’agir ?

Elle ne répondit pas. Elle revenait toute sombre, comme si elle avait fait de nouvelles réflexions dans l’escalier. Lui, tenait déjà la rampe. Mais elle le ramena, repoussa la porte. C’était son rêve qui s’en allait, un espoir mené si savamment, qu’une heure plus tôt, elle le croyait encore une certitude. Toute la brûlure d’une offense mortelle lui remontait aux joues. Il lui semblait qu’on l’avait souffletée.

— Alors, c’est sérieux ? demanda-t-elle, en se mettant à contre-jour pour qu’il ne remarquât pas la rougeur de son visage.

Et, quand il eut repris ses arguments pour la troisième fois, elle resta muette. Elle craignait, si elle discutait, de s’abandonner à la colère folle, dont elle entendait le craquement dans sa nuque. Elle avait peur de le battre. Puis, dans cet écroulement de la vie qu’elle s’était déjà arrangée, elle perdit la vue nette des choses, elle recula jusqu’à la porte de la chambre à coucher, sur le point d’entrer, d’attirer Rougon, en lui criant : « Tiens ! prends-moi, j’ai confiance, je ne serai ensuite ta femme que si tu veux. » Rougon, qui parlait toujours, comprit tout d’un coup ; il se tut, très-pâle. Et ils se regardèrent. Pendant un instant, ils eurent un léger tremblement d’hésitation. Lui, revoyait le lit, à côté, avec la grande ombre des rideaux. Elle, calculait déjà les conséquences de sa générosité. Ce ne fut, de part et d’autre, que l’abandon d’une minute.

— Vous voulez ce mariage ? dit-elle avec lenteur.

Il n’hésita pas, il répondit en haussant la voix :

— Oui.

— Eh bien ! faites.

Et tous deux, à petits pas, ils revinrent vers la porte, ils sortirent sur le palier, l’air très-calme. Rougon gardait seulement aux tempes les quelques gouttes de sueur que venait de lui coûter sa dernière victoire. Clorinde se redressait, dans la certitude de sa force. Ils demeurèrent un moment face à face, muets, n’ayant plus rien à se dire, ne pouvant se séparer pourtant. Enfin, comme il s’en allait en lui donnant une poignée de main, elle le retint par une courte pression, elle lui dit sans colère :

— Vous vous croyez plus fort que moi… Vous avez tort… Un jour, vous pourrez avoir des regrets.

Elle ne le menaça pas davantage. Elle s’accouda sur la rampe, pour le regarder descendre. Quand il fut en bas, il leva la tête, et ils se sourirent. Elle n’avait pas la vengeance puérile, elle rêvait déjà de l’écraser par quelque triomphe d’apothéose. En rentrant dans le cabinet, elle se surprit à dire, à demi-voix :

— Ah ! tant pis ! tous les chemins mènent à Rome.

Dès le soir, Rougon commença le siége du cœur de Delestang. Il lui rapporta de prétendues paroles, très-flatteuses, que mademoiselle Balbi avait prononcées sur son compte, au banquet de l’Hôtel-de-Ville, le jour du baptême. Et il ne se lassa plus, à partir de cette heure, d’entretenir l’ancien avoué de la beauté extraordinaire de la jeune fille. Lui, qui, autrefois, le mettait si souvent en garde contre les femmes, tâchait de le livrer à celle-là, pieds et poings liés. Un jour, c’étaient les mains qu’elle avait superbes ; un autre jour, il célébrait sa taille, il en parlait avec une crudité provocante. Delestang, très-inflammable, le cœur déjà occupé de Clorinde, flamba bientôt d’une passion folle. Quand Rougon lui eut affirmé qu’il n’avait jamais songé à elle, il lui avoua qu’il l’aimait depuis six mois, mais qu’il se taisait, de peur d’aller sur ses brisées. Maintenant, il se rendait tous les soirs rue Marbeuf, pour causer d’elle. Il y avait comme une conspiration autour de lui ; il n’abordait plus personne, sans entendre un éloge enthousiaste de celle qu’il adorait ; jusqu’aux Charbonnel qui l’arrêtèrent un matin, au milieu de la place de la Concorde, pour s’émerveiller longuement sur « cette belle demoiselle avec laquelle on le voyait partout ».

De son côté, Clorinde trouvait des sourires exquis. Elle avait refait un plan d’existence, elle s’était accoutumée en quelques jours à son nouveau rôle. Par une tactique de génie, elle ne séduisait pas l’ancien avoué avec la carrure cavalière qu’elle venait d’expérimenter sur Rougon. Elle se transformait, se faisait languissante, affichait des effarouchements d’innocente, se disait nerveuse, au point d’avoir des crises pour un serrement de main trop tendre. Quand Delestang racontait à Rougon qu’elle s’était évanouie dans ses bras, parce qu’il avait osé lui baiser le poignet, celui-ci regardait cela comme une preuve de grande pureté d’esprit. Puis, les choses marchant trop lentement, Clorinde se livra, un soir de juillet, dans un de ses abandons de pensionnaire. Delestang demeura confus de cette victoire, d’autant plus qu’il crut avoir lâchement profité d’une syncope de la jeune fille : elle était restée comme morte, elle semblait ne se souvenir de rien. Lorsqu’il hasardait une excuse, ou qu’il tentait une familiarité, elle le regardait avec une telle candeur, qu’il balbutiait, dévoré de remords et de désir. Aussi, après cette aventure, songea-t-il sérieusement à l’épouser. Il voyait là un moyen de réparer sa vilaine action ; il y voyait plus encore une façon de posséder légitimement le bonheur volé, ce bonheur d’une minute dont le souvenir le brûlait, et qu’il désespérait de jamais retrouver autrement.

Cependant, pendant huit jours encore, Delestang hésita. Il vint consulter Rougon. Quand ce dernier comprit ce qui s’était passé, il demeura un instant la tête basse, à sonder tout ce noir de la femme, la longue résistance que Clorinde lui avait opposée, puis sa chute brusque dans les bras de cet imbécile. Il ne vit pas les causes profondes de cette double conduite. Un instant, la chair blessée, pris d’un besoin de brutalité, il fut sur le point de tout dire, dans un flot d’injures. D’ailleurs, Delestang, sur les questions crues qu’il lui adressait, niait tout rapport, en galant homme. Et cela suffit pour rappeler Rougon à lui. Il acheva alors de décider l’ancien avoué, très-habilement. Il ne lui conseillait pas ce mariage, il l’y poussait par des réflexions presque étrangères au sujet. Quant aux vilaines histoires qui pouvaient courir sur mademoiselle Balbi, elles le surprenaient ; il n’y croyait pas, lui-même était allé aux renseignements, sans apprendre rien que d’honorable. Du reste, il ne fallait pas discuter la femme qu’on aimait. Ce fut son dernier mot.

Six semaines plus tard, au sortir de la Madeleine, où le mariage venait d’être célébré avec une pompe extraordinaire, Rougon répondit à un député, qui s’étonnait du choix de Delestang :

— Que voulez-vous ! je l’ai averti cent fois… Il devait être roulé par une femme.

Vers la fin de l’hiver, comme Delestang et sa femme revenaient d’un voyage en Italie, ils apprirent que Rougon était sur le point d’épouser mademoiselle Beulin-d’Orchère. Quand ils allèrent le voir, Clorinde le félicita, avec une bonne grâce parfaite. Lui, prétendit d’un air bonhomme faire ça pour ses amis. Depuis trois mois, on le persécutait, on lui prouvait qu’un homme dans sa position devait être marié. Il riait, il ajoutait que, lorsqu’il recevait ses intimes, le soir, il n’y avait seulement pas une femme chez lui, pour verser le thé.

— Alors, ça vous est venu tout d’un coup, vous n’y songiez pas, dit Clorinde en souriant. Il fallait vous marier en même temps que nous. Nous serions allés ensemble en Italie.

Et elle le questionna, tout en plaisantant. C’était son ami Du Poizat qui avait eu sans doute cette belle idée ? Il jura que non, il raconta que Du Poizat, au contraire, était absolument opposé à ce mariage ; l’ancien sous-préfet détestait M. Beulin-d’Orchère. Mais tous les autres, M. Kahn, M. Béjuin, madame Correur, les Charbonnel eux-mêmes, ne tarissaient pas sur les mérites de mademoiselle Véronique : elle allait, à les entendre, apporter dans sa maison des vertus, des prospérités, des charmes inimaginables. Il termina, en tournant la chose au comique.

— Enfin, c’est une personne qu’on a faite exprès pour moi. Je ne pouvais pas la refuser.

Puis il ajouta avec finesse :

— Si nous avons la guerre à l’automne, il faut bien songer à des alliances.

Clorinde l’approuva vivement. Elle fit, elle aussi, un grand éloge de mademoiselle Beulin-d’Orchère, qu’elle n’avait pourtant aperçue qu’une fois. Delestang, qui jusque-là, s’était contenté de hocher la tête, sans quitter sa femme des yeux, se lança dans des considérations enthousiastes sur le mariage. Il entamait le récit de son bonheur, lorsqu’elle se leva, en parlant d’une autre visite qu’ils devaient faire. Et, comme Rougon les accompagnait, elle le retint, laissant son mari marcher en avant.

— Je vous disais bien que vous seriez marié dans l’année, lui souffla-t-elle doucement à l’oreille.