G. Charpentier (p. 338-367).


XI


Rougon avait enfin obtenu pour Delestang le portefeuille de l’agriculture et du commerce. Un matin, dans les premiers jours de mai, il alla rue du Colisée prendre son nouveau collègue. Il devait y avoir conseil des ministres à Saint-Cloud, où la cour venait de s’installer.

— Tiens ! vous nous accompagnez ! dit-il avec surprise, en apercevant Clorinde qui montait dans le landau tout attelé devant le perron.

— Mais oui, je vais au conseil, moi aussi, répondit-elle en riant.

Puis, elle ajouta d’une voix sérieuse, lorsqu’elle eut casé entre les banquettes les volants de sa longue jupe de soie cerise pâle :

— J’ai un rendez-vous avec l’impératrice. Je suis trésorière d’une œuvre pour les jeunes ouvrières, à laquelle elle s’intéresse.

Les deux hommes montèrent à leur tour. Delestang s’assit à côté de sa femme ; il avait une serviette d’avocat, en maroquin chamois, qu’il garda sur les genoux. Rougon, les mains libres, se trouva en face de Clorinde. Il était près de neuf heures et demie, et le conseil était pour dix heures. Le cocher reçut l’ordre de marcher bon train. Pour couper au plus court, il prit la rue Marbeuf, s’engagea dans le quartier de Chaillot, que la pioche des démolisseurs commençait à éventrer. C’étaient des rues désertes, bordées de jardins et de constructions en planches, des traverses escarpées qui tournaient sur elles-mêmes, d’étroites places de province plantées d’arbres maigres, tout un coin bâtard de grande ville se chauffant sur un coteau, au soleil matinal, avec des villas et des échoppes à la débandade.

— Est-ce laid, par ici ! dit Clorinde, renversée au fond du landau.

Elle s’était tournée à demi vers son mari, elle l’examina un instant, la face grave ; et, comme malgré elle, elle se mit à sourire. Delestang, correctement boutonné dans sa redingote, était assis avec dignité sur son séant, le corps ni trop en avant ni trop en arrière. Sa belle figure pensive, sa calvitie précoce qui lui haussait le front faisaient retourner les passants. La jeune femme remarqua que personne ne regardait Rougon, dont le visage lourd semblait dormir. Alors, maternellement, elle tira un peu la manchette gauche de son mari, trop enfoncée sous le parement.

— Qu’est-ce que vous avez donc fait cette nuit ? demanda-t-elle au grand homme, en lui voyant étouffer des bâillements dans ses doigts.

— J’ai travaillé tard, je suis harassé, murmura-t-il. Un tas d’affaires bêtes !

Et la conversation tomba de nouveau. Maintenant, c’était lui qu’elle étudiait. Il s’abandonnait aux légères secousses de la voiture, sa redingote déformée par ses larges épaules, son chapeau mal brossé, gardant les marques d’anciennes gouttes de pluie. Elle se souvenait d’avoir, le mois précédent, acheté un cheval à un maquignon qui lui ressemblait. Son sourire reparut, avec une pointe de dédain.

— Eh bien ? dit-il, impatienté d’être examiné de la sorte.

— Eh bien, je vous regarde ! répondit-elle. Est-ce que ce n’est pas permis ?… Vous avez donc peur qu’on ne vous mange ?

Elle lança cette phrase d’un air provocant, en montrant ses dents blanches. Mais lui, plaisanta.

— Je suis trop gros, ça ne passerait pas.

— Oh ! si l’on avait bien faim ! dit-elle très-sérieusement, après avoir paru consulter son appétit.

Le landau arrivait enfin à la porte de la Muette. Ce fut, au sortir des ruelles étranglées de Chaillot, un élargissement brusque d’horizon dans les verdures tendres du Bois. La matinée était superbe, trempant au loin les pelouses d’une clarté blonde, donnant un frisson tiède à l’enfance des arbres. Ils laissèrent à droite le parc aux daims et prirent la route de Saint-Cloud. Maintenant, la voiture roulait sur l’avenue sablée, sans une secousse, avec une légèreté et une douceur de traîneau glissant sur la neige.

— Hein ? est-ce désagréable, ce pavé ! reprit Clorinde, en s’allongeant. On respire ici, on peut causer… Est-ce que vous avez des nouvelles de notre ami Du Poizat ?

— Oui, dit Rougon. Il se porte bien.

— Et est-il toujours content de son département ?

Il fit un geste vague, voulant se dispenser de répondre. La jeune femme devait connaître certains ennuis que le préfet des Deux-Sèvres commençait à lui donner par la rudesse de son administration. Elle n’insista pas, elle parla de M. Kahn et de madame Correur, en lui demandant des détails sur son voyage là-bas, d’un air de curiosité méchante. Puis, elle s’interrompit, pour s’écrier :

— À propos ! j’ai rencontré hier le colonel Jobelin et son cousin M. Bouchard. Nous avons parlé de vous… Oui, nous avons parlé de vous.

Il pliait les épaules, il ne disait toujours rien. Alors, elle rappela le passé.

— Vous vous souvenez de nos bonnes petites soirées, rue Marbeuf. À présent, vous avez trop d’affaires, on ne peut plus vous approcher. Vos amis s’en plaignent. Ils prétendent que vous les oubliez… Vous savez, je dis tout, moi. Eh bien ! on vous traite de lâcheur, mon cher.

À ce moment, comme la voiture venait de passer entre les deux lacs, elle croisa un coupé, qui rentrait à Paris. On vit une face rude se rejeter au fond du coupé, sans doute pour éviter un salut.

— Mais c’est votre beau-frère ! cria Clorinde.

— Oui, il est souffrant, répondit Rougon avec un sourire. Son médecin lui a ordonné des promenades matinales.

Et tout d’un coup, s’abandonnant, il continua, pendant que le landau filait sous de grands arbres, le long d’une allée à la courbe molle :

— Que voulez-vous ! je ne puis pourtant pas leur donner la lune !… Ainsi voilà Beulin-d’Orchère qui a fait le rêve d’être garde des Sceaux. J’ai tenté l’impossible, j’ai sondé l’empereur sans pouvoir rien en tirer. L’empereur, je crois, a peur de lui. Ce n’est pas ma faute, n’est-ce pas ?… Beulin-d’Orchère est premier président. Cela devrait lui suffire, que diable ! en attendant mieux. Et il évite de me saluer ! C’est un sot.

Maintenant, Clorinde, les yeux baissés, les doigts jouant avec le gland de son ombrelle, ne bougeait plus. Elle le laissait aller, elle ne perdait pas une phrase.

— Les autres ne sont pas plus raisonnables. Si le colonel et Bouchard se plaignent, ils ont grand tort, car j’ai déjà trop fait pour eux… Je parle pour tous mes amis. Ils sont une douzaine d’un joli poids sur mes épaules ! Tant qu’ils n’auront pas ma peau, ils ne se déclareront pas satisfaits.

Il se tut, puis il reprit en riant avec bonhomie :

— Bah ! s’ils en avaient absolument besoin, je la leur donnerais bien encore… Quand on a les mains ouvertes, il n’est plus possible de les refermer. Malgré tout le mal que mes amis disent de moi, je passe mes journées à solliciter pour eux une foule de faveurs.

Et, lui touchant le genou, la forçant à le regarder :

— Voyons, vous ! Je vais causer avec l’empereur ce matin… Vous n’avez rien à demander ?

— Non, merci, répondit-elle d’une voix sèche.

Comme il s’offrait toujours, elle se fâcha, elle l’accusa de leur reprocher les quelques services qu’il avait pu leur rendre, à son mari et à elle. Ce n’étaient pas eux qui lui pèseraient davantage. Elle termina, en disant :

— À présent, je fais mes commissions moi-même. Je suis assez grande fille, peut-être !

Cependant, la voiture venait de sortir du Bois. Elle traversait Boulogne, dans le tapage d’un convoi de grosses charrettes, le long de la Grande-Rue. Jusque-là, Delestang était resté au fond du landau, béat, les mains posées sur la serviette de maroquin, sans une parole, comme livré à quelque haute spéculation intellectuelle. Alors, il se pencha, il cria à Rougon, au milieu du bruit :

— Pensez-vous que Sa Majesté nous retienne à déjeuner ?

Rougon eut un geste d’ignorance. Il dit ensuite :

— On déjeune au palais, quand le conseil se prolonge.

Delestang rentra dans son coin, où il parut de nouveau en proie à une rêverie des plus graves. Mais il se pencha une seconde fois, pour poser cette question :

— Est-ce que le conseil sera très-chargé ce matin ?

— Oui, peut-être, répondit Rougon. On ne sait jamais. Je crois que plusieurs de nos collègues doivent rendre compte de certains travaux… Moi, en tout cas, je soulèverai la question de ce livre pour lequel je suis en conflit avec la commission de colportage.

— Quel livre ? demanda vivement Clorinde.

— Une ânerie, un de ces volumes qu’on fabrique pour les paysans. Cela s’appelle les Veillées du bonhomme Jacques. Il y a de tout là-dedans, du socialisme, de la sorcellerie, de l’agriculture, jusqu’à un article célébrant les bienfaits de l’association… Un bouquin dangereux, enfin !

La jeune femme, dont la curiosité ne devait pas être satisfaite, se tourna comme pour interroger son mari.

— Vous êtes sévère, Rougon, déclara Delestang. J’ai parcouru ce livre, j’y ai découvert de bonnes choses ; le chapitre sur l’association est bien fait… Je serais surpris si l’empereur condamnait les idées qui s’y trouvent exprimées.

Rougon allait s’emporter. Il ouvrait les bras, dans un geste de protestation. Et il se calma brusquement, comme ne voulant pas discuter ; il ne dit plus rien, jetant des coups d’œil sur le paysage, aux deux côtés de l’horizon. Le landau était alors au milieu du pont de Saint-Cloud ; en bas, toute moirée de soleil, la rivière avait des nappes dormantes d’un bleu pâle ; tandis que des files d’arbres, le long des rives, enfonçaient dans l’eau des ombres vigoureuses. L’immense ciel, en amont et en aval, montait, tout blanc d’une limpidité printanière, à peine teinté d’un frisson bleu.

Lorsque la voiture se fut arrêtée dans la cour du château, Rougon descendit le premier et tendit la main à Clorinde. Mais celle-ci affecta de ne pas accepter ce soutien ; elle sauta légèrement à terre. Puis, comme il restait le bras tendu, elle lui donna un petit coup d’ombrelle sur les doigts, en murmurant :

— Puisqu’on vous dit qu’on est grande fille !

Et elle semblait sans respect pour les poings énormes du maître, qu’elle gardait longtemps autrefois dans ses mains d’élève soumise, afin de leur voler un peu de leur force. Aujourd’hui, elle pensait sans doute les avoir assez appauvris ; elle n’avait plus ses cajoleries adorables de disciple. À son tour, poussée en puissance, elle devenait maîtresse. Quand Delestang fut descendu de voiture, elle laissa Rougon entrer le premier, pour souffler à l’oreille de son mari :

— J’espère que vous n’allez pas l’empêcher de patauger, avec son bonhomme Jacques. Vous avez là une bonne occasion de ne pas toujours dire comme lui.

Dans le vestibule, avant de le quitter, elle l’enveloppa d’un dernier regard, s’inquiéta d’un bouton de sa redingote qui tirait sur l’étoffe ; et, tandis qu’un huissier l’annonçait chez l’impératrice, elle les regarda disparaître, Rougon et lui, souriante.

Le conseil des ministres se tenait dans un salon voisin du cabinet de l’empereur. Au milieu, une douzaine de fauteuils entouraient une grande table, recouverte d’un tapis. Les fenêtres, hautes et claires, donnaient sur la terrasse du château. Quand Rougon et Delestang entrèrent, tous leurs collègues se trouvaient déjà réunis, à l’exception du ministre des travaux publics et du ministre de la marine et des colonies, alors en congé. L’empereur n’avait pas encore paru. Ces messieurs causèrent pendant près de dix minutes, debout devant les fenêtres, groupés autour de la table. Il y en avait deux de visages chagrins, qui se détestaient au point de ne jamais s’adresser la parole ; mais les autres, la mine aimable, se mettaient à l’aise, en attendant les affaires graves. Paris s’occupait alors de l’arrivée d’une ambassade venue du fond de l’extrême Orient, avec des costumes étranges et des façons de saluer extraordinaires. Le ministre des affaires étrangères raconta une visite qu’il avait rendue, la veille, au chef de cette ambassade ; il se moquait finement, tout en restant très-correct. Puis, la conversation tomba à des sujets plus frivoles ; le ministre d’État fournit des renseignements sur la santé d’une danseuse de l’Opéra, qui avait failli se casser la jambe. Et même dans leur abandon, ces messieurs demeuraient en éveil et en défiance, cherchant certaines de leurs phrases, rattrapant des moitiés de mot, se guettant sous leurs sourires, redevenant subitement sérieux, dès qu’ils se sentaient surveillés.

— Alors, c’est une simple foulure ? dit Delestang, qui s’intéressait beaucoup aux danseuses.

— Oui, une foulure, répéta le ministre d’État. La pauvre femme en sera quitte pour garder quinze jours la chambre… Elle est bien honteuse d’être tombée.

Un petit bruit fit tourner les têtes. Tous s’inclinèrent ; l’empereur venait d’entrer. Il resta un instant appuyé au dossier de son fauteuil. Et il demanda de sa voix sourde, lentement :

— Elle va mieux ?

— Beaucoup mieux, sire, répondit le ministre en s’inclinant de nouveau. J’ai eu de ses nouvelles ce matin.

Sur un geste de l’empereur, les membres du conseil prirent place autour de la table. Ils étaient neuf ; plusieurs étalèrent des papiers devant eux ; d’autres se renversèrent, en se regardant les ongles. Un silence régna. L’empereur semblait souffrant ; il roulait doucement les bouts de ses moustaches entre ses doigts la face éteinte. Puis, comme personne ne parlait, il parut se souvenir, il prononça quelques mots.

— Messieurs, la session du Corps législatif va être close…

Il fut d’abord question du budget, que la Chambre venait de voter en cinq jours. Le ministre des finances signala les vœux exprimés par le rapporteur. Pour la première fois, la Chambre avait des velléités de critique. Ainsi, le rapporteur souhaitait voir l’amortissement fonctionner d’une façon normale et le gouvernement se contenter des crédits votés, sans recourir toujours à des demandes de crédits supplémentaires. D’autre part, des membres s’étaient plaints du peu de cas que le Conseil d’État faisait de leurs observations, quand ils cherchaient à réduire certaines dépenses ; un d’entre eux avait même réclamé pour le Corps législatif le droit de préparer le budget.

— Il n’y a pas lieu, selon moi, de tenir compte de ces réclamations, dit le ministre des finances en terminant. Le gouvernement dresse ses budgets avec la plus grande économie possible ; et cela est tellement vrai, que la commission a dû se donner beaucoup de mal pour arriver à retrancher deux pauvres millions… Toutefois, je crois sage d’ajourner trois demandes de crédits supplémentaires, qui étaient à l’étude. Un virement de fonds nous donnera les sommes nécessaires, et la situation sera régularisée plus tard.

L’empereur approuva de la tête. Il paraissait ne pas écouter, les yeux vagues, regardant comme aveuglé la grande lueur claire tombant de la fenêtre du milieu, en face de lui. Il y eut de nouveau un silence. Tous les ministres approuvaient, après l’empereur. Pendant un instant, on n’entendit plus qu’un léger bruit. C’était le garde des sceaux qui feuilletait un manuscrit de quelques pages, ouvert sur la table. Il consulta ses collègues d’un regard.

— Sire, dit-il enfin, j’ai apporté le projet d’un mémoire sur la fondation d’une nouvelle noblesse… Ce sont encore de simples notes ; mais j’ai pensé qu’il serait bon, avant d’aller plus loin, de les lire en conseil, afin de pouvoir profiter de toutes les lumières…

— Oui, lisez, monsieur le garde des sceaux, interrompit l’empereur. Vous avez raison.

Et il se tourna à demi, pour regarder le ministre de la justice, pendant qu’il lisait. Il s’animait, une flamme jaune brûlait dans ses yeux gris.

Cette question d’une nouvelle noblesse préoccupait alors beaucoup la cour. Le gouvernement avait commencé par soumettre au Corps législatif un projet de loi punissant d’une amende et d’un emprisonnement toute personne convaincue de s’être attribué sans droit un titre nobiliaire quelconque. Il s’agissait de donner une sanction aux anciens titres et de préparer ainsi la création de titres nouveaux. Ce projet de loi avait soulevé à la Chambre une discussion passionnée ; des députés, très-dévoués à l’empire, s’étaient écriés qu’une noblesse ne pouvait exister dans un État démocratique ; et, lors du vote, vingt-trois voix venaient de se prononcer contre le projet. Cependant, l’empereur caressait son rêve. C’était lui qui avait indiqué au garde des sceaux tout un vaste plan.

Le mémoire débutait par une partie historique. Ensuite, le futur système se trouvait exposé tout au long ; les titres devaient être distribués par catégories de fonctions, afin de rendre les rangs de la nouvelle noblesse accessibles à tous les citoyens ; combinaison démocratique qui paraissait enthousiasmer fort le garde des sceaux. Enfin suivait un projet de décret. À l’article II, le ministre haussa et ralentit la voix :

— « Le titre de comte sera concédé après cinq ans d’exercice dans leurs fonctions ou dignités, ou après avoir été nommés par nous grands-croix de la Légion d’honneur : à nos ministres et aux membres de notre conseil privé ; aux cardinaux, aux maréchaux, aux amiraux et aux sénateurs ; à nos ambassadeurs et aux généraux de division ayant commandé en chef. »

Il s’arrêta un instant, interrogeant l’empereur du regard, pour demander s’il n’avait oublié personne. Sa Majesté, la tête un peu tombée sur l’épaule droite, se recueillait. Elle finit par murmurer :

— Je crois qu’il faudrait joindre les présidents du Corps législatif et du Conseil d’État.

Le garde des sceaux hocha vivement la tête en signe d’approbation, et se hâta de mettre une note sur la marge de son manuscrit. Puis, au moment où il allait reprendre sa lecture, il fut interrompu par le ministre de l’instruction publique et des cultes, qui avait une omission à signaler.

— Les archevêques… commença-t-il.

— Pardon, dit sèchement le ministre de la justice, les archevêques ne doivent être que barons. Laissez-moi lire le décret tout entier.

Et il ne se retrouva plus dans ses feuilles de papier. Il chercha longtemps une page qui s’était égarée parmi les autres. Rougon, carrément assis, le cou enfoncé entre ses rudes épaules de paysan, souriait du coin des lèvres ; et, comme il se tournait, il vit son voisin le ministre d’État, le dernier représentant d’une vieille famille normande, sourire également d’un fin sourire de mépris. Alors tous deux eurent un léger hochement de menton. Le parvenu et le gentilhomme s’étaient compris.

— Ah ! voici, reprit enfin le garde des sceaux : « Article III. Le titre de baron sera concédé : 1o Aux membres du Corps législatif qui auront été honorés trois fois du mandat de leurs concitoyens ; 2o aux conseillers d’État, après huit ans d’exercice ; 3o au premier président et au procureur général de la cour de cassation, au premier président et au procureur général de la cour des comptes, aux généraux de division et aux vice-amiraux, aux archevêques et aux ministres plénipotentiaires, après cinq ans d’exercice dans leurs fonctions, ou s’ils ont obtenu le grade de commandeur de la Légion d’honneur… »

Et il continua ainsi. Les premiers présidents et les procureurs généraux des Cours impériales, les généraux de brigade et les contre-amiraux, les évêques, jusqu’aux maires des chefs-lieux de préfecture de première classe, devaient être faits barons ; seulement, on leur demandait dix ans de service.

— Tout le monde baron, alors ! murmura Rougon à demi-voix.

Ses collègues, qui affectaient de le regarder comme un homme mal élevé, prirent des mines graves, pour lui faire comprendre qu’ils trouvaient cette plaisanterie très-déplacée. L’empereur avait paru ne pas entendre. Cependant, lorsque la lecture fut terminée, il demanda :

— Que pensez-vous du projet, messieurs ?

Il y eut une hésitation. On attendait une interrogation plus directe.

— Monsieur Rougon, reprit Sa Majesté, que pensez-vous du projet ?

— Mon Dieu ! Sire, répondit le ministre de l’intérieur en souriant de son air tranquille, je n’en pense pas beaucoup de bien. Il offre le pire des dangers, celui du ridicule. Oui, j’aurais peur que tous ces barons-là ne prêtassent à rire… Je ne mets pas en avant les raisons graves, le sentiment d’égalité qui domine aujourd’hui, la rage de vanité qu’un pareil système développerait…

Mais il eut la parole coupée par le garde des sceaux, très-aigre, très-blessé, se défendant en homme attaqué personnellement. Il se disait bourgeois, fils de bourgeois, incapable de porter atteinte aux principes égalitaires de la société moderne. La nouvelle noblesse devait être une noblesse démocratique ; et ce mot de « noblesse démocratique » rendait sans doute si bien son idée, qu’il le répéta à plusieurs reprises. Rougon répliqua, toujours souriant, sans se fâcher. Le garde des sceaux, petit, sec, noirâtre, finit par lancer des personnalités blessantes. L’empereur demeurait comme étranger à la querelle ; il regardait de nouveau, avec de lents balancements d’épaules, la grande clarté blanche tombant de la fenêtre, en face de lui. Pourtant, quand les voix montèrent et devinrent gênantes pour sa dignité, il murmura :

— Messieurs, messieurs…

Puis, au bout d’un silence :

— Monsieur Rougon a peut-être raison… La question n’est pas mûre encore. Il faudra l’étudier sur d’autres bases. On verra plus tard.

Le conseil examina ensuite plusieurs menues affaires. On parla surtout du journal le Siècle, dont un article venait de produire un scandale à la cour. Il ne se passait pas de semaine sans que l’empereur fût supplié, dans son entourage, de supprimer ce journal, le seul organe républicain qui restât debout. Mais Sa Majesté, personnellement, avait une grande douceur pour la presse ; elle s’amusait souvent, dans le secret du cabinet, à écrire de longs articles en réponse aux attaques contre son gouvernement ; son rêve inavoué était d’avoir son journal à elle, où elle pourrait publier des manifestes et entamer des polémiques. Toutefois, Sa Majesté décida, ce jour-là, qu’un avertissement serait envoyé au Siècle.

Leurs Excellences croyaient le conseil fini. Cela se voyait à la manière dont ces messieurs se tenaient assis sur le bord de leurs fauteuils. Même le ministre de la guerre, un général à l’air ennuyé qui n’avait pas soufflé mot de toute la séance, tirait déjà ses gants de sa poche, lorsque Rougon s’accouda fortement à la table.

— Sire, dit-il, je voudrais entretenir le conseil d’un conflit qui s’est élevé entre la commission de colportage et moi, au sujet d’un ouvrage présenté à l’estampille.

Ses collègues se renfoncèrent dans leurs fauteuils. L’empereur se tourna à demi, avec un léger hochement de tête, pour autoriser le ministre de l’intérieur à continuer.

Alors, Rougon entra dans des détails préliminaires. Il ne souriait plus, il n’avait plus son air bonhomme. Penché au bord de la table, le bras droit balayant le tapis d’un geste régulier, il raconta qu’il avait voulu présider lui-même une des dernières séances de la commission, pour stimuler le zèle des membres qui la composaient.

— Je leur ai indiqué les vues du gouvernement sur les améliorations à opérer dans les importants services dont ils sont chargés… Le colportage aurait de graves dangers si, devenant une arme entre les mains des révolutionnaires, il aboutissait à raviver les discussions et les haines. La commission a donc le devoir de rejeter tous les ouvrages fomentant et irritant des passions qui ne sont plus de notre âge. Elle accueillera au contraire les livres dont l’honnêteté lui paraîtra inspirer un acte d’adoration pour Dieu, d’amour pour la patrie, de reconnaissance pour le souverain.

Les ministres, très-maussades, crurent cependant devoir saluer au passage ce dernier membre de phrase.

— Le nombre des mauvais livres augmente tous les jours, continua-t-il. C’est une marée montante contre laquelle on ne saurait trop protéger le pays. Sur douze livres publiés, onze et demi sont bons à jeter au feu. Voilà la moyenne… Jamais les sentiments coupables, les théories subversives, les monstruosités anti-sociales n’ont trouvé autant de chantres… Je suis obligé parfois de lire certains ouvrages. Eh bien, je l’affirme…

Le ministre de l’instruction publique se hasarda à l’interrompre.

— Les romans… dit-il.

— Je ne lis jamais de romans, déclara sèchement Rougon.

Son collègue eut un geste de protestation pudibonde, un roulement d’yeux scandalisé, comme pour jurer que lui non plus ne lisait jamais de romans. Il s’expliqua.

— Je voulais dire simplement ceci : les romans sont surtout un aliment empoisonné servi aux curiosités malsaines de la foule.

— Sans doute, reprit le ministre de l’intérieur. Mais il est des ouvrages tout aussi dangereux : je parle de ces ouvrages de vulgarisation, où les auteurs s’efforcent de mettre à la portée des paysans et des ouvriers un fatras de science sociale et économique, dont le résultat le plus clair est de troubler les cerveaux faibles… Justement, un livre de ce genre, les Veillées du bonhomme Jacques, est en ce moment soumis à l’examen de la commission. Il s’agit d’un sergent qui, rentré dans son village, cause chaque dimanche soir avec le maître d’école, en présence d’une vingtaine de laboureurs ; et chaque conversation traite un sujet particulier, les nouvelles méthodes de culture, les associations ouvrières, le rôle considérable du producteur dans la société. J’ai lu ce livre qu’un employé m’a signalé ; je l’ai trouvé d’autant plus inquiétant, qu’il cache des théories funestes sous une admiration feinte pour les institutions impériales. Il n’y a pas à s’y tromper, c’est là l’œuvre d’un démagogue. Aussi ai-je été très-surpris, quand j’ai entendu plusieurs membres de la commission m’en parler d’une façon élogieuse. J’ai discuté certains passages avec eux, sans paraître les convaincre. L’auteur, m’ont-ils assuré, aurait même fait l’hommage d’un exemplaire de son livre à Sa Majesté… Alors, sire, avant d’opérer la moindre pression, j’ai cru devoir prendre votre avis et celui du conseil.

Et il regardait en face l’empereur, dont les yeux vacillants finirent par se poser sur un couteau à papier, placé devant lui. Le souverain prit ce couteau, le fit tourner entre ses doigts, en murmurant :

— Oui, oui, les Veillées du bonhomme Jacques

Puis, sans se prononcer davantage, il eut un regard oblique, à droite et à gauche de la table.

— Vous avez peut-être parcouru le livre, messieurs, je serai bien aise de savoir…

Il n’achevait pas, il mâchait ses phrases. Les ministres s’interrogeaient furtivement, comptant chacun que son voisin allait pouvoir répondre, donner un avis. Le silence se prolongeait au milieu d’une gêne croissante. Évidemment pas un d’eux ne connaissait même l’existence de l’ouvrage. Enfin le ministre de la guerre se chargea de faire un grand geste d’ignorance pour tous ses collègues. L’empereur tordit ses moustaches, ne se pressa pas.

— Et vous, monsieur Delestang ? demanda-t-il.

Delestang se remuait dans son fauteuil, comme en proie à une lutte intérieure. Cette interrogation directe le décida. Mais, avant de parler, il jeta involontairement un coup d’œil du côté de Rougon.

— J’ai eu le volume entre les mains, sire.

Il s’arrêta, en sentant les gros yeux gris de Rougon fixés sur lui. Cependant, devant la satisfaction visible de l’empereur, il reprit, les lèvres un peu tremblantes :

— J’ai le regret de n’être pas de la même opinion que mon ami et collègue monsieur le ministre de l’intérieur… Certes, l’ouvrage pourrait contenir des restrictions et insister davantage sur la lenteur prudente avec laquelle tout progrès vraiment utile doit s’accomplir. Mais les Veillées du bonhomme Jacques ne m’en paraissent pas moins une œuvre conçue dans d’excellentes intentions. Les vœux qui s’y trouvent exprimés pour l’avenir, ne blessent en rien les institutions impériales. Ils en sont, au contraire, comme l’épanouissement légitimement attendu…

Il se tut de nouveau. Malgré le soin qu’il mettait à se tourner vers l’empereur, il devinait, de l’autre côté de la table, la masse énorme de Rougon, tassé sur les coudes, la face pâle de surprise. D’ordinaire, Delestang était toujours de l’avis du grand homme. Aussi ce dernier espéra-t-il un instant ramener d’un mot le disciple révolté.

— Voyons, il faut citer un exemple, cria-t-il en nouant et en faisant craquer ses mains. Je regrette de n’avoir pas apporté l’ouvrage… Tenez, ceci, un chapitre dont je me souviens. Le bonhomme Jacques parle de deux mendiants qui vont de porte en porte, dans le village ; et, sur une question du maître d’école, il déclare qu’il va enseigner aux paysans le moyen de ne jamais avoir un seul pauvre parmi eux. Suit tout un système compliqué pour l’extinction du paupérisme. On est là en pleine théorie communiste… Monsieur le ministre de l’agriculture et du commerce ne peut vraiment approuver ce chapitre.

Delestang, brusquement brave, osa regarder Rougon en face.

— Oh ! en pleine théorie communiste, dit-il, vous allez bien loin ! Je n’ai vu là qu’un exposé ingénieux des principes de l’association.

Tout en parlant, il fouillait dans sa serviette.

— J’ai justement l’ouvrage, déclara-t-il enfin.

Et il se mit à lire le chapitre en question. Il lisait d’une façon douce et monotone. Sa belle tête de grand homme d’État, à certains passages, prenait une expression de gravité extraordinaire. L’empereur écoutait d’un air profond. Lui, semblait particulièrement jouir des morceaux attendrissants, des pages où l’auteur avait prêté à ses paysans un parler d’une niaiserie enfantine. Quant à Leurs Excellences, elles étaient enchantées. Quelle adorable histoire ! Rougon lâché par Delestang, auquel il avait fait donner un portefeuille, uniquement pour s’appuyer sur lui, au milieu de la sourde hostilité du conseil ! Ses collègues lui reprochaient ses continuels empiètements de pouvoir, son besoin de domination qui le poussait à les traiter en simples commis, tandis qu’il affectait d’être le conseiller intime et le bras droit de Sa Majesté. Et il allait se trouver complètement isolé ! Ce Delestang était un homme à bien accueillir.

— Il y a peut-être un ou deux mots, murmura l’empereur, quand la lecture fut terminée. Mais, en somme, je ne vois pas… N’est-ce pas, messieurs ?

— C’est tout à fait innocent, affirmèrent les ministres.

Rougon évita de répondre. Il parut plier les épaules. Puis, il revint de nouveau à la charge, contre Delestang seul. Pendant quelques minutes encore, la discussion continua entre eux, par phrases brèves. Le bel homme s’aguerrissait, devenait mordant. Alors, peu à peu, Rougon se souleva. Il entendait pour la première fois son pouvoir craquer sous lui. Tout d’un coup, il s’adressa à l’empereur, debout, le geste véhément.

— Sire, c’est une misère, l’estampille sera accordée, puisque Votre Majesté, dans sa sagesse, pense que le livre n’offre aucun danger. Mais je dois vous le déclarer, sire, il y aurait les plus grands périls à rendre à la France la moitié des libertés réclamées par ce bonhomme Jacques… Vous m’avez appelé au pouvoir dans des circonstances terribles. Vous m’avez dit de ne pas chercher, par une modération hors de saison, à rassurer ceux qui tremblaient. Je me suis fait craindre, selon vos désirs. Je crois m’être conformé à vos moindres instructions et vous avoir rendu les services que vous attendiez de moi. Si quelqu’un m’accusait de trop de rudesse, si l’on me reprochait d’abuser de la puissance dont Votre Majesté m’a investi, un pareil blâme, sire, viendrait à coup sûr d’un adversaire de votre politique… Eh bien ! croyez-le, le corps social est tout aussi profondément troublé, je n’ai malheureusement pas réussi, en quelques semaines, à le guérir des maux qui le rongent. Les passions anarchiques grondent toujours dans les bas-fonds de la démagogie. Je ne veux pas étaler cette plaie, en exagérer l’horreur ; mais j’ai le devoir d’en rappeler l’existence, afin de mettre Votre Majesté en garde contre les entraînements généreux de son cœur. On a pu espérer un instant que l’énergie du souverain et la volonté solennelle du pays avaient refoulé pour toujours dans le néant les époques abominables de perversion publique. Les événements ont prouvé la douloureuse erreur où l’on était. Je vous en supplie, au nom de la nation, sire, ne retirez pas votre puissante main. Le danger n’est pas dans les prérogatives excessives du pouvoir, mais dans l’absence des lois répressives. Si vous retiriez votre main, vous verriez bouillonner la lie de la populace, vous vous trouveriez tout de suite débordé par les exigences révolutionnaires, et vos serviteurs les plus énergiques ne sauraient bientôt plus comment vous défendre… Je me permets d’insister, tant les catastrophes du lendemain seraient terrifiantes. La liberté sans entraves est impossible dans un pays où il existe une faction obstinée à méconnaître les bases fondamentales du gouvernement. Il faudra de bien longues années pour que le pouvoir absolu s’impose à tous, efface des mémoires le souvenir des anciennes luttes, devienne indiscutable au point de se laisser discuter. En dehors du principe autoritaire appliqué dans toute sa rigueur, il n’y a pas de salut pour la France. Le jour où Votre Majesté croira devoir rendre au peuple la plus inoffensive des libertés, ce jour-là elle engagera l’avenir entier. Une liberté ne va pas sans une deuxième liberté, puis une troisième liberté arrive, balayant tout, les institutions et les dynasties. C’est la machine implacable, l’engrenage qui pince le bout du doigt, attire la main, dévore le bras, broie le corps… Et, sire, puisque je me permets de m’exprimer librement sur un tel sujet, j’ajouterai ceci : le parlementarisme a tué une monarchie, il ne faut pas lui donner un empire à tuer. Le Corps législatif remplit un rôle déjà trop bruyant. Qu’on ne l’associe jamais davantage à la politique dirigeante du souverain ; ce serait la source des plus tapageuses et des plus déplorables discussions. Les dernières élections générales ont prouvé une fois de plus la reconnaissance éternelle du pays ; mais il ne s’en est pas moins produit jusqu’à cinq candidatures dont le succès scandaleux doit être un avertissement. Aujourd’hui, la grosse question est d’empêcher la formation d’une minorité opposante, et surtout, si elle se forme, de ne pas lui fournir des armes pour combattre le pouvoir avec plus d’impudence. Un parlement qui se tait est un parlement qui travaille… Quant à la presse, sire, elle change la liberté en licence. Depuis mon entrée au ministère, je lis attentivement les rapports, je suis pris de dégoût chaque matin. La presse est le réceptacle de tous les ferments nauséabonds. Elle fomente les révolutions, elle reste le foyer toujours ardent où s’allument les incendies. Elle deviendra seulement utile, le jour où l’on aura pu la dompter et employer sa puissance comme un instrument gouvernemental… Je ne parle pas des autres libertés, liberté d’association, liberté de réunion, liberté de tout faire. On les demande respectueusement dans les Veillées du bonhomme Jacques. Plus tard, on les exigera. Voilà mes terreurs. Que Votre Majesté m’entende bien, la France a besoin de sentir longtemps sur elle le poids d’un bras de fer…

Il se répétait, il défendait son pouvoir avec un emportement croissant. Pendant près d’une heure, il continua ainsi, à l’abri du principe autoritaire, s’en couvrant, s’en enveloppant, en homme qui use de toute la résistance de son armure. Et, malgré son apparente passion, il gardait assez de sang-froid pour surveiller ses collègues, pour guetter sur leurs visages l’effet de ses paroles. Ceux-ci avaient des faces blanches, immobiles. Brusquement, il se tut.

Il y eut un assez long silence. L’empereur s’était remis à jouer avec le couteau à papier.

— Monsieur le ministre de l’intérieur voit trop en noir la situation de la France, dit enfin le ministre d’État. Rien, je pense, ne menace nos institutions. L’ordre est absolu. Nous pouvons nous reposer dans la haute sagesse de Sa Majesté. C’est même manquer de confiance en elle que de témoigner des craintes…

— Sans doute, sans doute, murmurèrent plusieurs voix.

— J’ajouterai, dit à son tour le ministre des affaires étrangères, que jamais la France n’a été plus respectée de l’Europe. Partout, à l’étranger, on rend hommage à la politique ferme et digne de Sa Majesté. L’opinion des chancelleries est que notre pays est entré pour toujours dans une ère de paix et de grandeur.

Aucun de ces messieurs, d’ailleurs, ne se soucia de combattre le programme politique défendu par Rougon. Les regards se tournaient vers Delestang. Celui-ci comprit ce qu’on attendait de lui. Il trouva deux ou trois phrases. Il compara l’empire à un édifice.

— Certes, le principe d’autorité ne doit pas être ébranlé ; mais il ne faut point fermer systématiquement la porte aux libertés publiques… L’empire est comme un lieu d’asile, un vaste et magnifique édifice dont Sa Majesté a de ses mains posé les assises indestructibles. Aujourd’hui, elle travaille encore à en élever les murs. Seulement il viendra un jour où, sa tâche achevée, elle devra songer au couronnement de l’édifice, et c’est alors…

— Jamais ! interrompit violemment Rougon. Tout croulera !

L’empereur étendit la main pour arrêter la discussion. Il souriait, il semblait s’éveiller d’une songerie.

— Bien, bien, dit-il. Nous sommes sortis des affaires courantes… Nous verrons.

Et, s’étant levé, il ajouta :

— Messieurs, il est tard, vous déjeunerez au château.

Le conseil était terminé. Les ministres repoussèrent leurs fauteuils, se mirent debout, saluant l’empereur qui se retirait à petits pas. Mais Sa Majesté se retourna, en murmurant :

— Monsieur Rougon, un mot, je vous prie.

Alors, pendant que le souverain attirait Rougon dans l’embrasure d’une fenêtre, Leurs Excellences, à l’autre bout de la pièce, s’empressèrent autour de Delestang. Elles le félicitaient discrètement, avec des clignements d’yeux, des sourires fins, tout un murmure étouffé d’approbation élogieuse. Le ministre d’État, un homme d’un esprit très-délié et d’une grande expérience, se montra particulièrement plat ; il avait pour principe que l’amitié des imbéciles porte bonheur. Delestang, modeste, grave, s’inclinait à chaque compliment.

— Non, venez, dit l’empereur à Rougon.

Et il se décida à le mener dans son cabinet, une pièce assez étroite, encombrée de journaux et de livres jetés sur les meubles. Là, il alluma une cigarette, puis il montra à Rougon le modèle réduit d’un nouveau canon, inventé par un officier ; le petit canon ressemblait à un jouet d’enfant. Il affectait un ton très-bienveillant, il paraissait chercher à prouver au ministre qu’il lui continuait toute sa faveur. Cependant, Rougon flairait une explication. Il voulut parler le premier.

— Sire, dit-il, je sais avec quelle violence je suis attaqué auprès de Votre Majesté.

L’empereur sourit sans répondre. La cour, en effet, s’était de nouveau mise contre lui. On l’accusait maintenant d’abuser du pouvoir, de compromettre l’empire par ses brutalités. Les histoires les plus extraordinaires couraient sur son compte, les corridors du palais étaient pleins d’anecdotes et de plaintes, dont les échos, chaque matin, arrivaient dans le cabinet impérial.

— Asseyez-vous, monsieur Rougon, asseyez-vous, dit enfin l’empereur avec bonhomie.

Puis, s’asseyant lui-même, il continua :

— On me bat les oreilles d’une foule d’affaires. J’aime mieux en causer avec vous… Qu’est-ce donc que ce notaire qui est mort à Niort, à la suite d’une arrestation ? un monsieur Martineau, je crois ?

Rougon donna tranquillement des détails. Ce Martineau était un homme très-compromis, un républicain dont l’influence dans le département pouvait offrir de grands dangers. On l’avait arrêté. Il était mort.

— Oui, justement, il est mort, c’est cela qui est fâcheux, reprit le souverain. Les journaux hostiles se sont emparés de l’événement, ils le racontent d’une façon mystérieuse, avec des réticences d’un effet déplorable… Je suis très-chagrin de tout cela, monsieur Rougon.

Il n’insista pas. Il resta quelques secondes, la cigarette collée aux lèvres.

— Vous êtes allé dernièrement dans les Deux-Sèvres, continua-t-il, vous avez assisté à une solennité… Êtes-vous bien sûr de la solidité financière de M. Kahn ?

— Oh ! absolument sûr ! s’écria Rougon.

Et il entra dans de nouvelles explications. M. Kahn s’appuyait sur une société anglaise fort riche ; les actions du chemin de fer de Niort à Angers faisaient prime à la Bourse ; c’était la plus belle opération qu’on pût imaginer. L’empereur paraissait incrédule.

— On a exprimé devant moi des craintes, murmura-t-il. Vous comprenez combien il serait malheureux que votre nom fût mêlé à une catastrophe… Enfin, puisque vous m’affirmez le contraire…

Il abandonna ce second sujet pour passer à un troisième.

— C’est comme le préfet des Deux-Sèvres, on est très-mécontent de lui, m’a-t-on assuré. Il aurait tout bouleversé, là-bas. Il serait en outre le fils d’un ancien huissier dont les allures bizarres font causer le département… M. Du Poizat est votre ami, je crois ?

— Un de mes bons amis, sire.

Et, l’empereur s’étant levé, Rougon se leva également. Le premier marcha jusqu’à une fenêtre, puis revint en soufflant de légers filets de fumée.

— Vous avez beaucoup d’amis, monsieur Rougon, dit-il d’un air fin.

— Oui, sire, beaucoup ! répondit carrément le ministre.

Jusque-là, l’empereur avait évidemment répété les commérages du château, les accusations portées par les personnes de son entourage. Mais il devait savoir d’autres histoires, des faits ignorés de la cour, dont ses agents particuliers l’avaient informé, et auxquels il accordait un intérêt bien plus vif ; il adorait l’espionnage, tout le travail souterrain de la police. Pendant un instant, il regarda Rougon, la face vaguement souriante ; puis, d’une voix confidentielle, en homme qui s’amuse :

— Oh ! je suis renseigné, plus que je ne le voudrais… Tenez, un autre petit fait. Vous avez accepté dans vos bureaux un jeune homme, le fils d’un colonel, bien qu’il n’ait pu présenter le diplôme de bachelier. Cela n’a pas d’importance, je le sais. Mais si vous vous doutiez du tapage que ces choses soulèvent !… On fâche tout le monde avec ces bêtises. C’est de la bien mauvaise politique.

Rougon ne répondit rien. Sa Majesté n’avait pas fini. Elle ouvrait les lèvres, cherchait une phrase ; mais ce qu’elle avait à dire paraissait la gêner, car elle hésita un instant à descendre jusque-là. Elle balbutia enfin :

— Je ne vous parlerai pas de cet huissier, un de vos protégés, un nommé Merle, n’est-ce pas ? Il se grise, il est insolent, le public et les employés s’en plaignent… Tout cela est très-fâcheux, très-fâcheux.

Puis, haussant la voix, concluant brusquement :

— Vous avez trop d’amis, monsieur Rougon. Tous ces gens vous font du tort. Ce serait vous rendre un service que de vous fâcher avec eux… Voyons, accordez-moi la destitution de M. Du Poizat et promettez-moi d’abandonner les autres.

Rougon était resté impassible. Il s’inclina, il dit d’un accent profond :

— Sire, je demande au contraire à Votre Majesté le ruban d’officier pour le préfet des Deux-Sèvres… J’ai également plusieurs faveurs à solliciter…

Il tira un agenda de sa poche, il continua :

— M. Béjuin supplie en grâce Votre Majesté de visiter sa cristallerie de Saint-Florent, lorsqu’elle ira à Bourges… Le colonel Jobelin désire une situation dans les palais impériaux… L’huissier Merle rappelle qu’il a obtenu la médaille militaire et souhaite un bureau de tabac pour une de ses sœurs…

— Est-ce tout ? demanda l’empereur qui s’était remis à sourire. Vous êtes un patron héroïque. Vos amis doivent vous adorer.

— Non, sire, ils ne m’adorent pas, ils me soutiennent, dit Rougon avec sa rude franchise.

Le mot parut frapper beaucoup le souverain. Rougon venait de livrer tout le secret de sa fidélité ; le jour où il aurait laissé dormir son crédit, son crédit serait mort ; et, malgré le scandale, malgré le mécontentement et la trahison de sa bande, il n’avait qu’elle, il ne pouvait s’appuyer que sur elle, il se trouvait condamné à l’entretenir en santé, s’il voulait se bien porter lui-même. Plus il obtenait pour ses amis, plus les faveurs semblaient énormes et peu méritées, et plus il était fort. Il ajouta respectueusement, avec une intention marquée :

— Je souhaite de tout mon cœur que Votre Majesté, pour la grandeur de son règne, garde longtemps autour d’elle les serviteurs dévoués qui l’ont aidée à restaurer l’empire.

L’empereur ne souriait plus. Il fit quelques pas, les yeux voilés, songeur ; et il semblait avoir blêmi, effleuré d’un frisson. Dans cette nature mystique, les pressentiments s’imposaient avec une force extrême. Il coupa court à la conversation pour ne pas conclure, remettant à plus tard l’accomplissement de sa volonté. De nouveau, il se montra très-affectueux. Même, revenant sur la discussion qui avait eu lieu dans le conseil, il parut donner raison à Rougon, maintenant qu’il pouvait parler sans trop s’engager. Le pays n’était certainement pas mûr pour la liberté. Longtemps encore, une main énergique devait imprimer aux affaires une marche résolue, exempte de faiblesse. Et il termina en renouvelant au ministre l’assurance de son entière confiance ; il lui donnait une pleine liberté d’agir, il confirmait toutes ses instructions précédentes. Cependant, Rougon crut devoir insister.

— Sire, dit-il, je ne saurais être à la merci d’un propos malveillant, j’ai besoin de stabilité pour achever la lourde tâche dont je me trouve aujourd’hui responsable.

— Monsieur Rougon, répondit l’empereur, marchez sans crainte, je suis avec vous.

Et, rompant l’entretien, il se dirigea vers la porte du cabinet, suivi du ministre. Ils sortirent, ils traversèrent plusieurs pièces, pour gagner la salle à manger. Mais au moment d’entrer, le souverain se retourna, emmena Rougon dans le coin d’une galerie.

— Alors, demanda-t-il à demi-voix, vous n’approuvez pas le système d’anoblissement proposé par monsieur le garde des sceaux ? J’aurais vivement désiré vous voir favorable à ce projet. Étudiez la question.

Puis, sans attendre la réponse, il ajouta de son air tranquillement entêté :

— Rien ne presse. J’attendrai. Dans dix ans, s’il le faut.

Après le déjeuner, qui dura à peine une demi-heure, les ministres passèrent dans un petit salon voisin, où le café fut servi. Ils restèrent encore là quelques instants, à s’entretenir, debout autour de l’empereur. Clorinde, que l’impératrice avait également retenue, vint chercher son mari, avec son allure hardie de femme lancée dans les cercles d’hommes politiques. Elle tendit la main à plusieurs de ces messieurs. Tous s’empressèrent, la conversation changea. Mais Sa Majesté se montra si galant pour la jeune femme, il la serra bientôt de si près, le cou allongé, l’œil oblique, que Leurs Excellences jugèrent discret de s’écarter peu à peu. Quatre, puis trois encore sortirent sur la terrasse du château par une porte-fenêtre. Deux seulement restèrent dans le salon, pour sauvegarder les convenances. Le ministre d’État, plein d’obligeance, donnant un air affable à sa haute mine de gentilhomme, avait emmené Delestang ; et, de la terrasse, il lui montrait Paris, au loin. Rougon, debout au soleil, s’absorbait, lui aussi, dans le spectacle de la grande ville, barrant l’horizon, pareille à un écroulement bleuâtre de nuées, au delà de l’immense nappe verte du bois de Boulogne.

Clorinde était en beauté, ce matin-là. Fagotée comme toujours, traînant sa robe de soie cerise pâle, elle semblait avoir attaché ses vêtements à la hâte, sous l’aiguillon de quelque désir. Elle riait, les bras abandonnés. Tout son corps s’offrait. Dans un bal, au ministère de la marine, où elle était allée en Dame de cœur, avec des cœurs de diamant à son cou, à ses poignets et à ses genoux, elle avait fait la conquête de l’empereur ; et, depuis cette soirée, elle paraissait rester son amie, plaisantant simplement chaque fois que Sa Majesté daignait la trouver belle.

— Tenez, monsieur Delestang, disait sur la terrasse le ministre d’État à son collègue, là-bas, à gauche, le dôme du Panthéon est d’un bleu tendre extraordinaire.

Pendant que le mari s’émerveillait, le ministre, curieusement, tâchait de glisser des coups d’œil au fond du petit salon, par la porte-fenêtre restée ouverte. L’empereur, penché, parlait dans la figure de la jeune femme, qui se renversait en arrière, comme pour lui échapper, la gorge toute sonore. On apercevait seulement le profil perdu de Sa Majesté, une oreille allongée, un grand nez rouge, une bouche épaisse, perdue sous le frémissement des moustaches ; et le plan fuyant de la joue, le coin de l’œil entrevu, avaient une flamme de convoitise, l’appétit sensuel des hommes que grise l’odeur de la femme. Clorinde, irritante de séduction, refusait d’un balancement imperceptible de la tête, tout en soufflant de son haleine, à chacun de ses rires, le désir si savamment allumé.

Quand Leurs Excellences rentrèrent dans le salon, la jeune femme disait en se levant, sans qu’on pût savoir à quelle phrase elle répondait :

— Oh ! sire, ne vous y fiez pas, je suis entêtée comme une mule.

Rougon, malgré sa querelle, revint à Paris avec Delestang et Clorinde. Celle-ci sembla vouloir faire sa paix avec lui. Elle n’avait plus cette inquiétude nerveuse qui la poussait aux sujets de conversation désagréables ; elle le regardait même, par moments, avec une sorte de compassion souriante. Lorsque le landau, dans le Bois tout trempé de soleil, roula doucement au bord du lac, elle s’allongea, elle murmura, avec un soupir de jouissance :

— Hein, la belle journée, aujourd’hui !

Puis, après être restée un instant rêveuse, elle demanda à son mari :

— Dites ! est-ce que votre sœur, madame de Combelot, est toujours amoureuse de l’empereur ?

— Henriette est folle ! répondit Delestang, en haussant les épaules.

Rougon donna des détails.

— Oui, oui, toujours, dit-il. On raconte qu’elle s’est jetée un soir aux pieds de Sa Majesté… Il l’a relevée, il lui a conseillé d’attendre…

— Ah bien ! elle peut attendre ! s’écria gaiement Clorinde. Il y en aura d’autres avant elle.