Somme contre les Gentils/Livre premier/10

Livre Premier
1259
Traduit et annoté par Pierre-Félix Écalle en 1854.
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Opinion de ceux qui prétendent que l’existence de Dieu, étant connue par elle-même, ne peut pas être démontrée.

Toute dissertation ayant pour but de prouver qu’il y a un Dieu paraîtra peut-être superflue à ceux qui prétendent que l’existence de Dieu est connue par elle-même, en sorte qu’on ne peut imaginer le contraire et que cette démonstration est impossible[1].

Voici les raisons qui favorisent cette opinion.

1° On dit qu’une chose est connue par elle-même quand on la conçoit aussitôt qu’on entend le terme qui l’exprime. Ainsi, lorsqu’on connaît ce que sont le tout et la partie, on sait de suite que le tout est toujours plus grand que sa partie. Or, nous affirmons quelque chose de semblable en disant qu’il existe un Dieu ; car sous le nom de Dieu, nous concevons l’être le plus grand qui se puisse imaginer. Celui qui entend et comprend le nom de Dieu forme pour ainsi dire cet être dans son esprit ; en sorte que Dieu existe nécessairement, au moins dans l’intelligence. Mais il ne peut pas exister seulement dans l’intelligence ; car ce qui est intellectuel et réel est plus grand que ce qui est seulement intellectuel. Or, il n’est rien de plus grand que Dieu, ainsi que le prouve le sens même du mot [c’est-à-dire la définition]. D’où il suit que l’existence de Dieu est connue par elle-même et pour ainsi dire rendue évidente par la signification même de son nom.

2° On peut très bien concevoir comme existant un être qu’il est impossible de concevoir n’existant pas, et cet être est évidemment plus grand que celui qui peut être conçu comme non existant. On pourrait donc concevoir quelque chose de plus grand que Dieu, s’il était possible de le concevoir n’existant pas, ce qui détruirait la signification de son nom. Reste donc à dire que l’existence de Dieu est connue par elle-même.

3° Il faut nécessairement que ces propositions soient parfaitement connues par elles-mêmes, qui attribuent une chose à elle-même, comme celle-ci : L’homme est un homme ; ou dont les attributs sont renfermés dans la définition du sujet, par exemple : L’homme est un animal. Or, c’est principalement de Dieu que nous pouvons dire, ainsi qu’il sera démontré plus loin [ch. 22], que son être est son essence[2]. C’est comme si l’on faisait la même réponse à ceux qui demandent ce qu’il est, ou bien s’il existe. Si donc lorsqu’on dit : Dieu existe, l'attribut est le même que le sujet, ou du moins se trouve renfermé dans la définition du sujet, l’existence de Dieu sera connue par elle-même.

4° On connaît par elles-mêmes les choses que l’on connaît naturellement ; car il n’est pas besoin des recherches de l’étude pour arriver à cette notion. Or, on sait naturellement que Dieu existe, puisque l’homme tend naturellement par ses désirs vers lui, comme vers sa fin dernière. Cette vérité sera mise plus loin dans tout son jour [liv. III, ch. 25]. Donc, l’existence de Dieu est connue par elle-même.

5* Une chose est connue par elle-même si l’on connaît tout le reste par elle. Or, il en est ainsi de Dieu ; car de même que la clarté du soleil est le principe de toute perception pour l’œil, ainsi la lumière divine est la source de toute connaissance intellectuelle, puisque c’est en elle que l’on trouve d’abord et principalement la lumière de l’intelligence. Il faut donc conclure que l’existence de Dieu est connue par elle-même.

Ces raisons et d’autres semblables font que certains esprits regardent comme tellement évidente par elle-même l’existence du Dieu, qu’il est impossible de penser le contraire.




  1. François de Sylvestre, le commentateur de saint Thomas, pense que saint Anselme est du sentiment contre lequel s’élève le Docteur Angélique. Voici, en effet, un passage de ce Père qui peut être considéré comme une démonstration a priori de l’existence de Dieu : « Ergo, Domine, qui das fidei intellectum, da mihi, ut, quantum scis expedire, intelligam quia es, sicut credimus; et hoc es, quod credimus. Et quidem credimus te esse aliquid, quo nihil majus cogitari possit. An ergo non est aliqua talis natura, quia dixit insipiens in corde suo:Non est Deus ? (Psal. XIII, 1.) Sed certe idem ipse insipiens, cum audit hoc ipsum quod dico, aliquid quo majus nihil cogitari potest ; intelligit quod audit, et quod intelligit in intellectu ejus est ; etiamsi non intelligat illud esse. Aliud est enim rem esse in intellectu ; aliud intelligere rem esse. Nam cum pictor praecogitat quae facturus est, habet quidem in intellectu ; sed nondum esse intelligit quod nondum fecit. Cum vero jam pinxit, et habet in intellectu, et intelligit esse quod jam fecit. Convincitur ergo etiam insipiens esse vel in intellectu aliquid, quo nihil majus cogitari potest ; quia hoc cum audit, intelligit; et quidquid intelligitur, in intellectu est. Et certe id, quo majus cogitari nequit, non potest esse in intellectu solo. Si enim vel in solo intellectu est, potest cogitari esse et in re : quod majus est. Si ergo id, quo majus cogitari non potest, est in solo intellectu, idipsum, quo majus cogitari non potest, est quo majus cogitari potest : sed certe hoc esse non potest. Existit ergo procul dubio aliquid, quo majus cogitari non valet, et in intellectu, et in re » S. Ans. Proslogion c. 2.
  2. L’être de Dieu est son essence. Ces deux expressions : être et essence, quoiqu’elles aient chacune leur sens propre, signifient absolument la même chose, lorsqu’il s’agit de Dieu. Par être on entend l’existence, et par essence, ce qui constitue une chose. Or, Dieu étant l’Être nécessaire, l’idée de son essence suppose nécessairement son existence. Il n’en est pas de même pour les créatures : comme elles sont contingentes, il peut très bien arriver que leur essence étant comme, elles restent privées de l’existence. C’est ce qui a lieu précisément pour les futurs contigents, qui ne sont pas encore réalisés, et pour les êtres purement possibles, qui ne le seront jamais. — L’essence est un mot qui représente l’universel, tandis que l’être ou l’existence implique l’idée du particulier, ou la réalisation de l’essence dans l’individu. — Il sera nécessaire de se rappeler cette distinction dans la suite, car saint Thomas emploie souvent ces termes et toujours dans le même sens.