CHAPITRE I.


LA RÉVOLUTION EN 1848.


1. La révolution du 24 février est légitime, bien qu’elle ait été illégale.

2. Le Gouvernement provisoire n’a pas compris la révolution.



Paris, 22 mars 1848.


Un grand acte vient de s’accomplir, irrésistible, irrévocable.

Que chacun, suivant son inclination, en fasse son deuil ou s’en félicite ; mais que tous se préparent à l’imprévu : car, je vous le jure, la face du monde vient d’être changée.

Royauté, monarchie constitutionnelle, système représentatif, classe travailleuse et classe bourgeoise, et bien d’autres choses que je ne suis nullement pressé de dire, tout cela est désormais aussi loin de nous que la loi Gombette et les Capitulaires de Charlemagne. L’assemblée nationale qui va se réunir, si révolutionnaire qu’elle nous vienne, ne sera, aussi bien que la constitution qu’elle doit donner, que du provisoire. Ce n’est point avec des lambeaux de la constitution de l’an viii, de celle de l’an iii ou de l’an ii, flanquées du Contrat social et de toutes les déclarations de Droits de Lafayette, de Condorcet et de Robespierre, que l’on traduira la pensée du Peuple. Notre illusion en ce moment est de croire à la possibilité d’une république dans le sens vulgaire du mot ; et c’est chose risible que de voir nos tribuns arranger leurs fauteuils pour l’éternité. La dernière révolution contient autre chose : sans cela il faudrait dire qu’elle s’est accomplie par hasard, qu’elle est un accident sans cause et sans racines, en un mot, qu’elle est absurde.

Telle est aussi l’idée, tel est le doute qui, dans le secret des consciences, tourmente la nation, ceux qui occupent le pouvoir, aussi bien que ceux qui viennent de le perdre.

Tous les hommes qui, hier, s’attachaient à l’une des formes politiques maintenant disparues, conservateurs, dynastiques, légitimistes, et plus d’un même parmi les radicaux, également déroutés, regardent avec inquiétude cette République qui renaît, sous un étendard nouveau, un demi-siècle après ses funérailles. Depuis quand, se disent-ils, est-ce que les morts ressuscitent ? L’histoire rétrograde-t-elle ? tourne-t-elle ? se recommence-t-elle ? La société a-t-elle ses époques palingénésiques, et le progrès ne serait-il qu’une série de restaurations ?…

Puis, passant rapidement du doute au désespoir : Voyez, ajoutent-ils, cette révolution faite sans idée ! ce drame renouvelé moitié de 89, moitié de 93, appris dans des romans, répété dans des tabagies, puis joué sur la place publique par des hommes qui ne savent seulement pas que ce qu’ils viennent de détruire a été la fin de ce qu’ils commencent ! D’où vient-elle, cette révolution ? elle n’en sait rien. Où va-t-elle ? elle l’ignore. Qui est-elle ? elle hésite sur son propre nom, tant elle-même se connaît peu, tant son apparition est factice, tant ce mot de République semble un solécisme dans notre langue.

Le premier jour, c’est le renversement du ministère.

Le second jour, c’est la chute de l’opposition.

Le troisième jour, c’est l’abdication de Louis-Philippe.

Le quatrième jour, c’est le suffrage universel.

Le cinquième jour, c’est l’organisation du travail.

Le sixième, le septième jour, ce sera la communauté et le phalanstère !…

Oh ! le Gouvernement l’avait prédit : nous étions tous aveugles, nous sommes tous dupes. La République, dont personne ne voulait, a surgi de nos querelles, traînant à sa suite des saturnales inconnues. Entendez-vous les cris des Icariens, les cantiques de Châtel, et ce bruit confus, horrible, de toutes les sectes ? Avez-vous vu ces hommes à visages sinistres, pleins du vin de la liste civile, faire des rondes à minuit, avec des chiffonnières nues, dans la demeure royale ? Avez-vous compté les cadavres de ces cent trente héros, asphyxiés par l’alcool et la fumée, dans l’orgie de leur triomphe ?… Où s’arrêtera ce carnaval sanglant ? Quel dénoûment à cette fable, où l’on voit une nation entière, menée par une douzaine de mystagogues, figurer comme une troupe de comédiens ?…

Et voilà, reprennent-ils, voilà l’œuvre de cette Opposition qui se prétendait clairvoyante, qui niait les passions hostiles, qui se flattait de dompter l’émeute ; qui, maîtresse un instant du pouvoir, ayant quarante mille hommes de troupes, et quatre-vingt mille gardes nationaux pour faire respecter son mandat, n’a eu rien de plus pressé que de faire battre la retraite, et de laisser le champ libre à la République !

Voilà, répliquent les autres, le fruit de cette pensée immuable, qui, souillant tout, corrompant tout, ramenant tout à son égoïsme, faisant de toute vérité un mensonge, se jouant également de Dieu et des hommes, après dix-sept ans de perfidies, prétendit jusqu’à la dernière heure faire des conditions au pays, et dire à la liberté : Tu n’iras pas plus loin !

Voilà comme finissent les usurpateurs ; voilà comme sont emportés les hypocrites et les impies. La révolution de février ne peut se comparer qu’à un vomissement. Le peuple de Paris expulsant Louis-Philippe, était comme un malade qui rejette un ver par la bouche !…

Et cependant le Peuple est plus pauvre que jamais : le bourgeois se ruine, l’ouvrier meurt de faim, l’État court à la banqueroute. Oh ! qu’allons-nous devenir ?…


Laissons les regrets aux timides, et les lamentations aux vaincus. La vérité n’est point dans ces récriminations.

Une révolution, précipitée par l’universel dégoût, vient de se produire. Il s’agit, non de l’exploiter, mais de la définir ; il s’agit d’en formuler le dogme, d’en tirer les conséquences légitimes.

Pendant que nos hommes d’État provisoires, saisis à l’improviste, se débattent dans le vide, cherchent leur chemin et ne trouvent que routine ou utopie, flattent le pays plutôt qu’ils ne le rassurent, proposent leurs idées au Peuple, au lieu de lui demander les siennes, se traînent dans l’ornière du vieux jacobinisme, obligés, pour excuser leur impuissance visible à tous les regards, de se réfugier dans leur dévoûment : essayons, nous, de comprendre, ou pour mieux dire, d’apprendre le Peuple.

Le Peuple, en faisant une révolution si soudaine, s’est imposé une tâche immense : le Peuple est comme ces travailleurs qui produisent d’autant plus et d’autant mieux, qu’ils sont écrasés de besogne. Le Peuple aura à souffrir, sans doute ; mais il ne faillira point à son œuvre : tout le danger est que ses chefs ne le devinent pas.


1. La révolution du 24 février est légitime, quoiqu’illégale.


Et d’abord, qui a fait la Révolution ? quel en est le véritable auteur ?

Tout le monde l’a dit : C’est le Peuple.

En effet, ce n’est pas l’Opposition, qui le 22 février, devant le veto des ministres, se désistait.

Ce n’est pas la garde nationale qui, malgré son sincère amour de la liberté et son dégoût du Système ; malgré l’appui qu’elle a donné par ses armes à la révolte, redoutait une catastrophe autant au moins qu’elle souhaitait la chute des ministres.

Ce n’est pas la presse, puisque, le 23 au matin, la Réforme, la feuille la plus avancée du parti radical, posant les conditions auxquelles elle pensait pouvoir garantir le rétablissement de l’ordre, était loin de s’attendre à l’étonnant succès du lendemain.

Ce n’est point le socialisme, qui dans toutes ses publications prêchait aux ouvriers la patience, se défiant d’une République dans laquelle il ne pouvait voir que l’ajournement indéfini de ses utopies.

Ce n’est ni un parti, ni une secte qui a fait la Révolution, c’est le Peuple, le Peuple, dis-je, en dehors de tout parti et de toute secte ; le vrai Peuple de 89, de 92 et de 1830. C’est lui dont la conscience a fait tout-à-coup explosion, et qui, en moins de temps qu’on n’en avait mis à bâcler la Charte, a constitué la République.

Que ce soit donc là notre principe premier : le PEUPLE.

Et puisque le Peuple, c’est à dire tout le monde en général, et en particulier personne, sans conseil, sans direction, désavoué de ses orateurs et de ses écrivains, mais entraîné par un impérieux enthousiasme, a fait ce que nous voyons : que tout à l’avenir, institutions et réformes, sorte du Peuple, comme en est sortie la victoire.

Mais, s’il est facile de reconnaître après coup les actes du Peuple, il n’en est pas de même lorsqu’il s’agit d’évoquer, en quelque sorte, du sein de l’avenir, les actes ultérieurs de la souveraineté populaire, qui seuls, cependant, peuvent servir de règle aux gouvernemens. Le problème est d’autant plus difficile, que les déterminations du Peuple paraissent soumises à des lois tout autres que celles de la prudence individuelle.

Prenons pour exemple la dernière révolution.

Comment le Peuple s’est-il levé ? pour qui, pourquoi a-t-il pris les armes ? son but, en ce grave événement ? son idée, je dirai même son droit ?

C’est ici qu’il faut étudier la logique du Peuple, supérieure à la logique des philosophes, et qui seule peut nous guider dans les obscurités de l’avenir, et réformer nos cœurs et nos intelligences. Si, dans ces mémorables journées, le Peuple se fût comporté comme tout homme amoureux de la légalité n’eût pas manqué de faire, il n’y aurait pas eu de révolution. Car, ne craignons pas de le dire, tout ce qui s’est fait par le Peuple, a été fait en violation de la loi.

Le 20 février, par le manifeste de l’Opposition, la loi sur les attroupements était violée.

La loi sur la garde nationale violée.

Je ne réponds même pas que, sur ce droit de réunion, objet de tant de querelles, la loi et la jurisprudence ne fussent, quoi qu’on ait dit, pour le ministère : à cet égard, la légalité aurait donc été encore violée.

Ce n’est pas tout.

La minorité représentative, agissant par intimidation sur la prérogative royale, violait la Charte ; l’abdication de Louis-Philippe, que la responsabilité ministérielle devait couvrir, violait la Charte ; la loi de régence était deux fois violée, d’abord, par la substitution de la duchesse d’Orléans au duc de Nemours, puis par l’appel fait à la Nation ; enfin le Peuple, faisant prévaloir sa volonté par la force, au lieu de s’en tenir à un acte juridique comme le voulait l’Opposition, foulait aux pieds toutes les lois.

Au rebours de ce qui s’était passé en 1830, le gouvernement, en 1848, était littéralement en règle ; et ce n’est pas sans raison que Louis-Philippe a pu dire, en mettant le pied sur le sol anglais : Charles X a été détrôné pour avoir violé la Charte ; je le suis pour l’avoir défendue.

Le Peuple, aussi dépourvu de textes que de munitions, était en rébellion flagrante contre la loi ; cependant il n’hésita pas.

Quoi donc ? est-ce le peuple qui a été parjure ? est-ce que, par cette série d’illégalités qui fait toute l’histoire des 22, 23 et 24 février, la Révolution aurait été faite contre le Droit, et se trouverait, dans son principe, frappée de nullité ?

À Dieu ne plaise que le Peuple puisse jamais se tromper ni mentir. Je dis le Peuple, un et indivisible, prenez-y garde ; je n’entends pas par-là la multitude, ce qui n’est que pluralité sans unité.

Le Peuple raisonne avec une conscience et d’un point de vue supérieur à toute raison individuelle : c’est pour cela que ses conclusions sont presque toujours autres que celles des légistes. C’est un puissant généralisateur que le Peuple, comme vous allez voir.

Le Peuple est souverain. On nous l’a dit : cette vérité est descendue profondément dans les âmes ; elle est devenue la foi générale, et depuis 1830, personne ne proteste contre la souveraineté du Peuple.

Le Peuple souverain n’est obligé qu’envers lui-même. Nul ne traite avec lui d’égal à égal : et lorsqu’il se lève pour sa dignité offensée ou compromise, il est absurde de demander si cette manifestation du Peuple est légale ou illégale. Une constitution n’est point un contrat synallagmatique entre Roi et Peuple, entre législateurs et citoyens, entre mandans et mandataires. C’est le système par lequel le Peuple, l’homme collectif, organise éternellement ses fonctions, équilibre ses pouvoirs.

Le Peuple donc, lorsqu’il apprend que sa liberté est en péril, et que le moment est venu pour lui de résister, ne comprend, ne peut comprendre qu’une chose : c’est qu’à lui appartient non pas de protester, mais de décider souverainement. Ils étaient bien ignorans, en vérité, des droits du Peuple et de sa logique, ceux-là qui, prenant pour exemple l’Angleterre (toujours l’Angleterre !) invitèrent le Peuple à venir avec eux signer une protestation contre la politique du Gouvernement. Protester ! grand Dieu ! c’était abdiquer. Le Peuple n’a pas besoin d’huissier pour signifier sa volonté ; il l’exprime par des actes. Quand il s’assemble, il entend que c’est lui qui juge et qui exécute.

Le 22 février, appel avait été formé par l’Opposition de l’arbitraire du Gouvernement à la raison du Peuple. Il s’agissait de prouver au pouvoir que l’opinion, que la France entière, condamnait la politique obstinément suivie depuis dix-sept ans, la pensée du règne. Mais l’Opposition voulait que le Peuple ne parût que pour donner son avis ; elle voulait, disait-elle, montrer par un fait que le Peuple était digne de cette liberté de réunion qu’on lui refusait ; qu’il était capable en même temps de respecter le pouvoir et de protester contre le pouvoir. L’Opposition n’accordait au Peuple qu’une voix consultative, elle lui retirait la souveraineté.

C’est alors que quelques citoyens, dont quelques amis seulement savent les noms, se dirent qu’il y allait de la liberté ; que le Peuple ne pouvait mentir à son essence ; qu’il lui appartenait de maintenir son autorité, non par une vaine contradiction, — à qui donc le Peuple contredirait-il ? — mais par un arrêt définitif.

Ces hommes-là pouvaient dire qu’ils portaient la pensée de la France. Dans une nuit, le feu qui les dévorait incendia la capitale ; huit jours après le pays tout entier ratifiait leur résolution.

Or, s’il est vrai que l’acte du ministère qui interdisait le banquet, légal en soi, n’a été pour le Peuple qu’une occasion ; s’il est vrai ensuite que la protestation toute parlementaire des députés de la gauche n’a été à ses yeux qu’un cri d’alarme : sur quoi tombe l’insurrection qui a suivi ? Y avait-il raison suffisante de renverser le ministère, de chasser une dynastie, de changer la forme du gouvernement, de révolutionner de fond en comble la société ? Car c’est là, qu’on y prenne garde, que doit se trouver la moralité de l’événement, et toute la pensée révolutionnaire.

Disons-le tout de suite, et bien haut. Le soulèvement de février a été dirigé, non pas contre le ministère : la question de portefeuille était indigne de l’attention du Peuple ; — non pas contre le prince : la royauté était pour lui chose encore trop secondaire ; — non pas même contre le Système : ce système, pratiqué et défendu tour à tour par vingt ministères, avait la sanction de la majorité représentative ; en droit constitutionnel, le Système était sans reproche.

Ce que le Peuple a voulu frapper et détruire, c’était la Constitution. Cela résulte à la fois, et des illégalités que nous rappelions tout à l’heure, et du progrès des idées et des faits depuis dix-sept ans.

La Révolution de 1830, révolution légale, s’il en fut, avait été l’œuvre de la Bourgeoisie ; la classe ouvrière n’en avait été que l’instrument. Quant au Peuple lui-même, considéré dans son intégralité, il ne paraît pas qu’il eût d’autre but, en 1830, que de mener à fin l’essai du gouvernement constitutionnel, la grande idée de 89. La Bourgeoisie pouvait donc revendiquer la Révolution de juillet comme sa propriété : et comme la Bourgeoisie, formaliste par excellence, affectait surtout cette légalité juridique, délice des hommes d’État, mais dont le Peuple ne se soucie guère, toute la pensée de la Bourgeoisie fut de rendre inviolable à l’avenir une Constitution que le Roi avait violée : la Charte fut proclamée une vérité. Le Peuple, malgré les vives protestations des partis, se tut. Avec quelle raison ? on le verra tout à l’heure.

Tout était louche, équivoque, incohérent, contradictoire dans cette Charte, espèce de contrat léonin, où tout était pour le prince, rien pour le Peuple. Sur les choses les plus essentielles, la Charte était muette ; et toujours ce silence était interprété en faveur soit de l’inertie du Gouvernement, soit de la prérogative royale, contre l’intérêt de la masse. Pendant dix-sept ans, le Gouvernement de Louis-Philippe a trouvé moyen, sans s’écarter jamais ostensiblement de la légalité, de se mettre toujours en travers des vœux, des idées, des sentimens du Peuple. Ce mensonge constitutionnel, dénoncé par tous les hommes qui avaient occupé le pouvoir ou qui l’approchaient, a déterminé la révolution.

La Charte impliquait que le Gouvernement, comme la loi elle-même, n’était, ne pouvait être que l’expression de la volonté générale. Le roi était préposé par la nation, non pour modifier cette volonté, mais pour en assurer la sincère exécution. La puissance législative distribuée entre le roi, la chambre des pairs et la chambre des députés ; le pouvoir exécutif commis à des ministres responsables, semblaient une combinaison heureuse, capable de maintenir l’équilibre. Mais, à tort ou à raison, il arrivait que la loi, que le Gouvernement était toujours plus l’œuvre du roi que des trois pouvoirs et des ministres, en sorte que la nation pouvait se dire souveraine, mais à condition seulement d’être du même avis que le roi. C’est ce que les conservateurs eux-mêmes avouaient hautement, attribuant à la prudence de Louis-Philippe tous les progrès du pays, comme d’autres lui en rapportaient tout le malaise.

La révolution de février a tranché la difficulté. Elle l’eût tranchée, remarquez-le bien, alors même qu’elle se serait arrêtée aux manifestations du 22 et du 23, sans aller jusqu’à l’abdication du roi, jusqu’à l’expulsion de la dynastie. Le ministère Barrot-Thiers renversait à tout jamais le Gouvernement personnel : la Charte ainsi élucidée, le Gouvernement tout entier changeait de forme. La question révolutionnaire était ainsi posée depuis 1830 : En principe, et au point de vue constitutionnel, la volonté du prince doit-elle l’emporter sur la volonté du Peuple ? Et le 22 février 1848 le Peuple a répondu d’une manière définitive : Non, désormais ce sera ma volonté qui prévaudra.

On accusait le Gouvernement de corruption. Et les ministres de soutenir que la couronne ne faisait qu’user d’une légitime influence. — Pas d’influence ! s’est écrié le Peuple.

Tout en s’inclinant devant la souveraineté du Peuple, le Gouvernement, par je ne sais quelle théorie, était devenu l’apanage, la propriété de la classe moyenne. J’admets que l’intention, sinon l’idée, ait été bonne ; que même elle ait pu, en d’autre temps, avoir son utilité. Mais le Peuple : Je ne l’entends pas ainsi, dit-il. Dorénavant les ouvriers, comme les bourgeois, auront part au Gouvernement.

Et tel était le sens de la réforme électorale, appuyée, dans les derniers temps, par tout le monde.

Or, je répéterai ici l’observation que je faisais tout à l’heure, savoir, que l’avènement de M. Barrot au ministère donnait, sur ce point, satisfaction presque entière au vœu du Peuple. Ainsi, le Gouvernement personnel aboli, la réforme électorale et parlementaire obtenue, le roi restant aux Tuileries, la royauté n’était déjà plus qu’un vain titre, la révolution était démocratiquement consommée.

Les événemens qui ont suivi n’ont été qu’une déduction rapide et sans moyens termes, des deux prémisses que l’Opposition, malgré son dévoûment dynastique, que le pays tout entier avait adoptées pour programme, savoir l’abolition du gouvernement personnel et la réforme électorale.

C’est ici qu’on va voir la question politique devenir question économique, et le Peuple qui avait assisté sans mot dire à la prorogation de la Charte, en juillet 1830, déclarer tout-à-coup que la Charte n’était plus rien, qu’il ne suffisait pas de réformer le Gouvernement, qu’il s’agissait de reconstituer la société.

Le Gouvernement personnel aboli, s’élevait une question délicate : Si le roi règne et ne gouverne pas, à quoi sert-il ? Tous les auteurs de droit public, et en première ligne l’honorable M. de Cormenin, ont épuisé leur dialectique à démontrer cette étonnante proposition, que le propre de la royauté est d’être et de n’agir pas ; que tel est le nœud des garanties constitutionnelles, le palladium de la liberté et de l’ordre. M. de Lamartine, à qui je n’entends nullement adresser de reproche pour si peu, jusqu’au 25 février, a professé cette opinion. Et c’était également la pensée de M. Barrot lorsque, le 24, portant en main l’abdication de Louis-Philippe, il proposait de former immédiatement un conseil de régence.

Mais, se dit le Peuple, pourquoi un conseil de régence ne serait-il pas un conseil de Gouvernement ? — Vive la République !

Le parasitisme proscrit dans son incarnation la plus haute, la royauté qui règne ; comme le despotisme l’avait été dans son expression la plus complète, la royauté qui gouverne ; comme la vénalité, le privilège et l’agiotage l’avaient été dans leur source la plus profonde, la royauté qui corrompt : la question sociale se trouvait posée de fait et de droit. Aussi personne n’a-t-il pu prendre le change.

Le Peuple demandait, non pas comme le veulent certains utopistes, que le Gouvernement s’emparât du commerce, de l’industrie et de l’agriculture, pour les ajouter à ses attributions et faire de la nation française une nation de salariés ; mais qu’il s’occupât des choses du commerce, de l’agriculture et de l’industrie, de manière à favoriser, suivant les règles de la science, qui sont celles de la justice, le développement de la richesse publique, et à procurer l’amélioration matérielle et morale des classes pauvres. Et le Gouvernement de répondre que ces choses n’étaient point de sa compétence, qu’il ne s’en occuperait pas. C’était l’absolutisme politique servant de sauve garde à l’anarchie économique. — Mais moi, s’écria le Peuple en fureur, je veux que le Gouvernement s’en occupe.

Ainsi la réforme du gouvernement personnel contenait la réforme parlementaire ; la réforme parlementaire contenait la réforme électorale ; la réforme électorale impliquait la réforme de la Constitution ; la réforme de la Constitution entraînait l’abolition de la royauté, et l’abolition de la royauté était synonyme d’une révolution sociale : encore une fois, les seuls qui aient compris la situation, c’est le Gouvernement d’un côté, et de l’autre le Peuple. Par cette simple protestation de la gauche, qui devait avoir lieu le 22 février, la Révolution tout entière était faite ; le Peuple n’a fait que dégager l’événement qui était dans la pensée de tout le monde : je défie qu’on renverse cette dialectique.

Une seule chose, dans ce grand acte, n’est pas du fait du Peuple, et la responsabilité en revient tout entière aux pouvoirs de l’État, comme à la bourgeoisie : c’est la date.

Il était fatal, providentiel si vous aimez mieux, qu’un peu plus tôt, un peu plus tard, la souveraineté du Peuple se reconstituât sur d’autres bases, et abolît, sinon peut-être de fait, au moins de droit, la monarchie. La Révolution pouvait être aussi longue qu’elle a été brusque ; elle pouvait être faite d’un commun accord entre la couronne, la classe travailleuse, et la classe bourgeoise ; elle pouvait s’opérer, en un mot, pacifiquement. Le progrès des idées était notoire ; le Peuple ne pouvait manquer un jour ou l’autre d’en déduire les conséquences : dans le parti conservateur même, on convenait généralement que les difficultés n’étaient plus politiques, mais sociales. Toute la question était de savoir quand et comment s’opérerait la transition.

Il a plu à l’opposition, dite dynastique ; il a plu à la Royauté, au parti conservateur, de précipiter le dénoûment.

Certes, on ne contestera pas que si le banquet, annoncé pour le 22, l’avait été pour le 23, la Révolution eût été retardée d’un jour, et l’existence de la royauté prolongée de vingt-quatre heures. Par la même raison, si M. Barrot eût été nommé ministre le 23, à la place de M. Molé, le retard pouvait être de six mois, d’un an, de dix années ; et c’est encore une question, aujourd’hui qu’il n’y a plus à en revenir, de savoir s’il n’eût pas mieux valu, pour le salut de tous, faire en trente ans ce que nous avons fait en trois jours, et allonger une date glorieuse, plutôt que de s’exposer aux chances d’une solution embarrassée.

J’ai contribué autant qu’il était en moi au succès des trois jours, ne voulant pas à l’heure du péril me séparer de mes frères qui combattaient, et désavouer leur héroïsme. Mais je n’en redoutais pas moins une victoire dont les suites m’étaient inconnues ; et c’est pour cela qu’aujourd’hui encore, dans l’incertitude de l’avenir et bien que je n’admette le retour d’aucune dynastie, je fais toutes réserves pour cette raison souveraine du Peuple, qui selon moi est infaillible, et ne peut être compromise. Personne n’était en mesure pour la République : cela ressort chaque jour des actes du Gouvernement. Malheureuse Opposition ! malheureux conservateurs ! Vous avez coupé le raisin vert : tâchez maintenant de le faire mûrir sur la paille !…

À présent nous ne pouvons plus reculer ; nous ne le devons pas, je ne le veux pas, je vous en défie. Il faut aller en avant. Le problème de la reconstitution sociale est posé, il faut le résoudre. Cette solution, nous ne l’apprendrons que du Peuple. Je vous ai montré tout-à-l’heure comment, en généralisant ses idées sur le gouvernement, le Peuple avait conclu tout-à-coup à une révolution, et converti la monarchie en république : voyez maintenant comment il procède à son nouvel œuvre, et placez-vous, s’il vous est possible, à la hauteur de ses idées.

La Révolution du 24 février n’était pas seulement une négation du principe monarchique, c’était une négation du principe représentatif, de la souveraineté des majorités.

Le Gouvernement provisoire avait déclaré d’abord que la France recevrait des institutions analogues à celles de l’ancienne Révolution, et serait constituée en République, sauf la ratification des citoyens. Le National, dans un article modéré, conciliant, on ne peut plus raisonnable, motivait, appuyait cette déclaration. Quoi de plus juste, en effet (dans la judiciaire des légistes), que de réserver l’adhésion des départemens ? Le bon plaisir de quelques centaines d’insurgés pouvait-il annuler le droit de 35 millions d’hommes, et la proclamation faite à Paris de la République obliger les cœurs monarchiques des départemens ? N’y avait-il point en cela contradiction au principe républicain ? ne serait-ce pas une usurpation flagrante ? Que le Gouvernement provisoire proposât, à la bonne heure ; mais qu’il décidât, qu’il tranchât cette question de république, au moment même où il appelait les citoyens aux élections : quoi de plus dérisoire ! Qu’est-ce donc que ce droit politique dont vous m’honorez, si sur la question la plus importante qui puisse m’être soumise vous m’en ôtez l’exercice ? En aimerais-je moins la République, si vous m’aviez permis de la constituer avec vous ?…

Tels étaient, le 25 février, les scrupules du Gouvernement provisoire, scrupules que, soit faiblesse, soit machiavélisme, il fit taire le lendemain. L’établissement de la République, dans la pensée du Gouvernement provisoire, a été une surprise, une violence faite au pays. Ce que le Peuple avait conçu dans sa haute raison, le Gouvernement provisoire l’a fait dans la mollesse, dans la duplicité de sa conscience.

Elle parlait assez haut, cependant, elle était assez intelligible, cette voix du Peuple. — « Si c’est moi, criait-elle, qui ai parlé à Paris, je ne puis me contredire à Bordeaux. Le Peuple est un et indivisible ; il n’est pas majorité et minorité ; il n’est point une multitude, il ne se scinde pas. Sa volonté ne se compte ni ne se pèse comme la monnaie, comme des suffrages d’actionnaires : elle est unanime. Partout où il y a division, ce n’est plus le Peuple : vos théories représentatives sont une négation de sa souveraineté. Le Peuple est toujours d’accord avec lui-même : tout se tient, tout se lie dans ses décisions ; tous ses jugemens sont identiques. Supposer qu’après l’événement du 24 février, préparé, prévu de si loin, accompli par le concours ou l’antagonisme de toutes les idées, la proclamation de la République pût être objet de controverse, c’était frapper de nullité tout ce que pendant ces trois jours avait fait le Peuple, et donner gain de cause à M. Guizot. »

En effet,

Si, après la déclaration du Peuple de Paris, la République doit être remise en question devant les assemblées électorales, cela suppose que la volonté du Peuple n’est pas unanime, et que cette volonté n’est autre que la volonté de la majorité.

Si c’est la majorité des suffrages qui fait la base de la Constitution, l’Opposition dynastique n’avait pas le droit de s’insurger contre la majorité conservatrice ; la garde nationale a eu tort d’appuyer l’Opposition, les ouvriers de suivre la garde nationale, et tous ensemble de faire violence au Gouvernement, puis de rompre le pacte, et de chasser la dynastie.

Si c’est la majorité qui fait le critérium du droit, il faut se hâter d’effacer les traces des barricades, restaurer les Tuileries, indemniser la liste civile, rappeler Louis-Philippe, rendre le portefeuille à M. Guizot, faire amende honorable à la chambre, et attendre en silence la décision des électeurs à 200 fr.

Alors vous verrez la majorité livrée à ses instincts égoïstes, et éclairée par l’événement, voter à la fois contre la réforme, contre les banquets, contre l’Opposition, contre la République.

Si c’est à la majorité de faire la loi, il faut dire encore que c’est à la majorité de la majorité, et ainsi de suite jusqu’à ce que nous soyons revenus au gouvernement personnel ; qu’ainsi le gouvernement appartient à la classe moyenne, élue par la majorité des assemblées primaires ; que la classe moyenne à son tour doit respect à sa propre majorité, à la majorité des électeurs ; que la majorité des électeurs doit obéir à la majorité des députés, la majorité des députés se soumettre au ministère, lequel est tenu de faire la volonté du roi, qui, en vertu de la majorité, règne et gouverne.

Jamais, avec la théorie représentative, on ne sortira de ce cercle ; et c’est justement hors de ce cercle que vient de se placer le Peuple. La loi de majorité, dit-il, n’est rien, si ce n’est comme transaction provisoire entre des opinions antagonistes, en attendant la solution du Peuple.

Ainsi, trois questions générales ont été résolues par la révolution du 24 février, en sens diamétralement contraire à toutes les idées reçues :

1. Question de résistance légale. — Le Peuple nous l’a dit une fois pour toutes : protester, pour lui, est synonyme d’ordonner ; blâmer est synonyme de s’opposer ; résister, synonyme de renverser l’objet de sa résistance.

2. Question de réforme. — L’Opposition, tout en demandant les mêmes choses et dans les mêmes termes que l’insurrection, mais, ne les envisageant que séparément et en détail, réservait expressément dans sa protestation la monarchie, la charte, les institutions constitutionnelles, en même temps qu’elle ajournait, repoussait une réforme sociale. — Le Peuple, au contraire, embrassant toutes les réformes, demandées en un seul faisceau, a compris que de ce faisceau résultait une idée nouvelle qui abrogeait la royauté et la Charte : il a tout réduit en poussière, royauté et constitution.

3. Question de majorité représentative. — Tous les publicistes sont d’accord que le gouvernement comme la puissance législative ne peut s’exercer que par délégation ; que l’élection étant le seul mode connu de délivrer mandat, comme le vote est le seul moyen d’aboutir à une conclusion, c’est la majorité, non du Peuple, mais de ses représentans, qui fait la loi. Le Peuple, au rebours, a vu que l’autorité des majorités n’est point absolue ; qu’elle est sujette à caution et exception ; que, dans certains cas, il peut arriver que l’intégralité du Peuple soit condamnée par la majorité du Peuple ; qu’il y avait donc lieu de réviser ce principe dans la constitution nouvelle. Le Peuple a brisé la loi de majorité, au cri de Vive la République !

La République ! Telle est, n’en doutez pas, le vœu du Peuple. Il l’avait fait entendre en 92 ; et si ce vœu, toujours renaissant, n’a pas été rempli, la faute, certes, ne fut pas au Peuple : ce fut la faute de ses accoucheurs.

Voilà cette logique populaire, qui, si chaque citoyen la prenait pour règle, conduirait infailliblement à la guerre civile ; mais qui, dans cette individualité supérieure qui a nom le Peuple, conclut toujours à la paix et à l’unité. Prompte comme l’éclair, infaillible comme l’algèbre, la logique du Peuple est la loi de l’histoire, la source du droit et du devoir, le principe de toute moralité, la sanction de toute justice. C’est elle qui punit le roi parjure et le vil fripon des mêmes balles civiques, étonnées de leur propre intelligence.

Que chacun, en ces jours difficiles, se tourne du côté du Peuple. Que chacun étudie cette pensée souveraine, qui n’est celle d’aucun parti, d’aucune école, et qui pourtant se laisse entrevoir dans toutes les écoles et dans tous les partis ; qui saura se définir elle-même, et répondre à toutes nos questions, pourvu que nous sachions l’interroger.

Interroger le peuple ! Là est le secret de l’avenir.

Interroger le peuple ! c’est toute la science de la société.

Le Peuple, s’insurgeant en apparence contre un ministère détesté, a passé par-dessus les conservateurs, les dynastiques, les légitimistes, les démocrates, se moquant de toutes les théories, et plantant son drapeau à une distance infinie, par-delà toutes les fictions constitutionnelles.

Le Peuple saura nous dire ce que signifient ces mots de République, d’Égalité et de Fraternité qu’il a pris pour devise, et qui n’eurent jamais de sens positif en aucune langue. Combien, dans la spontanéité de son audace, il dépasse la prudence méticuleuse des philosophes ! Philosophes, suivez le Peuple !…


2. Le Gouvernement provisoire n’a pas compris la Révolution.


Hélas ! À peine le Peuple a-t-il commencé de se faire entendre que la multitude usurpe son nom, que les discoureurs étouffent sa voix, et qu’à la place du Peuple, s’établit la tyrannie de ses courtisans. Depuis la Révolution le Peuple a cessé de parler, et nous voguons sans boussole, au vent de toutes les folies, sur un océan sans limites.

Je parcours les journaux ; je cherche dans les proclamations, dans les placards ; j’écoute la nuit, j’écoute le jour, si cette parole profonde, qui trois fois en trois jours, dominant les volontés et les événemens, nous a étonnés par ses hautes révélations, ne viendra plus frapper mon oreille et illuminer mon cœur. Jamais plus solennelle occasion ne fut donnée à des initiateurs. Jamais l’attention ne fut à plus haut point excitée, la faveur mieux acquise à qui saurait faire vibrer le verbe populaire. Tout s’est tu, pendant quelques instans, devant cette majesté invisible qui vous faisait frissonner jusqu’à l’âme, et dont on adorait les moindres simulacres.

Où en sommes-nous aujourd’hui ?

Je sais que les honorables citoyens qui composent le Gouvernement provisoire n’ont pas eu le temps de méditer leur programme, et qu’il leur a fallu payer de mots, en attendant que la Révolution produisît ses faits toute seule. Je sais quel est le zèle, la probité, le patriotisme de ces hommes nouveaux, aussi stupéfaits que nous de leur rôle. Je reconnais la supériorité de plusieurs : j’admets la bonne volonté de tous. Tous mes vœux sont qu’ils restent au pouvoir jusqu’au jour où l’Assemblée nationale, par son vote, aura régularisé le gouvernement. Aussi est-ce à la fatalité de leur situation, bien plus qu’à leurs personnes, que s’adresse ma critique. J’eusse pardonné au Gouvernement provisoire une, deux, trois erreurs, et autant d’inconséquences : mais en présence de témérités sans motifs, de contresens systématiques, d’un absolutisme que rien ne justifie, d’une réaction avouée, j’ai senti que la considération des hommes ne pouvait m’imposer le respect des actes, et je me suis dit que l’heure de l’opposition était venue.

L’opposition, disait M. Barrot, est le condiment de la liberté.

L’opposition, répondait M. Guizot, est la garantie de la constitution.

L’opposition, ajouterai-je, est le premier de nos droits, le plus saint de nos devoirs.

Quel spectacle s’offre à nous en ce moment !

La République transformée en une démocratie doctrinaire ; l’empirisme et l’utopie prenant la place des idées et faisant du Peuple une matière à expériences ; de petits hommes, de petites idées, de petits discours ; la médiocrité, le préjugé, le doute, bientôt peut-être la colère. La volonté du Peuple, qui devait grandir ses chefs, les amoindrit. On attendait de ces magistrats improvisés, portés sur les ailes de la Révolution, qu’ils ramèneraient la sécurité : ils sèment l’épouvante ; — qu’ils feraient la lumière : ils créent le chaos ; — qu’ils sauraient préciser la question, dire ce que le Peuple veut et ce qu’il ne veut pas : ils n’affirment rien, ils laissent tout croire, ils font tout craindre. Il fallait, en même temps, rassurer la propriété et donner des garanties au prolétariat par la conciliation de leur antagonisme ; ils les mettent aux prises, ils soufflent la guerre sociale. On comptait sur des actes, ils produisent l’inertie. Comme pour témoigner de la défaillance de leurs cœurs, ils mettent à l’ordre du jour la grandeur d’âme. Sans foi dans l’avenir, ils déclarent le serment aboli, de peur que la République, trop tôt abîmée, ne devienne l’occasion de nouveaux parjures. On leur demandait du travail, ils forment des cadres ; du crédit, ils décrètent les assignats ; des débouchés, ils s’en réfèrent à l’attitude de la République. Une fois ils nous disent que l’organisation du travail ne se peut faire d’un jour ; une autre fois que la question est complexe ; quinze jours après, ils nous renvoient au bureau de placemens ! Tout entiers à leurs souvenirs de la Montagne, au lieu de parler en économistes, ils nous répondent en jacobins. Le Peuple s’est retiré de ces hommes : ils l’aiment, cependant ; ils daignent le lui dire. Mais rien, rien, rien ne décèle en eux l’intelligence de ce Peuple dont ils portent les destinées. Partout dans leurs actes, au lieu de ces pensées universelles, sublimes, qu’enfante le Peuple, vous ne trouvez que chaudes allocutions, chaleureuses paroles, communisme, routine, contradiction, discorde.

La première chose dont s’occupe le Gouvernement provisoire, c’est d’exclure le drapeau rouge. Certes, je n’ai nulle envie de faire du terrorisme, et je me soucie, au fond, du drapeau rouge comme de tous les drapeaux du monde. Mais puisque le Gouvernement provisoire attachait une si grande importance aux emblêmes, il devait, au moins, tâcher de comprendre celui-ci, et le réconcilier avec les honnêtes gens. Cette satisfaction était due aux hommes des barricades.

La révolution, on ne peut le nier, a été faite par le drapeau rouge : le Gouvernement provisoire a décidé de conserver le drapeau tricolore. Pour expliquer ce désaveu, M. de Lamartine a fait des discours, le National des dissertations. Le rouge, disent-ils, fut autrefois la couleur de la royauté ; le rouge est la couleur des Anglais ; c’est aussi celle de l’exécrable Bourbon, tyran des Deux-Siciles. Le rouge ne peut être la couleur de la France.

On ne dit point que le rouge est la couleur de la justice, la couleur de la souveraineté. Et puisque tous les hommes aiment le rouge, ne serait-ce point aussi que le rouge est le symbole de la fraternité humaine ? Renier le drapeau rouge, la pourpre ! mais c’est la question sociale que vous éliminez. Toutes les fois que le Peuple, vaincu par la souffrance, a voulu exprimer, en dehors de cette légalité juridique qui l’assassine, ses vœux et ses plaintes, il a marché sous une bannière rouge. Il est vrai que le drapeau rouge n’a pas fait le tour du monde, comme son heureux rival le drapeau tricolore. La justice, a très bien dit M. de Lamartine, n’est pas allée plus loin que le Champ-de-Mars. Elle est si terrible, la justice, qu’on ne saurait trop la cacher. Pauvre drapeau rouge ! tout le monde t’abandonne ! Eh bien ! moi, je t’embrasse ; je te serre contre ma poitrine. Salut à la fraternité !

Gardons, si vous voulez, le drapeau tricolore, symbole de notre nationalité. Mais souvenez-vous que le drapeau rouge est le signe d’une révolution qui sera la dernière. Le drapeau rouge ! c’est l’étendard fédéral du genre humain.

Le second acte du Gouvernement provisoire a été l’abolition de la peine de mort pour délits politiques. S’il l’a cru nécessaire pour rassurer les esprits, peut-être a-t-il eu raison ? Mais comme principe, c’est dépourvu de sens : car voyez l’inconséquence.

Le 24, le 25 février, et les jours suivans, des patrouilles d’ouvriers, spontanément organisées pour la police de la capitale, ont fusillé, sans aucune forme de procès, les individus qu’elles surprenaient en délit de vol. Et cela a eu lieu aux applaudissemens universels, aux applaudissemens des propriétaires aussi bien que des prolétaires. Or, dites-moi, d’où partait cette approbation unanime ? N’est-ce point que le vol, en de telles circonstances, est autre chose encore que vol ; que c’est un attentat à la sûreté de l’État, un crime politique ? Donc, il est des crimes politiques que le Peuple juge dignes de mort et qu’il punit de la peine capitale, à l’instant même où ses représentans inscrivent dans la loi l’abolition de cette peine. Et c’est ainsi que les hommes de la terreur, de néfaste mémoire, justifiaient leurs exécutions : la faute la plus légère devenait à leurs yeux une trahison envers la Patrie. À Dieu ne plaise que nous revoyions ces odieuses journées ! Mais n’est-il pas clair que le Gouvernement, au lieu d’abolir, chose qui n’est pas en son pouvoir, ferait mieux de définir, et que c’est dans une détermination nouvelle du droit pénal qu’il faut chercher la sécurité des citoyens ?

Abolissez, pour toute espèce de crime, la peine de mort : et demain, l’homme dont le père aura été assassiné, la fille violée, la réputation ou la fortune ruinée, se fera justice de sa propre main. Et comment réprimerez-vous la vengeance privée, quand la peine de mort sera abolie ? Il n’y a philanthropie qui tienne : crimes sociaux, crimes politiques, crimes contre les personnes et les propriétés, tout est soumis à la loi de compensation : c’est bien moins le supplice qu’il faut supprimer, que le délit qu’il s’agit de prévenir.

Après l’interdiction du drapeau rouge et l’abolition de la peine de mort pour les délits politiques, est venu le décret d’accusation des ex-ministres.

Informer passe ; mais accuser est absurde, surtout après l’abolition de la peine de mort pour les délits politiques. De plus, c’est injurieux au Peuple.

Comment ! le Gouvernement provisoire n’a pas encore compris que les 22, 23 et 24 février sont la fin d’une constitution, et non le renversement d’un ministère ! Le mardi, M. Guizot pouvait être mis en accusation, mais seulement par les députés de la gauche : son crime était alors de jouer l’existence de la monarchie, et de compromettre, par un conflit, les institutions de juillet. Mercredi encore, M. Guizot, quoique démissionnaire, était responsable du sang versé : l’opposition triomphante pouvait lui demander compte de son intempestive résistance : car l’homme d’État doit céder quelquefois, même aux caprices de l’opinion. La victoire de jeudi absout M. Guizot. Elle a changé pour lui, comme pour tout le monde, le terrain de la légalité. Elle l’honore même en un sens, car elle prouve qu’il avait mieux jugé du Peuple que l’Opposition. M. Guizot ne pouvait être accusé qu’en vertu de la Charte : la Charte détruite, M. Guizot n’est plus justiciable que de sa conscience et de l’histoire ; il a le droit de décliner la compétence de la Révolution.

Pauvres politiques ! si vous ne l’eussiez décrété, il aurait fait, comme MM. Thiers et Barrot, acte d’adhésion à la République ; en se ralliant, il se serait puni. Pensez-vous donc châtier par la prison un homme de ce caractère ? Forcez-le de dire : Je me suis trompé ! Prouvez-lui qu’au moment où il croyait la monarchie plus que jamais nécessaire, la République était la seule chose possible : c’est la seule expiation que vous puissiez imposer à cette belle, mais coupable intelligence.

Je sais qu’en décrétant M. Guizot, vous avez voulu donner au Peuple une sorte de satisfaction. Vous ne comprenez du Peuple que la vengeance. Tandis que le Peuple est à la révolution sociale, vous vous croyez tantôt sous la Terreur, et vous abolissez le drapeau rouge et la peine de mort ; tantôt sous la Charte, et c’est la Charte que vous restaurez en décrétant l’homme qui mieux que vous sut la défendre. Il est donc écrit, ô Peuple, qu’on ne te comprendra jamais !

Faut-il que je parle de tous ces décrets, tous plus incompréhensibles les uns que les autres, et dans lesquels éclate à chaque ligne l’inintelligence de la Révolution ?


Décret qui délie les fonctionnaires de leur serment.

C’est exactement comme si à Louis-Philippe succédait Henri V ou le prince Napoléon. Quoi ! il ne suffisait pas, à votre avis, pour la conscience des fonctionnaires, d’une révolution qui abolissait la monarchie constitutionnelle, qui non seulement évinçait la dynastie, qui changeait le principe ! Il fallait aux fonctionnaires l’absolution de M. Crémieux ! C’est pour cela que le Gouvernement provisoire a cumulé le spirituel et le temporel, s’attribuant, comme saint Pierre, le pouvoir de lier et de délier ! Plaisans casuistes, qui ne savez le premier mot du catéchisme politique ! Si Louis-Philippe, si sa race vit encore, la royauté, sachez-le bien, est morte. Or, la royauté morte, vive la République ! Cela ne souffre pas plus de difficulté que de passer de Louis XVIII à Charles X.


Décret qui garantit l’organisation du travail.

Remarquez cela. Ce n’est pas la République qui donne garantie, c’est le Gouvernement provisoire. Le Gouvernement provisoire tenait à ce qu’on sût que l’idée venait de plus haut que la République. Mais, à force de penser à l’idée, le rédacteur a oublié l’expression : qu’est-ce, je vous prie, que la garantie d’un provisoire ?

Et si le Gouvernement définitif n’organise pas ? S’il trouve que ce n’est pas à lui d’organiser ? S’il juge que ce mot d’organisation du travail ne traduit pas la pensée de la Révolution, qu’il est vide de sens ? Si son premier acte est de décréter la liquidation des ateliers prétendus nationaux ? Si les plans de la commission sont reconnus impossibles ?… Où est-ce que la République, après avoir fait les avances, prendra son indemnité ? que sera pour elle la garantie du Gouvernement provisoire, quand elle aura englouti 50 millions ?

Vraiment, citoyens du Gouvernement provisoire, vous avez bien fait, pour l’honneur de la République, de n’engager que votre garantie personnelle ; mais pour nos finances ?…


Décret qui ordonne la création d’ateliers nationaux.

Nous ne pouvions y échapper. « J’ai quatre petits enfants qui me demandent du pain, s’écrie la femme de Sganarelle. — Donne-leur le fouet, répond l’ivrogne. »

Nos organisateurs font comme Sganarelle. Il y a dans Paris 36,000 tailleurs sans ouvrage. Le Gouvernement provisoire leur offre des ciseaux, des aiguilles, des salles de couture, des presses pour le décatissage… — Mais du travail ?

La moitié des imprimeurs chôme. On créera aux 90 imprimeries de la capitale un supplément de matériel de 3 millions. — Mais du travail ?

Les chantiers de construction sont fermés. Vite on en établira d’autres à côté, pour leur faire concurrence. — Mais du travail ?

La librairie, ancienne et moderne, classique, politique, religieuse, médicale, regorge de livres qui ne se vendent pas. Il faut organiser la librairie. Le Gouvernement provisoire délivrera cinquante nouveaux brevets. — Mais des acheteurs ?

La passementerie, l’orfévrerie, la chapellerie, tous les corps d’état sont à bas. Venez tous, travailleurs ; quittez vos patrons ; associez-vous, organisez-vous : le Gouvernement provisoire vous délivrera des patentes, vous fournira des directeurs, des contrôleurs, des inspecteurs, des comptables, des gérans, des commis ; il en a de reste. — Mais des capitaux ? mais des demandes ? mais des débouchés ?

La moitié des maisons sont délabrées ; le quart des appartemens vides. Il faut augmenter la valeur de cette partie de la propriété foncière. — Le Gouvernement provisoire propose des plans pour la construction de casernes, d’hospices, de palais nationaux, afin de loger les ouvriers !

Les terres en exploitation sont mal cultivées ; l’agriculture manque de capitaux et de bras. — Le Gouvernement pense aux dunes, aux friches, aux bruyères, aux landes, à toutes les terres incultes et stériles !

Que les badauds trouvent cela superbe ; que les charlatans exploitent cet autre Mississipi ; que le trésor public, que le temps des travailleurs soient gaspillés : je ne m’y oppose pas. Mais qu’en dit le Peuple ?


Décret qui réduit les heures de travail, abolit les tâches et le marchandage.

Les ouvriers pensent à leurs intérêts, ils ont raison. Dans cette République corrompue dès le berceau comme une monarchie au cercueil, bavarde comme un roi constitutionnel, où l’on se dispute les places, les missions, commissions, délégations et tout ce qui rend de l’argent, les ouvriers ne pouvaient moins faire que de demander une diminution des heures de travail, soit une augmentation de salaire. Ils seraient bien dupes ! On leur a prouvé qu’ils travaillaient beaucoup et qu’ils gagnaient peu : ce qui est vrai. Ils en ont conclu que ce serait justice, s’ils se faisaient payer davantage, et travaillaient moins. Dans l’économie politique du Gouvernement provisoire, c’est irréprochable de raisonnement : mais je ne reconnais point là, je l’avoue, la logique de mon Peuple.

Informé que des maîtres font difficulté d’obéir à ses ordres, le Gouvernement provisoire rend de nouveaux décrets, expédie des circulaires, débite des harangues, portant en substance : Que la production pourra souffrir de la réduction des heures de travail, mais que la volonté du Gouvernement doit être exécutée, et qu’elle le sera, advienne que pourra ! Que les préfets aient à y tenir la main ; qu’il y va de l’égalité et de la fraternité.

Vous voilà donc, dictateurs de trois coudées, socialistes du drapeau tricolore, acculés, en quinze jours, au bon plaisir, à l’intimidation, à la violence ! C’est ainsi que vous entendez le problème social ! Et de trois mille patriotes qui vous écoutent, il n’y en a pas un qui vous siffle ! Ce peuple bénin, si profondément monarchisé, crie bravo ! à la tyrannie. Vous allez donc aussi décréter le taux des salaires ! Puis, vous forcerez la vente ; puis, vous requerrez le paiement, vous fixerez la valeur ! Vraiment, si vous ne me donniez envie de rire, j’irais sur la place de l’Hôtel-de-Ville, et là je crierais de toute ma force : Citoyens ! aux armes ! vingt cartouches pour le Gouvernement provisoire !

Conçoit-on ces romanciers de la terreur, qui, en 1848, prennent les entrepreneurs d’industrie pour des seigneurs féodaux, les ouvriers pour des serfs, le travail pour une corvée ? qui s’imaginent, après tant d’études sur la matière, que le prolétariat moderne résulte de l’oppression d’une caste ? qui ignorent, ou font semblant d’ignorer, que ce qui a établi les heures de travail, déterminé le salaire, divisé les fonctions, développé la concurrence, constitué le capital en monopole, asservi le corps et l’âme du travailleur, c’est un système de causes fatales, indépendantes de la volonté des maîtres comme de celle des compagnons ?… Parle donc, Peuple ! parle, parle !


Décret qui fait des Tuileries les Invalides du Peuple.

Les Invalides du Peuple ! la liste civile de la misère ! Accordez cela, citoyen lecteur, avec l’égalité et la fraternité ! Mais je crois les entendre, ces bons messieurs du Gouvernement provisoire : ce n’est pas d’égalité et de fraternité qu’ils se soucient, c’est d’avoir, à leur dévotion, une armée de prétoriens. C’est pour cela qu’ils excitent les passions cupides de l’ouvrier, qu’ils font de l’intimidation à la bourgeoisie en soulevant les masses contre elle. Advienne que pourra ! Le travail, insurgé contre le capital, prêtera main forte à la dictature. Gare alors à qui rira, gare à qui se plaindra, gare à qui travaillera !


Circulaire du ministre de l’instruction publique aux recteurs sur l’instruction primaire.

Elle dit, en somme, que pour tout individu l’instruction primaire suffit ; mais qu’il faut à la République une élite d’hommes, et que cette élite, il faut la choisir dans tout le Peuple.

Est-il clair que le Gouvernement provisoire ne croit mot ni de l’égalité ni de la fraternité ? Nous pensions jusqu’ici, bonnes gens que nous sommes, que cette classe du Peuple, plus ou moins réelle, qu’on nomme bourgeoisie, était quelque chose comme l’élite du Peuple, et que c’était afin que tout le monde fît partie de l’élite, que nous avions fait la révolution. La circulaire du ministre renverse toutes nos idées. Il est vrai que la question est comme celle de l’organisation du travail, passablement complexe : il s’agit de savoir comment, sans faire tort aux supériorités naturelles, les citoyens pourront être égaux. Le Gouvernement provisoire sabre la difficulté ; capacités, incapacités, sujets médiocres, sujets d’élite, qu’importe cela ? Ne sommes-nous pas tous Français, tous citoyens, tous frères ? Faisons un bon choix d’aristocrates, et vive la République !

J’en appelle aux assises du Peuple.

Gardons-nous toutefois de calomnier. Le Gouvernement provisoire n’a-t-il pas décrété que l’intérêt des sommes déposées aux caisses d’épargne serait porté à 5 p. 100, « attendu que l’intérêt des bons du Trésor est aussi de 5 p. 100, que les fruits du travail doivent s’accroître de plus en plus, et que de toutes les propriétés, la plus inviolable et la plus sacrée c’est l’épargne du pauvre ? » Quel plus touchant témoignage de ses sentimens d’égalité pouvait donner le Gouvernement provisoire ?

Sans doute, si les porteurs de bons du Trésor devaient seuls parfaire l’intérêt des caisses d’épargne. Mais si c’est le prolétaire, toujours le prolétaire, n’ayant ni bons du Trésor, ni livret d’épargne, qui doit payer l’un et l’autre intérêt, n’est-il pas clair qu’en mettant l’égalité entre les créanciers de la dette flottante, on a rendu l’inégalité entre les créanciers de l’État et les débiteurs de l’État, plus grande qu’auparavant ?

L’épargne du pauvre ! l’accroissement des fruits du travail ! Quel bavardage hypocrite ! C’est à dire que vous donnez plus à celui qui possède plus, et qu’à celui qui possède moins, vous enlevez le peu qu’il a. C’est de l’économie d’après l’Évangile. Mais ce que pense le Peuple, est-ce mot d’Évangile ?

Le Gouvernement provisoire n’est pas moins fort sur l’équité que sur l’égalité.

La réduction de la journée de travail à dix heures, disent les maîtres, nous cause préjudice, et nous ne pouvons payer le même salaire qu’auparavant. — La diminution du salaire, répliquent les ouvriers, nous ôte la subsistance : notre sort serait pire qu’avant la Révolution !

Les termes sont nettement posés ; la contradiction est flagrante. Comment le Gouvernement provisoire va-t-il s’y prendre pour la résoudre ?

Les salaires, dit-il, seront réglés de telle sorte que, la journée de travail restant fixée à dix heures au lieu de onze, les maîtres ne paient qu’une demi-heure de plus, et les ouvriers ne reçoivent qu’une demi-heure de moins !

Ce qui veut dire que la perte d’une heure de travail, qui d’abord était toute à la charge des maîtres, sera répartie, par égale part, entre les maîtres et les ouvriers.

Le Gouvernement provisoire prend un juste milieu pour une synthèse philosophique ! Mais le Peuple, qui doit travailler toujours davantage, produire davantage, profiter davantage ; le Peuple dira-t-il qu’il gagne, lorsque tout le monde perd ?…


Décret qui ordonne l’établissement de comptoirs nationaux pour le petit commerce.

Le Gouvernement provisoire fait pour la banque comme pour le travail. L’argent manque, il fait des caisses pour le recevoir, des bureaux pour le compter. C’est ce qu’il appelle organiser le crédit !


Décret qui ordonne le remboursement des sommes versées à la caisse d’épargne, au dessus de 100 fr. en rentes 5 p. 100 au pair.

Décret qui autorise le ministre à vendre les diamans de la couronne, les biens de la liste civile et les bois de l’État.

Proclamation qui demande le paiement d’avance des contributions de l’année.

Décret qui ouvre un emprunt patriotique de 100 millions.

Décret qui augmente la cote foncière de 45 centimes.

Décret qui proroge le remboursement des bons du Trésor et des dépôts de la caisse d’épargne.

Décret qui donne cours forcé aux billets de banque.

Etc., etc., etc., etc.


Ah ! grands politiques, vous montrez le poing au capital, et vous voilà prosternés devant la pièce de cent sous ! Vous voulez exterminer les Juifs, les rois de l’époque, et vous adorez (en jurant, c’est vrai) le veau d’or ! Vous dites, ou vous laissez dire, que l’État va s’emparer des chemins de fer, des canaux, de la batellerie, du roulage, des mines, des sels : qu’on établira des impôts sur les riches, impôt somptuaire, impôt progressif, impôt sur les domestiques, les chevaux, les voitures ; qu’on réduira les emplois, les traitemens, les rentes, la propriété. Vous provoquez la dépréciation de toutes les valeurs financières, industrielles, immobilières ; vous tarissez la source de tous les revenus ; vous glacez le sang dans les veines au commerce, à l’industrie, et puis vous conjurez le numéraire de circuler ! vous suppliez les riches épouvantés de ne pas le retenir ! Croyez-moi, citoyens dictateurs, si c’est là toute votre science, hâtez-vous de vous réconcilier avec les Juifs ; renoncez à ces démonstrations de terrorisme qui font courir les capitaux après la révolution comme les chiens après les sergens de ville. Rentrez dans ce statu quo conservateur, au delà duquel vous n’apercevez rien et dont vous n’auriez dû jamais vous écarter. Car, dans la situation équivoque où vous êtes, vous ne pouvez vous défendre de toucher à la propriété ; et si vous portez la main sur la propriété, vous êtes perdus. Vous avez déjà un pied dans la banqueroute.

Excusez ma véhémence : l’erreur dans le pouvoir m’indigne presque à l’égal de la vénalité. — Non, vous ne comprenez rien aux choses de la révolution. Vous ne connaissez ni son principe, ni sa logique, ni sa justice ; vous ne parlez pas sa langue. Ce que vous prenez pour la voix du Peuple n’est que le mugissement de la multitude, ignorante comme vous des pensées du Peuple. Refoulez ces clameurs qui vous envahissent. Respect aux personnes, tolérance pour les opinions ; mais dédain pour les sectes qui rampent à vos pieds, et qui ne vous conseillent qu’afin de vous mieux compromettre. Les sectes sont les vipères de la révolution. Le Peuple n’est d’aucune secte. Abstenez-vous, le plus que vous pourrez, de réquisitions, de confiscations, surtout de législation ; et soyez sobres de destitutions. Conservez intact le dépôt de la République, et laissez la lumière se faire toute seule. Vous aurez bien mérité de la Patrie.

Vous, citoyen Dupont, vous êtes la probité au pouvoir. Restez à votre poste ; restez-y jusqu’à la mort ; vous serez trop tôt remplacé.

Vous, citoyen Lamartine, vous êtes la poésie unie à la politique. Restez encore, bien que vous ne soyez pas diplomate. Nous aimons ce style grandiose, et le Peuple vous soufflera.

Vous, citoyen Arago, vous êtes la science dans le Gouvernement. Gardez le portefeuille : assez d’imbéciles vous succéderont.

Vous, citoyen Garnier-Pagès, vous avez vendu, vous avez aliéné, vous avez emprunté, et vous jouez du reste, Vous direz à l’Assemblée nationale que l’État ne possède plus rien, que son crédit n’a plus d’hypothèque que le patriotisme, que c’est fini. Vous prouverez par votre bilan que le Gouvernement n’est possible désormais que par une rénovation de la société, et que telle est l’alternative pour le pays : Ou la fraternité, ou la mort !

Vous, citoyens Albert et Louis Blanc, vous êtes un hiéroglyphe qui attend un Champollion. Restez donc comme figure hiéroglyphique, jusqu’à ce que vous soyez devinés.

Vous, citoyens Flocon et Ledru-Rollin, nous rendons justice à l’esprit qui vous pousse. Vous êtes, malgré votre vieux style, la pierre d’attente de la révolution. Restez donc pour l’intention, mais ne soyez pas si terribles dans la forme. On vous prendrait pour la queue de Robespierre.

Vous, citoyens Crémieux, Marie, Bethmont, Carnot, Marrast, vous symbolisez, sous des formes diverses, la nationalité, le patriotisme, l’idéal républicain. Mais vous ne sortez pas du négatif ; vous n’êtes connus que comme démocrates ; vos idées sont depuis 50 ans prescrites. Restez cependant : à défaut des réalités, nous avons besoin des symboles.

Et vous, les ex-dynastiques, bourgeois peureux comme chouettes, ne regrettez pas cette révolution qui était depuis long-temps accomplie dans vos idées, et que vos querelles parlementaires ont fait peut-être prématurément éclore. L’enfant né avant terme ne peut rentrer dans le sein de sa mère : il s’agit d’élever la révolution, non de l’envoyer aux gémonies. Écoutez ce que je m’en vais vous dire, et regardez-le comme la profession de foi du prolétariat. Je vous parlerai avec franchise.

La révolution de 1848 est la liquidation de l’ancienne société, le point de départ d’une société nouvelle.

Cette liquidation est incompatible avec le rétablissement de la monarchie.

Elle ne se fera pas en un jour : elle durera vingt-cinq ans, cinquante ans, un siècle peut-être.

Nous pourrions la faire sans vous, contre vous : nous aimerions mieux qu’elle fût faite par vous. Vous en êtes, pour ainsi dire, par droit d’aînesse, par la supériorité de vos moyens, par votre habileté pratique, les syndics naturels. C’est à vous, par excellence, qu’il appartient d’organiser le travail. Nous ne voulons la réforme au préjudice de personne ; nous la voulons dans l’intérêt de tout le monde.

Ce que nous demandons est une certaine solidarité, non pas seulement abstraite, mais officielle, de tous les producteurs entr’eux, de tous les consommateurs entr’eux, et des producteurs avec les consommateurs. C’est la conversion en droit public, non des rêveries d’une commission, mais des lois absolues de la science économique. Vous êtes divisés, nous voulons vous réunir, et faire avec vous partie de la coalition. Nous attachons à ce pacte, dont tous nos efforts, toute notre intelligence doivent tendre à déterminer les clauses, la garantie de notre bien-être, le gage de notre perfectionnement moral et intellectuel.

Que pouvez-vous craindre ?

La perte de vos propriétés ? Entendez bien ceci. Il est indubitable que les articles de la nouvelle charte modifieront votre droit, et qu’une portion de cette nu-propriété, qui vous est si chère, d’individuelle qu’elle est deviendra réciproque. Vous pouvez être expropriés, mais dépossédés jamais, pas plus que le Peuple français ne peut être dépossédé de la France. Et cette nu-propriété, cause unique, selon nous, de vos embarras et de nos misères, ne vous sera pas ravie sans indemnité : autrement ce serait confiscation, violence et vol ; ce serait propriété, non réforme.

Craignez-vous que les communistes ne vous prennent vos enfans et vos femmes ? Comme s’ils n’avaient pas assez des leurs !… La communauté n’étant par essence rien de défini, est tout ce que l’on voudra. Le meilleur moyen que découvrira la philosophie de créer la liberté, l’égalité, la fraternité, sera pour les communistes la communauté. S’effrayer de la communauté, c’est avoir peur de rien.

Est-ce le retour du vieux jacobinisme uni au vieux babouvisme qui vous épouvante ?

Nous n’aimons pas plus que vous ces doctrinaires de la démocratie, pour qui l’organisation du travail n’est qu’une fantaisie destinée à calmer l’effervescence populaire ; ces Cagliostro de la science sociale faisant de la fraternité une honteuse superstition. Et si nos manifestations semblent les défendre, c’est qu’ils représentent momentanément pour nous le principe qui a vaincu en février.

Conservateurs, deux politiques, deux routes différentes s’offrent en ce moment à vous.

Ou bien vous vous entendrez directement avec le prolétariat, sans préoccupation de forme gouvernementale, sans constitution préalable du pouvoir législatif, non plus que de l’exécutif. En fait de politique et de religion, le prolétariat est comme vous, sceptique. L’État, à nos yeux, c’est le sergent de ville, le valet de police du travail et du capital. Qu’on l’organise comme on voudra, pourvu qu’au lieu de commander, ce soit lui qui obéisse.

Dans ce premier cas, la transaction sera toute amiable, et ses articles seront la constitution de la France, la Charte de 1848.

Ou bien vous vous rallierez à la démocratie doctrinaire, à cet équivalent du pouvoir royal, nouveau système de bascule entre la bourgeoisie et le prolétariat, qui ne répugne point à une restauration monarchique, et pour qui la majorité des humains est fatalement condamnée à la peine et à la misère.

Dans ce cas, je vous le dis avec douleur, rien de fait ; et comme avec Louis-Philippe, ce sera bientôt à recommencer. Vous vous croirez habiles, et vous n’aurez toujours été qu’aveugles. Ce seront encore des 10 août, des 21 janvier, des 2 juin, des 9 thermidor, des journées de prairial et de vendémiaire, des 29 juillet, des 24 février. Vous reverrez des scènes à la Boissy-d’Anglas : il vous faudra recommencer tous les jours les massacres de Saint-Roch et de Transnonain : ce qui ne vous empêchera pas de tomber à la fin misérablement sous les balles du Peuple.

Citoyens, nous vous attendons avec confiance : soixante siècles de misère nous ont appris à attendre. Nous pouvons, pendant trois mois, vivre avec trois sous de pain par jour et par tête : c’est à vous de voir si vos capitaux peuvent jeûner aussi long-temps que nos estomacs.


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