Librairie Paul Ollendorff (p. 3-12).

PAUL BILHAUD





Solo de Flûte


EXÉCUTÉ PAR


Félix GALIPAUX, du Vaudeville




VINGT-CINQUIÈME ÉDITION




PARIS
SOCIÉTÉ D’ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES
Librairie Paul Ollendorff
50, CHAUSSÉE D’ANTIN, 50
1904
Tous droits de reproduction, de traduction et de représentation réservés pour tous pays,
y compris la Suède, la Norvège, la Hollande et le Danemarck.


SOLO DE FLUTE[1]




À mon ami Saint-Germain.


Accessoires : une flûte — naturellement — un pupitre, un morceau de musique pour flûte (clarinette, grosse caisse ou hautbois, cela n’a aucune importance). Au fond, ou à droite, ou à gauche, un piano — de n’importe quelle fabrique, avec ou sans queue, accordé ou non, ça ne fait rien. — Si le piano gêne tant soit peu, pas de piano. — Pas de pianiste non plus, même s’il y a un piano. — En tout cas, le pianiste n’a pas besoin d’avoir du talent, — au contraire. Il ne connaîtrait pas une note de musique que cela serait préférable. — À part cela, tout ce qu’on voudra : fauteuils, candélabres, fleurs, porte-manteaux, vases de Chine ou de Sèvres, tableaux, etc… etc… en un mot, tout ce qui peut flatter l’œil du spectateur et lui bien disposer l’oreille.

L’artiste entre en scène — et en habit, s’il en a un, — air empreint de modestie — celle du talent, il salue une ou plusieurs fois, selon le degré de politesse qu’il a reçu de sa famille, prépare son pupitre, sa musique, sa flûte, se dispose à jouer, ne joue pas, — très important ça ! — et finit par s’adresser au public avec l’assurance hésitante que doit donner une émotion profonde, mais contenue.

(Portant sa flûte à ses lèvres et la retirant comme si l’émotion l’étouffait.)

Je vous demande pardon, mais… je me sens ému… très ému… C’est la première fois que je joue en public, alors… je ne me doutais pas de l’effet que… je vais me remettre. Mais pour l’instant, je manque complètement de souffle… et, pour jouer de la flûte c’est assez indispensable. (Il porte sa flûte à ses lèvres et la retire.) Je ne suis pas très fort… je préfère vous le dire tout de suite… d’autant plus que vous vous en seriez bien aperçu… non, je joue… gentiment, voilà tout — avec sentiment… comme les gens qui ne sont pas très forts. C’est que j’ai commencé très tard à apprendre la flûte, et dame, ça n’allait pas très bien… les doigts, vous savez, ils étaient raides, les doigts… c’est tout naturel, à mon âge. Enfin, je m’y suis fait, et ce que je sais, je l’ai appris très vite. Il est vrai que je ne sais pas grand’chose… mais je l’ai appris très vite. Du reste vous allez voir.

Je… j’ai pris des leçons d’un de nos plus célèbres flûtistes, Monsieur… ce n’est pas la peine, vous ne le connaissez pas, — il est très célèbre. Tous les soirs, j’allais chez lui, avec ma flûte, bien entendu… j’arrivais à huit heures juste… huit heures dix, quand je manquais l’omnibus… Je trouvais là sa femme… ses enfants… et quelques amis… une petite réunion intime. Après les salutations d’usage, je tirais ma flûte de ma poche… je la posais sur le piano… et l’on commençait à jouer… à jouer aux cartes… au trente-et-un, à deux sous la fiche… excepté le vendredi où c’était à un sou seulement… Je n’ai jamais osé demander pourquoi. Et puis… on prenait le thé… sans sucre, mais avec beaucoup de petits gâteaux. Ça durait comme ça jusqu’à onze heures et demie. À cette heure-là alors, je prenais ma flûte… je la remettais dans ma poche… et mon professeur me reconduisait jusqu’à la porte, en me disant : « Au revoir, mon cher élève, et à demain ; apportez votre flûte, je vous donnerai une bonne leçon. » Le lendemain, je revenais, et, en me reconduisant, vers les onze heures et demie, mon professeur me recommandait de ne pas oublier ma flûte le lendemain… quelquefois même je la laissais chez lui… pour ne pas avoir à la rapporter. Ces leçons-là ont duré environ… (Il consulte sa mémoire.) Hé ! Hé ! trois ans et demi !… Et comme j’avais de grandes dispositions, vous devinez que… il faut dire aussi que je travaillais chez moi, en dehors des leçons. Ah ! sans cela !

(Changeant de ton et confidentiellement.) Je vous demande pardon, j’abuse de vous, mais je peux bien vous l’avouer franchement, si je vous ai conté tout cela, c’était pour me donner un peu d’aplomb… tout simplement… maintenant je suis prêt à commencer. (Il avance vers le pupitre, comme pour arranger sa musique, et revenant au public.) Seulement, n’est-ce pas, soyez indulgents, car, je vous le répète, c’est un début. (Portant la main à son cœur.) Et je sens mon cœur qui bat dans ma poitrine… mais je le laisse battre, parce que, tout à l’heure, ça me servira pour la mesure.

À propos de mesure, figurez-vous que j’avais pris l’habitude de compter tout haut : Un, deux, un, deux, en jouant du triangle… oui, je joue aussi du… mais non… je suis plus fort sur la… d’ailleurs, vous allez voir. Alors, quand j’ai appris la flûte, ça m’a beaucoup gêné, car je comptais dans mon instrument… en jouant… et comme on ne peut pas faire deux choses à la fois, quand je jouais, je ne comptais plus… et quand je comptais, je ne jouais plus… Aussi maintenant je compte avec le pied… n’importe lequel, ça m’est égal… quelquefois même avec les deux… surtout l’hiver… à cause du froid. Il m’arrive même souvent de ne pas compter du tout… je trouve ça plus commode. Quand je joue seul, ça n’a pas d’importance… j’arrive toujours à me suivre… ou à me rattraper, si je vais trop vite… mais quand nous sommes plusieurs… (Changeant de ton.) d’ailleurs ce n’est pas le cas.

Voyons. (Il arrange son pupitre, sa musique, porte sa flûte à ses lèvres, prend sa respiration, va commencer, et s’arrête soudain, en se penchant vivement sur son morceau qu’il prend et examine. Puis, d’un air contrarié :) Sapristi ! ce n’est pas mon morceau ! (L’examinant de nouveau et changeant de ton.) Ah ! Si, si… je vous demande pardon… seulement il était à l’envers… heureusement que je l’ai vu à temps. Ce n’est pas comme la semaine dernière, je ne m’en suis aperçu qu’au milieu… Tenez, voilà des choses désagréables pour un artiste… surtout quand il n’est pas célèbre. (Il replace son morceau sur le pupitre.)

Là, maintenant… Ah ! d’abord, prenons le la. (il porte la flûte à ses lèvres et l’en éloigne un peu pour parler.) Oui, on prend toujours le la… (Même jeu.) on pourrait prendre une autre note, mais on prend le la… (Même jeu.) je ne sais pas pourquoi… enfin, on le prend… une vieille habitude. (Baissant complètement sa flûte.) C’est peut-être à cause des diapasons… vous savez, ces petits instruments qui donnent le la… alors si on prenait une autre note… le sol, par exemple… comme tous les diapasons sont en la, ça ruinerait les fabricants, ce serait triste… Il est vrai que si on avait l’habitude de prendre le sol, on ferait des diapasons en sol, ce qui reviendrait absolument au même, ainsi autant vaut prendre le la.

Mais pardon, je bavarde, je bavarde, et vous finiriez par croire que je ne sais pas jouer du tout ; il n’en est rien, et je vais exécuter ce morceau… qui a été composé à mon intention par un musicien qui en sait autant que moi… C’est donc bien dans mes moyens. (Tout en arrangeant sa musique.) Comme école, mon Dieu, ce n’est d’aucune école… c’est d’une école à part, mais sans prétention. Tenez, écoutez le commencement… Je commence. (Il porte sa flûte à ses lèvres — sans jouer — reste ainsi un moment — très court — baisse sa flûte et dit :) Vous voyez… c’est sans aucune prétention… Et comme ça peint bien la situation ! (Interrogeant le public.) Il y a peut-être ici des personnes qui n’ont pas bien compris ? Je recommence. (Même jeu que plus haut.) C’est aussi simple que la première fois. Je recommencerais treize fois de suite, ce serait la même chose… mais je ne veux pas vous fatiguer, je préfère vous expliquer la situation.

C’est le duo amoureux d’un premier tête-à-tête… vous sentez déjà le mérite de cette nouvelle école, qui arrive à exprimer un duo par un solo… c’est toujours ça !… Deux jeunes gens s’aiment et ont un premier tête-à-tête, ce qui est exprimé par la note de tout à l’heure. — Il doit y avoir ici des personnes qui ont eu un premier tête-à-tête ?… Non, ne répondez pas, je ne veux pas embarrasser ces personnes-là, mais elles peuvent certifier que le premier moment d’une telle situation est toujours difficile… gênant… et pendant quelques minutes on ne dit rien… il y a un silence… or, ce silence est parfaitement rendu, je crois, par celui qui commence le morceau. — Du reste, je vais vous le rejouer. (Même jeu que plus haut)

La situation est donc bien établie, et en peu de notes. Mais nos amoureux sont timides, et le silence se prolonge, ce qui est admirablement exprimé par le… point d’orgue placé sur le silence. — Je vais faire le point d’orgue… en reprenant du commencement… vous allez sentir la nuance. Tenez — voici le silence de tout à l’heure. (Même jeu que plus haut.) Le voici maintenant avec le point d’orgue. (Même jeu un peu plus prolongé.) C’est un peu plus long, voilà tout… on peut le prolonger autant qu’on a du souffle… c’est une question de poumons tout simplement. N’est-ce pas que ce n’est pas banal ?

Ah ! comme je regrette que vous ne m’ayez pas entendu, il y a un an !… j’étais bien plus fort qu’aujourd’hui !… je n’avais pas cette flûte, c’était une autre, mais je l’ai perdue dans une partie de bateau. J’en ai été très contrarié, car j’étais habitué à cette flûte-là ; je savais beaucoup d’airs dessus, et il m’a fallu apprendre sur celle-ci tous les airs que je savais sur l’autre ; ça m’a beaucoup retardé.

Pardon, je me laisse entraîner… reprenons, ou plutôt continuons. (Tout à coup.) Mais je pense à quelque chose, et cela c’est très important. Dans le milieu de ce morceau… j’aime mieux vous prévenir… il y a une note fausse. Vous allez me dire : « Ah ! mais !… » Ne dites pas : « Ah ! mais ! » avant de m’avoir écouté. Cette note fausse est là exprès, par la volonté du compositeur. Vous comprenez bien qu’on ne met pas une note fausse sans le faire exprès. Et vous allez voir comme c’est ingénieux.

Au bout d’un certain temps, la situation de nos deux personnages se corse, c’est-à-dire que le père de la demoiselle surprend nos amoureux ! Alors quelle est la position du jeune homme et de la jeune fille ? Une position… fausse, évidemment. Eh bien ! la note fausse du morceau rend parfaitement la chose, et même mieux qu’une note juste, car, dans cette circonstance, la note juste eût été fausse, tandis que la note fausse est juste, c’est clair !

Cette fois-ci, je commence sérieusement, parce que je n’ai qu’un certain temps à rester ici pour que tout le programme soit exécuté, et… (Il regarde l’heure) Comment ! voilà un quart d’heure que je suis là ! mais je devrais être parti depuis vingt minutes ! (il va au pupitre, prend son morceau, se prépare à sortir tout en disant :) Je suis désolé… j’aurais bien voulu… certainement… mais impossible… je regrette, excusez-moi… (Il a terminé ses préparatifs et, très aimablement, au public :) C’est curieux tout de même comme le temps passe en bonne société. (Il va pour sortir et revenant.) Pardon, un seul mot. Si je me suis décidé à jouer aujourd’hui, ce n’est pas simplement par amour de l’art, de l’art pur, non, c’est parce que j’ai l’intention de professer. (Comme s’il récitait un boniment.) J’espère donc que vous aurez apprécié ma méthode et ma façon d’exécuter (Il salue.) et que vous serez assez aimables pour m’envoyer des élèves. (Il salue et sort.)

  1. NOTA. — Arrangez-vous de façon à ce que le public croie (le plus longtemps possible) que vous allez jouer réellement. Tout le comique de cette saynète est là.