Solness le Constructeur
Ce drame n’est pas une simple tentative artistique. C’est une œuvre de courage et de sincérité. Elle n’est point difficile à comprendre, et les symboles qu’on y rencontre sont assez transparents.
Maître Solness, c’est le poète lui-même.
Hilde, c’est la jeunesse, et c’est aussi l’imagination qu’il est dangereux d’écouter.
Mme Solness, c’est le passé avec sa tristesse et ses puérilités.
Le vieux Brovik, c’est la routine que Solness a détruite.
Le jeune Brovik, c’est l’utilitarisme moderne longtemps refoulé par l’Idéal, par l’Art, et triomphant enfin lorsque l’Art, entraîné sur la pente des rêves, emporté par un vent de folie, s’élance vers les nuages.
Puis, si l’on passe aux idées, les églises que Solness construisait au début de sa carrière, ce sont les drames philosophiques d’Ibsen, et, en général, les œuvres religieuses ou mystiques par lesquelles ont commencé tant de poètes de son pays ; les demeures familiales qu’il s’est mis à bâtir plus tard, après une crise de désespérance et de révolte, ce sont les tendances humanitaires qui, à l’époque où Ibsen, dans ses drames modernes, essayait de réformer la société par le théâtre, achevaient de triompher, en Scandinavie, de la vieille foi mystique. Celle-ci, en disparaissant, leur a légué le culte de l’Idéal et l’amour du Beau dont tous les mouvements sociaux de ces contrées, même le mouvement ouvrier actuel, portent invariablement l’empreinte.
C’est ainsi que Solness donne aux demeures qu’il construit une vague apparence de temple.
Enfin, la résolution qu’il prend de ne plus jamais bâtir que des châteaux enchantés, mais de les faire reposer sur de fortes assises, symbolise la dernière évolution du génie d’Ibsen, et peut-être de celui de notre siècle.
Ne voit-on pas, depuis quelque temps, le goût du mystère et du rêve s’introduire peu à peu dans tous les domaines, sans que l’esprit renonce aux méthodes positives et aux procédés réalistes ?
Cependant, Ibsen ne paraît voir là qu’un phénomène passager, un crépuscule, non une aurore. La race, comme Solness, est incapable d’arriver aux sommets qu’elle vise. Elle n’a pas l’esprit assez dégagé du passé. Elle ne peut s’élever à une certaine hauteur sans retomber, prise de vertige.
Elle périra, et nos rêves avec elle.
Déjà, nous voyons poindre un avenir dont l’idéal ne sera pas le nôtre, qui n’aura que faire de nos systèmes.
Pour l’humanité en marche, il ne faut que des pied-à-terre. À quoi bon construire autre chose ?
En somme, le progrès, qui détruit tout ce que nous imaginons, tout ce qui nous enthousiasme aujourd’hui, paraît à Ibsen une chose triste et effrayante pour les réformateurs.
Aussi n’est-ce pas sans un mélancolique regret qu’il pense maintenant à ce passé dont il a tant souhaité la destruction, alors qu’il croyait encore à la beauté des horizons nouveaux, et qui a emporté dans sa chute, à côté de choses mortes ou futiles, des objets chers à son cœur.
La maison qui a brûlé et dont Solness parle à Hilde, ce sont les traditions, les mœurs, les vieux usages, tout ce que pleurent les cœurs humbles et timorés comme celui de Mme Solness, tout ce dont les fières volontés, comme celle de son mari, appelaient la destruction, et qui a disparu même sans leur concours et autrement qu’ils ne se l’étaient figuré.
Mais, à la suite de cet incendie, sont mortes des idées nationales, objets de foi, d’espérance et d’amour. Il n’est pas défendu de supposer qu’Ibsen, jadis ardent panscandinaviste et ami de la Suède, a pensé au triste sort de l’Union, détruite, si ce n’est en réalité du moins dans l’affection des deux peuples-frères.
Minée par la destruction de l’ancien ordre de choses, par l’avènement de tendances nouvelles, par le cosmopolitisme envahissant, la vieille idée Scandinave ne représentait plus qu’un beau passé ; elle n’avait plus d’avenir.
Le maître-constructeur en arrive à se reprocher ce désastre. Bien qu’il n’ait fait que le concevoir en idée, sa conscience le tourmente. Cette conscience inquiète et débile est celle du chrétien, en général, ou plutôt de l’homme né chrétien, ayant cessé de l’être et ne pouvant cependant tuer en lui ce sentiment de culpabilité que le christianisme implante dans les âmes, et redevenir jeune et fort comme un viking païen.
Je ne dois pas oublier, en résumant les idées incarnées dans ce drame, la figure du médecin. Elle fait penser à ces observateurs myopes, à ces critiques bornés, à tous ces sages qui, guidés par ce qu’ils appellent le simple bon sens, ne savent ni interpréter le passé, ni prévoir l’avenir, ni comprendre ce qui se passe sous leurs yeux. Ce sont eux cependant dont on réclame l’assistance en cas de danger, c’est à eux qu’on demande de retenir dans leur élan les fous que l’amour de l’Idéal ou le rêve d’un grand avenir fait courir à leur perte.
Ainsi, le naïf docteur s’approche, avec son imperturbable sourire, de l’être étrange et complexe, du phénomène humain dont il est incapable de se rendre compte. Il interroge, il écoute, il interprète à sa manière les confidences qui lui sont faites. Et, plus tard, il assiste, impuissant, à la catastrophe qu’il n’a pas su ni pu empêcher, n’ayant rien pris au sérieux jusqu’au dernier moment.
Aussi, lorsque ses yeux se dessillent devant l’évidence du danger, manque-t-il absolument d’autorité pour arrêter les folies et les étourderies qui précipitent le terrible dénoûment.
On a dit qu’il y avait, dans Solness le Constructeur, « plusieurs couches de symboles superposées », ce qui signifie apparemment plusieurs idées que la marche du drame, le dialogue et les caractères éveillent en même temps : telle scène, telle image nous suggérera à la fois de soudains aperçus politiques ou sociaux et le tableau des révolutions intimes qui ont pour théâtre l’âme ou le cerveau d’un poète. Fixer et analyser toutes ces suggestions serait aussi difficile et aussi fastidieux que de décrire, par exemple, les images et les pensées de divers ordres que telle ou telle autre symphonie de Beethoven évoque en nous, et qui, elles aussi, se superposent en quelque sorte. J’aime mieux faire trêve à cette exégèse, et, après avoir parlé des idées que représente le dernier drame d’Ibsen, dire quelques mots de l’inspiration qui semble l’avoir dicté.
Est-ce vraiment un besoin pour toutes les imaginations, de revêtir d’idées concrètes les dispositions qu’une œuvre d’art fait naître en nous ?
Peut-être les vrais initiés se contentent-ils d’en jouir sans penser à rien. Il est permis de supposer que certains lecteurs ou spectateurs s’intéresseront à l’aventure de Maître Solness et de la petite Hilde qu’il a ensorcelée jadis et qui vient l’ensorceler à son tour et le perdre, sans chercher aucun symbole dans cette fantaisie dramatique.
La pauvre Mme Solness, qui se soumet pieusement aux décrets de la Providence quand il s’agit de la perte de ses enfants, en songeant seulement qu’ils sont plus heureux qu’elle, mais qui, en revanche, se sent détruite « par les petits deuils de l’existence », qui ne peut se souvenir sans déchirement de ses vieilles poupées, victimes de l’incendie, rappellera certainement à plus d’un quelque âme féminine puérile et désemparée qu’il a connue. Ceux-ci se soucieront médiocrement de savoir qu’Aline représente les charmes flétris du passé. Ils se contenteront d’admirer la délicieuse scène où elle dévoile à Hilde son âme naïve et souffrante.
D’autres, qui aiment l’espèce de férocité avec laquelle Ibsen s’acharne contre les influences débilitantes que recèle la morale vulgaire, applaudiront le passage cruellement satirique où la malheureuse femme, ne sachant à quel devoir se vouer, court, affolée, au plus futile.
Pour aller recevoir des visites, elle abandonne à Hilde le soin d’arracher son mari à un danger de mort, vers lequel celle-ci le pousse, au contraire, plutôt que le voir faible ou lâche.
Et Solness, lui-même ? Que l’on confie ce rôle à un artiste de talent, capable de faire valoir la belle étude psychologique qu’il contient. Avant tout, il nous montrera le germe de folie qui gît au fond de ce cerveau tourmenté.
Dans la première scène avec Kaia, on verra l’influence troublante qu’exerce, sur cette fille chétive et hystérique, une nature étrange qu’elle ne comprend pas, mais dont elle sent, avec une sorte d’extase, la puissance dominatrice, l’irrésistible volonté, à laquelle elle cède, pleine d’une adoration soumise.
Qui n’a rencontré dans sa vie, surtout dans les milieux où règne le mysticisme, des cas d’affolement qui lui feront comprendre le personnage de Kaia Fosli ? Qui ne s’intéressera à la représentation scénique d’une de ces ténébreuses relations ?
Il suffit qu’elle soit rendue avec le sentiment de la réalité que le poète avait en la décrivant, que l’hypnotiseur et l’hypnotisée trahissent, l’une et l’autre, l’état pathologique où ils se trouvent, que le phénomène apparaisse entouré de tout le mystère qui plane réellement sur le sujet si magistralement effleuré par Ibsen, pour que cet épisode produise, dès le début, une impression puissante, en harmonie avec le caractère de l’œuvre.
En tout cas, il préparera on ne peut mieux aux scènes où la folie naissante de Solness se dessine plus clairement, à son dialogue avec le médecin et à sa conversation avec sa femme : dans l’un comme dans l’autre, l’architecte, tout en niant cette folie avec la violence habituelle des individus qui se croient suspectés, épie les paroles, les gestes de ses interlocuteurs, tremblant d’y lire un arrêt, et animé cependant de l’envie fébrile de savoir la vérité coûte que coûte. Et surtout il s’étudie, il s’épie lui-même, il plonge ses regards jusqu’au fond de son âme et de son cerveau, et ce qu’il y trouve, que ce soit du bien ou du mal, il l’en retire, il l’étale, il demande à l’un et à l’autre ce qu’ils en pensent, car il est arrivé à cet état où l’on ne peut plus vivre avec soi-même, où l’homme silencieux, passionné et génial, se sent étouffé par un engorgement de sentiments et d’idées inexprimées qui fermentent en lui, où il crache et vomit, en quelque sorte. tous les mystères de son esprit, de son cœur, de sa conscience, intuitions lumineuses, rêves prophétiques, superstitions, faiblesses, lâchetés même, tout cela pêle-mêle, sans rien pouvoir retenir et quoi qu’on doive penser de ce spectacle.
Ces confessions, faites souvent au premier venu, alors que l’âme est trop pleine, plus d’un de nous en a entendu de pareilles, et cela dans les mêmes conditions, à la génialité près. Et encore — si je m’en rapporte à mes propres souvenirs, — que manquait-il à quelques-uns de ces malheureux pour être des génies ? Du caractère, je crois, justement ce qui fait défaut à Solness : Hilde le lui dit et le lui prouve bien. Si ce sont des artistes, leurs productions révèlent souvent, par certaines étrangetés, une idée folle — ou peut-être sublime — qui les possède en secret. Quiconque a approché de tels êtres et examiné leurs œuvres, ne verra plus dans les hautes tours que Maître Solness ajoute à ses constructions, une simple image dont le poète se sert pour dire qu’on ne doit pas reléguer l’Idéal dans son domaine spécial, religieux ou autre, qu’il faut le répandre dans la vie. Oui, un artiste comme Solness est possible ; il est vrai, il n’est même pas trop rare, et on peut le faire comprendre sur la scène, pour peu que l’interprète du rôle soit un observateur intelligent, et qu’il ait connu de tels hommes.
Encore une fois, il n’est pas si difficile d’en rencontrer. Que l’acteur fouille dans sa mémoire et qu’il y trouve l’image de quelque halluciné, de quelque mystique convaincu, passionné et violent, qui ait foi en son art et qui lui ait tout sacrifié. Qu’il suppose que cet homme regrette son sacrifice et que, d’un autre côté, après avoir eu du succès, de la célébrité, il se sente dépassé et s’attache en désespéré à la position conquise (tout cela est-il vraiment si rare ?), il comprendra et rendra intelligible le déséquilibre de son esprit, sa folie, la conscience qu’il en a, la peur qu’elle lui inspire, enfin ce qu’il y a de tragique et ce qu’il y a de vrai dans la figure de Halvard Solness. Il faut, en un mot, que l’artiste chargé de ce rôle oublie son côté symbolique, qu’il ne fasse pas de philosophie, qu’il ne fasse que de l’art.
Demain, Solness le Constructeur sera donné à Copenhague, à Berlin, à Vienne. Nous verrons l’effet qu’il produira.
Quant à moi, j’ai la conviction que cette œuvre, contrairement à la plupart des drames philosophiques, a besoin de la scène pour se bien faire valoir. Voici mes raisons pour le croire.
Si Ibsen, pour nous raconter son âme et tout ce qui s’y presse, ses espérances, ses regrets, ses aversions, ses tristesses, nous parle en langage symbolique, c’est que ce langage est, d’après lui, le seul capable de nous communiquer, sous forme de drame, l’impression totale que lui fait la vie, sa manière de la comprendre, la vision qu’il a du temps où nous vivons.
C’est par ce moyen seulement qu’il croit pouvoir nous entraîner à penser avec lui, à sentir avec lui, à deviner ce qu’il aime, ce qu’il hait, ce qu’il veut, à l’aimer, à le haïr, à le vouloir avec lui. Il espère, en un mot, agir sur nous comme Solness agit sur Kaia Fosli. Car cette œuvre reflète étrangement, et comme malgré lui, tout ce qu’il pensait en l’écrivant. Il commencera donc par évoquer lui-même avec tant d’intensité, tant d’obstination, les figures qu’il fera défiler et agir devant nous, qu’elles deviendront pour lui une réalité.
Qu’on se souvienne de ce qu’il dit des aides et des serviteurs qui accourent à son appel, et des démons qui viennent l’obséder. Il déchaînera, si vous voulez, dans son propre cerveau, une folie qu’il sait contagieuse, afin qu’elle s’empare de plus d’un d’entre nous.
Il veut que nous vivions avec lui dans le rêve où il sera plongé, et il traduit sa pensée en langage de rêve, c’est-à-dire par l’intermédiaire de figures obsédantes et précises. Elles accomplissent des actes dont on ne saisit pas de suite l’enchaînement, mais nous les voyons si actives et douées d’un tel relief, que nous ne pouvons en détacher les yeux et que nous les comprenons à la fin, par intuition.
De temps en temps seulement, un personnage exprime la pensée du poète en quelques mots, ou même en un seul mot qui, dans ces conditions, fait l’effet d’un trait de lumière. N’est-ce pas de la même façon que les choses se passent en rêve ? Un mot, la façon dont il est prononcé, dont il frappe nos oreilles ne nous découvre-t-il pas tout un abîme de pensées, dont ne gardons, en nous réveillant, qu’une vague souvenance. Quelquefois, pourtant, l’impression qui nous en reste est assez forte pour influencer non seulement notre esprit mais même nos actions. J’exprime imparfaitement, je le sais, ce que je veux dire. Mais peut-être quelques personnes me comprendront-elles et sauront-elles mieux formuler des idées qui se rapportent directement au dernier drame d’Ibsen.
Car la pensée du poète norvégien s’est vraiment incarnée dans un rêve, dans une hallucination qu’il tâche de nous communiquer en la reproduisant aussi fidèlement que possible. Cette reproduction est même si fidèle, qu’elle nous fait comprendre la théorie psychologique d’après laquelle nos rêves sont des dramatisations de notre moi. Il se dédouble, se multiplie, nous apparaît sous plusieurs formes à la fois, chacune d’elles se présentant avec des mobiles souvent contradictoires, dont la résultante nous fait penser et agir. C’est ainsi que dans nos rêves, nous assistons, pour ainsi dire, au drame de notre conscience. Ce drame est-il susceptible d’être transporte sur la scène ? Ibsen a pensé que oui ; il a voulu le prouver, et, comme tel héros de la science, il a expérimenté d’abord sur lui-même.
Cette expérience c’est Solness le Constructeur. Le théâtre peut-il donc servir, comme la poésie, comme la musique, à objectiver notre moi ? Le poète atteindra-t-il son but suprême (qui est de communiquer aux autres sa disposition d’esprit) non par la persuasion mais en se mettant lui-même en scène avec une entière franchise, sans même voiler ses défaillances — afin de créer de la sorte, entre lui et ceux à qui il s’adresse, un courant sympathique qui les force à l’imitation ? Les avis, là-dessus, peuvent être partagés. Ce qu’on ne saurait nier, en tout cas, c’est que ce procédé, qu’on dirait emprunté aux pratiques de l’hypnotisme, est nouveau, hardi et d’un intérêt passionnant.
Il est certain, maintenant, que le langage usuel ne suffit pas à une âme qui veut se dévoiler dans toute sa complexe vérité. Je n’ai pas besoin d’insister sur l’impossibilité où nous sommes d’expliquer clairement, par la parole, ce que nous pensons, ce que nous sentons, ce que nous sommes. Il faut d’autres moyens pour communiquer son état d’âme à son entourage. Il faut lui suggérer ses propres idées, et cette suggestion ne peut s’exercer que sur des imaginations qu’on arrache au milieu dans lequel elles vivent, pour les transporter dans un milieu tout différent, dans son milieu à soi.
Ibsen vit dans le rêve ; il nous transportera donc dans le rêve. Dans sa tête de dramaturge les idées se revêtent d’images, tout un monde la peuple, et, ce monde, il nous y entraînera à sa suite. Par quelle force accomplira-t-il ce miracle ? Je l’ai déjà dit, en nous présentant ses figures et ses milieux symboliques avec une extrême précision, ainsi que cela se passe dans les rêves et dans les hallucinations. De là, la minutie des détails de la mise en scène lés, pour Solness le Constructeur, en vue des mouvements, des attitudes, ainsi que pour bien préciser la vision, telle qu’elle s’est présentée à l’imagination de l’auteur.
Ainsi le langage parlé étant insuffisant pour exprimer l’idée, il a pour premier complément une action qui la représente, c’est-à-dire un symbole. En outre, il est corroboré par l’impression que nous fait le milieu où cette action se passe. Enfin, les intonations, les gestes, les mouvements contribuent puissamment à cette sorte d’initiation.
Voilà pourquoi j’affirme que, dans une pièce comme Solness, l’interprétation a une énorme importance. Elle seule peut donner à ces personnifications de la vie cérébrale du poète l’obsédante netteté avec laquelle elles se présentent à son imagination. Ses interprètes doivent comprendre en outre que le rêve d’Ibsen est un rêve d’artiste où tout a du relief, où tout est plein non seulement de vérité mais de charme. Il en donne involontairement jusqu’aux figures les plus effacées et à celles que leur rôle devrait rendre antipathiques.
Si Maître Solness, Aline, Kaia Fosli et les autres personnages de la pièce ne doivent nullement nous être présentés comme des êtres de raison, s’il est essentiel de les faire vivre sur la scène d’une vie réelle, inquiétante même, jusqu’à un certain point, par son intensité, cette condition s’impose encore plus quand il s’agit de Hilde. L’auteur a soin de l’indiquer, par la façon dont il expose le caractère de la petite Wangel, dès son entrée. Il multiplie les détails qui nous la font connaître, avec une profusion qui peut paraître oiseuse, quelquefois même ridicule. Il la fait parler de ses jupons, de son linge sale, dans une espèce de slang norvégien fleuri d’expressions comme celle que j’ai rendue par zut, et qui est beaucoup trop libre dans l’original pour pouvoir être traduite littéralement, bien qu’elle fasse partie du vocabulaire héroïque et qu’il arrive même de l’entendre dans les Parlements.
Et le coup de théâtre qui fait apparaître la jeune fille, dans son éblouissante fraîcheur, au moment même où Solness, qu’elle subjuguera du premier coup, exprimait sa peur d’entendre, d’un moment à l’autre, la jeunesse frapper à sa porte, et demander qu’il lui cède de la place, comme l’auteur semble préoccupé d’effacer ce qu’il peut y avoir là de trop fantastique !
Nous apprenons aussitôt que Hilde est une ancienne connaissance du médecin. Ils évoquent ensemble des souvenirs communs, un petit tableau de vie ordinaire, qui sert, en même temps, à nous révéler le caractère libre et espiègle de la jeune fille, sa coquetterie, son insouciance. Puis son entrée dans la maison de Solness est expliquée par une circonstance toute naturelle. Au cours de ses pérégrinations, cette infatigable touriste a également rencontré la pauvre Aline, qui faisait une cure d’air sur les hauts plateaux, et Mme Solness, par devoir de politesse (toujours ces malheureux devoirs !) l’a invitée à venir la voir un jour.
Quant à la figure même de Hilde Wangel, que la Dame de la Mer nous avait déjà fait connaître, elle n’est pas faite pour étonner, de prime abord, quiconque a rencontré de ces jeunes Norvégiennes aux allures indépendantes, vives et prime-sautières, qui voyagent seules, comme les misses américaines, mais se distinguent de ces dernières par je ne sais quel enthousiasme dans l’âme, que leurs yeux traduisent. Il n’y a pas jusqu’à cette expression vague et énigmatique qu’on voit passer de temps en temps sur les traits de Hilde, qui ne soit copié d’après nature. Ce n’est souvent, chez les jeunes filles de son pays, qu’un artifice de coquetterie. Mais cela peut être aussi, comme chez elle, un symptôme de névrose, de folie latente couvant sous une apparence de vigueur et de santé.
Cette folie s’accentue peu à peu au contact de celle de Solness. Elles se comprennent, s’attirent et se stimulent l’une l’autre, et voilà qu’Ibsen nous montre, une fois de plus, dans un drame charpenté à l’antique, l’action inexorable d’une de ces lois absolues et cruelles qui remplacent, chez lui, l’aveugle fatalité des anciens.
À peine cette loi est-elle en œuvre, que nous voyons se précipiter ses effets, sans que rien puisse les enrayer. Il ne nous reste qu’à constater l’impuissance des tentatives faites dans ce but, au nom de la raison ou de la morale, la vanité des influences étrangères et des résistances du cœur.
Ainsi que Solness ne peut échapper aux « serres » de Hilde, le poète ne se dérobe pas à son génie, ni le siècle à l’esprit qui le mène. Car Hilde, on l’a compris, personnifie la puissance fatale, irrésistible, torturante de l’inspiration, quelquefois généreuse et naïve comme un enfant, quelquefois subversive et folle. Au fond, elle n’a d’autre fonction que de se satisfaire elle-même. Le personnage de Hilde incarne ce qu’il y a, dans l’âme d’Ibsen, de hardi et de jeune. Il l’a tiré, pour ainsi dire, de sa propre substance. À la faveur de ce dédoublement, il a vu clairement tout le danger qu’un tel élément fait courir à son intelligence pleine encore d’idées empruntées au passé.
N’importe, il écoute la voix qui le pousse à oser, malgré sa faiblesse, et, si le vertige le prend, s’il succombe, tant pis ! Il ne pouvait agir autrement. La voix de Hilde est comme une voix intérieure. Il faut le faire sentir dans la partie du dialogue où elle devine et achève la pensée de Solness, et dans celle où Solness adopte sa pensée à elle et ne voit plus que par ses yeux, dût-il voir, comme elle, une réalité dans ce qui n’est qu’un rêve. On doit marquer, par moments, que les deux ne font qu’un, qu’ils sont indissolublement liés l’un à l’autre. Ce sont les seuls passages du drame où le jeu des artistes doit nous révéler la pensée secrète du poète. Cela suffira pour nous donner l’intuition de tout ce qui est enfermé dans cette œuvre.
On a dit qu’Ibsen était indifférent au succès. Ce n’est pas exact. Mais le succès qu’il vise ne se traduit pas en applaudissements.
Quand un homme comme lui nous ouvre son cœur et son âme, on ne l’applaudit pas, et souvent on ne le comprend même pas. Mais, de ceux qui le comprennent, quelques-uns rentrent en eux-mêmes et trouvent au fond de leur propre nature les forces et les faiblesses, les élans et les amertumes dont ils viennent de recevoir l’émouvante confidence. C’est là le charme de ces confessions et le genre de succès qu’elles appellent.
Solness est, je crois, la première confession qu’un poète nous ait faite au théâtre.
Ceux qu’elle intéressera, pour la raison que je viens de dire, sont-ils assez nombreux pour constituer un public ? Je compte sur les cérébraux de tous les pays, qui composent la clientèle spéciale d’Ibsen, et dont les rapports intellectuels avec ce poète me font penser à ceux de l’architecte avec Hilde Wangel.
Saint-Pétersbourg, janvier 1893.
HALVARD SOLNESS, maître-constructeur.
Madame SOLNESS.
Le docteur HERDAL.
KAIA FOSLI.
HILDE WANGEL.
KNUT BROVIK, RAGNAR BROVIK, son fils, |
employés chez Solness. |
La Foule.
Quelques dames.
ACTE PREMIER
Chez Solness. Un cabinet de travail simplement meublé. À gauche, une porte à deux battants donnant sur le vestibule. À droite, une porte conduisant à l’appartement particulier des Solness. Au fond, une porte ouverte sur la salle de dessin. Au premier plan, à gauche, un haut pupitre chargé de livre de papiers et de tout ce qu’il faut pour écrire. Plus au fond, un poêle. Dans le coin de droite, un sofa, une table et des chaises ; sur la table, une carafe et des verres. Au premier plan, à droite, une table plus petite, un fauteuil et une chaise à bascule. Une lampe de travail allumée et posée sur la grande table de la salle de dessin, une autre sur la table du coin, une troisième
sur le pupitre.
Dans la salle de dessin, Knut Brovik et son fils Ragnar dessinent et calculent. Debout au pupitre, Kaia Fosli écrit dans le grand livre. Knut Brovik est un vieillard maigre, à la barbe et aux cheveux blancs. Il est vêtu d’une redingote noire convenable, quoique un peu usée, et porte lunettes. Sa cravate est d’un blanc légèrement jauni. Ragnar Brovik est un homme blond d’une trentaine d’années, bien mis, un peu voûté. Kaia Fosli est une frêle jeune fille de vingt et quelques années, mise avec soin, mais d’apparence maladive. Ses yeux sont protégés par un abat-jour vert. Tous trois travaillent quelque temps en silence.
Non ! cela ne durera pas longtemps !
Tu te sens donc bien mal ce soir, mon oncle ?
Oh ! je sens que cela empire de jour en jour.
Tu ferais mieux de rentrer, père, et de tâcher de dormir.
Me mettre au lit, peut-être ? Tu veux donc que je m’achève ?
Eh bien ! essaye de faire un bout de promenade.
Oui, c’est cela. Je t’accompagnerai.
Je ne sortirai pas avant qu’il soit rentré. Il faut que je m’explique ce soir même… (Avec une sourde colère) avec lui… avec le patron !
Oh ! non, mon oncle ! Attends encore, je t’en prie !
Oui, père, tu ferais mieux d’attendre.
Ah ! ah ! c’est que je n’ai pas le temps d’attendre.
Chut ! J’entends son pas sur l’escalier.
(Ils se remettent tous trois au travail. Un silence. — Halvard Solness entre par la porte du vestibule. C’est un homme d’un certain âge, d’apparence saine et robuste, aux cheveux courts et crépus, à la barbe noire taillée en pointe, aux sourcils noir et épais. Il est vêtu d’un veston vert sombre, à col droit et à plastron, coiffé d’un chapeau gris en feutre mou, et porte des cartons sous le bras.)
Ils sont partis ?
Non.
(Elle enlève son abat-jour. Solness s’avance, ôte son chapeau, qu’il jette sur une chaise, dépose les cartons sur la table devant le sofa et s’approche du pupitre. Kaia continue à écrire, mais on voit qu’elle est inquiète et nerveuse.)
Qu’écrivez-vous donc là, mademoiselle Fosli ?
Oh ! tout simplement…
Voyons un peu, mademoiselle. (il se penche vers elle, fait semblant de regarder dans le grand-livre et murmure :) Kaia !…
Quoi ?
Pourquoi ôtez-vous votre abat-jour chaque fois que j’entre ?
Parce que cela me rend laide.
Et vous ne voulez pas paraître laide, Kaia ?
Pour rien au monde. Du moins à vos yeux.
Pauvre, pauvre petite Kaia…
Chut ! On peut vous entendre.
(Solness fait quelques pas vers la droite, puis il se retourne, s’avance jusqu’à la porte de la salle de dessin et s’arrête.)
Il n’est venu personne en mon absence ?
Si ; le jeune couple qui veut faire construire une villa à Lœvstrand.
Ah ! ces deux-là ? Ils peuvent attendre. Je n’ai pas encore fait mon plan.
Ils tiennent tant à ce que cela ne dure pas trop longtemps.
Oui, oui, c’est toujours la même chanson.
Il leur tarde tant d’être établis, disent-ils.
C’est bien, c’est bien, on connaît cela. Après cela, ils se contentent de n’importe quoi, d’une… d’un simple pied-à-terre. Il ne s’agit plus d’un vrai foyer. Ah ! non, merci ! Qu’ils s’adressent à un autre. Dites-leur cela quand ils reviendront.
À un autre ? Comment ? vous laisseriez échapper cette commande ?
Oui, oui, oui, le diable m’emporte ! Puisque c’est ainsi… Plutôt cela que de bâtir en l’air, n’importe comment. (Avec éclat.) Est-ce que je les connais, ces gens ?
Ce sont des gens sérieux. Ragnar, lui, les connaît. Il fréquente même la maison. Des gens très sérieux
Bah ! sérieux… sérieux. D’ailleurs ce n’est pas de cela que je parle. Mon Dieu ! Est-ce que vous ne me comprenez plus, vous aussi ? (Avec violence.) Je ne veux pas avoir affaire à ces étrangers. Qu’ils s’adressent à qui ils veulent ! Cela m’est égal.
C’est sérieux, ce que vous dites ?
Ma foi, oui ; c’est dit.
(Il fait quelques pas dans la chambre. — Brovik échange un regard avec Ragnar qui fait un geste comme pour le dissuader ; puis il passe dans l’autre chambre.)
Puis-je causer un instant avec vous ?
Parfaitement, si vous voulez
Va dans l’autre chambre, toi.
Oh ! mais, mon oncle…
Fais ce que je te dis, enfant, et ferme la porte derrière toi.
(Kaia passe à contre-cœur dans la salle de dessin, jette à Solness un regard anxieux et suppliant et ferme la porte derrière elle.)
Je ne veux pas que ces pauvres enfants sachent où j’en suis.
C’est vrai ! Vous avez mauvaise mine ces jours-ci.
Je suis un homme fini ! Mes forces diminuent de jour en jour.
Asseyez-vous.
Merci… Si vous permettez…
Allons, prenez place. Eh bien ?..
Ah ! c’est à Ragnar que je pense… C’est à lui que je pense… C’est lui qui me fait le plus de peine. Que deviendra-t-il, mon Dieu ?
Votre fils ? Naturellement je le garderai chez moi, aussi longtemps qu’il le voudra lui-même
C’est justement ce dont il ne veut pas. Il trouve que c’est de moins en moins possible.
Je crois cependant qu’il est bien rétribué. Mais, s’il voulait davantage, je ne serais pas éloigné de…
Non, non. Il ne s’agit pas de cela. (Avec impatience.) Mais il voudrait enfin travailler pour son compte… lui aussi.
Croyez-vous que Ragnar ait assez de talent pour cela ?
Non, et c’est là ce qu’il y a de plus affreux : je commence à douter de mon garçon. Car jamais vous ne m’avez dit sur son compte un mot qui… qui eût l’air d’un encouragement. Et pourtant il me semble que c’est impossible. Il faut qu’il ait du talent !
Hem ! c’est qu’il n’a jamais rien étudié à fond, excepté le dessin.
Vous non plus, vous ne saviez pas grand’chose du métier, à l’époque où vous étiez employé chez moi. Vous n’en avez pas moins fait votre chemin, vous. (Il respire péniblement.) Vous vous êtes élevé et vous nous avez écrasés tous, moi… et bien d’autres.
Eh ! voyez-vous, j’ai eu de la chance.
Vous avez bien raison… de la chance en tout. Mais vous ne pouvez pas avoir le cœur de me laisser mourir… sans avoir vu ce que vaut Ragnar. Et puis, je voudrais tant les voir mariés… avant de m’en aller.
Est-ce aussi son idée, à elle ?
Non, ce n’est pas tant l’idée de Kaia que… Enfin, Ragnar en parle tout le temps. (Suppliant.) Il faut… il faut que vous lui trouviez quelque travail indépendant. Il faut que je voie quelque ouvrage de lui, de mon pauvre garçon, il le faut, entendez-vous !
Je ne puis lui faire descendre des commandes de la Lune, que diable !
Justement il pourrait avoir une belle commande en ce moment, un grand travail.
Lui ?
Oui, si vous y consentez.
Quel est ce travail ?
Il pourrait construire cette villa à Lœvstrand.
Cette villa ? Mais c’est moi qui dois la bâtir.
Oh ! vous n’y tenez pas.
Je n’y tiens pas ? Moi ! Qui ose le prétendre ?
Vous venez de le dire vous-même.
Bah ! n’écoutez donc pas tout ce que je dis, comme cela. Vous dites que Ragnar pourrait construire cette villa ?
Oui. Il connaît la famille. Et puis il a fait… oh ! simplement pour s’amuser… il a fait les dessins, le devis, enfin tout le plan…
Et ses dessins, ils en sont contents, les gens qui veulent faire bâtir ?
Oui. Si vous vouliez seulement les examiner et les approuver…
Ils confieraient la commande à Ragnar ?
Son idée leur a extrêmement plu. C’est quelque chose de tout nouveau, ont-ils dit.
Vraiment ! quelque chose de tout nouveau ? Ce n’est pas du vieux comme ce que je bâtis, moi ?
Ils trouvent que c’est autre chose, voilà tout.
Ainsi, c’est chez Ragnar qu’ils sont venus…pendant que j’étais absent !
Ils sont venus vous voir et vous demander si vous consentiez à vous désister.
Me désister ? Moi ?
Dans le cas où les dessins de Ragnar vous paraîtraient…
Moi ? Céder la place à votre fils ?
Non, mais lui céder l’affaire. C’est ainsi qu’ils l’entendent.
Cela revient au même. (Avec un amer sourire.) Ah ! c’est ainsi ! Halvard Solness… commencerait à céder la place ! Faire place aux jeunes, aux tout jeunes peut-être ! On veut qu’il fasse place ! Place ! place !
Mon Dieu ! il y a de la place pour plus d’un…
Eh ! il n’y en a pas tant que cela. Mais ce n’est pas là la question. Sachez que je ne reculerai jamais, jamais, devant personne, jamais de plein gré ! Jamais au monde, vous dis-je !
Ainsi je devrai m’en aller sans emporter avec moi aucune certitude, aucune joie, aucune confiance en Ragnar ? Je n’aurai pas vu un seul ouvrage de lui ? Vous voudriez cela ?
Hem ! Laissez là ces questions.
Non, il me faut une réponse. Voulez-vous que je quitte ce monde après avoir tout perdu ?
Vous le quitterez comme vous pourrez et comme il vous plaira.
C’est bien.
(Il fait quelques pas dans la chambre.)
C’est que, voyez-vous, je ne puis agir autrement ! Je suis ainsi fait ! Je ne puis changer de nature !
Non, non, j’entends bien, vous ne pouvez pas… (Il chancelle et s’arrête devant la table placée près du sofa.) Puis-je prendre un verre d’eau ?
Certainement.
(Il remplit un verre qu’il lui tend.)
Merci.
(Il boit, puis dépose le verre. Solness va ouvrir la porte de la salle de dessin.)
Ragnar ! venez reconduire votre père chez lui.
(Ragnar, se lève vivement et entre dans le cabinet de travail, ainsi que Kaia.)
Qu’avez-vous, père ?
Donne-moi le bras et partons.
Oui, mets ton manteau, Kaia.
Mlle Fosli vous suivra dans un petit instant. Il y a une lettre à écrire.
Bonne nuit, dormez bien… si vous pouvez.
Bonne nuit.
(Brovik et Ragnar sortent par le vestibule. Kaia s’approche du pupitre. Solness se tient près du fauteuil, baissant la tête.)
Il y a une lettre ?…
Non. (Il la regarde durement.)
Ah !
Venez ici ! Tout de suite !
Oui..
Plus près.
Que me voulez-vous ?
Est-ce à vous que je dois cela ?
Non, non, comment pouvez-vous le croire ?
Il paraît cependant que vous voulez vous marier.
Ragnar et moi sommes fiancés depuis quatre… cinq ans… et…
Et vous trouvez qu’il faut que cela finisse, n’est-ce pas ?
Ragnar et l’oncle disent qu’il le faut. Que me reste-il à faire ?
Ecoutez, Kaia ; avouez qu’au fond vous l’aimez bien un peu votre Ragnar.
Je l’aimais beaucoup, Ragnar… avant de venir chez vous.
Et maintenant ? Plus du tout ?
Oh ! vous savez bien que je n’aime plus qu’un être au monde. Jamais je n’en aimerai un autre, jamais.
Oui, vous le dites, mais cela ne vous empêche pas de me quitter, de me laisser ici à me débattre seul au milieu de tout cela.
Mais ne pourrais-je donc pas rester près de vous, même si Ragnar ?…
Non, non, non, c’est tout à fait impossible. Si Ragnar me quitte et va travailler pour son propre compte, il aura besoin de vous pour son entreprise.
Oh ! je crois que je ne pourrai pas me séparer de vous ! Cela me semble tout à fait, tout à fait impossible.
En ce cas, tâchez de détourner Ragnar de ces sottes lubies. Epousez-le tant que vous voulez… (Se reprenant.) Je veux dire… persuadez-lui de conserver la bonne place qu’il a chez moi. En ce cas, chère Kaia, je pourrai vous garder, vous aussi.
Oh ! oui. Quel bonheur si cela pouvait s’arranger ainsi !
C’est que je ne puis me passer de vous, Kaia. Il faut que je vous aie toujours près de moi.
Oh ! Dieu !… Oh ! Dieu !
Kaia !… Kaia !…
Que vous êtes bon pour moi ! Que vous êtes donc bon !
Levez-vous, levez-vous donc, de par le… Il me semble entendre quelqu’un.
(Il l’aide à se relever. Elle se dirige en chancelant vers le pupitre. — Madame Solness entre par la porte de droite. C’est une femme maigre, qui semble rongée par le chagrin et à qui il reste des traces de beauté. Des boucles blondes tombent sur ses épaules. Elle est vêtue avec élégance, tout de noir. Elle parle assez lentement, d’une voix plaintive.)
Halvard !
Ah ! c’est toi, chère !
Il me semble que je viens mal à propos.
Pas du tout. Mlle Fosli a simplement une petite lettre à écrire.
Oui, je vois bien.
Tu as quelque chose à me dire, Aline ?
Rien, si ce n’est que le docteur Herdal est dans le petit salon du coin. Peut-être voudrais-tu le voir ?
Hein ?… Il tient donc bien à me voir, le docteur, hein ?
Non, il n’y tient pas absolument… Il est venu chez moi et il voudrait en profiter pour te faire sa visite.
Très bien. En ce cas, tu le prieras d’attendre un peu.
Tu viendras un peu plus tard, n’est-ce pas ?
Peut-être. Plus tard, mon amie, plus tard… Dans un instant.
N’oublie pas de venir, au moins, Halvard.
(Elle se retire et ferme la porte derrière elle.)
Oh ! mon Dieu, mon Dieu… Mme Solness pense du mal de moi, bien sûr.
Oh ! pas du tout. Du moins, pas plus que d’habitude. Cependant, Kaia, il vaut mieux que vous partiez maintenant.
Oui, oui, il faut que je parte.
Et vous m’arrangerez cette autre affaire, entendez-vous ?
Oh ! si cela dépendait de moi, je…
Je veux que l’affaire s’arrange, vous dis-je ! Et pas plus tard que demain !
S’il n’y a pas d’autre moyen, je consens à rompre avec lui.
Rompre ! Ah çà ! vous êtes folle ! Vous voulez rompre ?
Oui, j’aime mieux cela. Il faut… il faut que je reste chez vous. Je ne puis vous quitter ! C’est impossible, impossible !
Et Ragnar, donc, de par le diable ! Mais c’est à Ragnar que je…
C’est donc pour Ragnar avant tout que… que vous ?…
Mais non, bien sûr ! Vous ne comprenez donc rien. (D’une voix douce et caressante.) C’est vous que je veux garder. C’est vous avant tout, Kaia. Mais c’est justement pour cela que vous devez décider Ragnar à ne pas quitter sa place. Allons, allons, rentrez, maintenant.
Oui, oui, bonne nuit.
Bonne nuit. (La retenant.) Écoutez ! Les dessins de Ragnar sont là, n’est-ce pas ?
Oui, je n’ai pas vu qu’il les ait emportés.
Trouvez-les moi, en ce cas. Je voudrais tout de même les parcourir un peu.
Oh ! oui, faites cela !
Pour vous, chère Kaia. Allons, trouvez les moi bien vite, entendez-vous !
(Kaia passa vite dans la salle de dessin, fouille anxieusement dans le tiroir de la table, y trouve un carton et l’apporte.)
Voici tous les dessins.
C’est bien. Posez-les sur la table.
Bonsoir. (D’une voix suppliante.) Et pensez à moi avec bonté.
Oh ! je le fais toujours. Bonsoir, chère petite Kaia (Regardant la porte de droite.) Allez, allez !
(Madame Solness et le docteur Herdal entrent par la porte de droite. Le docteur est un homme d’un certain âge, replet, au visage rond, satisfait, entièrement rasé, à la chevelure blonde, clairsemée. Il porte des lunettes d’or.)
Écoute, Halvard. Le docteur veut s’en aller.
Allons, entrez.
Vous avez fini votre lettre, mademoiselle ?
Ma lettre ?…
Oui, il n’y avait que quelques mots à écrire.
Bien peu, à ce que je vois.
Vous pouvez partir, mademoiselle Fosli. Et venez de bonne heure demain.
Oui, monsieur. Bonsoir, madame.
(Elle sort par la porte du vestibule.)
Tu dois être content, Halvard, d’avoir trouvé cette demoiselle ?
Certainement. Elle s’entend atout.
On le voit.
Elle sait aussi tenir les livres ?
Eh ! elle a acquis un peu de pratique dans l’espace de ces deux années. Et puis elle est gentille et pleine de bonne volonté.
Oui, cela doit être bien agréable.
Sans doute. Surtout quand on n’est pas gâté sous ce rapport.
Est-ce à toi de dire cela, Harvard ?
Oh ! non ! non ! chère Aline. Je te demande pardon.
Il n’y a pas de quoi. C’est dit, docteur ; vous reviendrez tantôt prendre le thé avec nous.
Dès que j’aurai fait cette visite, je reviendrai.
Merci.
Elle sort par la porte de droite.)
Vous êtes pressé, docteur ?
Du tout.
En ce cas, puis-je causer un instant avec vous ?
J’en serai enchanté !
Asseyons-nous donc.
(Il indique au docteur la chaise à bascule, et s’assied dans la fauteuil.)
Dites-moi… N’avez vous rien remarqué chez Aline ?
Tout à l’heure ?
Oui. Quand elle était là devant moi… n’avez-vous rien remarqué ?
Pardieu ! Il n’était pas difficile de voir que… votre femme… hem !…
Allons !
Que votre femme regarde de travers cette demoiselle Fosli.
Rien d’autre ? Je l’avais remarqué moi-même.
Il n’y a là, après tout, rien de bien étonnant.
Que voulez-vous dire ?
Il n’est pas étonnant qu’elle n’aime point à voir sans cesse une autre femme à vos côtés.
Non, non, vous avez peut-être raison et Aline aussi. Mais à cela… il n’y a rien à faire.
Ne pournez-vous pas prendre un commis ?
Le premier galopin venu ? Merci, cela ne ferait pas mon affaire.
Mais si votre femme.. faible comme elle est… ne peut pas supporter cela ?
Ma foi, tant pis… Kaia Fosli doit rester ici… il le faut… Je ne puis la remplacer par personne.
Par personne ?
Non, par personne.
Écoutez-moi, mon cher monsieur Solness, me permettez-vous de vous poser une question d’ami ?
Parlez.
Les femmes, voyez-vous… ont un vrai flair dans certaines matières…
Oui, vous avez raison, mais ?…
Écoutez-moi. L’aversion que votre femme éprouve pour cette Kaia Fosli ?…
Eh bien ?
Cette aversion insurmontable serait-elle tout à fait… tout à fait sans motif ?
Ah ! nous y voilà donc !
Ne m’en veuillez pas pour cette question, mais n’y en aurait-il vraiment aucun ?
Non.
Ainsi, pas le moindre motif ?
Il n’y en a pas d’autre que le caractère soupçonneux de ma femme.
Je sais que vous avez connu plus d’une femme dans votre vie.
Oui, j’en ai connu assez.
Et vous avez trouvé goût à plusieurs d’entre elles.
Eh ! oui, je n’en disconviens pas.
Voyons… n’y aurait-il rien de pareil dans… le cas présent ? Je parle de Mlle Fosli.
Non, rien du tout… de mon côté.
Et du sien ?
Je crois, docteur, que vous n’avez aucun droit à me poser cette question.
Nous parlions du flair de votre femme.
Soit ! Et, quanta cela… (Baissant la voix.) Aline a assez bon flair, comme vous dites.
Hé bien ! que vous disais-je ?
Écoutez-moi, docteur Herdal.., je vais vous conter une histoire étrange. Voulez-vous ?
J’aime bien les histoires étranges.
Vous vous souvenez peut-être que j’ai pris à mon service Knut Brovik et son fils, dans un moment où le vieux était complètement coulé ?
Oui, j’ai entendu parler de cela.
Il faut dire que ce sont au fond d’habiles gaillards l’un et l’autre, très bien doués chacun à sa façon. Mais voilà que le fils a l’idée de se fiancer. Et naturellement, une fois marié, il se mettrait à bâtir pour son propre compte. Ils ont tous la même chose en tête, les jeunes.
Oui, ils ont la mauvaise habitude de vouloir se marier.
Mais cela ne ferait pas mon affaire. Ragnar m’est utile ; son père aussi. Il a un talent du diable pour calculer la résistance, le cubage, pour toute cette sacrée besogne, voyez-vous.
Oui, oui, cela appartient au métier, cela aussi.
Eh ! oui. Or, Ragnar tenait absolument à travailler pour son compte. Il n’y avait pas à dire non.
Et cependant il continue à servir chez vous.
Oui, vous allez voir. Un jour Kaia Fosli est venue les trouver pour une affaire quelconque. Elle n’était encore jamais venue ici. En les voyant tout bêtes l’un devant l’autre, une idée me vint : si je pouvais la décider à travailler chez moi, je pourrais peut-être garder Ragnar.
C’était assez bien imaginé.
Oui, mais, ce jour-là, il n’y eut pas un mot d’échangé à ce sujet. Tout ce que je fis, ce fut de la regarder bien en face… avec le désir formel de l’avoir ici, près de moi. Puis je lui dis quelques paroles aimables… à propos de n’importe quoi. Après cela, elle s’en alla.
Et après ?
Mais voilà que, le lendemain, vers le soir, après le départ du vieux Brovik et de Ragnar, elle revint chez moi et se comporta tout comme si nous nous étions mis d’accord.
D’accord ? sur quoi ?
Mais sur tout ce que j’avais pensé, rien que pensé, sans en dire un seul mot.
C’est vraiment bien étrange.
N’est-ce pas ? Elle m’a simplement demandé quelles seraient ses occupations, si elle devait commencer son service dès le lendemain matin, et d’autres choses du même genre.
Ne pensez-vous pas qu’elle a fait cela pour rester auprès de celui qu’elle aime ?
C’est ce que j’ai commencé par croire ; mais non, ce n’était pas cela. Elle semble lui avoir glissé des mains, en entrant chez moi.
Vous voulez dire qu’elle a glissé dans les vôtres.
Absolument. Quand je me tiens derrière elle et que je la regarde, j’ai remarqué qu’elle le sent. Elle a des frissons, des tressaillements sitôt que je l’approche. Que dites-vous de cela ?
Hem !… Ce n’est pas si difficile à expliquer.
Et ce que je viens de vous raconter ? Sa conviction d’avoir entendu de ma bouche ce que je m’étais contenté de penser et de vouloir… en silence, à part moi, dans mon for intérieur. Qu’en dites-vous ? Pouvez-vous m’expliquer cela, docteur ?
Je ne m’en charge pas.
J’en étais sûr d’avance. Aussi n’ai-je jamais voulu en parler avant aujourd’hui. Mais tout cela, voyez-vous, m’embarrasse diablement à la longue : je suis là, du matin au soir, feignant de… Et cela me donne des torts envers elle, la pauvre fille. (Avec violence.) Mais je ne puis faire autrement. Si elle m’échappe, je perds Ragnar.
Et vous n’avez pas expliqué tout cela à votre femme ?
Non.
Oh ! mais, pourquoi ne pas l’avoir fait ?
Parce que… parce que, en laissant Aline être injuste avec moi, il me semble que je m’impose une sorte de torture bienfaisante.
Je ne comprends pas un traître mot à ce que vous dites.
Tenez c’est comme une espèce d’acompte qui réduirait, ne fût-ce que de quelques sous, une énorme, une terrible dette…
Envers votre femme ?
Oui. Et cela soulage toujours un peu. On peut respirer un instant, vous comprenez.
Non ; Dieu me damne, si je comprends un mot…
Allons, c’est bon… nous n’en parlerons plus. (Il gagne le fond, revient sur ses pas et s’arrête près de la table. Regardant le docteur et souriant avec malice.) Dites donc, docteur ! Vous croyez m’avoir tiré les vers du nez, cette fois ?
Tiré les vers du nez ? Je continue à ne pas saisir, maître Solness.
Eh ! avouez-le donc ! Je l’ai assez remarqué, vous savez.
Qu’avez-vous remarqué ?
Que vous venez ici en douceur, pour avoir les yeux sur moi.
Moi ? Et pourquoi ferais-je cela, grand Dieu !
Parce que vous me croyez… (Avec explosion.) Eh ! de par le diable ! Vous croyez ce que croit Aline.
Et que croit-elle donc, elle ?
Elle commence à croire que je suis… Comment dire… que je suis… malade.
Vous, malade ? Jamais elle ne m’en a dit un mot. Voyons, qu’avez-vous donc, mon ami ?
Aline croit que je suis fou. Voilà ce qu’elle croit.
Voyons ! mon cher monsieur Solness.
Que Dieu me vienne en aide… C’est ainsi. Et elle vous l’a persuadé, à vous. Et moi, docteur, je puis vous assurer que je… que je vous ai bien observé, allez. On ne me met pas si facilement dedans, sachez-le.
Jamais, maître Solness… jamais pareille idée ne m’est entrée en tête.
Vraiment ? Jamais ?
Non, jamais ! Ni à votre femme non plus assurément. J’en prêterais serment.
Je ne vous le conseillerais pas. Car jusqu’à un certain point, voyez-vous, elle pourrait… elle pourrait avoir ses raisons pour le croire !
Ah ! non. Je vous dirai à la fin…
C’est bien, cher docteur… N’en parlons plus. Il vaut mieux que chacun garde son idée.
(Changeant de ton, avec calme et gaîté.) Mais alors docteur,… dites-donc ?…
Quoi ?
Puisque vous ne me croyez pas… comment dirai-je… malade… dérangé… enfin fou… ou quelque chose d’approchant…
Eh bien ?
Eh bien ! vous devez vous imaginer que je suis un bien heureux mortel, dites ?
M’imaginer seulement ?
Non, non, pardieu ! Comment ? Solness, le constructeur Halvard Solness… Excusez du peu !
En effet, je dois dire que vous avez été, à mon avis, singulièrement favorisé par la fortune.
C’est vrai ; je n’ai pas le droit de me plaindre.
D’abord l’incendie de ce vieux nid de chouettes. Ce fut une vraie chance pour vous.
N’oubliez pas que, pour Aline, ce fut la destruction du foyer de sa famille.
Oui, elle en a éprouvé un profond chagrin, elle.
Elle n’en est pas encore remise. Ces douze ans n’y ont rien fait.
Le coup le plus dur, c’est ce qui est venu après.
Les deux coups réunis l’ont abattue.
Mais vous, vous-même, votre triomphe date de là. D’un pauvre garçon de la campagne que vous étiez au début, vous voici le premier parmi vos confrères. Vraiment, maître Solness, la fortune vous a été propice.
C’est justement là ce qui me tourmente.
Ce qui vous tourmente ! D’avoir eu de la chance ?
Cela ne me laisse pas un instant de repos… pas un. Car il faut bien qu’un jour le revirement arrive.
Des balivernes ! Comment arriverait-il ?
Par la jeunesse.
Bast ! La jeunesse ! Vous n’êtes pas encore une ruine, que je sache. Ah ! non. Vous êtes plus solidement établi ici que vous ne l’avez jamais été.
Le revirement viendra, j’en ai le pressentiment. Je le sens approcher. D’abord tel ou tel autre me demandera de lui céder la place. Et tous se précipiteront derrière lui en criant : Place, place, place ! Vous allez voir, docteur, vous allez voir ! Un jour, la jeunesse viendra frapper à ma porte.
Eh bien, après ! Quoi ?
Quoi ?… C’en sera fait, alors, du constructeur Solness.
(On frappe à la porte de gauche.)
Qu’est-ce que c’est ! Vous avez entendu ?
On frappe à la porte.
Entrez !
(Hilde Wangel entre par la porte du vestibule. Elle est de taille moyenne, svelte et bien faite. Son visage est légèrement bruni par le soleil. Elle porte un costume de touriste, jupe un peu retroussée, col et chapeau marin, havresac au dos, et s’appuie sur un bâton alpin.)
Bonsoir !
Bonsoir.
Je crois que vous ne me reconnaissez pas.
Non… je dois avouer que…
Mais moi, mademoiselle, je vous reconnais.
Comment ! c’est vous qui…
Mais oui, c’est moi. (A Solness.) Nous nous sommes rencontrés cet été là-haut, dans un chalet. (A Hilde.) Et ces autres dames ? Que sont-elles devenues ?
Oh ! elles ont continué leur chemin vers l’Est.
Elles auront été choquées du tapage que nous avons fait ce soir-là.
Je crois que oui.
Avouez que vous avez été un peu coquette avec nous.
C’est plus amusant que de tricoter des bas en compagnie de vieilles dames.
Vous avez parfaitement raison.
Vous êtes arrivée ce soir ?
J’arrive en ce moment.
Vous êtes seule, mademoiselle Wangel ?
Eh ! oui
Wangel ? Vous vous appelez Wangel ?
Mais oui, avec votre permission.
Votre père n’est-il pas médecin de district à Lysanger ?
Que serait-il sans cela ?
En ce cas, nous nous sommes rencontrés là-haut, l’été où j’ai ajouté une tour à votre vieille église.
Oui, ce fut cet été-là.
Eh ! il est écoulé du temps depuis lors.
Juste dix ans.
Vous étiez enfant, je suppose.
Oh ! j’avais douze à treize ans tout de même.
C’est la première fois que vous venez ici, mademoiselle Wangel ?
Certainement.
Et vous n’y connaissez personne, sans doute !
Personne d’autre que vous. C’est vrai, je connais aussi votre femme.
Vraiment ? Vous connaissez ma femme ?
Oh ! très peu. Nous avons été quelques jours ensemble à l’établissement où elle faisait sa cure.
Ah ! oui, là-haut.
Elle m’a engagée à venir la voir si je passais par ici. (Souriant.) Elle n’avait pas besoin, d’ailleurs, de m’y inviter.
Cela m’étonne, qu’elle ne m’en ait jamais parlé.
(Hilde dépose son bâton près du poêle. Puis elle détache son havresac et le pose sur le sofa, ainsi que son plaid. Herdal essaie de l’aider. Solness la regarde faire, sans bouger.)
Très bien. Maintenant, je vous demanderai de me loger ici cette nuit.
Cela pourra très bien s’arranger.
C’est que je n’ai pas d’autre costume que celui que je porte sur moi. Rien que des vêtements de dessous dans mon sac. Encore sont-ils bien sales, et faut-il les faire nettoyer.
Allons, allons. On vous arrangera cela. Il faut seulement que je dise à ma femme…
Pendant ce temps, j’irai voir mon malade.
Oui, allez et revenez.
Vous pouvez y compter. (Souriant.) Vous avez deviné juste, tout de même, monsieur Solness.
Comment cela ?
La jeunesse est venue frapper à votre porte.
Oui ; ce n’est pas ainsi que je l’entendais.
Non, non, c’est juste.
(Il sort par la porte du vestibule. Solness ouvre celle de droite.)
Aline ! viens, je t’en prie. Il y a ici une demoiselle Wangel que tu connais.
Qui cela ? (Apercevant Hilde.) Ah ! c’est vous mademoiselle ! (Elle s’approche de Hilde et lui tend la main.) Vous voici donc dans notre ville ?
Mlle Wangel vient d’arriver et elle demande à passer la nuit chez nous.
Chez nous ? J’en serais charmée.
Tu comprends… pour avoir le temps de mettre ses vêtements en ordre.
Je tâcherai de vous aider de mon mieux. C’est le moins que je puisse faire. On apportera sans doute votre malle ?
Je n’ai pas de malle.
Enfin, cela s’arrangera, j’espère. Mais attendez-moi un peu chez mon mari. Je tâcherai de vous préparer une bonne chambre.
Ne pourrions-nous pas donner une des chambres d’enfant ? Elles sont toutes prêtes.
Oh ! oui. Il y a là plus déplace qu’il n’en faut. (A Hilde.) Asseyez-vous et reposez-vous un peu.
(Elle sort par la droite. — Hilde, les mains croisées derrière le dos, se promène dans la chambre, regardant tantôt un objet, tantôt un autre. Solness, les mains également croisées derrière le dos, la regarde faire, debout près de la table).
Vous avez plusieurs chambres d’enfant, vous ?
Il y a trois chambres d’enfants dans la maison.
Tant que cela ? Vous avez donc toute une masse d’enfants ?
Non, nous n’avons pas d’enfants. Mais vous nous en tiendrez lieu un moment.
Oui, cette nuit. Vous ne m’entendrez pas crier J’essaierai de dormir comme une souche.
Vous êtes bien fatiguée, je pense.
Pas du tout ! mais cela n’empêche pas… C’est si bon de rêver, couchée dans son lit.
Vous rêvez donc quelquefois la nuit ?
Bien sûr ! Presque toujours.
Et à quoi rêvez-vous, en général ?
Je ne vous dirai pas cela ce soir. Une autrefois… peut-être.
(Elle se remet à parcourir la chambre, s’arrête devant le pupitre, feuillette négligemment les livres et regarde lei papiers.)
Vous cherchez quelque chose ?
Non, je regarde. (Se tournant vers lui.) On n’en a pas le droit, peut-être ?
Si, faites toujours.
C’est vous qui écrivez dans ce grand registre ?
Non, c’est la teneuse de livres.
Une femme ?
Apparemment.
Une femme qui est, comme ça, à votre service ?
Oui.
Elle est mariée, cette femme ?
Non, elle est demoiselle.
Ah ! très bien.
Mais elle va probablement se marier bientôt.
Je l’en félicite.
Mais on ne peut pas m’en féliciter, moi, Car cela me privera de son aide !
Vous ne pouvez trouver personne qui la vaille ?
Voudriez-vous prendre sa place et tenir mes livres ?
Ah ! bien, oui !… Merci, n’y comptes pas.
(Elle recommence sa promenade et finit par s’asseoir dans la chaise à bascule. Solness reprend sa place près de la table.)
… Car j’ai bien autre chose à faire. (Elle le regarde en souriant.) N’êtes-vous pas du même avis ?
Naturellement. D’abord vous devez faire le tour des magasins pour tâcher de vous équiper.
Non, je préfère m’en abstenir.
Pourquoi ?
C’est que, voyez-vous, j’ai dépensé mon dernier sou.
Ainsi, pas plus d’argent que de malle !
Non. Mais, zut !… je m’en moque à présent.
Savez-vous que vous me plaisez ainsi
Seulement ainsi ?
De toutes les façons. (Il s’assied dans le fauteuil.) Votre père vit-il encore ?
Oui, mon père est en vie
Et vous venez probablement étudier ici ?
Non, je n’y ai jamais songé.
Mais vous comptez y demeurer quelque temps, je pense ?
Cela dépend des circonstances.
(Elle se balance quelques instants, en regardant Solness tantôt sérieusement, tantôt en réprimant un sourire. Puis elle ôte son chapeau et le dépose sur la table).
Maître Solness ?
Quoi ?
Vous êtes bien oublieux, n’est-ce pas ?
Oublieux ? Pas que je sache.
Alors vous ne voulez pas que nous recausions de ce dont nous avons parlé là-haut ?
Là-haut ? À Lysanger ? (Avec indifférence.) Il n’y a pas de quoi parler, me semble-t-il.
Voyons ! pourquoi dites-vous cela ?
Eh bien ! Parlez-m’en vous-même.
Quand la tour fut achevée, il y eut grande fête chez nous.
Oui, c’est un jour que je n’oublierai jamais.
Vraiment ? C’est gentil à vous !
Gentil ?…
Il y avait musique devant l’église, et des centaines, des centaines de gens. Nous autres fillettes de l’école, nous étions vêtues de blanc et chacune de nous tenait un drapeau.
Ah ! oui, ces drapeaux, je m’en souviens bien !
Vous montâtes sur l’échafaudage, jusqu’en haut, tout en haut. Et vous teniez une grande couronne de feuillage à la main. Et, cette couronne, vous la suspendîtes à la girouette.
C’était mon habitude, en ce temps-là, une vieille tradition.
Cela faisait un tel effet de vous voir ainsi, d’en bas. « S’il allait tomber, lui, le constructeur ! »
Oui, oui, oui, cela aurait bien pu arriver. Car un de ces diables de petites filles en blanc se démenait tant et criait si fort en me regardant…
« Vive maître Solness !» Oh ! oui
Et agitait si bien son drapeau que je… que j’en eus presque le vertige.
Ce diable de petite fille… c’était moi.
J’en suis sûr, maintenant. C’était bien vous.
C’est qu’il y avait là quelque chose de si beau, de si émouvant ! Je ne croyais pas qu’il y eût un autre constructeur, dans le monde entier, qui pût bâtir une aussi haute tour. Et de vous voir là, tout en haut ! en chair et en os ! Et de voir que vous n’aviez pas le plus petit vertige ! C’est cela surtout… c’est cela… qui était vertigineux.
Mais comment pouviez-vous être sûre que je…
Ah bien ! Par exemple ! Je le sentais intérieurement. Comment auriez-vous fait, autrement, pour chanter là-haut ?
Pour chanter ? J’aurais chanté moi ?
Certainement.
Je n’ai jamais chanté de ma vie.
À ce moment-là, vous avez chanté, on entendait dans l’air des accords de harpe.
Tout cela est bien étrange.
Mais c’est après cela,… c’est après cela qu’est venu l’essentiel.
L’essentiel ?
Il est inutile que je vous le rappelle, n’est-ce pas ?
Si, si, rappelez-le-moi un peu.
Vous devez vous souvenir du grand dîner qu’on vous donna au cercle ?
Je m’en souviens très bien. C’était le même soir, sans doute, puisque je suis parti le lendemain.
Vous étiez invité à passer la soirée chez nous, après le cercle.
Parfaitement, mademoiselle. C’est étonnant comme tous ces petits faits se sont gravés dans votre mémoire.
Ces petits faits ! Vous êtes bon, vous ! C’est peut-être un petit fait aussi que je me sois trouvée seule dans la chambre quand vous êtes entré ?
C’était donc vous ?
Cette fois-là vous ne m’avez pas appelée diable de petite fille.
Non, je me serais gardé de le faire.
Vous me dites que j’étais délicieuse dans ma robe blanche et que j’avais l’air d’une petite princesse.
Cela devait être vrai, mademoiselle Wangel. Et puis, je me sentais, ce jour-là si joyeux, si libre.
Et vous avez ajouté que, lorsque je serais grande, je serais votre princesse.
Tiens, tiens, j’ai dit cela aussi ?
Oui, vous l’avez dit. Et quand je vous demandai combien de temps je devais attendre, vous me répondîtes que, dans dix ans vous reviendriez, comme un troll, pour m’enlever, pour me conduire en Espagne, ou je ne sais où. Une fois là, vous me promettiez de m’acheter un royaume.
Oui, après un bon repas on est très généreux. Mais est-ce donc vrai que j’ai dit tout cela !
Oui. Et vous avez même dit le nom de ce royaume.
Vraiment ?
Il devait s’appeler le Royaume d’Orangia.
Un nom très appétissant, ma foi !
Il m’a déplu. Vous aviez l’air de vous moquer de moi.
Et ce n’était certes pas le cas.
Non, on n’aurait pu le croire après ce que vous avez fait ensuite.
Qu’ai-je donc pu faire, grand Dieu ?
Il ne manquerait plus que vous l’eussiez oublié ! On se souvient de pareille chose, à ce qu’il me semble.
Oui, oui, mettez-moi un peu sur la voie et il est probable que… Voyons ?
Vous m’avez prise dans vos bras et vous m’avez embrassée, monsieur Solness.
Comment ? J’ai fait cela ?
Vous l’avez fait ; parfaitement. Vous m’avez prise dans vos deux bras, penchée en arrière et embrassée je ne sais combien de fois.
Voyons, chère mademoiselle Wangel !..,
Vous n’allez pas nier cela, au moins ?
Si, je le nie absolument !
C’est parfait.
(Elle lui tourne le dos, s’en va lentement jusqu’au poêle et reste là, immobile, les mains derrière le dos, sans se retourner. Un court silence.)
Mademoiselle Wangel ? (Hilde se tait et ne bouge pas.) Ne restez donc pas là, comme pétrifiée. Ce que vous venez de dire, il faut que vous l’ayez rêvé. (Posant la main sur le bras d’Hilde.) Écoutez-moi.
(Hilde fait du bras un mouvement d’impatience.)
Ou plutôt… Attendez donc !… Il y a là quelque chose de plus mystérieux. Vous allez voir !
(Hilde ne bouge pas.)
Il faut que j’aie pensé tout cela. Il faut que je l’aie voulu, que je l’aie désiré, que j’en aie eu envie. Et alors… Ne serait-ce pas ainsi que cela s’est passé ?
(Hilde continue à se taire.)
Eh bien, oui ! le diable m’emporte ! Je l’ai fait, voilà !
Vous avouez donc ?
Oui. Tout ce que vous voudrez.
Que vous m’avez prise dans vos bras ?
Oui, oui.
Que vous m’avez penchée en arrière ?
Presque jusqu’à terre.
Que vous m’avez embrassée
Oui, je vous ai embrassée.
Plusieurs fois ?
Autant de fois qu’il vous plaira
Vous voyez bien que j’ai fini par vous faire tout avouer.
Et dire que j’ai pu oublier une chose pareille !
Oh ! vous en avez tant embrassé dans votre vie, j’imagine !
Non, vous méjugez mal.
(Hilde s’assied dans le fauteuil. Solness se tient debout, en s’appuyant sur la chaise à bascule.)
Mademoiselle Wangel ?
Eh bien ?
Voyons ! que s’est-il passé ensuite ? Comment tout cela a-t-il fini… entre nous ?
Il ne s’est plus rien passé. Vous le savez bien. Les invités sont venus et alors… Non !
Oui, c’est juste ! Les invités. Dire que je l’avais également oublié.
Allons donc ! Vous n’avez rien oublié. Vous avez un peu honte, voilà tout. Pareilles choses ne s’oublient pas, que je sache.
Non, on ne devrait pas les oublier.
Auriez-vous également oublié la date de ce jour ?
La date ?
Oui. la date du jour où vous avez suspendu la couronne en haut de la tour ? Allons ! dites-la vite !
Hem !… la date même, je l’ai oubliée. Je sais seulement qu’il y a dix ans de cela. C’était vers l’automne.
Il y a dix ans. Le 19 septembre.
Oui, c’est à peu près cela. Vous vous en souvenez, vous ! (Frappé.) Mais attendez donc !… Oui, c’est bien le 19 septembre aujourd’hui.
Oui, c’est le 19 septembre. Et les dix ans sont écoulés. Et vous n’êtes pas venu, comme vous l’aviez promis.
Promis. Vous voulez dire comme je vous en avais menacée, pour vous effrayer.
Il n’y avait pas là de quoi m’effrayer, que je sache.
Eh bien ! Pour me moquer de vous, si vous aimez mieux.
Était-ce là tout ce que vous vouliez ? Vous moquer de moi ?
Ou plutôt plaisanter un peu. Aussi vrai que j’existe, je ne me souviens pas de tout cela. Mais cela doit s’être passé ainsi. Vous n’étiez qu’une enfant à cette époque.
Oh ! peut-être pas si enfant que cela. Pas le bébé que vous croyez.
Avez-vous pu sérieusement croire, tout ce temps, que je reviendrais ?
Oui, bien sûr ! Je croyais que vous reviendriez.
Que je reviendrais près de vous pour vous prendre avec moi ?
Comme un troll… Oui.
Pour vous faire princesse ?
Puisque vous me l’aviez promis.
Et enfin pour vous donner un royaume ?
Pourquoi pas ? Pas absolument un royaume ordinaire, un royaume comme les autres.
Mais quelque chose qui vaut tout autant.
Au moins. (Elle le regarde un instant.) Qui peut bâtir les plus hautes tours du monde peut bien donner un royaume, d’une façon où d’une autre : voilà ce que je me disais.
Je ne vous comprends guère, mademoiselle Wangel.
Vraiment ? Il me semble pourtant que je parle si clairement !
Non, je ne sais si vous pensez tout ce que vous dites, ou si vous plaisantez…
Si je me moque ? Moi aussi !
Justement, si vous vous moquez de nous deux. (il la regarde.) Y a-t-il longtemps que vous me savez marié ?
Oui, je l’ai su tout de suite. Pourquoi me demandez-vous cela ?
Pour rien… Une idée… (Il la regarde gravement et dit, d’une voix contenue :) Pourquoi êtes-vous venue ?
Je veux mon royaume. Le terme est échu.
Vous êtes bien bonne, vous !
En avant le royaume, maître Solness ! (Frappant la table du doigt.) Allons ! Servez le royaume !
Sérieusement, pourquoi êtes-vous venue ? Que venez-vous faire ici, à vrai dire ?
Oh ! d’abord, je veux parcourir la ville et voir tout ce que vous y avez bâti.
En ce cas, vous avez beaucoup de chemin à faire.
C’est vrai. Vous avez fait une telle masse de constructions !
Oui, surtout depuis quelques années.
Et beaucoup de tours d’églises, n’est-ce pas ? Bien, bien hautes ?
Non. Je ne construis plus de tours d’églises, et plus d’églises.
Que bâtissez-vous, en ce cas ?
Des maisons où les hommes puissent abriter leurs foyers.
Et ces maisons, vous ne pourriez pas leur ajouter une petite… petite tour ?
Que voulez-vous dire ?
Je pense à quelque chose… qui s’élève… qui s’élève librement dans les airs, et dont la girouette tourne à une hauteur vertigineuse.
C’est singulier. Ce dont vous me parlez, c’est ce qui me tente le plus.
Mais alors, pourquoi ne le faites-vous pas ?
Parce que les hommes n’en veulent pas.
C’est bien étonnant ! Ils n’en veulent pas ?
Mais maintenant je travaille à un foyer neuf pour moi-même. Ici, en face.
Pour vous-même ?
Oui. La maison est presque bâtie. Et celle-ci est surmontée d’une tour.
D’une haute tour ?
Oui.
Très haute ?
Le monde dira sans doute qu’elle est trop haute… pour une maison, pour un foyer.
Cette tour, je veux aller la voir dès demain matin.
Dites-moi, mademoiselle Wangel… comment vous appelez-vous ?… de votre prénom, s’entend.
Je m’appelle Hilde… Vous le savez.
Hilde, dites-vous ?
Comment ! Vous l’avez oublié ? Vous m’avez appelée par mon nom de Hilde… le jour où vous avez été si impertinent.
Vraiment ? j’ai fait cela ?
Vous avez même dit : petite Hilde. Et cela m’a déplu.
Vraiment, mademoiselle Hilde, cela vous a déplu ?
Oui. Dons cette circonstance, cela m’a déplu. Du reste « princesse Hilde », je crois que cela sonnera très bien.
Oui. « Princesse Hilde de… de… » Comment direz-vous ?
Fi ! je ne veux pas de ce sot royaume-là. J’en veux un tout autre, moi !
Est-ce étonnant ?… Plus j’y pense, plus il me semble que, pendant toutes ces longues années, je me suis torturé à… Hem !…
À quoi !
À tâcher de me rappeler quelque chose qui m’était arrivé, à ce que je croyais, et que j’avais oublié. Mais je ne suis jamais tombé sur la trace de ce que c’était.
Vous auriez dû faire un nœud à votre mouchoir, monsieur Solness.
Pour me demander ensuite ce que ce nœud signifiait ?
Oh ! oui. Il arrive de ces prodiges dans le monde !
C’est bien que vous soyez venue me trouver en ce moment.
Vraiment ? C’est bien ?
C’est que j’étais là, si seul, à regarder devant moi, sans rien pouvoir contre tout ce… (Baissant la voix.) Il faut que je vous dise… il me prend une telle peur… une si horrible peur de la jeunesse.
Bast ! cela peut-il faire peur, la jeunesse ?
Oh ! oui, assurément. Et voilà pourquoi je m’enferme ici à double tour. (Mystérieusement.) Sachez que la jeunesse veut assiéger ma porte ! Faire irruption chez moi !
Il me semble que vous devriez, en ce cas, aller lui ouvrir, à la jeunesse.
Lui ouvrir ?
Oui. Pour que la jeunesse puisse entrer chez vous. En amie, vous comprenez.
Non, non, non ! La jeunesse, voyezvous… c’est l’expiation. Elle vient à la tête du revirement. Elle arrive, pour ainsi dire, avec un nouveau drapeau.
Pensez-vous m’employer à quelque chose, maître Solness.
Oui, je le puis ! Juste en ce moment ! Car, vous aussi, vous arrivez, pour ainsi dire, avec un nouveau drapeau. Jeunesse contre jeunesse alors !…
(Le docteur Herdal entre par la porte du vestibule.)
Eh bien, vous voici encore là, tous les deux ?
Oui. Nous avions bien des choses à nous dire, mademoiselle et moi.
Du vieux et du nouveau.
Vraiment ? Tant de choses que cela
Oh ! c’était si amusant ! Vous ne pouvez vous faire une idée d’une mémoire comme celle de maître Solness. Il se souvient de tout, jusqu’aux moindres bagatelles.
(Madame Solness entre par la porte de droite.)
Voilà qui est fait, mademoiselle Wangel. Votre chambre est prête.
Oh ! comme vous êtes gentille pour moi !
Une des chambres d’enfant ?
Oui, celle du milieu. Mais, d’abord, nous allons nous mettre à table.
Allons ! Hilde aura une chambre d’enfant.
Hilde ?
Oui, Mlle Wangel se nomme Hilde. Je l’ai connue enfant.
Vraiment, Halvard ? Hé bien ! faites-moi le plaisir… Nous sommes servis.
(Elle prend le bras du docteur et sort avec lui par la porte de droite. Pendant ce temps, Hilde a rassemblé les objets qu’elle avait déposés.)
C’est vrai, ce que vous m’avez dit ? Vous pourrez m’employer à quelque chose ?
Vous êtes ce qui me manquait le plus.
Oh ! joie et triomphe !…
Eh bien ?…
Je tiens donc mon royaume !
Hilde !
Je le tiens… presque, voulais-je dire.
(Elle sort par la droite, suivie de Solness.)
ACTE DEUXIÈME
Un petit salon agréablement meublé chez Solness. Dans le fond, une porte donnant sur une véranda, derrière laquelle s’étend un jardin. À droite, dans un pan coupé, une grande
fenêtre, devant laquelle est placée une jardinière pleine de fleurs. À gauche, dans un autre pan coupé, une petite porte. Portes latérales. Sur le premier plan, à droite, une glace à console. Fleurs et plantes. Sur le premier plan, à gauche, un sofa, une table et des chaises. Plus au fond, une armoire à livres. Devant le pan coupé de droite, une petite table et deux ou trois chaises. — Le matin.
Solness est assis devant la petite table, sur laquelle est posé le portefeuille contenant les dessins de Ragnar Brovik. Il les regarde et en examine quelques-uns plus attentivement. Madame Solness, un petit arrosoir à la main, va et vient sans bruit, arrosant les fleurs. Elle est vêtue de noir comme au premier acte. Son chapeau, son manteau et son ombrelle, sont posés sur une chaise près de la glace. Solness, à plusieurs reprises, lève la tête et la suit des yeux à la dérobée. Ils gardent tous deux le silence.
Kaia Fosli entre doucement par la porte de gauche.
Ah ! c’est vous.
Je voulais vous dire seulement que je suis là.
C’est bien, c’est bien. Et Ragnar ? Pas encore venu ?
Non. Il s’est arrêté un instant pour attendre le docteur. Il devait venir ensuite demander si…
Comment va le vieux, aujourd’hui ?
Mal. Il vous prie de l’excuser, s’il est obligé de garder le lit.
Très bien. Qu’il se soigne. Et vous, allez à votre travail.
Oui. (Elle s’arrête au moment de sortir.) Peut-être voudriez-vous parler à Ragnar, quand il viendra.
Non… Je n’ai rien de particulier à lui dire.
(Kaia sort par la porte de gauche. Solness se remet à regarder les dessins.)
Oui sait s’il ne mourra pas, lui aussi…
Lui aussi ?… Et qui encore ?
Oui, oui. Le vieux Brovik… Encore un qui mourra bientôt. Tu verras cela, Halvard.
Chère Aline,… ne devrais-tu pas faire un tour de promenade ?
Oui, je devrais sortir.
(Elle continue à arroser les fleurs.)
Elle dort encore ?
Est-ce à Mlle Wangel que tu penses ?
Oui, je me suis souvenu d’elle.
Il y a longtemps que Mlle Wangel est levée ?
Vraiment ? elle est levée ?
Quand je suis entrée chez elle, elle arrangeait ses vêtements.
(Elle va se placer devant la glace et commence lentement à mettre son chapeau.)
Nous avons donc fini par utiliser une des chambres d’enfant, Aline ?
Oui, c’est vrai.
Cela vaut mieux, je crois, que de les voir vides toutes les trois.
Oh ! ce vide est si effrayant ! Tu as bien raison.
Tu vas voir, Aline, que, dorénavant, tout ira mieux. La vie sera bien plus agréable, plus facile… surtout pour toi.
Dorénavant ?…
Oui, crois-moi, Aline…
Dis-tu cela… parce qu’elle est venue ?
Non, je pense, bien entendu,… à la nouvelle maison où nous irons bientôt nous installer.
Vraiment, Halvard ?… Tu crois que cela ira mieux là-bas ?
Je n’en doute pas,… ni toi non plus, n’est-ce pas ?
Cette nouvelle maison ne me dit absolument rien.
Il m’est bien pénible de t’entendre parler ainsi. Car, si je l’ai bâtie, c’est surtout pour toi.
(Il veut l’aider à mettre son manteau. Madame Solness ne se laisse pas faire.)
Oh ! tu fais tant de choses pour moi.
Non, Aline, non, tu ne dois pas parler ainsi ! je ne puis le souffrir !
C’est bien. Halvard, je me tairai.
Et moi, je n’en démordrai pas. Tu verras que tout ira bien pour toi dans cette nouvelle maison.
Oh ! mon Dieu… pour moi !…
Oui, moi, te dis-je ! Tu trouveras là tant de choses qui te rappelleront ton ancien foyer…
Le foyer de mon père, de ma mère… Tout ce qui a brûlé.
Oui, oui, pauvre Aline. Cela a été un coup bien rude, pour toi.
Tu peux bâtir tout ce que tu voudras, Halvard,.., jamais tu ne me rendras un vrai foyer !
Eh bien, alors ! n’en parlons plus !
Nous n’avons vraiment pas l’habitude d’en parler. Tu repousses toujours ces souvenirs.
Moi ? Et pourquoi le ferais-je ? Pourquoi ?
Oh ! je te comprends bien, Halvard. Tu tiens tant à m’épargner, et à m’excuser aussi. Tu fais tout ce que tu peux.
Toi ! Est-ce bien de toi que tu parles, Aline ?
Oui, c’est bien de moi.
Il ne manquait plus que cela.
Car la vieille maison… mon Dieu ! ce qui est arrivé est arrivé… Puisque ce malheur devait venir…
Oui, tu as raison. On n’empêche pas… le malheur de venir.
Mais les suites de l’incendie… ces affreuses suites !… Oh ! c’est cela ! c’est cela ! qui !…
Tu ne dois pas y penser, Aline !
Si, si, il faut que j’y pense. Et il faut que j’en parle, à la fin. Je n’y tiens plus. Dire que jamais je n’aurai le droit de me pardonner à moi-même…
À toi-même !…
Oui, car j’avais des devoirs de deux côtés. Envers toi et envers les petits. J’aurais dû me raidir. Ne pas me laisser abattre par la peur ni par la douleur d’avoir perdu mon foyer. (Se tordant les mains.) Ah ! si j’avais pu, Harvard !
Aline,… il faut me promettre de ne plus jamais te laisser aller à ces pensées. Promets-le moi, dis !
Oh ! Dieu.… Promettre… promettre ! On peut tout promettre…
Oh ! c’est à ne pas y tenir ! Jamais de soleil ! Jamais le plus petit rayon à ce foyer !
Mais ce n’est pas un foyer, Halvard.
Ah ! non, tu peux bien le dire. (D’une voix sourde.) Et Dieu sait si tu n’as pas raison, et si cela ira mieux dans la nouvelle demeure…
Cela n’ira jamais mieux. Ce sera toujours le même vide, le même désert, là comme ici.
Mais alors, pourquoi l’avoir bâtie, cette maison ? Peux-tu me le dire ?
Non, réponds toi-même.
Que veux-tu dire, Aline ?
Ce que je veux dire ?
Oui, que diable !… Tu avais l’air si drôle. On dirait une arrière-pensée…
Non, je t’assure que…
Allons donc ! On sait ce qu’on sait. J’ai bons yeux et bonnes oreilles, Aline. Tu peux t’y fier !
Mais qu’y a-t-il donc, mon Dieu ?
Avoue que tu trouves quelque chose de sournois, d’insidieux dans chacune de mes paroles, même les plus innocentes.
Moi ?
Ha, ha, ha ! Cela se comprend, Aline. Quand on doit vivre avec un homme malade…
Malade ?… Tu es malade, Halvard !
Un demi-fou, quoi !… un homme qui n’a plus sa tête à lui. Eh ! oui.
Halvard… Au nom de Dieu !…
Mais vous vous trompez l’un et l’autre, le médecin et toi. Je n’en suis pas où vous croyez.
(Il va et vient dans la chambre. Madame Solness le suit anxieusement des yeux. Puis il s’approche d’elle.)
Au fond, je n’ai absolument rien.
Non, n’est-ce pas ? Mais alors d’où te viennent ces idées ?
D’où elles me viennent ? C’est que, de temps, en temps, je me sens écrasé par cette terrible dette.
Une dette ? Mais tu ne dois rien à personne, Halvard.
Si, je suis en dette, terriblement en dette, envers toi… toi… toi, Aline.
Qu’est-ce que cela signifie ? Je préfère que tu me le dises tout de suite.
Mais il n’y a rien ! Je ne t’ai jamais fait aucun mal. En tout cas, pas exprès, pas consciemment… et pourtant… je sens comme une dette qui m’écrase.
Une dette envers moi ?
Surtout envers toi.
C’est donc vrai, Halvard… tu es… tu es malade…
C’est possible, ou du moins cela y ressemble. (Il regarde la porte de droite qui s’ouvre.) Ah ! voici un rayon de lumière.
(Hilde Wangel entre. Elle a légèrement modifié son costume et allongé sa jupe.)
Bonjour, monsieur Solness !
Vous avez bien dormi ?
Admirablement. Comme dans un berceau. Ah !… je me suis étirée dans mon lit comme… comme une princesse.
Bien à votre aise, n’est-ce pas ?
Oh ! oui.
Et vous avez probablement fait un rêve ?
Oui, bien sûr. Mais un vilain rêve.
Vraiment ?
Oui. J’ai rêvé que je tombais d’un roc à pic terriblement haut. Ne rêvez-vous jamais rien de pareil, vous ?
Si… quelquefois.
C’est si émotionnant… tomber, tomber toujours…
Il me semble plutôt que cela glace.
Repliez-vous vos jambes quand cela vous arrive ?
Oui, autant que je peux.
Moi aussi.
Maintenant, Halvard, il faut que j’aille en ville. (A Hilde.) Je tâcherai de vous procurer certaines petites choses dont vous pourriez avoir besoin.
Oh ! chère, adorable madame Solness ! Vous êtes vraiment bien gentille. Que vous êtes donc gentille !…
Pas du tout. Je ne fais que mon devoir, et j’aime à m’en acquitter.
Il me semble, du reste, que je puis parfaitement me montrer dans la rue… maintenant que je me suis fait un beau costume… Vous ne trouvez pas ?
Franchement, je crois qu’on se retournerait de temps ne temps.
Eh bien après ? C’est cela qui m’amuserait !
Oui, mais, on croirait peut-être que, vous aussi, vous êtes folle.
Folle ? Y a-t-il donc tant de fous dans cette ville ?
En voici toujours un devant vous.
Vous ?… monsieur Solness.
Voyons… mon cher Harvard… voyons.
Vous ne l’avez pas encore remarqué ?
Non, Vraiment. (Se ravisant, avec un demi-sourire.) Cependant, si ! Peut-être bien, tout de même
Tu entends, Aline ?
Et qu’avez-vous donc remarqué, mademoiselle Wangel ?
Je ne le dirai pas.
Si, dites-le.
Non, non… Je ne suis pas si folle que cela.
Quand vous resterez seuls, Mlle Wangel et toi, elle te le dira, Halvard.
Vraiment ?… Tu crois ?…
Oui, oui… Tu la connais depuis si longtemps, depuis son enfance, m’as-tu dit.
(Elle sort par la porte de gauche.)
Elle ne peut pas me souffrir, votre femme ?
Auriez-vous remarqué quelque chose ?
Ne vous en êtes-vous pas aperçu vous-même ?
Aline est devenue si sauvage depuis quelques années !…
Vraiment ?
Mais, si vous la connaissiez mieux… elle est si gentille… si bonne, au fond…
Si c’est vrai, pourquoi a-t-elle donc parlé de devoir, comme elle l’a fait tout à l’heure ?
De devoir ?
Quand elle a dit qu’elle allait m’acheter quelque chose. C’est son devoir, a-t-elle ajouté. Ah ! je ne puis souffrir ce vilain mot, cet odieux mot !
Pourquoi donc ?
Il est si pointu, si aigu, si froid. Devoir, devoir, devoir ! On dirait des coups d’épingle, ne trouvez-vous pas ?
Hem !… je n’y ai jamais réfléchi.
Bien sûr que oui ! Et, si elle était aussi bonne… que vous l’affirmez,… elle ne parlerait pas ainsi.
Mais, bon Dieu, que vouliez-vous donc qu’elle dit ?
Elle aurait pu me dire qu’elle faisait cela parce qu’elle m’aimait bien. Quelque chose de bon, d’aimant, de cordial !
C’est ainsi que vous voulez qu’on vous parle ?
Oui, c’est ainsi. (Elle fait le tour de la chambre, s’arrête devant l’armoire à livres et regarde les volumes.) Vous avez beaucoup de livres, dites donc.
Oui, j’en ai une petite collection.
Les lisez-vous, tous ces livres ?
J’ai essayé de le faire, dans le temps. Et vous, lisez-vous beaucoup ?
Ah ! non. Plus jamais, jamais ! J’aurais beau lire, le sens m’échapperait toujours.
C’est justement ce qui m’arrive
(Hilde recommence à marcher ; puis elle s’arrête devant la petite table, ouvre le portefeuille et regarde les dessins.)
C’est vous qui avez dessiné tout cela ?
Non, c’est un jeune homme qui travaille dans mon atelier.
Un jeune homme que vous avez formé ?
Eh oui ! Il a sans doute appris quelque chose chez moi.
Il doit être bien habile, hein ? (Regardant un dessin.) Est-ce vrai, dites ?
Oh ! pas tant que cela. Assez pour m’être utile…
Si ! Il doit être excessivement habile.
Sont-ce ces dessins qui vous le font croire ?
Quoi ? Ce barbouillage ? Non ! mais, puisqu’il a étudié chez vous…
Ah ! c’est cela !… Il y en a eu plus d’un qui ont étudié chez moi… sans en être devenus plus forts.
Eh bien, vraiment ! que je meure si je vous croyais si bête !
Si bête ? vous me croyez donc bête ?
Oui, en vérité. Pour perdre votre temps à instruire tous ces étourneaux…
Comment ? Qu’y a-t-il de si extraordinaire ?
Allons donc, monsieur Solness ! À quoi bon ? Vous seul devriez avoir le droit de bâtir. Voilà ?
Hilde !…
Eh bien ?
D’où vous viennent ces idées ?
Les croyez-vous donc si folles ?
Non, ce n’est pas cela. Mais il faut que je vous dise quelque chose.
Quoi ?
Je suis là tout le temps… à retourner silencieusement dans ma tête… la pensée que vous venez d’exprimer.
Il me semble que c’est tout naturel.
Et vous l’avez tout de suite remarquée, ma préoccupation ?
Pas du tout.
Mais… quand vous disiez que vous me trouviez… dérangé sur un point ?
Oh ! je pensais à tout autre chose.
À quoi ?
Qu’est-ce que cela peut vous faire ?
Rien… rien… Peu importe !… (il s’arrête devant la fenêtre du coin.) Venez ici, que je vous montre quelque chose.
Quoi donc ?
Vous voyez… là, dans le jardin ?
Eh bien ?
Là, devant vous, toutes ces pierres ?…
La nouvelle maison ?
Oui, celle qu’on construit et qui est presque achevée.
Elle a une très haute cour, à ce qu’il me semble.
L’échafaudage est encore debout.
C’est votre nouvelle maison, cela ?
Oui.
Celle où vous comptez vous transporter bientôt ?
Oui.
Y aura-t-il des chambres d’enfant, là aussi ?
Trois, comme ici.
Et pas d’enfants ?
Il n’y en aura jamais.
Eh bien ? n’est-ce pas comme je vous le disais ?
Quoi ?
Que vous êtes tout de même… un peu… fou ?…
C’est donc là ce qui vous a frappée ?
Oui, ce sont toutes ces chambres d’enfant où je suis logée.
Nous avons eu des enfants,… Aline et moi.
Vous avez eu ?…
Deux petits garçons du même âge.
Des jumeaux ?…
Oui, des jumeaux ?… Il y a près de treize ans…
Et ils sont tous les deux ?… Ils ne sont plus, les petits jumeaux ?…
Nous ne les avons gardés qu’une quinzaine de jours. Pas même autant. (Avec éclat.) Oh ! Hilde, que vous avez bien fait de venir ! Quel bonheur pour moi ! Enfin, j’ai à qui parler !
Ne pouvez-vous donc pas lui parler,… à elle ?
Pas de cela. Pas comme je le voudrais… comme j’ai besoin d’en parler. (Soupirant.) Ni de cela, ni de tant d’autres choses !
Est-ce là tout ce que vous pensiez en disant que vous aviez besoin de moi ?
Cela avant tout. Hier, du moins. Car aujourd’hui je ne suis plus sûr (S’interrompant) Venez, Hilde, asseyons-nous. Mettez-vous sur le sofa, de façon à avoir le jardin devant vous.
(Hilde s’assied dans un coin du sofa.)
Êtes-vous disposée à écouter ce que je vais vous dire ?
Oh ! j’ai grand envie de vous écouter.
En ce cas, je vous dirai tout.
Voilà. Je suis assise. J’ai le jardin et vous devant les yeux. Voyons, parlez ! Vite !
Là-bas, sur la hauteur, là où vous voyez la nouvelle maison.
Eh bien ?
C’est là qu’Aline et moi avons passé les premières années de notre mariage. Il y avait là une vieille maison ayant appartenu à sa mère. Nous en avions hérité, ainsi que de ce grand jardin.
Avait-elle une tour, cette maison ?
Non. C’était, à l’extérieur, une grande, sombre et vilaine bâtisse en bois. Mais, intérieurement, tout y était confortable et cossu.
Vous l’avez abattue, cette vieille baraque.
Non. Elle a brûlé.
Entièrement ?
Oui.
Cela a-t-il été un grand malheur pour vous ?
C’est selon. Comme constructeur, je suis parti de là pour faire mon chemin.
Mais alors ?
C’est arrivé quelques jours après la naissance de nos deux petits garçons…
Des petits jumeaux…
Ils étaient si frais, si gaillards, en venant au monde. Et ils grandissaient à vue d’œil, c’était un vrai plaisir.
Les petits enfants grandissent si vite, les premiers jours.
C’était le plus beau spectacle du monde que de voir Aline couchée entre les deux petits. Mais voici qu’une nuit le feu prit.
Qu’arriva-t-il ? Dites ? Y eut-il quelqu’un de brûlé ?
Non, tout le monde a été heureusement sauvé.
Mais alors ?…
La peur avait terriblement ébranlé Aline. L’alarme… la fuite précipitée… et cela par une nuit glacée… Car il fallut les emporter comme ils étaient, tous les trois, Aline et les petits.
Et ils n’ont pu supporter cela ?…
Si, mais Aline fut atteinte d’une fièvre de lait. Elle voulut absolument les nourrir quand même. C’était son devoir, disait-elle. Alors, les deux pauvres petits… (Se tordant les mains.) Oh !…
Ils n’y ont pas résisté ?
Non. Ils n’y ont pas résisté. Cela les a emportés.
Vous en avez horriblement souffert ?
Oui, j’en a bien souffert, mais Aline encore plus, Oh ! mille fois. (Serrant les poings avec une sourde rage.) Et dire que de pareilles choses peuvent se passer dans ce monde ! (D’une voix ferme et brève.) Du jour où je les ai perdus, je n’ai plus bâti d’églises qu’à contrecœur.
En ce cas, cela vous a sans doute répugné de construire la tour de notre église ?
En effet. Et je me souviens de ma joie, le jour où je l’eus achevée.
Je m’en souviens aussi.
Et maintenant… je n’en bâtis jamais… plus jamais ! Ni églises, ni clochers.
Rien que des maisons, pour servir de demeure aux hommes ?
Des foyers, Hilde.
Oui, mais des foyers surmontés de hautes tours et de flèches.
De préférence, c’est vrai. (D’un ton plus léger.) Oui, voyez-vous… c’est comme je vous l’ai dit… Cet incendie, j’en ai tiré grand profit. Comme constructeur, s’entend.
Pourquoi ne vous intitulez-vous pas architecte, comme les autres ?
Je n’ai pas assez étudié pour cela. Presque tout ce que je sais, je l’ai appris tout seul.
Cela ne vous a pas empêché d’arriver.
Grâce à l’incendie, oui. J’ai converti presque tout le jardin en terrain à bâtir, et j’en ai fait des lots, où j’ai construit des villas à ma fantaisie. Depuis, tout a marché comme sur des roulettes.
Vous devez être un homme bien heureux, vous, quand on y songe.
Heureux ! vous dites cela, vous aussi, comme les autres !
Oui, il me semble qu’on peut le dire. Si vous cessiez seulement de penser à ces deux petits enfants…
Ces deux petits enfants… Il n’est pas facile de les oublier.
Vous préoccupent-ils si fort jusqu’à présent… après tant, tant d’années ?
Un homme heureux, avez-vous dit…
Comment ? Ne l’êtes-vous pas,… à part cela ?
Quand je vous parlais de cet incendie… hem !…
Eh bien ?
Ne vous est-il pas venu une idée, une idée qui vous aura spécialement frappée ?
Non. Qu’est-ce que ce serait ?
C’est à cet incendie que je dois d’avoir pu donner des foyers aux hommes, de leur avoir construit des demeures claires, où l’on est bien, où il fait bon vivre, où père, mère et enfants passent leur existence dans la joyeuse certitude qu’on est vraiment heureux d’être de ce monde, et surtout de s’appartenir les uns aux autres,… dans les petites choses comme dans les grandes.
Mais n’est-ce donc pas un grand bonheur pour vous, que d’avoir construit d’aussi doux foyers ?
Songez, Hilde, à ce que je l’ai payé, ce bonheur, à l’effroyable prix qu’il m’a coûté !
Vous est-il donc impossible de vaincre ce souvenir ?
Oui, cela m’est impossible. Pour arriver à donner ces foyers aux autres, il m’a fallu renoncer… renoncer pour toujours à en posséder un moi-même. Je parle d’un foyer où il y ait des enfants… où père et mère puissent vivre heureux.
Y avez-vous vraiment renoncé ? Et pour toujours, dites-vous ?
Oui, tel a été le prix de ce qu’on appelle mon bonheur, (il respire péniblement.) Ce bonheur, Hilde… ce bonheur, je n’ai pu l’obtenir à moins.
Mais dans l’avenir ?…
Jamais. Non. Jamais. Toujours grâce à cet incendie et à la maladie d’Aline, qui en a été la suite.
Mais alors pourquoi toutes ces chambres d’enfant ?
N’avez-vous jamais remarqué, Hilde, qu’il y a dans l’impossible quelque chose… qui sollicite et qui attire ?
Dans l’impossible. (Avec animation.) Je crois bien ! Vous connaissez cela, vous aussi ?
Oui, je connais cela.
Il y a donc aussi de la sorcellerie en vous ?
De la sorcellerie ? Que voulez-vous dire ?
Je ne trouve pas d’autre mot.
Non, non, c’est peut-être juste. (Avec violence.) Mais ne devient-on pas sorcier à la longue… quand on a comme moi cette chance constante en tout ! en tout !
Que voulez-vous dire ?
Écoutez-moi bien, Hilde : tout ce que j’ai réussi à faire, à bâtir, à créer, à rendre beau, solide et doux à habiter,… et noble cependant… (Serrant les poings.) Oh ! n’est-ce pas terrible à penser ?
Quoi donc ?
Tout cela, j’ai dû l’acheter, le payer, pas avec de l’argent, mais avec du bonheur humain. Non seulement avec mon propre bonheur, mais aussi avec le bonheur d’autrui. Oui, oui, Hilde, c’est ainsi ! Voilà le prix que m’a coûté ma situation d’artiste,… et ce n’est pas tout. Tous les jours de la vie, je vois comment on paie pour moi, encore et toujours !
C’est à elle que vous pensez en disant cela.
Oui. C’est surtout à Aline que je pense. Car Aline avait aussi sa vocation, tout comme moi. (Avec un tremblement dans la voix.) Mais il a fallu que cette vocation fût abîmée, brisée, et détruite…, pour que j’arrive, moi,… à une espèce de triomphe. Car il faut que vous sachiez qu’Aline aussi était un architecte à sa manière.
Elle ? un architecte ?…
Il ne s’agissait pas, bien entendu, de bâtir, comme moi, des maisons et des tours.
De quoi s’agissait-il donc ?
De construire de petites âmes d’enfants, Hilde, des âmes d’enfants fortes, nobles et belles, qui pussent devenir des âmes d’hommes, droites et élevées. Tels étaient les talents d’Aline… Et tout cela est à terre. Cela ne sert plus, cela ne peut plus servir. Jamais,… à rien. Comme les décombres d’une maison brûlée.
Oui, mais si même il en était ainsi ?…
Il en est ainsi. Je le sais ! je le sais !
Fort bien ; mais tout cela n’est pas de votre faute.
Ah ! c’est là, voyez-vous, c’est là fa terrible question, le doute qui me travaille nuit et jour.
Ce que vous venez de dire ?
Oui, supposez un instant que je sois fautif.… d’une façon ou d’une autre.
Vous !… Fautif de l’incendie ?…
De tout ce qui est arrivé. Et peut-être… innocent tout de même.
Oh ! monsieur Solness ! Pour parler ainsi… il faut qu’en réalité vous soyez malade !
Hem !… je crois que, sous ce rapport, je ne me remettrai jamais.
(Ragnar Brovik ouvre avec précaution la petite porte du coin de gauche. — Hilde arpente la chambre.)
Oh !.… excusez-moi, monsieur Solness…
(Il veut se retirer.)
Non, non, attendez un peu. Il vaut mieux en finir.
Oh !… je le voudrais bien ?
Votre père ne va donc pas mieux, à ce que j’entends dire ?
Mon père baisse d’instant en instant. Et cela m’engage à vous supplier avec d’autant plus d’insistance, d’écrire sur une de ces feuilles quelques bonnes paroles !… quelque chose que je puisse montrer à mon père avant qu’il…
Je ne veux plus que vous me parliez de tous ces dessins !
Les avez-vous regardés ?
Oui,… je les ai regardés.
Et ils ne valent rien ? Et je ne vaux rien non plus ?
Ecoutez, Ragnar, restez chez moi. Vous poserez vous-même vos conditions. Vous épouserez Kaia. Vous n’aurez pas de soucis. Peut-être même serez-vous heureux. Mais renoncez à travailler pour votre propre compte.
Oui, oui, je retournerai chez moi porter votre réponse à mon père. Je le lui ai promis… Faut-il vraiment que je dise cela à mon père, avant qu’il meure ?
Eh ! dites-lui… dites-lui ce que vous voudrez. Vous ferez mieux de ne rien lui dire du tout ! (Avec éclat.) Je ne puis agir autrement, Ragnar !
En ce cas puis-je emporter les dessins ?
Oui, emportez-les ! Ils sont là, sur la table.
Merci.
Non, non, laissez-les là.
Pourquoi ?
Je veux les voir.
Mais vous les avez déjà vus. (A Ragnar.) Allons ! laissez-les là.
Volontiers.
Et retournez vite auprès de votre père.
Puisque vous me le permettez…
Il ne faut pas me demander l’impossible, Ragnar ! Vous entendez, Ragnar… il ne le faut pas !
Non, excusez-moi.
(Il salue et se retire par la porte du coin. — Hilde va s’asseoir sur une chaise près de la glace)
C’est bien mal, ce que vous venez de faire.
Ah ! vous le croyez aussi ?
Oui, c’est bien vilain. C’est dur, c’est méchant, et c’est cruel.
Oh ! vous ne voyez pas où j’en suis.
C’est égal… Non, vous ne devriez pas agir ainsi.
Tout à l’heure, vous disiez vous-même que, seul, je devrais avoir le droit de bâtir.
Je puis dire cela, mais pas vous.
Ce serait surtout à moi de le dire. Songez au prix que ma place m’a coûté.
Je sais bien ! Elle vous a coûté la joie du foyer, comme vous dites, et tout ce qui s’ensuit.
Sans compter la paix de mon âme.
La paix de votre âme ! (D’un ton pénétré.) Oui, oui, vous avez raison… Pauvre monsieur Solness ! C’est vrai ! Vous vous figurez que…
Rasseyez-vous donc, Hilde. Vous allez entendre quelque chose de drôle.
Quoi donc ?
Au premier abord, cela a l’air d’une petite plaisanterie. Figurez-vous qu’il s’agit tout simplement d’une fente dans un tuyau de cheminée.
Et voilà tout ?
Pour commencer, oui.
(Il approche une chaise de celle de Hilde et s’assied.)
Vous dites : une fente dans un tuyau de cheminée ?…
Je l’avais remarquée longtemps, très longtemps avant l’incendie. Chaque fois que je montais au grenier, j’allais voir si elle n’avait pas disparu.
Et vous la retrouviez toujours ?
Oui, car j’étais seul à la connaître.
Vous n’aviez prévenu personne ?
Non.
Et vous n’avez pas songé à faire réparer la cheminée.
Si.... j’y ai bien songé.... mais c’est tout. Chaque fois que je voulais m’en occuper, c’était comme si quelque chose m’eût retenu de force. Pas aujourd’hui, pensais-je. Demain. Et il n’y eut jamais rien de fait.
Mais pourquoi cette lambinerie !
Parce que j’avais Une idée. (Lentement, contenant sa voix.) Par cette fissure, la fortune pouvait m’arriver.
Oh ! que cela devait être émotionnant !
Il m’était impossible, — oui, impossible d’agir autrement. Je trouvais cela si simple, si naturel. Je voulais que cela arrivât en hiver… un peu avant midi. Nous serions dehors avec Aline. Nous ferions une partie de traîneau ensemble. À la maison, les gens auraient fait un bon feu.
Oui, car la journée serait très froide…
Une forte gelée, oui. Ils auraient fait un bon feu pour le retour d’Aline.
… Qui est naturellement frileuse.
Oui, elle est frileuse. Et ce serait en rentrant que nous verrions une fumée…
Une fumée seulement ?
D’abord. Mais à peine aurions-nous atteint la porte du jardin, que toute la baraque serait en flammes… Voilà comment je voulais que cela vint.
Mon Dieu ! pourquoi n’est-ce pas arrivé ainsi !
Oui, Hilde, pourquoi ?
Mais êtes-vous bien sûr que ce fut cette petite fente dans la cheminée qui ait causé l’incendie ?
Au contraire : je suis certain qu’elle n’y a été pour rien.
Comment cela ?
Il est parfaitement établi que le feu a éclaté dans une garde-robe, située à l’extrémité opposée de la maison.
Mais alors que me chantez-vous là, avec votre cheminée ?
Me permettez-vous d’aller jusqu’au bout, Hilde ?
Allez, pourvu que vous disiez des choses raisonnables.
J’essaierai.
(Il rapproche encore sa chaise de celle de Hilde.)
Voyons, dites tout.
Ne croyez-vous pas comme moi, Hilde, qu’il y a certains élus, certains hommes à part qui ont reçu la grâce, la faculté, le pouvoir de souhaiter une chose, de la désirer, de la vouloir… avec tant d’âpreté… si impitoyablement… qu’à la fin ils l’obtiennent. Le croyez-vous ?
S’il en est ainsi, on verra, un jour… si je suis du nombre de ces élus.
Ces puissants effets, on ne les obtient pas seul. Oh ! non… Pour y arriver, il faut avoir des aides, des serviteurs. Ceux-ci ne se présentent pas d’eux-mêmes. Il faut les appeler avec persistance pour qu’ils arrivent. Les appeler en pensée, vous comprenez.
Qu’est-ce donc que ces aides, que ces serviteurs ?
Nous en parlerons une autre fois. Pour le moment, ne nous occupons que de cet incendie.
Croyez-vous que, si vous ne l’aviez pas désiré, il eût éclaté tout de même ?
Admettons que la maison eût appartenu au vieux Knut Brovik, jamais elle n’aurait brûlé si à propos. C’est certain. Car il ne sait pas, lui, appeler à son secours les aides, ni les serviteurs. (Il se lève très agité.) Vous voyez bien, Hilde, que c’est tout de même ma faute si la vie des deux petits a été sacrifiée. Et puis, n’est-ce pas à moi qu’Aline doit de n’être pas ce qu’elle aurait pu, ce qu’elle aurait dû devenir… et ce qu’elle aurait voulu être.
Mais puisque ce sont ces aides et ces serviteurs qui…
Qui les a appelés, ces aides, ces serviteurs ? Moi ! C’est à ma volonté qu’ils sont venus se soumettre. (Avec une exaltation croissante.) Voilà ce qu’on appelle avoir de la chance. Eh bien ! je vais vous dire ce qu’on ressent quand on la possède, cette chance. C’est comme si on avait là, sur la poitrine, une plaie vive. Et les aides, les serviteurs, vont coupant des morceaux de peau à d’autres hommes pour les greffer sur cette plaie. Mais la plaie ne guérit pas. Jamais.... jamais ! Ah ! si vous saviez comme elle peut cuire et faire mal par moment.
Vous êtes malade, monsieur Solness, très malade.
Dites fou. C’est ce que vous pensez.
Non, je ne crois pas que vous ayez l’esprit dérangé.
Qu’ai-je donc ? Voyons, dites !
Qui sait si vous n’êtes pas venu au monde avec une conscience débile.
Une conscience débile ? Qu’est-ce encore que cette diablerie ?
Je veux dire que vous avez la conscience extrêmement délicate, d’une complexion trop fine. Elle ne supporte rien. Elle est incapable de soulever le moindre fardeau.
Hem !… Et comment doit-elle donc être faite, d’après vous, la conscience ? Pouvez-vous me le dire ?
Votre conscience à vous, je la voudrais, comment dirai-je ?… robuste.
Robuste ? Et vous ? Avez-vous la conscience robuste, dites ?
Il me semble que oui. Je ne me suis jamais aperçue du contraire.
Elle n’a pas eu trop d’épreuves à subir, j’imagine.
Oh ! cela n’a pas été si simple d’abandonner mon père que j’aime de toutes mes forces.
Allons donc ! Pour un ou deux mois…
Je ne reviendrai probablement jamais à la maison.
Jamais ? Quelle a donc été la cause de votre départ ?
Et les dix ans révolus ? Vous les oubliez de nouveau ?
Quelles sornettes ! Il y avait donc à la maison quelque chose qui ne vous convenait pas ? dites.
Non. Ce qui m’en a chassée est en moi. Je me suis sentie éperonnée et poussée jusqu’ici. C’était si attrayant, d’ailleurs.
Voyez-vous, Hilde, voyez-vous ! il y a de la sorcellerie en vous tout comme en moi. C’est une sorcellerie qui fait agir les puissances du dehors. Et il faut s’y prêter. Qu’on le veuille ou non, il le faut.
Je crois presque que vous avez raison.
Oh ! Hilde, il y a de par le monde une telle quantité de démons que nous ne voyons pas !…
De démons aussi ?
Oui, de démons, les uns bons, les autres méchants. Démons aux cheveux blonds, démons aux cheveux noirs. Si seulement on savait toujours de quels démons on dépend ! (Recommençant à marcher.) Bah ! il serait alors facile de s’arranger !
Ou si Ton avait une conscience saine et forte ! Si l’on osait tout ce qu’on veut !
Je crois que, sous ce rapport, la plupart des gens sont aussi infirmes que moi.
C’est bien possible.
Dans les Sagas… Avez-vous jamais lu les Sagas ?
Oh ! oui… Du temps où je lisais des livres.
Dans les Sagas il est question de ces vikings qui faisaient voile vers les pays lointains, où ils allaient piller, incendier, tuer les hommes…
Et enlever les femmes…
Qu’ils gardaient captives…
Sur leurs bateaux, et qu’ils conduisaient chez eux…
Se comportant envers elles comme de vrais sorciers.
Il me semble que cela devait être bien émotionnant !
D’enlever des femmes ? n’est-ce pas ?
D’être enlevée…
Ah ! très bien.
Mais où vouliez-vous en venir avec vos vikings ?
C’était là des gaillards à conscience robuste ! Quand ils rentraient chez eux, ils pouvaient manger et boire. Et ils étaient avec cela, gais comme des enfants. Et les femmes, donc ! Souvent elles ne voulaient plus les quitter. Comprenez-vous cela, Hilde ?
Ces femmes ? Ah ! comme je les comprends !…
Tiens, tiens ! Peut-être auriez-vous fait comme elles ?
Et pourquoi pas ?
Vous auriez consenti à vivre avec un de ces hommes brutaux ?
Si je m’étais mise à l’aimer, ce brutal…
Pourriez-vous aimer un homme de cette espèce ?
Mon Dieu ! On ne choisit pas qui l’on veut en amour.
Oh ! non, cela dépend du sorcier qui est en nous.
Et de tous ces démons que vous connaissez si bien,… démons aux cheveux blonds, démons aux cheveux noirs.
S’il en est ainsi, Hilde, je souhaite que les démons fassent un bon choix pour vous.
Leur choix est fait. Définitivement.
Hilde… vous êtes comme un oiseau des bois.
Non. Je ne me cache pas dans les branches.
C’est vrai. Il y aurait plutôt en vous quelque chose d’un oiseau de proie.
Oui… peut-être. (Avec une énergie sauvage.) Et pourquoi pas ! Pourquoi ne chercherais-je pas une proie, moi aussi ? Pourquoi ne saisirais-je pas le butin qui me plaît ? Si je pouvais seulement le prendre dans mes serres… ah ! si je pouvais l’enlever !
Hilde… savez-vous ce que vous êtes ?
Oui, oui, un oiseau étrange ?
Non. Vous êtes un jour naissant. Quand je vous regarde, je crois voir un lever de soleil.
Dites-moi, monsieur Solness… êtes-vous bien sûr de ne m’avoir jamais appelée… en pensée ?
Je suis presque sûr de l’avoir fait.
Que me vouliez-vous ?
Vous êtes la jeunesse, Hilde.
Cette jeunesse dont vous aviez si peur ?
Et vers laquelle j’aspire tant, au fond.
(Hilde se lève, s’approche de la petite table et prend le portefeuille de Ragnar Brovik.)
Voici donc ces dessins…
Laissez là ces barbouillages.
Et les quelques mots que vous deviez écrire…
Écrire ?… Jamais de la vie !
Puisque le vieux père est à la mort ! Ne pourriez-vous pas leur faire cette joie à son fils et à lui ? Et puis, ces dessins pourront peut-être lui servir.
Je crois bien. Il bâtirait d’après ce plan. C’est une occasion qu’il s’est réservée là… ce monsieur !
Eh ! mon Dieu !… s’il en est ainsi… ne pourriez-vous pas commettre un tout petit mensonge ?
Un mensonge ? (Avec fureur.) Hilde,… allez-vous-en avec ces maudits dessins !
Là, là, là… vous n’allez pas me mordre, au moins… Vous parlez de sorciers. Je crois vraiment que vous agissez comme si vous en étiez un. (Regardant au tour d’elle. Où avez-vous une plume et de l’encre ?
Il n’y en a pas ici.
Mais j’en trouverai là, chez cette demoiselle.
Restez, Hilde !… Je devrais mentir, dites-vous. Oh ! oui. Je pourrais le faire à cause de son vieux père que j’ai démoli dans le temps… jeté par-dessus bord.
Comme les autres ?
Il me fallait de la place. Mais, quant à ce Ragnar… je ne veux pas qu’il s’élève. Pour rien au monde !
Pauvre garçon ! Il n’est pas probable qu’il le fasse. Puisqu’il n’est bon à rien…
Si Ragnar Brovik arrive, il me jettera par terre. Il me démolira,… comme j’ai démoli son père.
Il vous démolira ! Il vaut donc quelque chose ?
Ah ! oui, vous pouvez y compter ! Il est la jeunesse, celle qui est toute prête à frapper à ma porte,… à en finir avec le grand constructeur Solness.
Et pourtant vous ne vouliez pas lui ouvrir. Fi donc !
J’ai payé ma victoire de mon sang !… Et puis, j’ai peur de perdre mes aides et mes serviteurs.
Hé ! vous travaillerez seul, s’il n’y a pas d’autre moyen.
Ce serait en vain, Hilde. Le revirement viendra quand même. Un peu plus tôt, un peu plus tard… L’expiation, voyez-vous, ne se laisse pas conjurer.
Ne parlez pas ainsi ! Vous voulez donc me tuer !… m’enlever ce qui m’est plus cher que la vie ?…
Qu’est-ce donc ?
Le bonheur de vous voir grand, de vous voir une couronne en mains. Bien haut, tout en haut d’une tour d’église. (Se calmant.) Allons, vite un crayon ! Vous avez, au moins, un crayon sur vous ?…
Il y en a un là.
C’est bien. Maintenant, asseyons-nous.
(Solness s’assied devant la table.)
Et puis, écrivons. Gentiment, de tout notre cœur. Car ce vilain Roar… n’est-ce pas ainsi qu’il s’appelle ?
Dites-moi, Hilde…
Quoi ?
Pendant les dix années que vous m’avez attendu…
Eh bien ?
Pourquoi ne m’avez-vous pas écrit ? Je vous aurais répondu.
Non, non, non. C’est justement ce que je ne voulais pas.
Pourquoi ?
Cela aurait pu tout gâter… Mais il s’agit maintenant d’écrire un mot sur ces dessins.
Oui… oui…
Gentiment et de tout notre cœur. Oh ! que je le hais, ce Roar… que je le hais !
N’avez-vous jamais aimé personne, Hilde ? Là, vraiment aimé ?
Qu’est-ce que vous dites ?
Je demande si vous n’avez jamais aimé personne.
Quelqu’un d’autre, voulez-vous dire ?
Oui, quelqu’un d’autre. Jamais, dites ? pendant ces dix ans ?… Jamais ?
Oh ! si, de temps en temps. Quand j’étais bien furieuse contre vous, de ce que vous ne veniez pas.
Ainsi, vous vous êtes intéressée à d’autres ?
Un tout petit peu. Cela durait une quinzaine de jours. Mon Dieu, vous savez bien comment ces choses se passent.
Écoutez, Hilde : pourquoi êtes-vous venue ?
Ne perdons pas notre temps à bavarder. Le pauvre vieux pourrait mourir, en attendant.
Répondez-moi, Hilde. Que me voulez-vous ?
Je veux mon royaume.
Hem !…
(Il jette un rapide coup d’œil du côté de la porte de gauche, et continue d’écrire. — Madame Solness entre au même instant, portant quelques paquets.)
Je vous ai apporté quelques petites choses, mademoiselle Wangel. On enverra les grands paquets plus tard.
Oh ! que vous êtes donc gentille, tout de même.
Je ne fais que mon devoir, rien de plus.
Aline !
Halvard ?
As-tu vu si elle… si la teneuse de livres est là ?
Oui, elle est là. Naturellement.
Hem !…
Elle était au pupitre, comme toujours… quand je traverse la chambre.
En ce cas, je vais lui remettre ceci et lui dire que…
Oh ! non, laissez-moi cette joie ! (Elle s’approche de la porte, mais se retourne avant de l’ouvrir.) Comment s’appelle-t-elle ?
Mlle Fosli.
Fi donc ! cela a l’air si froid. Je veux savoir son petit nom.
Je crois… qu’elle s’appelle Kaia
Kaia !… Venez ici ! Dépêchez-vous !… M. Solness veut vous parler.
(Kaia apparaît dans la porte.)
Me voici…
Fermez, Kaia ! Vous pouvez emporter ceci. M. Solness a écrit ce qu’il fallait.
Oh ! enfin !
Donnez cela au vieux le plus tôt que vous pourrez.
Je vais le faire tout de suite.
Oui, oui. De cette façon, Ragnar pourra se mettre à bâtir.
Oh ! permettez-vous qu’il vienne vous remercier pour toute…
Je ne veux pas de remercîments ! Dites-lui cela de ma part, s’il vous plaît.
Oui, je…
Et dites-lui aussi que dorénavant je n’ai pas besoin de ses services. Ni des vôtres.
Ni des miens !…
Vous avez maintenant d’autres soucis, d’autres occupations. Et tout est pour le mieux. Allons, emportez les plans et rentrez chez vous, mademoiselle Fosli. Vite ! entendez-vous !
Oui, maître Solness.
(Elle sort.)
Dieu, qu’elle a l’air sournois !
Elle ? Pauvre petite bécasse !
Oh !… je vois ce que je vois, Harvard. Ainsi, tu les renvoies vraiment ?
Oui.
Elle aussi ?
N’est-ce pas là ce que tu voulais ?
Mais comment feras-tu sans elle ?… Ah ! oui, tu as quelqu’un en réserve, Halvard.
S’il s’agit de moi, je ne suis vraiment pas bonne à mettre au pupitre.
Allons, allons, Aline… tout s’arrangera. Ne pense plus qu’à hâter notre déménagement. Ce soir, on suspend la couronne… (Se tournant vers Hilde) tout au haut de la tour, Qu’en dites-vous, mademoiselle Hilde ?
Oh ! que ce sera beau de vous revoir à cette hauteur !
Moi !…
Oh ! Dieu ! mademoiselle Wangel, à quoi pensez-vous ? Mon mari !… Sujet, comme il l’est, au vertige !
Au vertige ? Ah ! non, il ne l’est pas !
Oh ! si.
Mais je l’ai vu moi-même au sommet d’une tour !
Oui, on m’en a parlé. Mais c’est impossible.
Oui, oui ! c’est impossible ! N’empêche que j’y sois monté.
Oh ! Halvard, ne dis donc pas cela. Toi, qui ne peux même pas te tenir sur le balcon du second étage. Tu as toujours été ainsi.
Tu pourrais bien avoir une surprise ce soir.
Non, non, non ! Dieu m’en garde ! Tiens, je vais de ce pas écrire au docteur. Il saura bien te retenir
Voyons, Aline !…
Oui, Halvard, car tu es malade ! Ce ne peut être que cela ! Oh ! Dieu… oh ! Dieu.
(Elle sort précipitamment par la droite.)
Est-ce vrai, oui ou non ?
Que je suis sujet au vertige ?
Que mon architecte n’ose pas,… ne puisse pas monter aussi haut qu’il bâtit ?
C’est ainsi que vous comprenez les choses ?
Oui.
On dirait que pas un recoin en moi ne vous échappe.
Là-haut. Tout en haut…
Là, dans une chambre, tout au haut de la tour, vous pourriez demeurer, Hilde. Vous y seriez logée comme une princesse.
Oui. C’est ce que vous m’aviez promis.
Vous l’ai-je vraiment promis ?
Fi donc ! Vous m’avez dit que je deviendrais princesse, que vous me donneriez un royaume. Et puis vous avez… Oh !
Êtes-vous bien sûre que ce ne soit pas une espèce de rêve,… d’hallucination ?…
Quoi ! ce n’est peut-être pas arrivé ?
Je n’en sais plus rien moi-même. (Plus bas.) Mais ce que je sais maintenant, c’est que…
C’est que ?… Dites vite !
…C’est que j’aurais dû le faire.
Oh ! non, vous n’avez pas le vertige !
Ce soir nous suspendons la couronne… princesse Hilde !
Oui, au-dessus de votre nouveau foyer.
Oui, au-dessus de la nouvelle maison… qui pour moi ne sera jamais un foyer.
(Il sort par la porte donnant sur le jardin).
Terriblement émotionnant !
ACTE TROISIÈME
Une grande véranda, attenante à la maison de Solness. À gauche, on aperçoit un coin de la maison et une porte donnant sur la véranda. À droite, une balustrade. Au fond un escalier conduisant de la véranda dans le jardin qu’elle domine. De grands arbres de haute venue étendent leurs branches au-dessus de la véranda vers la maison. Au fond, à gauche, on aperçoit le rez-de-chaussée de la nouvelle villa. La tour est entourée d’un échafaudage dont on voit le bas. Au fond du jardin une vieille palissade. De l’autre côté, une rue bordée de maisons basses et délabrées.
Horizon du soir, voilé de nuages dorés par le soleil couchant.
Sur la véranda, un banc de jardin longe le mur de la maison. Devant le banc, une longue table. De l’autre côté de la table, un fauteuil et quelques tabourets en osier.
Madame Solness, enveloppée d’un grand châle en crêpe blanc, est assise dans le fauteuil. Elle a une attitude de repos. Ses regards sont dirigés vers le côté droit du jardin.
Au bout de quelques instants, Hilde Wangel, venant du jardin, monte l’escalier. Elle est en chapeau, et vêtue comme au second acte. Elle porte à son corsage un petit bouquet de fleurs des champs.
Vous avez parcouru le jardin, mademoiselle Wangel ?
Oui, je m’y suis promenée.
Vous avez trouvé des fleurs, à ce que je vois ?
Oui. Il y en a tant et plus sous les buissons.
Si tard dans la saison ?… Il faut que je vous dise que je n’y vais presque jamais.
Comment ? J’y courrais tous les jours, à votre place.
Je ne cours guère, moi. Depuis longtemps.
Mais, enfin, vous y descendez bien quelquefois ? Il y fait si bon.
Je ne m’y sens plus chez moi. J’ai presque peur d’y aller.
D’aller dans votre jardin ?
Il me semble qu’il ne m’appartient plus.
Pourquoi dites-vous cela ?
Non, non, ce n’est plus mon jardin. Ce n’est plus le même que du temps de mon père et de ma mère. Ah ! mademoiselle Wangel, on l’a tellement mutilé, ce jardin. Ce ne sont plus que des morceaux. On y a construit des maisons pour des étrangers, pour des gens que je ne connais pas… et qui peuvent me voir de leurs fenêtres.
Dites donc, madame Solness…
Quoi ?
Me permettez-vous de rester un instant près de vous ?
Très volontiers, si cela vous fait plaisir.
(Hilde approche un tabouret du fauteuil et s’assied.)
Ah ! on est bien là, pour se chauffer, comme un chat au soleil.
C’est bien gentil à vous de rester près de moi. Je croyais que vous alliez chez mon mari.
Pourquoi faire ?
Pour l’aider.
Grand merci. D’ailleurs, il est là-bas, avec les ouvriers ! Je l’ai vu, mais il avait l’air si rogue, que je ne me suis pas risquée à l’aborder.
Oh ! il est, au fond, si doux, si tendre de nature !
Lui ?
Vous ne le connaissez pas encore, mademoiselle Wangel.
Êtes-vous contente d’aller demeurer dans la nouvelle maison ?
Je devrais l’être, puisque c’est le désir de Halvard.
Oh ! ce n’est pas ainsi que je l’entends.
Si, si, mademoiselle Wangel. C’est mon strict devoir, que de me ployer à sa volonté. Mais l’obéissance est souvent bien difficile.
Oh ! oui, elle doit l’être.
Je vous en réponds. Quand on ne vaut pas mieux que moi…
Quand on a traversé tant d’épreuves…
Comment le savez-vous ?
Votre mari me l’a dit.
Il s’ouvre si rarement à moi… Oui, mademoiselle Wangel, j’ai traversé bien des épreuves dans ma vie, allez !…
Pauvre madame Solness ! D’abord cet incendie.
Oui, tout ce qui m’appartenait a brûlé.
Et ce n’est pas encore là ce qu’il y a de plus triste.
Ce n’est pas là ce qu’il y a de plus triste ?
Non, ce n’est pas tout.
Qu’y aurait-il encore ?
Vous avez perdu deux petits enfants.
Ah ! oui, mais c’est tout différent. C’était un arrêt de la Providence. On doit s’y soumettre… en rendant grâces au ciel.
Et vous le faites ?
Pas toujours, malheureusement. Je sais bien que c’est mon devoir, mais cela m’est impossible.
Je le crois sans peine.
Combien de fois me suis-je dit, cependant, que ce fut là un juste châtiment.
Pourquoi ?
Pour n’avoir pas assez bien supporté mon malheur.
Mais je ne vois pas…
Si, si, mademoiselle Wangel… Ne me parlez plus de ces deux petits enfants. Nous ne devons penser qu’à leur bonheur. Ils sont si heureux… si heureux, maintenant. Non, ce qui déchire le cœur, ce sont les petites pertes de la vie, la perte de ce qui ne paraît presque rien aux autres.
Chère madame Solness,… parlez-moi de cela.
Je le répète, des riens. Mon Dieu, tous ces vieux portraits accrochés aux murs, et les vieilles robes de soie. Elles étaient dans la famille depuis des temps immémoriaux. Et les vieilles dentelles faites par mère et grand’mère… Tout cela a brûlé ! Pensez donc jusqu’aux bijoux ! (avec un profond soupir.) Et toutes les poupées !…
Les poupées ?…
J’avais neuf ravissantes poupées.
Elles ont toutes brûlé ?
Toutes. Oh ! cela m’a fait tant, tant de peine.
Vraiment ! Vous aviez conservé toutes ces poupées ? depuis votre enfance ?
Je ne les ai pas conservées. Les poupées et moi nous avons continué à vivre ensemble.
Même quand vous êtes devenue grande ?
Oui, longtemps après.
Quand vous vous êtes mariée ?
Oui, certainement. Quand il ne me voyait pas, je… Mais elles ont toutes brûlé, les pauvrettes ! Personne n’a songé à les sauver… Oh ! c’est si triste à penser. Il ne faut pas rire de moi, mademoiselle Wangel.
Je ne ris pas du tout.
Car elles avaient une espèce de vie. Je les portais sous mon cœur, comme de petits enfants à naître.
(Le docteur Herdal, son chapeau à la main, arrive, sortant de la maison, et aperçoit Mme Solness et Hilde.)
Vous voici en train de prendre froid, madame.
La journée m’a paru si belle et si chaude.
Oui, oui. Mais que se passe-t-il ici ? J’ai reçu un billet de vous…
Oui, j’ai à vous parler.
C’est bien, rentrons, en ce cas. (A Hilde.) Toujours en tenue de campagne, mademoiselle.
Eh ! oui, en tenue ! Mais aujourd’hui je ne suis pas d’humeur à me casser le cou. Vous et moi, docteur, nous resterons en bas, à regarder tranquillement le spectacle.
Quel spectacle ?
Chut, chut !… pour l’amour de Dieu ! Le voici qui vient ! Essayez de lui ôter cette folie de la tête. Soyons amies, mademoiselle Wangel. Nous le pouvons, n’est-ce pas ?
Oh ! si nous le pouvons !…
Là, là, là ! Le voici, docteur. Allons causer un peu.
C’est de lui qu’il s’agit ?
Oui. Venez.
(Elle entre dans la maison, suivie du médecin. — Au bout d’un instant, arrive Solness, venant du jardin. Il monte l’escalier. La figure de Hilde prend une expression sérieuse.)
Avez-vous remarqué, Hilde, qu’elle s’en va sitôt que je viens ?
J’ai remarqué que, chaque fois que vous venez, elle se sent obligée de partir
C’est possible, mais je n’y puis rien. (La regardant attentivement.) Avez-vous froid, Hilde ? On le croirait.
Je sors d’un sépulcre.
Que voulez-vous dire ?
Que j’ai pris froid, monsieur Solness.
Je crois vous comprendre.
Que venez-vous faire ici ?
Je vous ai aperçue de loin
En ce cas, vous l’avez vue… elle aussi.
Je savais qu’elle s’en irait dès que je viendrais.
Cela vous fait-il beaucoup de peine, qu’elle s’écarte ainsi de votre chemin ?
C’est plutôt une sorte de soulagement.
Que de ne pas l’avoir toujours devant les yeux ?…
Oui.
Opprimée par son chagrin et par le souvenir de ses petits enfants ?…
Oui… C’est vrai.
(Hilde va et vient sur la véranda, les mains derrière le dos, puis s’arrête devant la balustrade, et se tourne vers le jardin.)
Avez-vous longtemps causé avec elle ? (Hilde reste immobile et ne répond pas.) Je demande si vous avez causé longtemps ? (Hilde continue à garder le silence.) De quoi vous a-t-elle parlé, Hilde ? (Hilde ne répond pas.) Pauvre Aline !… Des petits enfants, sans doute ?… (Hilde est secouée d’un frisson nerveux, puis elle hoche vivement la tête à plusieurs reprises en signe d’affirmation.) Jamais elle ne triomphera de son chagrin… Jamais !… (Rapprochant de Hilde.) Vous voici de nouveau pétrifiée, comme hier soir.
Je veux partir.
Partir !…
Oui.
Je vous le défends.
Que voulez-vous que je fasse ici maintenant ?
Que vous soyez près de moi, Hilde ; c’est tout.
Merci bien. Les choses n’en resteraient pas là.
Tant mieux !…
Je ne puis faire de mal à une personne que je connais : je ne prendrai rien de ce qui lui appartient.
Qui vous parle de cela ?
À une étrangère, c’est bien différent. À quelqu’un que je n’aurais jamais vu. Mais à une personne chez qui je suis venue !… Ah ! non, non ! fi !
Mais je n’ai jamais dit le contraire !
Allons donc ! Vous savez bien comment cela finirait. Voilà pourquoi je pars.
Et que deviendrai-je, moi, quand vous serez partie ? Que ferai-je de mon existence ? Oui, qu’en ferai-je, après ?
Oh ! vous !… N’avez-vous pas vos devoirs envers elle ? Vivez pour ces devoirs.
Trop tard ! Ces puissances… ces… ces…
…Ces démons…
Oui, ces démons ! Et le sorcier qui est en moi. Ils ont pris tout le sang de ses veines.
(Avec un sourire désespéré.) Pour que je sois heureux, moi ! Oui, oui ! (D’une voix oppressée.) Et la voici morte, morte à cause de moi. Et moi, je suis enchaîné vivant à une morte. (Saisi d’angoisse.) Moi, moi, qui ne puis vivre sans joie !
Qu’allez-vous construire maintenant ?
Je ne ferai plus grand’chose, désormais.
Ce ne sera pas une de ces demeures où père, mère et enfants peuvent vivre calmes et heureux ?
Qui sait si désormais on voudra de ces demeures.
Pauvre maître Solness ! Et vous qui, pendant ces dix années, n’avez vécu que pour cela !
Oui, Hilde, c’est bien vrai
Oh ! que tout cela me semble insensé, absurde !
Quoi ?
Qu’on n’ose pas tendre la main pour saisir son bonheur ! Pour vivre ! Seulement parce qu’il y a sur votre chemin une personne qu’on connaît !
Et qu’on n’a pas le droit d’oublier.
Qui sait, si, au fond, on n’en aurait pas le droit ? Mais enfin… Ah ! si l’on pouvait s’endormir pour échapper à tout cela !
(Elle étend les bras sur la table, appuie sa joue gauche sur ses mains et ferme les yeux.)
Avez-vous connu le calme et le bonheur… là-bas, chez votre père, Hilde ?
J’étais en cage.
Et vous ne voulez pas y rentrer ?
L’oiseau des bois ne veut jamais rentrer en cage.
Il préfère fendre librement l’air.
L’oiseau de proie aime à fendre l’air.
Si l’on était hardi comme les vikings…
Que faudrait-il encore, dites ?
Une conscience robuste
(Hilde se redresse et s’anime. Ses yeux ont repris leur joyeux éclat.)
Je sais bien, moi, ce que vous construirez maintenant !
En ce cas, Hilde, vous en savez plus que moi.
Oui, oui, vous êtes si bête, vous !
Eh bien, dites ! que croyez-vous que ce sera ?
Le château.
Quel château ?
Le mien, naturellement.
Vous voulez un château, maintenant ?
Ne me devez-vous pas un royaume ?
Eh bien ?
À qui possède un royaume, il faut un château, n’est-ce pas ?
Oui, oui ! C’est la coutume.
Eh bien ! vite ! Construisez-le !
Comme cela ?… Sur l’heure ?
Oui ! Les dix ans sont révolus, et je ne veux plus attendre. Allons, allons, vite mon château !
Il ne fait pas bon vous devoir quelque chose, Hilde.
Il fallait y réfléchir avant. Maintenant il est trop tard. Allons… (Frappant la table du doigt) en avant le château ! Il est à moi ! Je le veux, là, tout de suite !
Comment vous l’êtes-vous représenté, ce château, Hilde ?
(Le regard de Hilde se voile peu à peu, comme si elle rentrait en elle-même.)
Mon château doit être bâti sur une grande hauteur, sur une très grande hauteur. La vue doit s’étendre librement de tous les côtés. Je veux voir loin, très loin.
Et il doit être flanqué d’une haute tour ?
D’une hauteur effrayante. Et, tout au sommet, il me faut un balcon. Et, sur ce balcon, je veux être debout…
Debout ! à cette hauteur vertigineuse ?…
Oui ! je veux être là et regarder de haut tous ceux qui bâtissent les églises, — et tous ceux qui bâtissent des demeures pour les pères, les mères, les enfants. Et vous, il faudra que vous soyez près de moi et que vous les regardiez aussi.
Sera-t-il permis au constructeur de monter jusque chez la princesse ?
Si le constructeur le veut.
En ce cas, je crois que le constructeur viendra.
Oui… le constructeur viendra.
Mais après cela il cessera de bâtir… ce pauvre constructeur.
Oh ! si. Nous bâtirons ensemble ce qu’il y a de plus délicieux au monde.
Hilde !… Dites-moi ce que c’est.
Ces constructeurs sont des gens bien… bien bêtes !
Oui, c’est entendu. Mais, dites-moi, qu’allons-nous construire ensemble ?
Des châteaux en Espagne.
Des châteaux en Espagne ?
Oui, des châteaux en Espagne ! Savez-vous ce que c’est ?
Vous l’avez dit. C’est ce qu’il y a de plus délicieux au monde.
Oui, vraiment ! Ils sont si accessibles, les châteaux en Espagne… Et si faciles à bâtir… Surtout pour les architectes dont la conscience est sujette au vertige.
Désormais, Hilde, nous bâtirons ensemble.
Un vrai château en Espagne ?
Oui, mais bâti sur de fortes assises.
(Ragnar Brovik arrive, sortant de la maison. Il tient une grande couronne de feuillage ornée de fleurs et de rubans de soie.)
La couronne ! Oh ! ce sera beau !
C’est vous, Ragnar, qui apportez la couronne ?
J’avais promis cela au contremaître.
Je vois que votre père va mieux.
Non.
Cela ne l’a-t-il pas réconforté de voir ce que j’ai écrit au bas de vos dessins ?
C’est venu trop tard.
Trop tard !
Quand elle a apporté le portefeuille, il était sans connaissance. Il a eu un coup.
Mais rentrez donc chez vous ! Allez soigner votre père.
Il n’a plus besoin de moi.
C’est égal ! vous devriez tenir à rester près de lui.
Elle est là pour le veiller.
Qui cela ? Kaia ?
Oui, oui… Kaia.
Rentrez chez vous, Ragnar, restez avec eux. Et donnez-moi la couronne.
Ce n’est pas vous qui… ?
C’est moi qui la pendrai… (Il prend la couronne des mains de Ragnar.) Et maintenant, rentrez. Nous n’avons pas besoin de vous aujourd’hui.
Je sais que vous n’avez plus besoin de moi. Mais, aujourd’hui, je resterai.
Restez donc, puisque vous y tenez tant.
C’est d’ici que je vous regarderai.
Moi !…
Ce sera terriblement émotionnant.
Nous en reparlerons, Hilde. (Il descend, tenant la couronne, et disparaît dans le jardin.)
Vous auriez pu remercier, me semble-t-il.
Le remercier ?… Lui ?…
Eh ! oui. C’est ce que vous auriez dû faire.
C’est plutôt vous que j’aurais dû remercier.
Comment cela ?
Mais prenez garde, mademoiselle ! Vous ne le connaissez pas encore.
Oh ! je le connais mieux que personne !
Le remercier ! Lui, qui m’a tenu dans l’ombre pendant des années ! Lui, qui est cause que mon père a douté de moi… que j’ai douté de moi-même… Et tout cela parce que… !
Parce que ?… Dites vite !
Parce qu’il voulait la garder près de lui.
La demoiselle du pupitre ?
Oui.
C’est faux ! Vous mentez !
Je ne l’ai pas cru, jusqu’à ce qu’elle me l’eût dit… aujourd’hui même.
Qu’a-t-elle dit ? Je veux le savoir ! Vite, vite !
Elle m’a dit qu’il lui avait fait perdre la tête, qu’il s’était emparé de toutes ses pensées, que jamais elle ne pourrait s’éloigner de lui, qu’elle resterait toujours attachée à lui…
Elle n’en a pas le droit !
Qui le lui défend !
Lui entre autres !
Non, non,… je comprends tout. Désormais, elle serait à charge.
Vous ne comprenez rien !… Je vous dirai, moi, pourquoi il tenait à elle.
Oui, dites. Pourquoi ?
Pour vous retenir, vous.
Il vous l’a dit ?
Non, mais c’est vrai ! Il faut que ce soit vrai ! (Avec emportement.) Je veux… je veux que ce soit vrai !
Et c’est justement quand vous êtes arrivée,… qu’il l’a lâchée.
C’est vous… vous, qu’il a lâché ! Croyez-vous qu’il se soucie de je ne sais quelle demoiselle ?
Aurait-il eu peur de moi tout ce temps ?
Peur ?… Lui ? Vous êtes vraiment bien outrecuidant.
Oh ! il se sera douté depuis longtemps que, moi aussi, j’étais bon à quelque chose. Quant à la peur, il n’y est pas inaccessible.
Lui ! Allons donc !
Oui, c’est comme je vous le dis. Ce grand constructeur,… qui ne craint pas de détruire le bonheur des autres, d’agir comme il l’a fait envers mon père et envers moi… a peur de monter sur un simple échafaudage. Oh ! quant à cela, il ne l’oserait jamais !
Ah ! vous auriez dû le voir à la hauteur où je l’ai vu, moi ! C’était à donner le vertige !
Vous avez vu cela ?
Oui, je l’ai vu, libre et fier, se tenir debout au sommet d’une tour d’église et y suspendre la couronne !
Je sais qu’il a osé le faire une fois dans sa vie. Une seule fois. Il en a été souvent question entre nous, jeunes. Mais aucune force humaine ne le ferait recommencer.
Vous verrez cela, aujourd’hui !
Ah ! oui, nous le verrons !
Certainement.
Jamais au monde.
Je veux le voir ! Je le veux et cela sera !
Il n’osera pas. Il a le trac… le grand constructeur.
(Madame Solness arrive, venant de la maison.)
Il n’est pas ici ? Où est-il ?
Monsieur Solness est avec les ouvriers.
Il a pris la couronne avec lui.
La couronne ! Oh ! mon Dieu,… mon Dieu ! Allez le trouver, Browik ! Essayez de le ramener !
Dois-je lui dire que vous désirez lui parler, madame ?
Oui, mon ami… Ou plutôt non, ne le lui dites pas ! Dites-lui que quelqu’un l’attend,… et qu’il vienne tout de suite.
C’est bien, madame, j’y vais.
(Il descend l’escalier, et disparaît dans le jardin.)
Oh ! mademoiselle Wangel, vous ne pouvez vous figurer l’angoisse qu’il me cause.
Qu’y a-t-il donc là de si effrayant ?
Oh ! vous le comprenez bien. Pensez donc ! S’il s’est vraiment mis en tête de monter sur l’échafaudage !
Croyez-vous qu’il le fasse ?
Oh ! on ne sait jamais ce dont il est capable !
Vous le croyez donc… comment dire ?
Je ne sais plus que croire, après tout ce que le docteur vient de m’apprendre et tout ce qu’il m’a dit lui-même.
(Le docteur Herdal se montre dans la porte.)
Vient-il ?
Je l’espère. En tout cas, on est allé le chercher.
Quant à vous, madame, il faut rentrer.
Non, non, je veux rester ici et attendre Halvard.
Mais il y a quelques dames au salon.
Ah ! mon Dieu ! Dans un tel moment.
Elles voudraient voir la fête, disent-elles.
Oui, oui, il faut que j’aille leur faire les honneurs, c’est mon devoir.
Ne pourriez-vous pas les renvoyer ces dames ?
Non, c’est impossible. Elles sont là. C’est mon devoir de les recevoir. Mais vous, attendez-le ici.
Et tâchez de l’amuser le plus longtemps possible.
Oui, chère mademoiselle Wangel, retenez-le de toutes vos forces.
Ne vaut-il pas mieux que vous le fassiez vous-même ?
Mon Dieu ! oui, ce serait mon devoir. Mais quand on a des devoirs de tous les côtés.
Le voici !
Et dire que je suis obligée de rentrer !…
Ne lui dites pas que je suis ici.
Soyez tranquille ! Je trouverai un autre sujet de conversation.
Et retenez-le des deux mains, je vous en prie. Personne ne pourrait le faire aussi bien que vous.
(Mme Solness et le docteur Herdal entrent dans la maison, Hilde reste sur la véranda. — Solness, venant du jardin, monte l’escalier.)
Il y a ici quelqu’un qui me demanda, m’a-t-on dit ?
Oui, monsieur Solness : c’est moi.
Ah ! c’est vous, Hilde. J’avais peur que ce ne fussent Aline et le docteur.
Vous avez facilement peur, vous.
Vous croyez ?
Oui, on dit que vous avez peur d’escalader les échafaudages.
Cela, c’est une autre affaire.
C’est donc vrai ?
Oui, c’est vrai.
Vous avez peur de tomber et de vous tuer ?
Non.
Que craignez-vous donc ?
Je crains l’expiation, Hilde.
L’expiation ? (Elle secoue la tête.) Je ne comprends pas
Asseyez-vous, je vais vous raconter quelque chose.
Oui, oui, faites vite !
(Elle s’assied sur un tabouret, près de la balustrade, et fixe sur Solness un regard attentif.)
Je vous ai dit que j’avais commencé par bâtir des églises.
Je le sais.
J’étais d’une famille pieuse de la campagne et rien ne me paraissait plus grand que de construire des églises.
Oui, oui.
Et j’ose dire que toutes ces pauvres petites églises, je les ai bâties avec tant de zèle, de ferveur, de piété, que… que…
Que ?… Allons, achevez !
Que je croyais vraiment l’avoir contenté.
Qui cela ?
Celui à qui les églises étaient offertes. Celui dont elles devaient célébrer la gloire.
Ah ! très bien ? Mais comment savez-vous qu’il… n’était pas content de vous ?
Lui ? Content de moi ? Comment pouvez-vous le croire, Hilde ! Lui, qui a déchaîné en moi toute cette sorcellerie ! Lui, qui a envoyé, pour me servir jour et nuit… tous ces… tous ces…
Tous ces démons…
Oui, ces démons de toute espèce. Ah ! non, j’ai bien senti qu’il n’était pas content de moi. (Mystérieusement.) C’est pour cela, voyez-vous, qu’il a livré la vieille maison aux flammes.
Vraiment ? c’est pour cela ?
Ne comprenez-vous donc pas ? C’était pour m’aider à devenir un vrai maître… afin que mes églises lui fissent plus d’honneur. Au commencement, je ne comprenais pas, mais, tout à coup, mes yeux se sont ouverts.
À quelle époque ?
Pendant que je bâtissais le clocher de Lysanger.
J’en étais sûre.
Là-bas, voyez-vous, dans ces parages lointains, j’ai longtemps et librement réfléchi, et j’ai fini par comprendre pourquoi il m’avait pris mes petits enfants. C’était pour m’enlever tout autre attachement, tel que l’amour et le bonheur, comprenez-vous. De cette façon, ma vie se serait passée à lui bâtir des églises. (Souriant.) Mais il n’en fut rien !
Qu’avez-vous fait ?
J’ai commencé par m’étudier, par me rendre compte de moi-même.
Et après ?
Après, j’ai fait l’impossible. Tout comme lui.
L’impossible ?…
Jusque-là, je n’avais jamais pu atteindre librement jusqu’aux sommets. Ce jour-là, je l’ai fait.
Oui, vous l’avez fait ?
Et, quand je fus tout en haut, au moment de suspendre la couronne, je lui dis : Ecoute-moi, Tout-Puissant ! Désormais, je veux être maître dans mon domaine, comme tu l’es dans le tien. Je ne te bâtirai plus d’églises ; je ne construirai que des demeures pour les hommes.
Voilà le chant que j’entendais dans l’air.
Mais tout cela a été de l’eau pour son moulin.
Que voulez-vous dire ?
Construire des demeures pour les hommes, Hilde,… cela ne vaut pas deux sous.
Vous croyez ?
Oui, car je vois maintenant que les hommes n’ont que faire de leurs foyers. Leur bonheur n’est pas là. Que ferais-je moi-même d’un foyer, si j’en possédais un ? (Avec un rire triste et amer.) Oui, aussi loin que je regarde en arrière, c’est tout ce que j’aperçois. Je n’ai rien bâti de solide, ni rien sacrifié pour construire quelque chose qui puisse durer. Rien, rien, rien.
Et désormais, vous ne bâtirez plus ?
Au contraire ! c’est maintenant que je vais commencer.
Comment ? dites vite !
Je veux bâtir un édifice pour y loger le bonheur humain… le seul où il puisse s’abriter.
Maître Soîness,… vous pensez à notre château en Espagne…
Oui, je pense à notre château en Espagne…
J’ai peur que le vertige vous prenne, avant que nous soyons à mi-chemin.
Non, Hilde, pas si nous marchons la main dans la main, vous et moi.
Nous deux seulement ? Nous ne serons pas toute une troupe ?
Qui donc nous accompagnerait ?
Et la Kaia du pupitre ? Pauvre fille… vous ne la prendriez pas avec vous ?
Tiens, tiens, c’est donc de cela qu’Aline vous parlait tout à l’heure ?
Est-ce vrai, ou non ?
Je ne réponds pas à une pareille question ! Il faut que vous ayez en moi une foi pleine et entière !
Pendant dix ans, j’ai cru en vous.
Il faut me croire toujours.
Je le ferai, si je vous vois monter sans crainte jusqu’au sommet !
Non, Hilde, pareille chose ne se répète pas tous les jours.
Je le veux ! Je le veux ! (D’une voix suppliante.) Encore une fois, une seule, dites ! Faites encore une fois l’impossible !
Si je le fais, Hilde, je me dresserai là-haut et je lui parlerai encore une fois.
Que lui direz-vous ?
Je lui dirai : « Ecoute-moi, Seigneur tout-puissant ; juge-moi comme il te plaira. Mais, dorénavant, je ne veux plus construire qu’une chose… la plus douce qu’il y ait au monde ».
Oui… oui… oui !…
« … la construire en compagnie d’une princesse que j’aime… »
Oui, oui, dites-lui cela !
« Maintenant, lui dirai-je encore, je la prendrai dans mes bras et je la couvrirai de baisers… »
… de mille baisers ! Dites-lui cela !
«… de mille et mille baisers ! » Je le lui dirai !
Et puis ?
J’agiterai mon chapeau… je descendrai,… et je ferai comme je l’aurai dit.
Ah ! c’est ainsi que vous m’êtes apparu quand j’entendais un chant dans l’air !
Comment êtes-vous devenue ce que vous êtes, Hilde ?
Comment m’avez-vous faite telle que je suis ?
La princesse aura son château.
Oh ! maître !… Mon beau château !… Notre château !
Bâti sur de fortes assises.
(Dans la rue, une foule s’est assemblée. On l’entrevoit entre les arbres. Une musique d’instruments de cuivre retentit derrière la nouvelle maison. — Madame Solness, un col de fourrure sur les épaules, le docteur Herdal, tenant le châle blanc qu’elle portait, puis quelques dames viennent, se placer sur la véranda. En même temps, Ragnar Brovik apparaît, venant du jardin.)
Il y a donc de la musique ?
Oui. La fanfare des ouvriers. (A Solness.) Le contre maître vous fait dire qu’il est prêt à monter pour suspendre la couronne,
C’est bien. Je vais les rejoindre.
Que vas-tu faire là-bas, Halvard ?
Je dois être au milieu de mes hommes.
Oui, mais tu resteras en bas, dis ?
N’est-ce pas mon habitude ?…
(Il descend l’escalier et disparaît dans le jardin.)
Je t’en prie, dis à cet homme d’être prudent ! Promets-le moi, Halvard !
Vous voyez bien que j’avais raison. Il ne pense plus à ces folies.
Oh ! quel soulagement ! Deux hommes sont tombés en couronnant nos maisons. Et tous deux sont morts sur place. (A Hilde.) Merci, mademoiselle Wangel, de l’avoir retenu. Je n’en serais jamais venue à bout.
Oui, oui, mademoiselle Wangel, vous vous entendez à retenir les hommes, quand vous le voulez bien !
(Madame Solness et le docteur Herdal s’approchent des dames qui sont groupées au haut de l’escalier, les regards dirigés vers le jardin. Hilde demeure au premier plan, devant la balustrade. Ragnar s’approche d’elle.)
Vous voyez mademoiselle, tous ces jeunes gens là-bas ?
Oui.
Ce sont les camarades venus pour voir le Maître.
Pourquoi veulent-ils le voir ?
Parce qu’il a peur de monter sur sa propre maison, et qu’ils tiennent à le constater.
Vraiment ! Les chers garçons !…
Il nous a tenus si longtemps en bas. Nous l’y verrons lui-même aujourd’hui.
Non, vous ne l’y verrez pas.
Tiens ! Et que verrons-nous donc ?
Vous le verrez là-haut, au sommet !
Lui ? Ah !… par exemple !
Il le veut et vous l’y verrez.
Il le veut ! Je crois bien ! Mais il ne le peut pas. La tête lui tournera avant qu’il atteigne le sommet. Il lui faudra travailler des genoux et des mains pour retourner en bas.
Tenez !… Voici le contremaître sur l’échelle.
Il tient la couronne ! Oh ! pourvu qu’il prenne garde !
Mais c’est…
Le constructeur lui-même !
Oui, c’est Halvard ! Dieu tout-puissant ! Harvard ! Halvard !
Chut ! Ne criez pas son nom !
Je veux le rejoindre ! le forcer à descendre !
Que personne ne bouge !
Il monte, il monte. Toujours plus haut. Toujours plus haut. Regardez ! regardez !
Il faut qu’il redescende. Il ne peut pas continuer.
Il monte, il monte. Il est presque au sommet.
Ah ! je meurs d’angoisse ! Je n’y résisterai pas !
Détournez les yeux.
Le voici debout sur les dernières planches ! Tout en haut !
Que personne ne bouge !… entendez-vous !
Enfin !… enfin ! Je le revois libre et grand !
Oh ! mais, c’est…
Pendant dix ans, je l’ai vu ainsi. Comme il se tient ferme ! Oh ! que c’est émotionnant ! Regardez-le ! Le voici qui suspend la couronne !
Ce que je vois me semble impossible.
Eh oui ! c’est l’impossible ! (Son regard prend de nouveau une expression vague.) N’apercevez-vous pas quelqu’un d’autre, là-haut ?
Non. Je ne vois personne
Si !… Il se dispute avec quelqu’un.
Vous vous trompez.
N’entendez-vous pas un chant dans l’air ?
C’est le vent qui passe sur le sommet des arbres.
J’entends un chant… un chant puissant. (Elle crie, en proie à une exaltation et à une joie sauvages.) Voyez ! voyez ! Il lève son chapeau. Il envoie des saluts en bas ! Oh ! mais, saluez-le donc à votre tour ! Car l’œuvre est accomplie ! (Elle arrache au médecin le châle blanc de Mme Solness, l’agite en l’air et crie, en regardant le sommet de la tour :) Vive maître Solness !
Taisez-vous ! taisez-vous ! au nom de Dieu !…
(Les dames, debout sur la véranda, agitent leurs mouchoirs On entend des vivats poussés dans la rue. Soudain tout se tait, puis la foule pousse un cri de terreur. On entrevoit indistinctement entre les arbres la chute d’un corps humain, tombant au milieu de poutres et de planches.)
Il tombe ! Il tombe !
(Madame Solness chancelle et s’évanouit. Les dames la soutiennent, au milieu des cris et du tumulte. — La foule qui se tenait dans la rue rompt la barrière et se précipite dans le jardin. Le docteur Herdal court, comme les autres, vers l’échafaudage. — Un court ilence.)
Mon maître !…
Il doit être broyé… mort sur place !
Courez chercher le médecin…
Je ne puis faire un pas…
Appelez, au moins !
Que se passe-t-il ?… Vit-il encore ?
Maître Solness est mort.
La tête est broyée. Il est tombé sur les pierres.
Je ne le vois plus là-haut ?…
Quelle épouvante !… Ainsi la force lui a manqué.
Mais il a atteint le sommet. Et j’ai entendu des sons de harpe dans l’air. (Agitant le châle et criant, avec une passion concentrée et sauvage.) Mon maître !… mon maître !…