Solidarité/Dette de l’homme envers la société ; le quasi-contrat social

Armand Colin (p. 115-158).
CHAPITRE IV


Dette de l’homme envers la société ; le quasi-contrat social.




I


Dans la société de fait où le place sa qualité d’homme, chacun de nous, avons-nous dit, est nécessairement le débiteur de tous. C’est la charge de la liberté.

Mais la nature et l’étendue de cette dette ne s’expliquent pas seulement par l’échange des services entre les associés pendant leur vie commune.

La connaissance des lois de la solidarité des êtres vivants n’a pas seulement détruit l’isolement de l’homme dans le milieu où il vit ; elle a détruit du même coup son isolement dans la durée ; elle a établi que, pour déterminer complètement sa situation naturelle et morale, il était indispensable de tenir compte du lien qui le rattache à ses ancêtres et à ses descendants.

L’homme ne devient pas seulement, au cours de sa vie, le débiteur de ses contemporains ; dès le jour même de sa naissance, il est un obligé. L’homme naît débiteur de l’association humaine.

En entrant dans l’association, il y prend sa part d’un héritage accumulé par les ancêtres de lui-même et de tous ; en naissant, il commence à jouir d’un capital immense qu’ont épargné d’autres générations antérieures. Auguste Comte a depuis longtemps mis ce fait en pleine lumière : « Nous naissons chargés d’obligations de toute sorte envers la société. » Ce que Renan dit des hommes de génie : « Chacun d’eux est un capital accumulé de plusieurs générations », est vrai non pas seulement des hommes de génie, mais de tous les hommes. La valeur de l’homme se mesure à sa puissance d’action sur les choses ; à cet égard, le plus modeste travailleur de notre temps l’emporte sur le sauvage de l’âge de pierre d’une distance égale à celle qui le sépare lui-même de l’homme de génie. Nous l’avons déjà dit : les aptitudes de notre corps, les instruments et les produits de notre travail, les instincts qui veillent en nous, les mots dont nous nous servons, les idées qui nous guident, la connaissance que nous avons du monde qui nous entoure, qui nous presse et que cependant nous dominons, tout cela est l’œuvre lente du passé ; tout cela, depuis le jour de notre naissance, est sans cesse mis par ce passé à notre disposition, à notre portée, et, pour la plus grande part, s’incorpore en nous-mêmes.

Dès que l’enfant, après l’allaitement, se sépare définitivement de la mère et devient un être distinct, recevant du dehors les aliments nécessaires à son existence, il est un débiteur ; il ne fera point un pas, un geste, il ne se procurera point la satisfaction d’un besoin, il n’exercera point une de ses facultés naissantes, sans puiser dans l’immense réservoir des utilités accumulées par l’humanité.

Dette, sa nourriture : chacun des aliments qu’il consommera est le fruit de la longue culture qui a, depuis des siècles reproduit, multiplié, amélioré les espèces végétales ou animales dont il va faire sa chair et son sang. Dette, son langage encore incertain ; chacun des mots qui naîtra sur ses lèvres, il le recueillera des lèvres de parents ou de maîtres qui l’ont appris comme lui, et chacun de ces mots contient et exprime une somme d’idées que d’innombrables ancêtres y ont accumulée et fixée. Lorsqu’il lui faudra non pas seulement recevoir des mains des autres la première nourriture de son corps et de leurs lèvres celle de son esprit, lorsqu’il commencera à créer par son effort personnel les matériaux de son accroissement ultérieur, il sentira sa dette s’accroître envers le passé. Dettes, et de quelle valeur, le livre et l’outil que l’école et l’atelier lui vont offrir : il ne pourra jamais savoir ce que ces deux objets, qui lui sembleront si maniables et de si peu de poids, ont exigé d’efforts antérieurs ; combien de mains lourdes et maladroites ont tenu, manié, soulevé, pétri et souvent laissé tomber de lassitude et de désespoir cette forme de l’outil avant qu’elle soit devenue l’instrument léger et puissant qui l’aide à vaincre la matière ; combien d’yeux se sont ouverts et longuement fixés sur les choses, combien de lèvres ont balbutié, combien de pensées se sont éveillées, efforcées et tendues, combien de souffrances ont été subies, de sacrifices acceptés, de vies offertes, pour mettre à sa disposition ces caractères d’imprimerie, ces petits morceaux de plomb qui, en quelques heures répandent sur le monde, par millions d’exemplaires, l’innombrable essaim des idées, ces vingt-quatre petites lettres noires où l’homme réduit et représente le système du monde ! Et plus il avancera dans la vie, plus il verra croître sa dette, car chaque jour un nouveau profit sortira pour lui de l’usage de l’outillage matériel et intellectuel créé par l’humanité ; dette, à chaque pas sur la route qu’au prix de mille peines et souvent de mille morts les hommes ont construite à travers le marais ou la montagne ; dette, à chaque tour de roue de la voiture ou du wagon, à chaque tour d’hélice du navire ; dette, à chaque consommation d’un produit de l’agriculture, de l’industrie ou de la science ; dette envers tous les morts qui ont laissé cet héritage, envers tous ceux dont le travail a transformé la terre, rude et sombre abri des premiers âges, en un immense champ fertile, en une usine créatrice ; dette envers ceux dont la pensée a ravi aux éléments les secrets de leur puissance et les a, par cette puissance même, domptés et asservis ; dette envers ceux dont le génie a su, des apparences innombrables des êtres et des choses, dégager la forme et révéler l’harmonie, dette envers ceux dont la conscience à tiré sa race de l’état de violence et de haine, et l’a peu à peu conduite vers l’état de paix et d’accord.

Mais si cette dette est contractée envers les ancêtres, à qui sommes-nous tenus de l’acquitter ? Ce n’est pas pour chacun de nous en particulier que l’humanité antérieure a amassé ce trésor, ce n’est ni pour une génération déterminée, ni pour un groupe d’hommes distinct. C’est pour tous ceux qui seront appelés à la vie, que tous ceux qui sont morts ont créé ce capital d’idées, de forces et d’utilités. C’est donc envers tous ceux qui viendront après nous, que nous avons reçu des ancêtres charge d’acquitter la dette ; c’est un legs de tout le passé à tout l’avenir. Chaque génération qui passe ne peut vraiment se considérer que comme en étant l’usufruitière, elle n’en est investie qu’à charge de le conserver et de le restituer fidèlement.

Et l’examen plus attentif de la nature de l’héritage conduit à dire en outre : à charge de l’accroître.

C’est en effet un dépôt incessamment accru que les hommes se sont transmis. Chaque âge a ajouté quelque chose au legs de l’âge précédent, et c’est la loi de cet accroissement continu du bien commun de l’association, qui forme la loi du contrat entre les générations successives, comme la loi de l’échange des services et de la répartition des charges et des profits est celle du contrat entre les hommes de la même génération.

Nous touchons ici le fond des choses. Et ce dernier caractère va achever de définir la nature, la cause et l’étendue des droits et des devoirs de l’être social.

Tout être vivant tend à la persistance de l’être ; tout être vivant tend au développement de l’être ; d’où deux nécessités : celle de la conservation et celle du progrès. Dès qu’un être cesse de se développer, la désorganisation commence en lui ; l’immobilité est le commencement de la mort. Et pour l’être humain, doué de raison et de volonté, le développement de cette raison et de cette volonté est une nécessité intérieure aussi rigoureuse que le développement de son corps. Fouillée, interprétant le mot de Leibnitz : « Le présent est gros de l’avenir », a dit avec autant d’exactitude que d’éloquence : « Ce qu’on respecte dans l’homme, c’est moins ce qu’il est actuellement que ce qu’il peut être, c’est le possible débordant l’actuel, l’idéal dominant la réalité. C’est pour ainsi dire la réserve de volonté et d’intelligence enfermée dans une tête humaine, c’est la progressivité de l’individu, c’est celle de l’espèce même qui repose en partie sur cette tête, que nous respectons et appelons droit[1]. »

Ce qui est vrai de l’être humain l’est nécessairement de l’association humaine, et, en effet, l’histoire nous montre clairement la continuité de son développement ; l’histoire de l’humanité, c’est celle de la conquête et de l’utilisation des forces du monde terrestre, réalisée, au prix d’efforts et de sacrifices dont le nombre et la grandeur dépassent tout calcul et toute mesure, par la raison et par la volonté de notre race, afin de permettre à chacun de ses membres de trouver à son tour, à l’heure de son existence, un état où puissent se développer plus librement ses activités et ses facultés, un état d’humanité meilleur, plus satisfaisant à la fois pour son corps, sa pensée et sa conscience.

Ainsi tout homme, au lendemain de sa naissance, en entrant en possession de cet état d’humanité meilleur que lui ont préparé ses ancêtres, contracte, à moins de faillir à la loi d’évolution qui est la loi même de sa vie personnelle et de la vie de son espèce, l’obligation de concourir, par son propre effort, non seulement au maintien de la civilisation dont il va prendre sa part, mais encore au développement ultérieur de cette civilisation[2].

Sa liberté est grevée d’une double dette : dans la répartition des charges qui naturellement et moralement, est la loi de la société, il doit, outre sa part dans rechange des services ce qu’on peut appeler sa part dans la contribution pour le progrès.

II


« Peu de propositions générales relatives au siècle dans lequel nous vivons semblent devoir être plus promptement acceptées que celle-ci : la société de notre temps se distingue principalement de celle des générations précédentes par la grande place qui occupe le contrat. »

Cette observation de Sumner-Maine[3] est aujourd’hui une vérité reconnue de tous. Les historiens du droit ne contestent plus que le progrès des institutions juridiques, publiques ou privées, peut se mesurer avec certitude à la proportion dans laquelle « les arrangements d’autorité » y font place « aux arrangements contractuels ».

Le contrat, librement discuté et fidèlement exécuté des deux parts, devient la base définitive du droit humain. Là où la nécessité des choses met les hommes en rapport sans que leur volonté préalable ait pu discuter les conditions de l’arrangement à intervenir, la loi qui fixera entre eux ces conditions ne devra être qu’une interprétation et une représentation de l’accord qui eût dû s’établir préalablement entre eux s’ils avaient pu être également et librement consultés : ce sera donc la présomption du consentement qu’auraient donné leurs volontés égales et libres qui sera le seul fondement du droit. Le quasi-contrat n’est autre chose que le contrat rétroactivement consenti[4].

Or, le consentement à un accord, entre deux contractants également libres, dépend sans aucun doute de l’égalité des avantages directs ou indirects que chacun des contractants espère tirer du contrat. C’est, en d’autres termes, l’échange de services supposés équivalents qui donne à la convention ses conditions naturelles et ses conditions morales ; dans tout contrat commutatif, c’est l’équivalence présumée des deux prestations réciproques, de la créance et de la dette, qui détermine la naissance de l’obligation, en se formant ce que les jurisconsultes ont appelé « la cause[5] ».

Au fond de toute obligation juridique, publique ou privée, se retrouve donc cette notion de la dette reconnue ou présumée reconnue ; le devoir de l’homme envers tous les hommes n’est pas d’une autre nature : c’est l’idée d’une dette, cause et mesure de l’obligation naturelle et morale, et motif suffisant et nécessaire de la sanction sociale, qui doit se rencontrer, en dehors de toutes les conceptions et de tous les systèmes philosophiques, à la base de toute spéculation sur les arrangements sociaux.

Nous avons vu comment la théorie de la solidarité des êtres, et, en particulier, des êtres humains, vérifie et généralise cette idée de la dette de l’homme envers les autres hommes et fonde sur elle, en dehors de toute définition arbitraire et de toute intervention d’une autorité extérieure, la théorie du devoir social.

Les hommes sont en société. C’est là un fait d’ordre naturel, antérieur à leur consentement, supérieur à leur volonté. L’homme ne peut se soustraire matériellement ou moralement à l’association humaine. L’homme isolé n’existe pas.

De là une double conséquence.

Un échange de services s’établit nécessairement entre chacun des hommes et tous les autres. Le libre développement des facultés, des activités, en un mot, de l’être, ne peut être, pour chacun d’eux, obtenu que grâce au concours des facultés et des activités des autres hommes du même temps et n’obtient son degré actuel d’intensité et de plénitude que grâce aux efforts accumulés des facultés et des activités des hommes du temps passé.

Il y a donc pour chaque homme vivant, dette envers tous les hommes vivants, à raison et dans la mesure des services à lui rendus par l’effort de tous. Cet échange de services est la matière du quasi-contrat d’association qui lie tous les hommes, et c’est l’équitable évaluation des services échangés, c’est-à-dire l’équitable répartition des profits et des charges, de l’actif et du passif social qui est l’objet légitime de la loi sociale.

Il y a en outre, pour chaque homme vivant, dette envers les générations suivantes à raison des services rendus par les générations passées. À l’obligation de concourir aux charges de l’association actuelle, pour l’entretenir et la conserver, s’ajoute en effet l’obligation de l’accroître, et de concourir, dans les mêmes conditions d’équitable répartition, aux charges de cet accroissement. La cause de cette obligation est, elle aussi, dans la nature des choses. Le capital commun de l’association humaine est un dépôt confié aux hommes vivants, mais ce dépôt n’est pas le dépôt d’une chose immobile et morte, qu’il s’agit de conserver dans l’état où elle est livrée. C’est une organisation vivante en voie de perpétuelle évolution et dont l’évolution ne peut se poursuivre sans la continuité de l’effort constant de tous.

Quant à la répartition des charges qui résultent de cette double dette, elle sera équitable si tous les associés sont considérés comme faisant partie de l’association à titre égal, c’est-à-dire à titre d’hommes ayant également le droit de discuter et de consentir ; si aucune raison de préférence ou de défaveur particulière n’est invoquée, pour ou contre aucun d’entre eux, pour augmenter ou diminuer leur qualité première, leur titre de contractants ; si chacun d’eux a bien « cette égalité de valeur au point de vue du droit », sans laquelle le quasi-contrat ne pourrait être considéré comme un contrat rétroactivement consenti entre des volontés égales et libres.

III


Et l’idée de la dette, née du quasi-contrat d’association, conduit nécessairement à l’idée de la sanction désormais légitime.

Le devoir social n’est pas une pure obligation de conscience, c’est une obligation fondée en droit, à l’exécution de laquelle on ne peut se dérober sans une violation d’une règle précise de justice. La loi positive qui assurera l’exécution de l’obligation sociale ne commettra donc pas un empiètement sur le droit de l’individu ; il n’y aura pas là une intervention abusive de la société dans les rapports entre les hommes.

Les économistes reviennent sans cesse à ces deux propositions principales : la société ne doit pas intervenir dans les contrats particuliers ; l’organisation sociale n’est point faite pour rétablir l’égalité entre les hommes : « Il n’y a, dit M. Yves Guyot, d’égalité entre les individus que dans les organismes les plus primitifs ; partout, au contraire, où la vie a un certain développement, nous avons des différences, des variétés de forces et d’aptitudes… ce qui fait la supériorité des civilisations supérieures, c’est la variété de nos aptitudes qui se complètent réciproquement[6] ». Et le même écrivain, allant jusqu’aux conséquences dernières du principe de non-intervention, ajoute en ce qui touche les contrats : « Jamais il n’y a égalité du moment qu’il y a contrat ; il y a toujours une partie qui est plus pressée d’acheter que l’autre de vendre, ou une qui est plus pressée de vendre que l’autre d’acheter ; est-ce qu’entre deux hommes qui vont contracter, entre deux négociants, il n’y en a pas un plus habile que l’autre ?… C’est la concurrence, cela, et c’est la condition même de la vie… » La société n’a point à intervenir pour modifier cette situation respective, pour diminuer cette inégalité des contractants.

Des philosophes, qui ne sont point des socialistes, ont souvent répondu à cette thèse absolue de laisser-faire, non en contestant la nécessité de la liberté réciproque des contractants au point de vue économique, mais en rappelant que dans l’étude des phénomènes sociaux le point de vue économique n’est pas le seul auquel il soit nécessaire de se placer. L’homme n’a pas seulement des intérêts économiques, il a des intérêts physiologiques, psychologiques et moraux. Telle solution d’un problème social peut répondre aux conditions des lois économiques et ne satisfaire ni aux nécessités de la vie ni aux besoins de la conscience. « Le fait économique, dit excellemment M. Darlu, n’est qu’un élément du fait social. Par exemple, il n’est guère de fait social qui directement ou indirectement… ne se présente avec un caractère politique ; il n’en est pas qui n’intéresse les mœurs ou la justice et qui n’ait un caractère moral. Et quand on a fait abstraction des propriétés économiques, de l’utilité politique, de la valeur morale d’un phénomène social, il reste encore sa modalité principale, son rapport avec l’état de la société : il affaiblit ou il fortifie la solidarité sociale, il diminue ou il accroît l’unité de la famille, il se lie à une hiérarchie aristocratique ou il contribue à l’égalité des citoyen[7], etc. »

Aussi, même dans les pays d’extrême liberté, le législateur n’hésite-t-il pas à intervenir entre les contractants particuliers lorsque le contrat intervenu entre eux met en cause des intérêts généraux autres que l’intérêt économique proprement dit : c’est ainsi que les lois imposent, dans l’intérêt de la stabilité de la famille, certaines règles dans les contrats entre époux ; c’est ainsi qu’elles refusent toute sanction aux conventions dont la cause est immorale, ou dans l’établissement desquelles ont apparu certaines causes « d’inégalité » trop manifestement intolérables : les violences, le dol, ou la fraude ; c’est ainsi encore que, dans certains cas de nécessité publique, guerre, disette, etc., les contrats touchant les denrées nécessaires à l’alimentation nationale sont soumis à des prescriptions spéciales, les échéances des dettes particulières sont protégées, certaines négociations sont purement et simplement interdites, etc.

L’association humaine n’est pas exclusivement constituée en vue des intérêts matériels, auxquels la liberté des échanges donne la plus entière satisfaction ; elle a d’autres objets dont les associés doivent se préoccuper également. Ces intérêts d’ordres divers trouvent satisfaction dans l’application d’autres lois, lois biologiques, psychologiques, morales, auxquelles le quasi-contrat d’association humaine doit également obéir pour produire son entier et définitif effet.

Au reste, la seule proposition qu’il soit nécessaire d’établir est celle-ci : la loi positive peut assurer par des sanctions impératives l’acquittement de la dette sociale, l’exécution de l’obligation qui résulte pour chacun des hommes de son état de débiteur envers tous.

Pour établir cette proposition, il est inutile de discuter si la puissance publique a, ou non, le droit d’intervenir dans la formation des contrats passés entre les particuliers. Il s’agit ici des conditions d’un quasi-contrat général qui résulte entre les hommes du fait naturel, nécessaire, de leur existence en société et qui a pour objet de régler, non les rapports privés entre chacun et chacun, mais les rapports communs entre chacun et tous, à raison du louage permanent de services et d’utilités que représente l’outillage commun de l’humanité.

Ici, chacun ne peut discuter avec tous ; le fait matériel de la jouissance préexiste d’ailleurs au consentement.

Il ne s’agit pas de l’habileté, de la force, de la supériorité préalables de tel ou tel contractant. Tous sont, par le fait de la jouissance commune, placés dans des conditions identiques au point de vue du droit.

Il s’agit simplement de rechercher dans quelles conditions tous auraient, à titre égal, consenti l’échange avec tous.

En reconnaissant et en sanctionnant la dette sociale, c’est-à-dire en exigeant que chacun des associés, avant de se créer, par de libres contrats particuliers, des créances contre tel ou tel des autres associés, ait acquitté ou s’oblige à acquitter sa dette générale envers tous, la loi positive ne portera aucune atteinte à la liberté de l’individu.

L’association humaine se trouvant formée, par le fait, entre des êtres doués de conscience, la satisfaction de l’idée de justice est au premier rang de ses objets. La reconnaissance et l’acquittement de la dette sociale sont nécessaires à la satisfaction de cette idée, comme peuvent l’être la reconnaissance et l’acquittement de toutes autres dettes consenties entre particuliers. La loi qui exigera de chacun des hommes associés l’exécution de cette obligation primordiale aura un fondement aussi légitime que celle qui assurera ensuite à ce même homme le profit des stipulations particulières qu’il aura pu obtenir de tel ou tel de ses semblables par une convention privée.


IV


En résumé :

La liberté personnelle de l’homme, c’est-à-dire la faculté de tendre au plein développement de son moi, est aussi nécessaire au développement de la société qu’au développement de d’individu.

Elle ne doit donc connaître d’autres limites que celles que lui oppose naturellement le besoin d’égal développement, c’est-à-dire la liberté personnelle, des autres hommes.

Mais cette liberté ne peut s’exercer que si l’homme profite incessamment des avantages offerts par le milieu social et prend incessamment sa part des utilités de toute sorte que fournit le capital de la société humaine, accru par chaque génération. Une obligation naturelle existe donc pour tout homme de concourir aux charges de l’association dont il partage les profits et de contribuer à la continuité de son développement.

En droit, chacun des hommes est également tenu de concourir à ces charges, comme en droit, il a un titre égal à prendre part à ces avantages. Son devoir social n’est que l’expression d’une dette ; la répartition de cette dette entre les associés résulte de la nature et de l’objet du quasi-contrat qui les lie et dont la loi positive peut et doit sanctionner les obligations.

La solidarité qui oblige réciproquement les associés trouve donc en elle-même ses lois.

Aucune puissance extérieure, aucune autorité, politique ou sociale, État ou société, ne peut intervenir autrement que pour reconnaître les conditions naturelles de cette répartition.

Nul ne peut créer en dehors d’elles aucun système légal particulier qui limite ou étende, suivant d’autres principes, le droit ou le devoir au profit ou au détriment d’un groupe d’une classe, d’une catégorie, d’un individu, et qui ajoute aux inégalités naturelles une cause d’inégalité sociale.

Il est donc vrai de dire que la connaissance des lois naturelles de la solidarité des êtres conduit à une théorie d’ensemble des droits et des devoirs de l’homme dans la société. Cette théorie est satisfaisante au point de vue scientifique et au point de vue moral, et répond aux nécessités de la conscience comme aux nécessités de la raison.

On aperçoit les conséquences qu’elle entraîne et comment elle permet de juger à nouveau les systèmes des diverses écoles politiques ou économiques sur un certain nombre de points toujours discutés : l’impôt, la propriété, l’héritage, l’assistance, l’organisation des services publics.

Dès maintenant, nous pouvons dire qu’elle maintient énergiquement l’égalité politique et civile, qu’elle fortifie et garantit la liberté individuelle, et assure à toutes les facultés humaines leur développement le plus étendu, mais qu’au devoir moral de charité qu’a formulé le christianisme, et à la notion déjà plus précise, mais encore abstraite et dépourvue de sanction, de la fraternité républicaine, elle substitue une obligation quasi contractuelle, ayant, comme on dit en droit, une cause et pouvant, par suite, être soumise à certaines sanctions : celle de la dette de l’homme envers les hommes, source et mesure du devoir rigoureux de la solidarité sociale.

C’est ainsi que la doctrine de la solidarité apparaît, dans l’histoire des idées, comme le développement de la philosophie du XVIIIe siècle et comme l’achèvement de la théorie politique et sociale dont la Révolution française, sous les trois termes abstraits de liberté, d’égalité et de fraternité, avait donné la première formule au monde.


APPENDICES

I. — Rapport de M. Léon Bourgeois au Congrès d’Éducation Sociale en 1900.

II. — Extrait du compte rendu de la séance du Congrès d’Éducation Sociale du jeudi soir 27 septembre 1900.

III. — Discours de clôture au Congrès d’Éducation Sociale en 1900.

  1. Idée du droit, IV.
  2. On sait en quels vers, dont la précision égale la magnificence, Sully Prudhomme a exprimé cette même pensée.

     
    Tout être élu dernier de tant d’êtres antiques.
    · · · · · · · · · · · · · · · ·
            Et de races dont il descend,
    D’une palme croissante est né dépositaire :

    Et s’il faillit à cette tache, il est « traître »,

    Car avec les vivants les morts font alliance
            Par un legs immémorial,
    Traître à la descendance avant qu’elle respire
    Car, héritier du mieux, il lui laisse le pire.
            Félon, deux fois, à l’idéal.

    La Justice, 9e veille.)
  3. L’Ancien droit, ch. ix.
  4. Ces principes sont ceux que la législation civile reconnaît comme réglant les obligations entre particuliers. Il y a un titre du Code civil consacré aux engagements qui se forment sans convention préalable. « Certains engagements, dit l’article 1370, se forment sans qu’il intervienne aucune convention ni de la part de celui qui s’oblige, ni de la part de celui envers lequel il est obligé ; … les uns… sont les engagements formés involontairement, tels que ceux entre propriétaires voisins, etc. » Les articles 1371 et suivants, qui traitent ensuite de la gestion d’affaires et de la réception du payement de l’indu, donnent là deux exemples des obligations nées de quasi-contrats ; mais cette énumération n’est pas limitative. Aubry et Rau (Droit civil français, III, § 440) citent précisément le cas d’une société de fait comme donnant naissance à des obligations réciproques soumises aux mêmes lois : « L’administration d’un objet particulier qui appartient par indivis à plusieurs personnes entre lesquelles il n’existe pas de contrat de société présente, lorsqu’elle est gérée sans mandat par un des copropriétaires de cet objet, tous les caractères d’un quasi-contrat, même au point de vue où se sont placés les rédacteurs du Code ; les engagements qui résultent de ce quasi-contrat se règlent, par analogie, d’après les principes relatifs à l’administration des affaires sociales par l’un des associés, modifiés suivant les circonstances par ceux de la gestion d’affaires. »
  5. Voir Aubry et Rau, Droit civil français, IV, § 345.
  6. Yves Guyot, les Préjugés socialistes, conférence faite à Reims le 24 avril 1895.
  7. Darlu, À propos de l’impôt progressif. (Revue de metaphysique, janvier 1895-.