Soleils couchans
Revue des Deux Mondes4e période, tome 152 (p. 694-696).
POÉSIE

SOLEILS COUCHANS


COUCHANT ANTIQUE


Bion et Théocrite ont dû respirer là,
Car un pieux couchant plane sur leur mémoire ;
De divines lueurs ce golfe exquis se moire ;
Quelque temple païen dans ce bois s’écroula.
 
O pâtres dont le chant amoureux me troubla,
Ressuscitez l’églogue en sa grâce illusoire ;
Blonds essaims fiancés aux fleurs, laissez-moi croire
Que cette cime verte est celle de l’Hybla.

Colombes, explorez l’immensité sereine ;
Mariniers qui guidez l’indolente carène
Dont le sillage d’or traîne sur les flots bleus,

Enguirlandez la proue et le mât de misaine ;
Et toi, verse en mon cœur, réels ou fabuleux,
Tes murmures sacrés, ô mer Syracusaine.

COUCHANT SURNATUREL


Quelle fée inconnue et quel magicien
Subtil, fondant leur double et suave palette,
Ont ainsi fait le soir d’une douceur complète,
Sur la cité de songe où vécut Titien ?

Un chant léger s’envole au ciel vénitien ;
Les palais d’ambre éteint, de nacre violette,
Sont assoupis au fond du canal, qui reflète
Leur ancienne splendeur dans son miroir ancien.

Un or surnaturel et vert baigne Venise,
Transfigure les eaux tragiques, divinise
La noble ascension des dômes radieux ;

Et cette auguste mer, qui jamais ne déferle,
Devient, pour les regards éblouis de tant d’yeux,
L’émeraude fluide où se meurt une perle.


COUCHANT GRANDIOSE


Sur Rome, dont les vieux édifices sans nombre
Rêvent du peuple altier qui subjugua les rois,
Ce morne couchant tisse un suaire d’effrois,
Dont l’Histoire épaissit la tragique pénombre.

Et, dans l’onde écarlate où le globe ardent sombre,
Eclaboussant au loin de spectrales parois,
S’engloutit ta grandeur, ô cité qui décrois,
Et qu’envahit déjà la Solitude sombre.

Thermes, palais, tombeaux, temples abandonnés
Encore un soir se sont de pourpre couronnés,
Et l’âme du poète ineffablement vibre ;

Car il songe, accoudé sur un pont hasardeux,
Que cet astre et ce fleuve, ensanglantés tous deux,
Sont l’antique Soleil et le glorieux Tibre.

COUCHANT SUAVE


C’est une de ces morts du jour, tristes et lentes,
Où luttent les clartés, où l’astre, prolongeant
Sa fin mélancolique, enveloppe, indulgent,
De sereines lueurs, bêtes, choses et plantes.

Doucement tout s’éteint ; l’orbe aux taches sanglantes
Change en longs serpens d’or les clairs ruisseaux d’argent ;
Et l’esprit le plus morne ou le plus indigent,
Émerveillé, s’abîme en extases tremblantes.

Tel, ô suprême amour dont je sens le déclin,
Amour prêt à sombrer dans mon cœur orphelin,
Déjà tu disparais en des brumes d’opale ;

Et je vois dans ce cœur que l’âge va tarir,
Ainsi qu’à l’horizon de nacre rose et pâle,
Hésiter un soleil qui ne veut pas mourir.


COUCHANT SUPRÊME


Triste cœur où l’Amour sonne son dernier glas,
Cœur auquel toute joie est désormais ravie ;
Qui, par la pente rude et morne enfin gravie,
Sur les divins coteaux du Rêve t’exilas ;

Par de la ce couchant de rose et de lilas,
Plus haut que ta chimère ardemment poursuivie,
Plus loin que la Douleur et plus loin que la Vie,
Regarde, pauvre cœur agonisant et las.

Et tandis qu’une étoile, éternellement vierge,
S’allume à l’horizon comme un nocturne cierge,
D’un feu suprême, ô cœur, brille avant de partir ;

Puis songeant qu’ici-bas tout est poussière ou cendre,
Aussi calme, aussi pur que ce soleil martyr,
Dans l’idéale mort sache humblement descendre.


LEONCE DEPONT.