Hetzel (p. 234-272).


CHAPITRE XIV

LES INITIATEURS


MARIA MALIBRAN


I

Nos goûts, pour se produire, ont souvent besoin d’initiateurs. Je nomme initiateurs, ces êtres privilégiés, ces créatures magnétique qui font vibrer en nous des cordes jusque-là muettes. Parfois on porte au dedans de soi, sans le savoir, des dons, des qualités qui dorment à l’état de germes latents ; ils existent, mais ils n’ont pas la force d’éclore tout seuls. Passe par hasard sur notre chemin quelqu’un de ces allumeurs d’âmes. Il nous parle, il nous interroge : soudain, la lumière se fait en nous, la source jaillit ! Nous ne comprenions pas, nous comprenons ; nous n’aimions pas, nous aimons ; nous avons trouvé notre chemin de Damas.

Tels furent pour moi, deux grands artistes qui m’ont soufflé au cœur la sainte ferveur musicale : Maria Malibran et Berlioz. L’intime amitié qui m’a lié à tous les deux, me permettra d’ajouter quelques traits précis et nouveaux à ces deux figures, dont l’une n’est déjà plus qu’un souvenir, et dont l’autre commence à entrer dans la légende.

Mon goût pour la musique ne se produisit qu’assez tard, étouffé par une singulière superstition de famille. La mémoire de mon père, le nom de mon père était pour moi, comme je l’ai dit, l’objet d’un culte facile à comprendre ; je n’avais pas de plus grande ambition que de lui ressembler, et mes parents entretenaient soigneusement en moi ce pieux désir. Or mon père n’aimait pas la musique et avait la voix fausse ; aussi, quand au collège je parlai de prendre des leçons de solfège :

« C’est inutile, me répondait-on, ton père avait la voix fausse ! »

Je rengainai immédiatement mon vœu. Je ne me croyais pas permis d’aimer ce que mon père n’aimait pas. Deux ans plus tard, j’avais seize ans alors, on me conduisit à l’Opéra-Comique, où l’on représentait le Prisonnier de Della Maria : je fus touché de la grâce simple de certains accents, et je me hasardai à dire timidement :

« Il me semble que j’aime la musique.

— Mais non ! Mais non ! Ton père avait la voix fausse. »

L’argument me parut encore sans réplique, et ma piété filiale exorcisa soudain cette velléité irréligieuse. Un an plus tard, je fus conduit à la Dame Blanche. Le trio du premier acte m’enthousiasma, et je m’écriai : « Mais j’aime la musique !

— Mais non ! Ton père avait la voix…

— Oh ! je ne sais pas quelle voix avait mon père, mais je sais bien ce que je sens là ! Et j’aime la musique ! J’aime la musique !… J’aime la musique ! » Il fallut bien me permettre ce goût bizarre, et il continua à se développer doucement en moi dans les régions tempérées de la musique d’opéra-comique, jusqu’au jour où une rencontre imprévue vint tout à coup changer mon goût en passion, et me transporta violemment dans les régions supérieures de l’art.

On parlait alors beaucoup à Paris de l’arrivée d’une jeune cantatrice, fille du célèbre ténor Garcia, femme d’un négociant américain, M. Malibran, et qu’on annonçait comme une rivale de Mme Pasta. Ma bonne chance me conduisit au Conservatoire à un concert de charité, le jour où elle chantait à Paris pour la première fois. La foule était immense, l’attente très vive. Placée sur l’estrade, au milieu des dames patronnesses, la nouvelle venue était l’objet de la curiosité générale. Rien de remarquable ni dans sa personne, ni dans sa physionomie. Sous la petite capote mauve où se cachait à demi sa figure, elle ressemblait à une jeune miss. Son tour de chanter étant venu, elle se lève, ôte son chapeau, et se dirige vers le piano où elle devait s’accompagner elle-même. A peine assise, la transformation commence. D’abord, sa coiffure étonne par sa simplicité ; pas de boucles, pas de savant échafaudage de cheveux ; des bandeaux plats et lisses, dessinant la forme de la tête ; une bouche assez grande, un nez plutôt court, mais un si joli ovale de figure, un si pur dessin de cou, d’épaule, que la beauté des traits était remplacée par la pureté des lignes ; et enfin des yeux comme on n’en avait pas vu depuis Talma, des yeux qui avaient une atmosphère. Virgile a dit : Natantia lumina somno, des yeux nageant dans le sommeil ; eh bien, Maria Malibran avait, comme Talma, des yeux nageant dans je ne sais quel fluide électrique, d’où le regards jaillissait à la fois lumineux et voilé, comme un rayon de soleil qui traverse un nuage. Ses regards semblaient tout chargés de mélancolie, de rêverie, de passion. Elle chanta la romance du Saule, dans Othello. A la vingtième mesure, le public était conquis ; à la fin de la première strophe, il était enivré ; à la fin du morceau, il était fou. Quant à moi, j’éprouvai ce qu’éprouve un homme placé dans la nacelle d’un ballon captif au moment où l’on coupe la corde. Une seconde auparavant, il se balançait doucement à quelques mètres du sol, et le voilà tout à coup lancé comme une flèche dans les sphères éthérées. C’est ce qui m’arriva. La musique, jusque-là, n’avait été pour moi qu’un art aimable, fait de grâce et d’esprit. Elle m’apparut tout à coup comme l’interprète le plus pur et le plus pathétique de la poésie, de l’amour, de la douleur. Un monde nouveau s’était ouvert devant moi, le monde de la grande musique dramatique. Les représentations de la Semiramide, de la Gazza ladra, de Tancrède, continuèrent mon éducation ; le génie de Rossini et le talent de la Malibran m’avaient servi de maîtres.

Je fis bientôt un pas de plus dans cet art, et ce fut encore la Malibran qui me le fit faire. Mon tuteur étant lié avec sa famille, je lui avais été présenté, et je fis bientôt partie des cavalcades d’amis qui l’accompagnaient dans ses promenades à cheval. Un jour, à Saint-Cloud où nous déjeunions, impatienté de la longueur du service, je m’écriai :

« Garçon, des assiettes ! »

Elle se retourne et me dit :

« Tiens ! vous avez un baryton.

— Qu’est-ce que ça, un baryton ?

— Une jolie espèce de voix. La vôtre est bonne, vous avez lancé sur le mot assiettes une note très vibrante ; prenez donc un maître. »

J’en pris deux : un maître de solfège et un maître de chant, et c’est ainsi que j’entrai en communication directe avec les chefs-d’œuvre de la musique de théâtre, que je montai du rôle d’auditeur au rôle d’interprète, que ma passion devint une occupation et mon plaisir un travail, que je passai successivement d’Othello à Don Juan, de Fidelio à Iphigénie en Tauride, du Mariage secret à Freischütz, et qu’enfin je… Mais c’est trop parler de l’initié, parlons de l’initiatrice.

II

Il y a dans les langues humaines certains mots qui semblent formés de lumière, comme jeunesse, amour, beauté. Eh bien, il y a dans l’art certains noms qui rayonnent du même éclat. Telles sont Adrienne Lecouvreur, Mlle Rachel, Maria Malibran. Toutes les trois sont mortes avant l’âge ; et cette fin prématurée, ajoutant à leur talent le charme de l’inachevé, de l’interrompu, a établi entre elles une sorte de parenté ; on les voit volontiers comme trois sœurs de gloire.

Maria Malibran a trouvé dans Alfred de Musset un chantre admirable. Les stances qu’il lui a consacrées sont dans toutes les mémoires : mais ces stances disent-elles tout ? Non. La poésie ne peut pas tout dire. La poésie chante, elle n’analyse pas ; elle immortalise les êtres supérieurs, mais elle les transfigure. Le détail de leur caractère, de leur génie, leur nature intime disparaît dans la grandeur du portrait. Certes Bossuet n’a rien écrit de plus sublime que son oraison funèbre sur Madame ; mais il y a place à côté pour le simple et véridique récit de Mme de Lafayette. Le biographe ne contredit pas l’orateur, il le complète ; il ne corrige pas le portrait, il l’humanise. Les imperfections même y font partie de la ressemblance, et la vérité y ajoute sa poésie à elle. Je voudrais faire pour Alfred de Musset ce que Mme de Lafayette a fait pour Bossuet ; il a célébré Maria Malibran, je voudrais essayer de la peindre.

Quel fut le trait distinctif de son talent ? La date de son début à Paris peut nous aider à le trouver. Elle y arriva vers 1829, c’est-à-dire en pleine révolution poétique, dramatique, pittoresque et musicale. Hernani, Freischütz, les symphonies de Beethoven, le Naufrage de la Méduse, avaient déchaîné, dans le domaine de l’art, des puissances et des orages inconnus ; l’atmosphère y était toute chargée d’électricité. Eh bien, la Malibran fut le représentant de cet art nouveau, comme la Pasta avait été l’interprète sublime de l’art classique. Même dans les œuvres de Rossini, la Pasta mêlait à l’émotion, une dignité, une gravité, une noblesse qui la rattachaient à l’ancienne école. Elle était vraiment la fille de Sophocle, de Corneille, de Racine ; la Malibran fut la fille de Shakespeare, de Victor Hugo, de Lamartine, d’Alfred de Musset. Son génie était tout de spontanéité, d’inspiration, d’effervescence ; mais, en même temps, et là est un des côtés les plus caractéristiques de cette organisation si complexe, en même temps, par une contradiction singulière, la nature la condamnait à l’effort, au travail opiniâtre et sans cesse renouvelé. La fée mystérieuse qui avait présidé à sa naissance, lui avait accordé tous les dons d’une grande cantatrice dramatique, sauf un seul, un instrument complet. Alfred de Musset dit dans ses vers :


Ainsi nous consolait sa voix fraîche et sonore,


puis plus loin :

 
Où sont-ils, ces accents
Qui voltigeaient le soir sur ta lèvre inspirée,
Comme un parfum léger sur l’aubépine en fleur ?


Eh bien, non, la voix de la Malibran ne voltigeait pas. La voix de la Malibran n’avait rien d’un parfum léger. La voix de la Malibran n’était pas ce qu’on nomme une voix fraîche et sonore. Son organe, pathétique et puissant, était dur et rebelle. Quand la Sontag chantait, les sons s’échappaient de son gosier si limpides et si brillants qu’on eût dit un pur flot de lumière. La voix de la Malibran ressemblait au plus précieux des métaux ; c’était de l’or, mais il fallait l’arracher du sein de la terre ; c’était de l’or, mais il fallait le dégager du minerai ; c’était de l’or, mais il fallait le forger, le frapper, l’assouplir, comme le métal sous le marteau. Je l’ai entendue, à Rome, un jour où elle devait jouer le Barbier, travailler pendant plusieurs heures, les traits de sa cavatine, et de temps en temps elle s’interrompait pour interpeller sa voix, lui disant, avec une sorte de colère : « Je te forcerai bien à m’obéir ! » La lutte était donc chez elle un besoin, une habitude qui, jointe à sa ténacité indomptable et à son amour de l’impossible, prêtait un caractère bien plus puissant et bien plus original à son talent que le poète ne l’a dit ; il l’a amoindrie en supprimant l’effort.

Si l’on veut se rendre compte de ce qu’elle était, il faut se rappeler à quelle école elle avait été formée.

Garcia, son père, joignait une véritable science de compositeur à un merveilleux talent de virtuose. Nourrit m’a raconté, qu’avant de débuter, il alla lui demander des conseils. « Quel morceau m’apportez-vous ?

— L’air du Mariage secret, « Pria che spunti. »

— Chantez. »

Arrivé au point d’orgue, Nourrit exécuta un trait d’un fort joli goût.

« C’est bien, faites-m’en un autre. »

Nourrit en fait un second.

« Faites-m’en un autre. »

Nourrit en fait un troisième.

« Faites-m’en un autre.

— Je suis à bout d’invention, répond Nourrit.

Après trois points d’orgue ! Un vrai chanteur doit en improviser dix, vingt ; s’il le veut, car il n’y a de vrai chanteur que le vrai musicien.

Tel fut le maître admirable, mais rude et rarement satisfait, de la Malibran.

Un jour Garcia, après une heure de travail, lui dit :

« Tu ne seras jamais qu’une choriste ! »

Redressant sa petite tête de quatorze ans :

« Cette choriste aura plus de talent que vous, » lui répondit-elle.

Deux ans plus tard, à New-York, il entre un matin dans sa chambre et lui dit de cette voix devant qui tout tremblait :

« Vous débuterez samedi, avec moi, dans Othello.

— Samedi ! mais c’est dans six jours !

— Je le sais bien.

— Six jours pour répéter un rôle comme celui de Desdemona, pour m’habituer à la scène !

— Pas d’objections ! Vous débuterez samedi et vous serez excellente, ou sinon, à la dernière scène…, quand je suis censé vous frapper d’un coup de poignard, je vous frapperai réellement ! »

Comment résister à un pareil argument ? Elle répéta, elle joua, elle eut un succès immense et trouva à la fin un effet tout à fait inattendu, surtout pour son père. Ceux qui ont vu la Malibran dans Desdemona, se rappellent quel caractère nouveau elle avait imprimé au personnage. Mme Pasta y était sublime, mais elle jouait le rôle en femme de vingt ans. La Malibran lui en donna seize. C’était presque une jeune fille. De là, un charme délicieux d’innocence, de faiblesse touchante, de naïveté enfantine, mêlés d’explosions d’indignation ou de terreur, qui faisaient courir le frisson dans toute la salle. A la dernière scène, quand Othello marche sur Desdemona, le poignard levé, la Pasta allait au-devant du coup, forte de sa vertu et de son courage. La Malibran se sauvait éperdue, elle courait aux fenêtres, aux portes, elle emplissait cette chambre de ses bonds de jeune faon épouvanté ! Or, le jour de son début, quand son père la saisit au milieu de sa fuite et tira son poignard, elle entra si profondément dans son double personnage d’artiste et de fille, l’expression effrayante des yeux louches de son terrible père lui sembla tellement son arrêt de mort, qu’arrêtant la main qui s’abaissait sur elle, elle la mordit jusqu’au sang. Garcia poussa un cri sourd de douleur qui passa pour un cri de fureur, et l’acte s’acheva au milieu d’un délire d’applaudissements. Eh bien, la voilà tout entière ! La voilà telle que le théâtre la faisait ! si violemment saisie parfois par la situation dramatique qu’elle en était comme possédée ! Ne pouvant pas toujours régler et annoncer d’avance ce qu’elle ferait, car elle ne le savait pas toujours elle-même ! Disant aux divers Othello, qui lui ont servi de partenaires : « Saisissez-moi où vous pourrez à la dernière scène, car dans ce moment-là, je ne puis répondre de mes mouvements ! » Elle n’étudiait jamais ses attitudes, ses gestes devant une glace, et souvent elle était prise sur la scène par des inspirations étranges qu’elle exécutait avec une audace qui lui servait d’adresse ! Au second acte d’Othello, dans la grande scène d’angoisse où elle attend l’issue du duel, n’alla-t-elle pas un jour prendre dans le groupe des figurants, un pauvre diable de comparse qu’elle n’avait pas prévenu, ne l’amena-t-elle pas sur le devant de la scène, et là, ne lui demanda-t-elle pas des nouvelles du combat, avec un élan de désespoir et une passion qui couraient grand risque d’exciter l’hilarité de la salle ? eh bien, son impétuosité, sa sincérité emportèrent tout. Le figurant fut frappé d’une telle stupeur que sa stupeur le rendit immobile, et que son immobilité lui servit de contenance. Ce qui eût été ridicule avec une autre, fut sublime avec elle.

Or ces coups d’audace, dont son jeu était rempli, elle les transportait dans son chant. Tentative périlleuse avec un organe parfois rebelle. Figurez-vous un général voulant emporter une position au pas de course avec des troupes qui ne peuvent pas courir. Qu’arrivait-il alors ? Un double effet très singulier. Son imagination était-elle calme ? Elle appelait à son aide sa profonde science, car je n’ai pas connu de virtuose plus habile, elle composait avec l’instrument réfractaire, elle usait de tempérament, d’adresse, et le cavalier le plus expérimenté ne tire pas meilleur parti d’un cheval qu’il faut ménager. En voici une preuve bien frappante : un soir, au moment où elle partait pour aller jouer la Cenerentola, un de ses amis lui ayant adressé cette phrase banale :

« Eh bien, madame, êtes-vous en voix ce soir ?

— En voix ! lui répondit-elle gaiement, regardez ! » Et ouvrant la bouche, elle lui fit voir dans son gosier une de ces plaques blanches qui annoncent une esquinancie.

« Comment ! madame, s’écria-t-il, comment ! vous allez chanter avec ce gosier-là ?

— Parfaitement. Oh ! nous nous connaissons, lui et moi ! Nous nous sommes assez souvent battus ensemble ! et ce soir je le conduirai de telle sorte qu’il me mènera jusqu’au bout, sans que personne s’aperçoive de l’effort, excepté moi ; venez, et vous verrez ! » Elle le fit comme elle l’avait dit. Mais, si par malheur les défaillances de son instrument, survenaient dans un de ces jours où son inspiration était plus forte qu’elle, oh ! alors, tant pis pour l’instrument ! Il s’engageait entre elle et lui un combat acharné. Elle n’admettait pas qu’il pût lui résister ! Elle exigeait de lui tout ce qu’elle sentait en elle ! Dût-il s’y briser, il fallait qu’il obéît ! Parfois, sous le coup de cet effort héroïque, elle arrivait à des effets prodigieux qu’elle n’eût pas obtenus peut-être s’il ne lui eût pas fallu les emporter comme on emporte le ciel, par la violence ! mais parfois aussi, le plus faible était le plus fort, l’organe rebelle résistait, et elle tombait alors dans l’exagération… Pourtant, le croirait-on ? ces inégalités mêmes ajoutaient un charme de plus à son talent, le charme de l’inattendu. On était toujours, avec elle, dans un état violent, sous le coup de la surprise. On pouvait la voir jouer vingt fois le même rôle, elle n’y était jamais la même. Ce besoin de l’imprévu, ce goût de l’aventure, la jetaient quelquefois dans des entreprises plus que téméraires, mais d’où elle sortait presque toujours, par je ne sais quel miracle de volonté. On l’a vue, à une représentation extraordinaire d’Othello, chanter dans la même soirée Othello au premier acte, Iago au second et Desdemona au troisième. Sa voix était une voix de mezzo-soprano, voix placée, comme on le sait, entre le contralto et le soprano. Eh bien, un roi conquérant, serré entre deux royaumes étrangers, n’est pas plus tourmenté du besoin d’entrer chez ses deux voisins, que la Malibran de faire une excursion dans les deux voix limitrophes de la sienne. Ce mot limite lui était insupportable ; il lui était impossible de comprendre qu’elle ne pût pas faire ce qu’un autre faisait ; sa vie s’est passée à vouloir monter aussi haut que la Sontag et descendre aussi bas que la Pisaroni. Quelle fut notre surprise de l’entendre un jour exécuter un trille sur la note extrême du registre du soprano : nous nous récriâmes.

« Cela vous étonne, dit-elle en riant ; oh ! la maudite note ! elle m’a donné assez de mal : voilà un mois que je la cherche toujours, en m’habillant, en me coiffant, en marchant, en montant à cheval ; enfin, je l’ai trouvée ce matin, en attachant mes souliers.

— Eh ! où l’avez-vous trouvée, madame ?

— Là ! » répondit-elle en riant, et elle toucha son front du bout du doigt avec un geste charmant, car un des traits caractéristiques de cette nature étrange était d’envelopper toutes ses audaces dans je ne sais quelle grâce souple, légère et naturelle. On sentait que l’impossible était son domaine, elle s’y jouait.


III

Les artistes ne ressemblent pas toujours à leur talent, et si différentes parfois sont leur imagination et leur âme, qu’on dirait deux sœurs qui ne sont pas du même lit. Corneille n’était héroïque qu’en vers ; Talma était, dit-on un peu pusillanime ; chez Maria Malibran, la cantatrice et la femme ne faisaient qu’un, du moins en face du danger. Même audace dans la vie et dans l’art. Je l’accompagnais avec quelques amis, la première fois qu’elle est montée à cheval. Dans le cours de la promenade, se rencontra, sur un des côtés de la route, un large fossé. Quand on est le cavalier d’une femme comme elle, on fait volontiers montre de son adresse, Un de nos amis, sportsman accompli, franchit légèrement le fossé.

« Je veux le franchir aussi ! dit aussitôt la Malibran.

— Mais vous ne savez pas sauter, madame.

— Apprenez-le-moi.

— Mais votre cheval reculera devant cet obstacle.

— Le vôtre l’a bien franchi.

— Mais…

— Il n’y a pas de mais ; puisque vous l’avez fait, je puis le faire ! »

Et la voilà, après quelques explications et indications sommaires, qui prend du champ, lance son cheval, franchit bravement le fossé et se retourne vers nous en riant et toute triomphante. Elle avait non seulement le dédain, mais la passion du danger. Pauvre femme ! Elle est morte de cette passion-là. Elle descendait les côtes ravinées et pierreuses au triple galop ; je partis un jour avec elle, sur un cheval noir, et je revins sur un cheval blanc, tant la course où elle nous avait tous entraînés toute la journée avait couvert nos montures d’écume. Revenus à six heures, nous nous retrouvâmes dans la soirée chez le comte Moreni, où elle avait promis de chanter. Elle chanta, comme elle avait monté à cheval et comme si elle n’avait pas monté à cheval. On se sépara à une heure du matin. Mon premier soin, en rentrant, fut de défendre à mon valet de chambre de me réveiller avant onze heures. A sept heures du matin ma porte s’ouvre :

« Qu’est-ce ?

— Un mot de Mme Malibran.

— Eh ! bon Dieu ! Qu’y a-t-il donc ? »

J’ouvre et je lis :

« A neuf heures, à cheval, rendez-vous avec nos amis, à la « place de la Concorde ! »

Et quand on pense qu’il y a eu des gens assez fous pour dire, et d’autres assez niais pour croire, que l’ivresse était son génie, et qu’elle buvait du rhum pour s’exciter. Voyez-vous ce volcan sur lequel il fallait jeter de la braise pour qu’il flambe !

Je lis dans Musset ces trois vers charmants :

 
N’était-ce pas hier qu’enivrée et bénie,
Tu traversais l’Europe une lyre à la main,
Dans la mer en riant te jetant à la nage !


Le poète oublie d’ajouter qu’elle ne savait pas nager. Un jour, en plein golfe de Naples, dans une promenade qui devait se terminer par un bain, l’eau était si belle, l’air si pur, qu’elle n’eut pas la patience d’attendre qu’on fût arrivé plus près du bord, et, ouvrant tout à coup son manteau qui cachait son costume, elle se jette dans la mer. On s’étonne, on regarde, elle reparaît rose, riante, mais se soutenant très mal sur l’eau.

« Mais, madame, c’est de la folie ! Vous savez à peine nager !

— Bah ! répond-elle gaiement, je savais bien que vous ne me laisseriez pas noyer. »

Il faut ajouter que jamais la moindre prétention, le moindre désir d’être remarquée, ne se mêlait à ses coups de tête ; c’était naturelle vaillance. J’ai là sous les yeux une lettre écrite par elle de Londres, au moment de la révolution de Juillet ; elle y regrette ne pas s’être trouvée à Paris, elle aurait voulu se battre, et mourir pour la liberté ! Toutes les grandes causes la tentaient, ses excentricités de courage n’étaient que les effervescences d’une âme de héros qui n’a rien à faire.

IV

Changeons de décor : nous voici à Paris, au printemps, rue de Provence, n° 46. Quatre heures viennent de sonner. Dans un petit salon, élégant sans recherche, une jeune femme, les cheveux tombant sur ses épaules, est assise devant une toilette, et achève de se coiffer. Autour d’elle, debout, ou accoudés sur la cheminée, cinq ou six hommes, parmi lesquels on peut remarquer Lamartine, Vitet et d’autres illustrations. La conversation est générale. La Malibran, tout en disposant ses fins cheveux bruns en bandeaux, selon sa mode qui devint bientôt celle de tout Paris, répond à chacun, et tient tête à tout le monde, gaiement, naturellement, sans jouer en rien à la Célimène. Jamais femme ne fut moins coquette. Je ne parierais pas que tous les assistants ne fussent pas plus ou moins amoureux d’elle ; mais entre eux, pas de jaloux, attendu qu’ils étaient tout aussi maltraités les uns que les autres. Au-dessus de cette vive causerie, vibraient pour elle les sons lointains d’un violon invisible qu’elle écoutait toujours, et cette musique mystérieuse couvrait pour elle toutes les paroles, même celles de Lamartine. Il apportait là son élégance, moitié militaire et moitié aristocratique, qui tenait du garde du corps et du gentilhomme, et qui n’était pas exemple de quelque raideur, mais tout apprêt tombait bientôt devant la bonne enfantise rieuse et prime-sautière de la diva.

Lamartine lui faisant compliment de son aptitude pour les langues, elle en parlait quatre avec une égale facilité…

« Oui, dit-elle, c’est très commode. Je puis ainsi habiller mes idées à ma façon. Quand un mot ne me vient pas dans une langue, je le prends dans une autre ; j’emprunte une manche à l’anglais, une collerette à l’allemand, un corsage à l’espagnol…

— Ce qui fait, madame, un charmant habit d’arlequin.

— Soit ! répliqua-t-elle vivement, mais il n’y a jamais de masque. »

Un autre assistant lui vantait un poète, aussi pauvre d’idées que riche de forme. « Ne me parlez pas de ce talent-là, dit-elle ; il fait un bain de vapeur avec une goutte d’eau. » Les louanges, les enthousiasmes jouaient naturellement un grand rôle dans la conversation ; elle y coupait souvent court avec une sorte d’impatience, surtout quand on avait la maladresse de l’exalter aux dépens de quelque autre grande artiste. Son admiration pour Mlle Sontag était sans bornes.

« Oh ! si j’avais sa voix ! disait-elle un jour.

— Sa voix ! sa voix ! reprit un des causeurs, oui sans doute, elle a une jolie voix, mais pas d’âme !

— Pas d’âme ! répondit vivement la Malibran, dites : pas de chagrin ! Elle a été trop heureuse. Voilà son malheur. J’ai une supériorité sur elle, c’est d’avoir souffert. Mais qu’il lui vienne un véritable sujet de larmes, et vous verrez quels accents sortiront de cette voix, que vous traitez dédaigneusement de jolie. » Un an plus tard, la Sontag, après un grand malheur, parut pour la première fois dans le tragique et pathétique rôle de doña Anna. Elle y obtint un triomphe.

« Je vous l’avais bien dit ! » s’écria la Malibran.

Un dernier trait, pour peindre ce mélange de modestie et de confiance en elle qui la caractérisait. Je la rencontre un jour dans la rue Taitbout. Nous nous arrêtons un moment à causer. Passe une voiture, et à la portière de cette voiture, se précipite une tête de petite fille, qui lui envoie mille baisers :

« Qui est cette enfant ? lui dis-je.

— Cette enfant… c’est quelqu’un qui nous éclipsera tous, c’est ma petite sœur Pauline. »

Cette petite sœur est devenue Mme Viardot.


V

Mme Malibran fut-elle ce qu’on nomme une grande tragédienne ? Maria Malibran, sa voix s’éteignant, eût-elle pu se transformer en une grande tragédienne ? Il y a là une question artistique très délicate, et qui mérite un moment d’examen. Le monde confond volontiers deux arts qui se côtoient sans cesse, qui s’unissent parfois, mais qui, plus souvent encore, se séparent et même se contredisent : l’art du chanteur et l’art du comédien. La tragédie et l’opéra, la parole et le chant, la musique et la poésie, ont leurs lois propres et leurs moyens d’action particuliers. Pour le véritable chanteur, le jeu n’est que le serviteur du chant, et si le serviteur gêne le maître, le maître le congédie. Dans une même situation théâtrale, le tragédien devra baisser les bras et le chanteur les lever ; le tragédien serrer à demi les lèvres et le chanteur ouvrir démesurément la bouche ; le tragédien s’agiter, et le chanteur rester immobile. Pourquoi ? Parce que la beauté du son, la justesse du son est la première loi du chanteur, et que la meilleure pantomime pour lui est celle qui fait le mieux sortir le son. Ne voit-on pas des cantatrices n’arriver à de certains effets de virtuosité qu’au prix des plus bizarres contractions de visage ? eh bien, on n’aperçoit pas la grimace, on n’entend que le son. L’artiste lyrique le plus pathétique, n’est jamais tragédien qu’à certains moments, parfois même il ne l’est pas du tout. Quelle voix humaine a fait verser plus de larmes que la voix de Rubini ? Quel artiste tragique a plus remué les âmes ? Pourtant, il n’était ni comédien, ni tragédien ; sa puissance d’expression résidait tout entière dans sa voix. J’en ai vu une preuve bien singulière ; un jour, chez un de ses amis, on lui demande de chanter la cavatine du troisième acte de la Sonnambula, « Il più tristo fra i mortali, » où il s’élevait au plus haut degré d’émotion. « J’y consens, dit-il, mais à une condition : c’est que je chanterai, non dans ce salon rempli de monde, mais dans cette petite chambre à côté. » On accepte ; il chante, il nous arrache à tous des larmes. Or, qu’avait-il fait en chantant sa cavatine ? Il avait joué une partie de cartes ! Ce n’était sans doute là qu’un tour de force, et il ne l’accomplit, il nous le dit lui-même, qu’avec un grand effort ; mais il marque l’indépendance de ces deux arts, l’art du chanteur, l’art du tragédien. Voici un exemple plus remarquable encore de leur différence ? Nous avons tous applaudi dans Roger le ténor de l’Opéra-Comique et de l’Opéra, un comédien plein d’esprit et d’émotion. Eh bien, quand vers la fin de sa vie, il voulut aborder un personnage de drame, il n’y réussit qu’à demi. Ses habitudes d’artiste lyrique, transportées dans un rôle parlé, lui donnaient un air non seulement étrange, mais étranger ; il avait de l’accent en jouant. Je ne dirai donc pas de Mme Malibran qu’elle fut une grande tragédienne, elle était trop grande cantatrice pour cela, et son art la condamnait trop souvent à subordonner son jeu à son chant ; je ne dirai pas davantage qu’elle eût pu devenir une grande tragédienne, car je l’ignore… Qui sait si, privée de son génie musical, elle fût restée toute elle-même ? Samson, après avoir perdu sa chevelure, n’était plus Samson. Mais ce qu’on peut affirmer, c’est que jamais artiste lyrique ne mêla à l’interprétation musicale un tel feu, une telle grâce, une telle vivacité de physionomie et de gestes.

A son exubérance de vie, à son effervescence de sentiments et d’actions, succédaient parfois tout à coup en elle des jours d’accalmie et de silence. Ce n’était ni de la morosité ni de la tristesse, mais une sorte de demi-sommeil. Son imagination dormait jusqu’au moment où une circonstance imprévue, inexplicable parfois, venait la réveiller comme en sursaut, et alors, quel réveil !

VI

L’automne de 1832 reste dans ma mémoire comme marqué d’un signe lumineux. C’est l’époque de mon premier voyage à Rome. Mes journées se passaient à visiter les monuments, les musées, les palais, les ruines, les rues, et chaque soir j’allais à la Villa Medici, à l’Académie de France, dirigée alors par Horace Vernet. Il en était l’honneur, sa femme la bonne grâce et sa fille la grâce Mlle Louise Vernet semblait, à la Villa Medici, être placée dans son cadre naturel. Avec son pur visage de camée antique, poétisé par je ne sais quel reflet des Vierges de Raphaël, elle passait au milieu de toutes ces belles statues de l’antiquité ou de la Renaissance comme une jeune Romaine de plus. Je n’oublierai jamais le premier jour où je la vis. J’étais au Colisée, seul, assis sur le dernier gradin de l’amphithéâtre, la tête basse et cherchant sur le sol, avec l’œil de la pensée, comme dit Shakespeare, la trace des générations disparues. Je lève les yeux et, tout en haut du cirque, je vois apparaître entre deux arceaux brisés, se confondant avec le ciel, une jeune fille éblouissante de beauté, qui se mit à descendre lentement vers les degrés inférieurs ; il me sembla voir une prêtresse de Vesta, qui venait prendre sa place dans la loge réservée à ses pieuses sœurs.

Nos soirées à la Villa Medici se passaient dans des amusements toujours variés. Parfois Mlle L. Vernet prenait le tambour de basque et dansait le saltarello avec son père, qui semblait son frère. Tantôt Horace allait chercher l’œuvre gravé du Poussin (le Poussin était son maître préféré) et nous expliquait le sens, le secret de ses compositions, toujours si profondes de pensée. Rien de plus curieux que de voir ce puissant génie interprété par cet actif esprit. La perçante et agile imagination d’Horace, explorait dans tous ses recoins l’œuvre austère du maître, à la façon des écureuils courant à travers les ramures noueuses d’un grand chêne, et s’y logeant dans mille abris mystérieux. Un jour, nous examinions la gravure du tableau représentant Jésus-Christ guérissant les aveugles.

« ― Qu’est-ce qui vous frappe le plus dans ce chef-d’œuvre ? me dit-il.

« ― La figure du Christ.

« ― Sans doute, elle est admirable de noblesse émue ; mais après ?

« ― Les expressions des diverses têtes.

« ― Sans doute, elles sont toutes vraies, touchantes ; mais après ?

« ― L’ordonnance du tableau, le groupement des personnages, leurs attitudes.

« ― Sans doute, toutes les parties de l’ensemble se fondent en une merveilleuse beauté de lignes, et j’ajoute encore que la figure, les bras, les mains du second aveugle, ardemment tendues vers le Christ, ont une puissance d’émotion que nul autre artiste n’a dépassée ; et pourtant, là n’est pas encore le trait caractéristique du tableau.

« ― Où donc est-il ?

« ― Ici, me dit-il en me désignant du doigt les marches d’une maison figurée dans un coin de la toile.

« ― Sur ces marches ?

« ― Oui, sur ces marches… Ne voyez-vous pas, jeté en travers des degrés, un bâton ?

« ― Oui. Eh bien ?

« ― Eh bien ! ce bâton est celui de l’aveugle qui était assis un moment auparavant devant cette maison. Mais, à peine l’arrivée du Christ annoncée, il s’est senti si transporté d’espoir, si sûr de sa guérison, qu’il a jeté là son bâton comme désormais inutile, et a couru vers le Sauveur comme s’il était déjà sauvé ! Quelle image saisissante de la foi ! Si Le Poussin a voulu, comme je le crois, représenter dans ce tableau la confiance du monde en la toute-puissance du Christ, sa pensée n’est-elle pas tout entière dans ce bâton ? »

Parfois, à ces causeries sur l’art, succédaient des concerts improvisés. Quelle fut donc ma surprise et ma joie, en arrivant un soir à la Villa Medici, d’y trouver, qui ? La Malibran. Je vois encore le petit tableau d’intérieur qui s’offrit alors à moi. La Malibran était assise à côté de la table et travaillait. En face d’elle, tout près d’elle, plus bas qu’elle, presque à ses genoux, Mlle L. Vernet, placée sur un petit pouf en tapisserie, l’écoutait les yeux levés. La lampe projetait sa lumière circonscrite par l’abat-jour et arrondie en auréole sur ces deux visages, dont l’un représentait la beauté dans toute sa fleur, l’autre le génie dans tout son éclat ; tous deux, la jeunesse ! A mon premier mouvement de surprise succéda bientôt un espoir, que je communiquai tout bas à Mlle Vernet.

« Ne vous réjouissez pas trop tôt, me répondit-elle. Elle ne chantera pas. Elle est dans une de ses phases de silence. Voilà trois soirées où il n’est pas possible de lui arracher une note. Elle arrive, très gracieuse, très souriante, elle s’assied à la place où vous la voyez, elle prend sa tapisserie, et s’absorbe dans sa pantoufle comme si c’était une partition de Mozart ; la grande artiste a fait place à une petite bourgeoise. »

Le quatrième jour, pourtant, la conversation étant tombée sur lord Byron que Mlle L. Vernet admirait beaucoup, on alla chercher Childe Harold, on prit le quatrième chant, le chant consacré à Rome, et, comme nous savions tous l’anglais, la soirée se passa à lire, à traduire, à réciter les plus belles strophes ; la Malibran, pleine de feu, d’intelligence compréhensive, mêlait à nos enthousiasmes l’originalité de ses remarques ; mais il ne sortit de son gosier que des paroles, et quand nous nous séparâmes à une heure du matin, Horace Vernet me dit en riant :

« Allons ! il faut nous résigner ! L’oiseau prophète est encore en voyage. »

VII

Le lendemain, nous nous étions tous donné rendez-vous à la villa Pamphili. Les après-midi d’octobre sont admirables à Rome, plus parfumés et plus pénétrants encore que les matinées de printemps. La Malibran arriva, toujours songeuse. Le cours de la promenade nous amena dans un recoin très ombreux et arrondi comme un petit cirque de verdure. Sur le sol, un fin gazon ; de chaque côté, de grands pins parasols entremêlés d’arbousiers ; au fond, une source et une fontaine. La source tombait dans un petit bassin de granit ; la fontaine était surmontée d’une plate-forme où l’on arrivait de deux côtés par huit ou dix marches de marbre. La fraîcheur de l’eau, la chaleur du jour tentèrent la Malibran, qui courut, comme une enfant, mettre sa tête sous ce flot de source, et en ressortit bientôt les cheveux tout mouillés. L’eau ayant défait ses bandeaux, elle secoua, pour les sécher, ses cheveux qui tombèrent éparpillés sur ses épaules, et le soleil, perçant le feuillage des pins et des arbousiers de petites flèches d’or, faisait étinceler çà et là les gouttes d’eau cristallisées sur sa tête, et y jetait comme un semis d’étoiles. En relevant le front, elle aperçut la plate-forme qui surmontait la fontaine. Quelle pensée traversa alors son esprit ? Je ne sais, mais sa physionomie changea subitement ; le rire disparut et fit place à une expression étrange et sérieuse ; elle fit un pas vers les dix marches de marbre, les monta lentement, ses cheveux toujours sur ses épaules, et, arrivée sur la plate-forme, d’où elle nous dominait tous, elle se tourna vers le ciel et entonna l’hymne à Diane, de Norma, « Casta diva ! » Était-ce la surprise, la singularité de cette mise en scène, le plaisir d’entendre dans un tel lieu cette voix silencieuse depuis quelque temps ? Elle-même, fut-elle émue par son apparition sur cette sorte de piédestal ? Nul ne peut le dire, mais ses accents, en se prolongeant sous la voûte des arbres, en se mêlant au bruit de l’eau, au souffle de l’air, à toutes les splendeurs de ce jardin, avaient je ne sais quoi de grandiose, qui nous saisit au cœur ; les larmes nous coulaient à tous des yeux. Aperçue ainsi, au-dessus de nous, dans cet encadrement de ciel et de feuillage, elle nous faisait l’effet d’un être surnaturel ; quand elle redescendit, son visage gardait encore une expression de gravité sérieuse, et nos premières paroles d’enthousiasme furent comme empreintes d’un respect religieux


VIII

Une telle scène, si propre à peindre cette étrange nature semble devoir être unique dans la vie d’un artiste. Il me fut pourtant donné d’assister encore une fois, quatre ans plus tard, à un de ces réveils de génie qui faisaient explosion en elle comme un jet de feu et de lumière.

C’était en 1836. Elle vint à Paris pour la célébration de son mariage avec Bériot. Ses voyages, ses absences, avaient interrompu nos relations, sans interrompre notre amitié. Elle me demanda d’être un des assistants de son mariage à la mairie. Quand l’officier prononça la phrase du code : La femme doit obéissance à son mari, elle fit une petite moue si gaie, avec un petit haussement d’épaules si drôle, que le maire lui-même ne put s’empêcher de sourire. Le soir on se réunit chez l’éditeur Troupenas, rue Saint-Marc, pour passer une amicale soirée d’artistes. Thalberg avait promis d’y assister. Il n’avait jamais entendu la Malibran, et elle ne le connaissait pas non plus. Le soir, à peine arrivée, elle va vivement à lui et le presse de se mettre au piano :

« Jouer devant vous, avant vous, madame, oh ! c’est impossible : j’ai trop envie de vous entendre !

— Mais vous ne m’entendrez pas, monsieur Thalberg. Ce n’est pas moi qui suis là ! C’est une pauvre femme, accablée des fatigues de la journée ! Je n’ai pas une note dans le gosier ! Je serais exécrable !

— Tant mieux ! Cela me donnera du courage.

— Vous le voulez ! Soit ! »

Elle tint parole. Sa voix était dure, son génie absent. Sa mère lui en faisant reproche :

« Ah ! que veut-tu, maman ? On ne se marie qu’une fois. »

Elle oubliait qu’elle avait épousé M. Malibran dix ans auparavant.

« A votre tour maintenant, monsieur Thalbert. »

Il ne s’était pas marié le matin, lui, et, la présence d’une telle auditrice l’excitant sans le surexciter, il déploya dans toute sa souplesse et toute son ampleur cette richesse de sons qui faisait de son piano le plus harmonieux des chanteurs. A mesure qu’il jouait, la figure de la Malibran changeait, ses yeux éteints s’animaient, sa bouche se relevait, ses narines s’enflaient. Quand il eut fini : « C’est admirable ! s’écrit-t-elle. A mon tour ! » Et elle commence un second morceau. Oh ! cette fois ! plus de fatigue ! plus de langueur ! Thalberg, éperdu, suivait, sans pouvoir y croire, cette métamorphose. Ce n’était plus la même femme ! Ce n’était plus la même voix ! Il n’avait que la force de dire tout bas : « Oh ! madame ! madame ! » et le morceau achevé : « A mon tour ! » reprit-il vivement. Qui n’a pas entendu Thalberg ce jour-là ne l’a peut-être pas connu tout entier. Quelque chose du génie de la Malibran avait passé dans son jeu magistral mais sévère ; la fièvre l’avait envahi. Des flots de fluide électrique couraient sur les touches et s’échappaient de ses doigts. Seulement, il ne put pas achever son morceau. Aux dernières mesures, la Malibran éclata en sanglots, sa tête tomba entre ses mains, secouée convulsivement par les larmes, et il fallut l’emporter dans la chambre voisine. Elle n’y resta pas longtemps ; cinq minutes après, elle reparaissait, la tête haute, le regard illuminé, et courant au piano : « A mon tour ! » s’écria-t-elle ; et elle recommença ce duel étrange, et elle chanta quatre morceaux de suite, grandissant toujours, s’exaltant toujours, jusqu’à ce qu’elle eût vu le visage de Thalberg couvert de larmes comme avait été le sien. Jamais je n’ai mieux compris la toute-puissance de l’art, qu’à la vue de ces deux grands artistes, inconnus la veille l’un de l’autre, se révélant tout à coup l’un à l’autre, luttant l’un avec l’autre, s’électrisant l’un l’autre, et s’élevant, emportés l’un par l’autre, dans des régions de l’art où ils n’étaient peut-être jamais parvenus jusque-là.


IX

Quelques mois après, elle était morte.

De quoi mourut-elle ?

Écoutons Alfred de Musset :

 
Ah ! tu vivrais encor sans cette âme indomptable !
Ce fut là ton seul mal : et le secret fardeau
Sous lequel ton beau corps plia comme un roseau.
Il en soutint longtemps la lutte inexorable ;
C’est le Dieu tout-puissant, c’est la muse implacable
Qui dans ses bras en feu t’a portée au tombeau.

Ne savais-tu donc pas, comédienne imprudente,
Que ces cris insensés qui te sortaient du cœur,
De ta joue amaigrie augmentaient la pâleur ?
Ne savait-tu donc pas que sur ta tempe ardente
Ta main de jour en jour se posait plus tremblante,
Et que c’est tenter Dieu que d’aimer la douleur ?


Ne sentais-tu donc pas que ta belle jeunesse
De tes yeux fatigués s’écoutait en ruisseaux,
Et de ton noble cœur s’exhalait en sanglots ?
Quand de ceux qui t’aimaient tu voyais la tristesse.
Ne sentais-tu donc pas qu’une fatale ivresse
Berçait ta vie errante à ses derniers rameaux ?


Voilà certes d’admirables vers ! La parole de Bossuet ne monte pas plus haut et ne va pas plus loin. Mais oserai-je le dire ? Le poète ressemble ici à l’orateur et cette ode n’a guère qu’une vérité d’oraison funèbre. Non ! la Malibran n’a pas plié comme un roseau sous l’étreinte de la Muse. Non, elle ne concentrait pas son génie dans un corps brisé. Non, elle n’est pas morte consumée par son âme, son génie et sa gloire ! Sa gloire ? Elle la portait légèrement. Son génie ? Il était pour elle le flambeau qui échauffe, et non la torche qui dévore. Son âme ? Elle avait une force propre qui la soutenait au lieu de l’abattre. Sans doute des larmes véritables coulaient de ses yeux quand elle chantait la romance du Saule ; sans doute, c’étaient bien des cris insensés qui lui sortaient du cœur ; mais sa joue n’en était pas amaigrie ; sa main ne se posait pas chaque jour plus tremblante sur sa tempe ; elle appartenait à cette virile race des Garcia, faite pour la lutte et la conquête ! Ces créatures électriques ne s’épuisent pas plus à se répandre, qu’un foyer de lumière à rayonner. Elles vivent de ce qu’elles dépensent. Ce qui les tuerait, c’est le repos. La mort à saisi la Malibran en pleine puissance d’elle-même. Elle n’est pas morte d’enthousiasme, elle est morte d’une chute de cheval. Je n’hésite pas à opposer ainsi brutalement la prose à la poésie. Car, selon moi, c’est faire tort à ces organisations exceptionnelles que de vouloir les ramener à une sorte d’unité poétique. Elles sont plus riches que cela. Leur grandeur est dans leur complexité et dans leurs contrastes. Faisons donc un pas de plus dans l’étude de cette personne vraiment singulière. Chez la Malibran, il y avait antithèse entre son imagination et son cœur. Rien de plus fougueux, rien de plus éperdu que cette imagination, et jointe à ce caractère aventureux que j’ai essayé de peindre, ils formaient bien, à eux deux, l’attelage le plus indomptable qui se pût voir ! Mais le troisième cheval, car chacun de nous est un char conduit par trois chevaux… l’esprit, le caractère et le cœur… eh bien, chez la Malibran, le cœur était d’une tout autre race que les deux autres, plus affectueux que passionné ; plus tendre qu’ardent, gentle, comme disent les Anglais. Son cœur la reposait de son imagination. Dans sa vie, dans ses affections, aucune de ces excentricités éclatantes, aucun de ces désordres tapageurs, de ces capricieuses extravagances qui semblent presque commandées, dit-on, par leur nature, aux artistes d’inspiration. L’irrégularité même, chez elle, était régulière, et elle se hâta, le plus tôt qu’elle put, d’achever de la régulariser complètement.

Un livre très curieux que vient de publier, sur miss Fanny Kemble, Mme Augustus Craven, jette un jour tout nouveau sur les âmes d’artistes ; on voit combien elles abondent en contrastes. Cette grande famille tragique des Kemble en est pleine. Mrs Siddons, la pathétique Juliette, la touchante Desdemona, la poétique Portia, l’implacable lady Macbeth, poussait les vertus de la famille jusqu’à l’austérité. Miss Fanny Kemble avait à la fois le génie et l’aversion du théâtre. A peine le pied sur la scène, elle était tellement saisie par l’inspiration tragique, qu’on eût dit que de dessous ces planches s’échappaient des vapeurs enivrantes comme celles qui entouraient le trépied de la Pythie antique. Mais à peine hors de la coulisse, toutes ses pudeurs farouches de jeune fille la reprenaient. Voir son nom sur une affiche, lui faisait honte ! Peindre des sentiments qui n’étaient pas les siens, lui faisait honte ! Paraître dans une assemblée publique, lui faisait honte ! Être applaudie, lui faisait honte ! Elle aurait volontiers pris les bravos pour une familiarité choquante. Si complexes sont ces natures étranges, qu’elles échappent à tout moment à la logique psychologique par quelque contradiction qui déroute. On en pourrait citer qui ont comme deux âmes, une âme de théâtre qu’elles laissent dans leur loge avec leur costume, et une âme de ville qu’elles retrouvent à la maison avec leurs habits. Mme Ristori ne nous a-t-elle pas donné un exemple inconcevable de cette dualité ? Je n’ai pas connu de tragédienne plus effervescente, plus bouillante, plus possédée par le démon tragique. Or, quand elle vint à Paris pour la première fois, elle nourrissait encore son dernier enfant ? Eh bien, les jours de représentation, elle emmenait son baby au théâtre, le couchait dans sa loge et allait lui donner le sein dans les entr’actes de Myrrha. Myrrha ! c’est-à-dire la plus monstrueusement passionnée des œuvres dramatiques ! Son rôle de nourrice faisait-il tort à son rôle de tragédienne ? Nullement. Son rôle de tragédienne faisait-il tort à son rôle de nourrice ? Pas davantage. Sans doute, je cite là un fait exceptionnel, que peut seule expliquer la puissance d’organisation de Mme Ristori ; mais la Malibran elle aussi offrait mille contrastes de sentiments tout à fait inattendus. Quoiqu’elle fût l’image même de la vie, et que l’enjouement pût passer pour un des traits de son caractère, l’idée de la mort lui était souvent présente. Elle disait toujours qu’elle mourrait jeune. Parfois, comme si elle eût senti tout à coup je ne sais quel souffle glacé, comme si l’ombre de l’autre mode se fût projetée dans son imagination, elle tombait dans d’affreux accès de mélancolie, et son cœur se noyait dans un déluge de larmes. J’ai là, sous les yeux, ces mots écrits par elle : »Venez me voir tout de suite ! J’étouffe de sanglots ! Toutes les idées funèbres sont à mon chevet et la mort à leur tête. »

Ses pressentiments n’étaient que trop justes.


X

Elle était partie pour Londres au printemps. Un des plus hauts personnages de l’aristocratie, sachant son goût pour l’équitation, avait mis tous ses chevaux à son service. Il y en avait un qu’on appelait le roi de l’écurie, et qui était aussi redoutable que charmant. Elle voulut le monter. Les sages remontrances de ses amis lui conseillaient en vain la prudence. Le danger ne fut pour elle qu’une tentation de plus. Le cheval la renversa, et sa chute la meurtrit cruellement. Elle défendit absolument qu’on avertît Bériot, et continua ses représentations. Son corps était couvert de si douloureuses contusions, que, trois jours après, à une représentation de Tancrède, au moment où elle monte sur un de ces chars de triomphe comme il n’en existe qu’au théâtre Italien, le figurant qui lui donnait la main pour descendre, l’ayant touchée au coude, elle ne put retenir un cri de douleur. Lablache, de qui je tiens tous les détails de ce récit, fit bientôt la remarque que ses crises de tristesse se rapprochaient beaucoup ; les larmes lui jaillissaient parfois des yeux sans motif. Un jour, elle alla avec ses camarades essayer un nouvel orgue dans une petite ville voisine de Londres ; la Grisi ne trouva rien de mieux que de jouer sur ce magnifique instrument le rondeau des Puritains. La Malibran prit vivement sa place et effaça sur les touches la trace de ce profane chant par un air sublime de Hændel, car elle était aussi versée dans les œuvres les plus sévères que dans les plus brillantes. Seulement, elle s’arrêta tout à coup, avant la fin du morceau, et resta devant le clavier, immobile et perdue dans ses pensées. Quelques jours plus tard, on annonce un grand festival pour une œuvre de charité. Elle avait promis son concours. Quoique plus souffrante encore que de coutume, elle arrive au concert et chante. Son succès fut un triomphe. Mais en sortant de scène elle tomba à demi évanouie. Le public la rappelle avec passion et crie bis avec frénésie. Toujours évanouie, elle ne peut reparaître ; les cris de l’auditoire redoublent. Le régisseur s’apprête à entrer en scène pour annoncer au public la triste impossibilité où se trouvait l’artiste de se rendre au vœu général ; mais les rappels, les bravos, les bis sont arrivés jusqu’à elle à travers les flottantes images du réveil. Elle arrête le régisseur, l’écarte, se lève, rentre en scène, et avec cette sorte d’énergie fiévreuse qui ressemble à ce qu’on appelle sur le champ de bataille la furia francese, elle recommence le morceau. L’effet produit sur l’auditoire, on le devine ; seulement, à peine rentrée dans la coulisse, elle s’affaisse sur elle-même et on l’emporte au foyer. Bériot, qui devait jouer immédiatement après elle, entre en scène par la porte du milieu, au moment où on l’emportait, elle, par la coulisse, et, par conséquent, il ne vit rien et ne sut rien. A peine est-elle arrivée au foyer :

« Un médecin ! un médecin ! » cria-t-on de toutes parts.

Il s’en trouvait un là, par hasard.

« Il faut la saigner à l’instant, dit-il, ou elle peut mourir étouffée en une seconde.

— Ne la saignez pas ! s’écrie Lablache, je vous le défends ! Je sais que dans l’état où elle se trouve, une saignée peut lui être mortelle.

— Et moi, je vous dis, reprit le médecin, qu’elle est morte si on ne la saigne à l’instant. ― C’est au nom de Bériot que je parle ! répond Lablache, lui seul peut décider. Il est en scène, il joue, je vais le chercher ! » Lablache se précipite dans les coulisses. Bériot venait d’attaquer l’allégro de son air varié, il exécutait, au milieu des acclamations de la salle, ces pizzicatos, ces arpèges, ces vocalises de l’archet, qui faisaient de lui le plus gracieux, le plus élégant, le plus coquet des grands artistes.

Lablache frémissait d’impatience sur le seuil de la coulisse ! Exaspéré par le contraste affreux de ces jolies virtuosités du violon avec la terrible scène du foyer, il piétinait sur place, tendant les mains vers Bériot, l’appelait tout bas, mais sa voix se perdait dans les cris d’enthousiasme de la salle. Enfin, le morceau est fini ; Lablache va pour s’élancer… Mais on a demandé bis… et l’allégro recommence… Et cinq minutes s’écoulent encore, jusqu’à ce qu’enfin, Bériot étant sorti de la scène, Lablache le prend, l’entraîne, l’emporte et entre avec lui au foyer. Que voient-ils ? La Malibran assise sur un grand fauteuil, les deux bras nus et pendants, les yeux fixes et vitreux, le visage blanc comme du marbre et les deux veines ouvertes ! Le sang qui coulait lentement le long de ses bras la faisait ressembler à une victime. Trente-six heures après, il ne restait plus de Maria Malibran qu’un nom.

XI

Et maintenant, disons avec Musset :


Meurs donc ! ta mort est douce et ta tâche est remplie.


Il a raison, elle a bien fait de mourir ! Que lui réservait la vie ? Rien que des douleurs. Une actrice peut vieillir ; son talent ne se flétrit pas avec son visage. L’âge le renouvelle en la métamorphosant. Sa vie théâtrale n’est qu’une succession de transformations heureuses. Elle passe, dans ses rôles, des ingénues aux jeunes filles, des jeunes filles aux femmes, des femmes aux mères, des mères aux aïeules, et il y a place pour le succès et l’art dans chacun de ces changements ; le talent de l’actrice peut avoir des cheveux blancs. Mais la cantatrice est condamnée à la jeunesse ! A peine entrée dans la maturité, elle ressemble à ces arbres en pleine verdure, qui portent à leur cime une branche flétrie. Sa voix meurt en elle, bien longtemps avant elle. Quel supplice ! Se sentir ainsi attachée toute vivante à un cadavre ! Être jeune de corps, jeune de visage, jeune d’intelligence, jeune de talent, jeune de cœur, et traîner après soi, comme un boulet, cet organe qui se détruit, cet instrument qui se brise, ce son qui vous trahit. Les voix de pur cristal, comme l’Alboni, la Sontag, Mme Damoreau, pour ne citer que les noms disparus, ont des sursis de jeunesse : mais l’organe de la Malibran était destiné à une destruction prompte. Qu’aurait-elle fait ? Se déclarer vaincue ? Se condamner au silence ? Elle en était incapable. Elle aurait engagé avec l’âge un combat désespéré !… Elle aurait lutté contre les rides de sa voix, comme les femmes du monde contre les rides de leur visage. Spectacle navrant ! Elle a bien fait de mourir ! Elle s’est envolée, pareille à l’ange de Tobie dans l’admirable tableau de Rembrandt, laissant après elle un long sillon de lumière, et sa mort prématurée a assuré l’immortalité de son souvenir ; Alfred de Musset l’a chantée !