Soir vénitien - Spectacles aériens - Angoisse nocturne...

Soir vénitien - Spectacles aériens - Angoisse nocturne...
Revue des Deux Mondes5e période, tome 41 (p. 702-708).
POÉSIES


SOIR VÉNITIEN


C’est par un soir pareil, devant ce beau décor,
O Cité, qu’autrefois, en pompe souveraine,
Du haut du Bucentaure à la rouge carène
Les Doges dans la mer jetaient leur bague d’or.

Mais le Lion Ailé ne reprend plus l’essor
Sous l’ironique azur de la voûte sereine ;
Et seul, aux flots de pourpre où son reflet se traîne,
Navire triomphal, le Soleil plonge encor ;

Puis il sombre. Au couchant succède la nuit brune :
Rien ne luit maintenant au fond de la lagune,
Hormis le fin Croissant qui se mire en son eau ;

Et, vestige brisé de ta gloire expirante,
On croit voir la moitié du symbolique Anneau
Rayonner vaguement dans l’onde transparente.


SPECTACLES AÉRIENS


Oh ! les drames fuyans et vaporeux de l’air !
Quel verbe surhumain nous les pourrait décrire :
Brusques averses, coups de soleil, pleurs et rire,
Sanglots du vent, fracas de foudre, jets d’éclair ?…

Parfois auprès des flots, humant leur souffle amer,
J’évoque ta grande âme orageuse, ô Shakspeare,
A l’heure où la Lumière avec lenteur expire
Et, pâle infiniment, décline vers la mer.

Là, sur l’ample oreiller de l’onde occidentale,
Comme ta Desdémone, ô Poète, Elle étale
L’or de sa chevelure au chaud ruissellement,

Et, parmi les rougeurs d’un ciel tragique et sombre,
Se couche pour mourir et s’éteint longuement
Sous l’étreinte du Soir qui l’étouffe dans l’ombre.


ANGOISSE NOCTURNE


Rien ne bouge. Nul bruit. A peine par moment
Une rumeur lointaine et faible comme un râle ;
Et, calme au fond du lac, l’Etoile Vespérale
Luit parmi les roseaux sans un frémissement.

Mais voici qu’une brise a passé. Brusquement
Le Reflet rampe, glisse et s’étire en spirale,
Et semble, dans les plis de l’onde sépulcrale,
Un long reptile en proie à quelque âpre tourment…

Tel j’ai senti sur moi le souffle impur du Doute,
Et les Cieux aujourd’hui me font peur.
Je redoute Leur paix inaltérable et leur éternité ;

Et celui qui pourrait regarder dans mon Ame
Verrait, sous la splendeur des claires nuits d’été,
Grouiller d’affreux serpens tordant leur nœuds de flamme.


L’ÉTOILE ET LA TORCHE


Toi qui des profondeurs du ciel illuminé
Vis le Christ la première et lui rendis hommage,
Etoile qui guidas le Berger et le Mage
Vers la crèche où dormait le Divin Nouveau-Né ;

Torche au reflet sanglant, flambeau prédestiné,
Toi que serrait Judas, le poing crispé de rage,
Quand le Maître sentant défaillir son courage
Priait sous les rameaux du noir Ghetsémané ;

Foyers dont la lueur, infernale ou sereine,
Astre, nous dit : — Grandeur, et, Torche, nous dit : — Haine,
Tout Elu porte au front une double clarté ;

Car Dieu, qui nous éprouve en nous meurtrissant l’Ame,
Fait de cette lumière unie à cette flamme,
Le Nimbe glorieux de l’Immortalité !


L’OMBRE


D’une aurore de gloire illuminant ta vie,
Là-bas, un Astre monte, et vers ce pur flambeau
Où resplendit le Vrai, d’où rayonne le Beau,
Tu marches, le front haut, la prunelle ravie.

Cependant sous ton pied qui jamais ne dévie
Je ne sais quoi d’obscur, informe et noir lambeau,
S’allonge ; et désormais, jusqu’au seuil du tombeau,
Te suivra comme un spectre implacable : — l’Envie !

Elle est là qui grimace et qui raille, mimant
Les gestes que tu fais sous le clair firmament
Et le long du chemin traîne sa haine sombre…

— Mais que t’importe ? Avance et ne regarde pas
La sinistre figure attachée à tes pas :
Qui va vers le Soleil tourne le dos à l’Ombre.


A JOSHUA REYNOLDS


« Il était le huitième enfant du pasteur anglican, Samuel Reynolds. »
Les biographes.

Enfant, la Bible fut ta première lecture :
Tu tournais les feuillets et ton naïf regard
Allait d’Eve la blonde à l’africaine Agar,
De Laban que Dieu comble au vieux Job qu’il torture.

Pressentais-tu déjà ta puissance future,
Et qu’un jour tu ferais sous un ciel de brouillard,
Ô grand magicien, ô Josué de l’Art,
Des miracles pareils à ceux de l’Écriture ?…

En tes vivans portraits que baigne un rayon d’or
Tout un siècle défunt de l’ombre émerge encor,
Et se dresse, frappé d’une lumière oblique ;

— Œuvre resplendissante où ton pinceau vermeil,
Mieux que le glaive ardent du Conquérant Biblique
Sur la toile à jamais arrêta le Soleil !


EXHORTATION


Oui, l’œuvre sort plus belle
D’une forme au travail
Rebelle,
Vers, marbre ; onyx, émail.
TH. GAUTIER.

Le jour baisse. C’est l’heure où tu sens, ô mon Ame,
Tandis que le soleil plonge aux pourpres du soir,
De l’astre ardent du Beau pâlir aussi la flamme,

Où d’un geste alangui notre main laisse choir,
Aux mourantes clartés qui tombent du vitrage,
La plume, le burin, la brosse ou l’ébauchoir.

Ame désenchantée et qu’un rien décourage,
Tu dis : — « L’Art n’est qu’un leurre et la Gloire nous ment ;
« Insensé qui poursuit ce double et vain mirage !… »

— Non, non, reprends ton œuvre, et bénis ton tourment !
Toi qui chéris la Mer, à la Mer sois pareille,
Où clame la douleur d’un long enfantement.

C’est l’âpre combattante et qui, glauque ou vermeille,
Sous l’azur radieux ou sous le ciel en deuil,
Ne s’arrête jamais et jamais ne sommeille.


Elle estime sans doute en son farouche orgueil
Qu’abdiquer est impie et déserter est lâche,
Et pour le renverser s’acharne sur l’écueil.

Chimérique est le but et bien rude est la tâche ;
Le roc reste debout. Mais qu’importe ?
Elle a foi, Et remonte à l’assaut sans trêve et sans relâche.

— La Beauté n’est qu’au prix du labeur. C’est la loi :
Comme le flot marin sur le granit qui fume,
Frappe à coups redoublés, lutte encor, brise-toi,

Et Vénus Astarté jaillira de l’écume !


PAROLES DITES SUR LES BORDS DU « NÉMI »


Le beau lac de Némi qu’aucun souffle ne ride
A moins de transparence et de limpidité.

Lamartine.


Mon Cœur était jadis l’Etna rouge et fumant
Qu’à travers les vapeurs un feu sinistre éclaire ;
Toutes les Passions : luxure, orgueil, colère,
L’empourpraient tour à tour d’un brusque flamboiement.

Puis est venu l’Amour avec l’apaisement :
La flamme a déserté son foyer circulaire,
Et maintenant mon Cœur est comme une onde claire
Qui double en son cristal ton visage charmant.

Vois ce lac. — Ici même, aux premiers jours du monde,
Un volcan bouillonnait dont la rumeur profonde
Semblait le grondement d’un monstre furieux ;

Mais le Seigneur, au gouffre ayant dit de se taire,
De la lave restée aux flancs du vieux cratère
A fait une eau limpide où se mirent les Cieux.

LE BAPTÊME


Depuis l’aube ils sont là, vieillard, jeune homme, vierge,
Et, groupés sur la rive, ils regardent. — Soudain
Un rayon a percé les brumes du matin
D’où le rouge soleil avec lenteur émerge.

Et voici que Jésus pour regagner la berge
Saisit un des roseaux qui bordent le Jourdain,
Tandis que, sur son front, le ciel incarnadin
Change en gouttes de sang l’eau sainte qui l’asperge.

Une immense clameur s’élève sur ses pas ;
Mais Jean songe à l’écart, et, grave, n’entend pas
La foule dont la joie en cris d’amour éclate,

Car, d’un regard qui plonge au sombre lendemain,
Il voit le Christ debout devant Ponce Pilate,
Vêtu de pourpre — avec ce roseau dans la main !


PAQUES ORTHODOXES


« A la messe de minuit de Pâques, il est d’usage, chez les Grecs de Constantinople, de brûler des feuilles de laurier à la flamme des cierges, en répétant en chœur : Christ est ressuscité ! »
( Voyage en Orient.)

Pauvre, elle était vêtue avec simplicité
D’une coiffe en batiste et d’un jupon de serge,
Lys humain, frais éclos, et comme il en émerge
Des bas-fonds populeux de la vieille Cité.

Parmi les flots d’encens, dans un nimbe argenté,
Elle brûlait, penchant son fin profil de vierge,
Des feuilles de laurier à la flamme d’un cierge,
Et répétait tout bas : « Christ est ressuscité !… »

Or, je songeais, pensif, aux époques lointaines
Où la voix de saint Paul, éclatant dans Athènes,
Ebranlait le fronton du Temple radieux ;

Et, gagnée à la foi que l’Apôtre révèle,
O Grèce, tu brûlais, oublieuse des dieux,
Tes antiques lauriers à sa flamme nouvelle !…


1812


Il neige. — Lève au ciel, Sire, ton front serein.
Vois. Comme l’épervier fond sur une hirondelle,
L’Aigle Russe a saisi ta Victoire fidèle
Et lui meurtrit les flancs de ses ongles d’airain.

Jadis, du Nil au Tibre et du Danube au Rhin,
Joyeuse, Elle volait, balayant d’un coup d’aile
Fantassins, cavaliers, bastion, citadelle,
Sur un signe, ô César, de ton doigt souverain !

Maintenant, sous le bec du Monstre bicéphale.
Cette aile s’éparpille au gré de la rafale
Où passe un bruit de râle et de membres brisés ;

Cependant que, rêvant d’impossibles revanches,
Tu regardes, muet et tes deux bras croisés,
Tomber les blancs flocons mêlés aux plumes blanches.


PAUL MUSURUS.