Soirée d’hiver à Pékin

Soirée d’hiver à Pékin
Revue des Deux Mondes3e période, tome 73 (p. 819-828).
SOIREE D'HIVER A PEKIN


Pékin, décembre 1885.

Soirée d’hiver à la légation de France en Chine, au dehors ; le vent du nord qui souffle avec violence apporte, de Mongolie, des rafales d’air glacé et des trombes de poussière. Voilà quinze jours déjà que la rivière du Peïho et le golie du Petchili, jusqu’à 40 milles en mer, sont pris par les glaces. Toute communication, par eau, avec Shanghaï, tête de ligne des malles d’Europe, est désormais impossible ; aussi, depuis deux semaines, pas une nouvelle de France, et les dernières lettres reçues avaient deux mois de date. Le long blocus d’hiver commence pour le nord de la Chine avec ses rigueurs, ses tristesses et son énervante monotonie.

Ce soir, je ne sais pourquoi, la vie à Pékin paraît plus morne et plus vide encore ; la distance immense où l’on est de France semble démesurée et infranchissable depuis que la voie de mer est coupée par les glaces, et la pensée se décourage à parcourir l’étendue sans fin de la route de terre qui reste seule accessible, — le long désert de Mongolie avec ses nuits où le thermomètre descend à 50 degrés au-dessous de zéro, les plaines de Sibérie avec leurs éternelles tourmentes de neige, puis les passes de l’Oural, puis les steppes de Russie, puis, enfin, toute l’Europe en sa plus grande longueur. On se sent isolé et comme perdu à l’autre bout du monde, et, sans se défendre, on se laisse envahir par un sentiment profond de tristesse et de nostalgie.

Un volume d’Ivan Tourguénef était sur ma table ; je l’ai pris, j’ai relu, pour la vingtième fois peut-être, la délicieuse nouvelle intitulée : Apparitions[1], et je me suis abandonné graduellement au charme étrange et poétique de l’écrivain russe, aux mystérieux enchantemens de son imagination de Slave. Cette nouvelle m’avait vivement frappé autrefois par ses qualités littéraires, puis, pour d’autres raisons encore, et, depuis, je ne lisais pas sans quelque émotion le récit de ces longues courses nocturnes où le gracieux fantôme d’Ellis emporte son amant à travers les airs par-dessus les steppes du Volga, par-dessus les plaines de Hongrie ou les rives parfumées des lacs italiens, par-dessus les vallées boisées de la Forêt-Noire ou les grands fleuves d’Allemagne, pour le déposer chaque matin, brisé d’émotion et de fatigue voluptueuse, sous les bouleaux de l’isba où elle viendra le rechercher le soir.

Puis, ma lecture terminée, je me suis laissé aller à de vagues rêveries et, dans une demi-somnolence, l’esprit obsédé par les pages que je viens de parcourir, voici que tout le long voyage qui, de Rome où j’étais il y a trois mois à peine, m’a conduit jusqu’à Pékin, ne m’apparaît plus que comme une hallucination de toutes les impressions qu’il m’a laissées ; celles que j’ai ressenties la nuit ressuscitent seules avec netteté, comme si quelque Ellis m’eût aussi emporté à travers le monde dans son vol nocturne.


Je me revois d’abord à Rome, sur la terrasse de la Trinité du Mont : c’est une chaude nuit de fin de juillet, magnifiquement éclairée, rayonnante d’étoiles, sans un souffle d’air. La masse colossale du dôme de Saint-Pierre, le Vatican et le château Saint-Ange se détachent sur le fond ; le Tibre apparaît par places, entre les maisons, comme un ruban d’argent et, sur la droite, du côté du Ponte-Molle, des plus parasols au haut d’une colline se profilent sur le ciel.

Et je songe que demain il me faudra quitter tout cela pour d’autres pays, échanger cette civilisation pour des civilisations étrangement différentes. Ce soir-là, en effet, un télégramme du ministère des affaires étrangères est arrivé au palais Farnèse, et son texte déchiffré m’apprend que je suis détaché temporairement à la légation de France en Chine et que je dois me rendre immédiatement à mon nouveau poste par la voie d’Amérique.


Quinze jours plus tard, je suis loin déjà sur l’Atlantique, par une nuit sans lune. Bien qu’en plein mois d’août, un vent âpre et glacial souille du Nord, enveloppant le navire d’un épais voile de brumes, si épais que les feux vert et rouge du bord ne se peuvent apercevoir à vingt mètres, si dense que le cri strident du sifflet, qui retentit de minute en minute, pour prévenir les collisions, semble s’y étouffer. La mer est forte, brutale dans ses chocs. Une impression de grande tristesse pénètre le cœur ; elle s’attache, pour ainsi dire, aux vêtemens comme cette humidité glacée à travers laquelle nous flottons. Et les cris déchirans du sifflet, qui ne cesse de retentir, énervent à la longue et sont lugubres à entendre.


Mais, tout aussitôt, sans transition, oubliant complètement New-York à peine entrevue, je me sens entraîné à toute vitesse sur un sol moelleux, sur un tapis velouté qui amortit les secousses et assourdit le bruit du chemin de fer. A droite et à gauche de la ligne, à perte de vue, s’étend un océan de verdure ; — c’est la prairie, le Far-West.

De grandes herbes serrées et vivaces envahissent la voie et montent jusqu’aux portières des wagons. On a vraiment l’illusion de l’immensité de la mer : les ondulations des collines se déroulent à l’infini en de larges vagues qui, à la clarté crue de la lune, paraissent teintées de bleu dans les premiers plans et vont se perdre au loin dans les tons gris cendre de l’horizon. Des vapeurs légères se lèvent sur le sol détrempé par de récentes pluies ; une fraîcheur parfumée, exquise à respirer, flotte sur la plaine, un bien-être délicieux détend les nerfs, et mille souvenirs me reviennent à l’esprit. Il s’établit peu à peu une harmonie singulière entre ces souvenirs et le spectacle que j’ai sous les yeux, une concordance parfaite de rêves et de sensations…


Comme une très vague silhouette, le profil des Montagnes-Rocheuses repasse devant mes yeux ; mais déjà j’ai repris la mer, et une succession de nuits défile en moi, les unes calmes, sans lune, mais éclairées de la clarté diffuse que le ruban d’opale de la voie lactée déversait sur l’eau, les autres, chaudes, phosphorescentes, de vraies nuits du Pacifique, où l’on sentait vivre les choses et où l’on percevait la palpitation mystérieuse des myriades d’êtres répandus dans l’océan, — d’autres encore, sombres, avec de grandes houles qui se développaient majestueusement sous un ciel nuageux. Il en est une surtout que je revois comme si je la revivais, une nuit de cyclone où, sous les coups furieux d’une mer démontée, la charpente du navire se tordait et frémissait comme un animal qui frissonne.

Pendant cette nuit, on avait l’étrange sensation d’être hors de portée de tout secours humain, à 3,000 kilomètres de l’archipel du Japon, à 4,000 de la côte d’Amérique ! Très loin vers le nord, à huit jours de route, s’étendent les parages inhospitaliers des îles Aléoutiennes et l’entrée des mers arctiques ; vers le sud, les flots ont devant eux, avant de rencontrer une terre où se briser, des distances sans limites, des espaces infinis que la pensée ne peut se figurer. Et c’est un vertige plus troublant encore de songer à la profondeur de l’océan, 9,000 mètres ! La plus grande profondeur des mers du globe, des fonds où la lumière du soleil n’a jamais pénétré, où règne un calme éternel que les plus fortes tempêtes n’ont jamais troublé, où les madrépores eux-mêmes ne peuvent vivre leur semblant de vie.

Cependant, voici la vingtième nuit que je navigue sur le Pacifique, et la traversée touche à sa fin.

Ce soir-là, la lune brille comme un disque d’argent en fusion, et ses rayons tracent sur l’eau une large zone miroitante qui semble un grand fleuve glacé coulant en débâcle au milieu de la masse noire de l’océan.

Dans la transparence lumineuse de l’atmosphère, les étoiles scintillent de leur plus vif éclat, l’air est tiède, une brise légère souffle de l’avant et une houle affaiblie imprime au navire un balancement lent et régulier.

Par les panneaux ouverts de l’entrepont où sommeillent entassés six cents coolies chinois, monte un chant d’un rythme simple, monotone et triste comme une mélopée, et le bruit sourd de la machine parait en marquer la mesure.

Tout à coup, dans une bouffée d’air un peu plus forte, la brise apporte un parfum particulier, une saveur humide. On dirait cette odeur qui se dégage des bois et des plantes forestières après un orage, ces effluves lourds et capiteux que le vent soulève sur les grands herbages après une pluie d’été, une senteur faite de parfums de fleurs, de molécules végétales et d’émanations terrestres.

C’est l’odeur de la terre, le signe certain de l’approche des côtes ; il y a une jouissance exquise à aspirer longuement ce souffle que nous envoie l’archipel du Japon et qui rayonne autour de lui.

Par les panneaux de l’entrepont monte toujours le même chant monotone et triste, et, dans les embarcations suspendues à l’avant du navire, les cercueils des coolies chinois morts pendant la traversée et soigneusement embaumés d’après les rites, suivent le lent balancement de la houle.


Vingt-quatre heures plus tard, me voici sur la terre du Japon, sur le sol enchanté de l’île de Cipangu. Mais, de Yokohama, avec ses rues alignées, ses maisons européennes et ses temples anglicans, aucun souvenir ne me reste, et je me sens transporté en pleine campagne.

Le pays est coupé de collines dentelées, contournées au caprice d’une fantaisie bizarre, et la plaine qui s’étend entre leurs sinuosités est sillonnée de ruisseaux. Malgré l’époque avancée de l’automne, une végétation exubérante couvre le sol d’une verdure d’émeraude, et la flore japonaise prodigue comme par enchantement l’innombrable variété de ses productions. Ça et là, des bois entiers de camélias arborescens et de magnolias font de larges taches sombres à côté du feuillage plus léger et plus clair des sophoras, des camphriers, des santals et des jasmins ; plus loin, des pawlonias et des plus parasols étalent avec ampleur leur tête compacte, et les tiges souples des bambous se balancent au moindre souille d’air ; les ruisseaux coulent sous un tapis de nymphéas et de plantes d’eau, tandis que de grosses touffes d’ixoras rouge-carmin et d’hortensias rose pâle couvrent les rives.

Et ce paysage, estompé à la tombée de la nuit d’ombres confuses et flottantes, a une douceur, une tendresse de couleur inexprimables. C’est le charme privilégié et l’originalité des automnes japonais : les pluies abondantes qui tombent pendant les mois d’été, et les brises chaudes et humides que le « courant noir » apporte incessamment des tropiques au Japon, prolongent jusqu’aux derniers jours d’octobre la période de productivité végétale, que, sous des latitudes égales, la sécheresse brûlante des étés de Provence et de Californie arrête dès la fin du mois de juin. Aussi l’on ne voit pas ici le mélange de verdure et de débris, le fouillis de feuilles mortes ou mourantes des automnes de nos climats, et l’on n’y sent pas cette atmosphère de mélancolie, cette impression de défaillance et de regrets qui font l’étrange douceur des tristesses d’octobre. Dans une gorge plus resserrée, plus touffue et plus verdoyante encore, s’élève le Daïbouts de Kamakura, la statue gigantesque de Bouddha. Le divin Çakya-Mouni est accroupi sur des feuilles de lotus qui recouvrent tout le socle, et les arbres environnans l’enveloppent de leurs branches sans le dépasser. Sous l’impassibilité de sa physionomie, on devine une pensée en travail, une vie intérieure, intense, une âme absorbée dans le sentiment du néant de toutes choses et désabusée à jamais. Cependant, l’heure délicieuse du nirvana n’est pas encore arrivée, et la méditation du héros divin est presque douloureuse.

La nuit, qui tombe subitement, rend plus grandiose encore et plus mystérieuse l’image du Bouddha, plus vives et plus pénétrantes la tristesse de son cœur et l’éternelle mélancolie de sa pensée.


Tout d’un coup, ainsi que dans une féerie, le décor change ; je me trouve près des remparts de Yeddo, et les échos d’une musique bruyante arrivent jusqu’à moi. C’est le Yoshiwara, la ville des plaisirs ; c’est presque une ville, en effet, ce faubourg de Yeddo, tant la superficie en est vaste, et sa physionomie évêque immédiatement le souvenir de ces cités impures de l’Orient antique qui faisaient exclusivement commerce de volupté.

Les rues larges, éclairées par des milliers de lanternes en papier colorié, ont chaque soir un aspect de fête. Là vit toute une population étrange, en robes voyantes, en coiffures compliquées, avec des parures d’idoles, et, par toutes les rues, flotte un parfum vague de musc et d’huile de camélia.

Devant moi, au son d’une musique discordante, deux guêchas, vêtues de soie rouge, la taille serrée dans une large ceinture verte, le teint blanchi de fard, les yeux bleuis d’antimoine et les lèvres rougies de vermillon, miment une danse… La brutalité lascive de leurs gestes et la sauvagerie de la musique qui les accompagne m’ont vite lassé, et, tandis que je continue de les regarder machinalement, sans intérêt, il me semble que, comme dans une hallucination, les formes des danseuses s’évanouissent et qu’à leurs traits se substituent des contours vagues et vaporeux, entrevus autrefois.


En sortant de là, j’éprouve une pesanteur de tête vague et pénible, comme après une ivresse de hachich, toute une partie de mon voyage semble s’effacer de mon esprit, et, quand j’en reprends la suite, je me retrouve, après plusieurs jours écoulés, à Nikko, sous les cryptomérias gigantesques des grands sanctuaires du Japon.

Une allée de vingt lieues de long, ombragée d’arbres séculaires dont la cime s’élève à cinquante mètres au-dessus du sol, conduit à la montagne sacrée où les trois premiers fondateurs de la dynastie de Yeyas ont édifié leur tombeau. C’est, bien une allée que cette route de quatre-vingts kilomètres, car les arbres qui la bordent, comme la forêt où elle vient aboutir, ont été plantés de main d’homme pour servir d’avenue monumentale et d’abri funéraire aux shogouns de la grande race.

Sous le dôme de verdure des cryptomérias, trois temples, ou plutôt trois groupes de temples, ont été construits. Le principal d’entre eux s’élève au pied de la montagne, à quelques pas d’un torrent que franchit un pont de laque rouge ; derrière l’édifice, la forêt se dresse, gravissant des talus à pic que soutiennent des murs cyclopéens.

Là, sur les chapiteaux des colonnes, sur les corniches des toits, sur les balustres et les faîtières, les sculpteurs japonais ont répandu la vie à pleines mains. C’est un luxe éblouissant d’animaux et de fleurs étranges sculptés en bois dur, de dragons d’un modelé vigoureux et souple, d’éléphans aux formes puissantes, de cigognes à la silhouette osseuse, de reptiles tordus en mille replis, de lotus et de nymphéas aux feuilles plantureuses, d’orchidées gonflées de sève, de magnolias fleuris et de chrysanthèmes épanouies. Et toutes ces sculptures, où circule un souffle vital presque adéquat à la vie elle-même, sont traitées avec la plus libre fantaisie, avec une inépuisable variété d’attitudes, une incroyable intensité d’expression. Il n’est pas d’artistes au monde qui se soient plus inspirés que les Japonais du monde extérieur, qui aient en pour la nature une adoration plus fervente et l’aient serrée d’une plus amoureuse étreinte.

La lune apparaît brusquement entre les nuages blancs qui courent sur le ciel, et, lorsque ses rayons, glissant à travers les branches des cryptomérias, viennent comme un réseau argenté se refléter sur les murs laqués d’or des temples, toutes ces choses presque vivantes s’animent d’une vie plus intense et revêtent un aspect fantastique et saisissant.


Cette nuit, commencée à Nikko, dans l’incohérence du rêve, c’est à Nara que je l’achève.

Dans une heure, le jour va se lever. La lune éclaire encore vaguement un coin du ciel, mais un des bouts effilés de son disque effleure déjà la montagne, et l’astre disparaît rapidement. D’épaisses traînées de vapeurs blanchâtres flottent sur la campagne, et c’est à peine si une légère buée d’or teinte l’horizon du côté où le soleil va paraître. C’est comme un prolongement de la nuit, avec des demi-teintes délicieuses, des ombres d’une légèreté extraordinaire.

La forêt de Nara, toute baignée de brouillard, a des senteurs puissantes. Des camélias au feuillage sombre et des sakaki, plus touffus et plus sombres encore, font, à cette heure douteuse, une selca oscura au-dessus de laquelle planent de grands cèdres dont de minces flocons de brume enveloppent la cime.

Plus loin, dans une ombre moite, des glycines, des sophoras et des érables abritent une forêt compacte de centaurées, de fougères, d’azalées et de styrax aux fleurs parfumées.

Près de là, à l’entrée de l’avenue de cèdres qui monte majestueusement aux sanctuaires bouddhiques, un grand cerf de bronze, portant au flanc une inscription d’or, est couché au pied d’un mélèze, au-dessus d’une fontaine où s’enroulent des lotus de bronze. L’animal, tournant sa tête dressée, regarde fièrement derrière lui, et la noblesse élégante de son attitude rappelle le cerf royal sur les flancs duquel Jean Goujon a allongé sa Diane nue, au front impérieux.

Tout à coup, la brume qui enveloppe ce parc enchanté devient lumineuse vers l’est, et le soleil apparaît, d’un bond, dans tout son éclat.


Cette journée, si brillamment éclairée, a été, autant qu’il m’en souvient, riche en impressions artistiques et pittoresques, dont le souvenir m’invite à faire halte quelques instans, à prendre un repos dans ce rapide défilé nocturne ; mais le charme enchanteur de l’Ellis des Apparitions continue d’agir, et les deux dernières nuits que j’ai passées au Japon m’apparaissent précipitamment.

Déjà, en effet, le soleil a disparu derrière les bois de bambous qui couvrent les collines dont Kioto est enserrée, et un jour pâle, d’une teinte indéfinissable, un peu triste et indécis comme certains souvenirs, enveloppe l’ancienne capitale des mikados.

Dans cette pénombre douteuse, le grand temple de Nishi-Hong-wanji, sanctuaire principal de Bouddha au Japon, produit une impression profonde de mysticisme et de poésie religieuse. L’intérieur est tout entier revêtu de panneaux en laque d’or adouci, qui, à cette heure, prennent des tons plus doux, plus effacés encore et comme attiédis. Le Bouddha, accroupi au fond sur son lit de lotus, vaguement éclairé par de colossales lanternes en bronze ciselé, a une expression mystérieuse, et les reflets de tout ce qui l’entoure le baignent d’une légère vapeur d’or. Le monastère adjoint au temple est paré avec la même magnificence sobre, et le clair-obscur y produit les mêmes effets de recueillement et de mystère.

Ces fonds d’or rappellent ceux des écoles primitives de la peinture italienne ou allemande ; mais il n’est pas de fresque de Cimabuë ou de triptyque du maître de Hyversberg qui exhale un parfum plus pénétrant de mysticité et d’onction extatique que ce sanctuaire bouddhique, et, seul, Rembrandt, lorsqu’il peignit son Philosophe en méditation, eût pu rendre les vibrations de cette atmosphère chaude et ambrée au milieu des ombres du soir. Sur ces laques précieuses, l’art japonais a cependant fortement imprimé sa griffe, son caractère principal, qui à défaut d’autres le distinguerait des écoles mystiques, c’est-à-dire son amour de la vie, sa préoccupation d’en donner une expression vibrante, de la reproduire passionnément. Un grand paon admirablement éployé s’étale sur un camélia blanc, et l’œil de l’oiseau est plein d’éclat, l’or de son col a des reflets bleuâtres de lapis-lazuli ; sa queue, largement ouverte en éventail forme la plus brillante palette de couleur, la plus harmonieuse fusion de tons juxtaposés et miroitans qu’un œil de peintre puisse rêver.

Et partout sur les murs, des lotus de laque exubérans de vie végétale, épanouissant leurs calices d’or, semblent la production puissante d’une terre tropicale.

Dans un coin cependant, un bonze en prières, oubliant l’heure tardive, murmure ses litanies bouddhiques dans une immobilité hiératique, et son crâne chauve, son attitude impassible et réfléchie, toute l’expression de sa personne morale font songer au portrait d’Erasme, du pinceau d’Holbein.


Lorsque je sors du temple, de grandes ombres couvrent déjà la ville, et les rues que je traverse restent éclairées jusque vers minuit par mille lanternes de couleur. Puis, les théâtres se ferment, et les spectateurs qui, huit heures durant, viennent d’applaudir à des drames réalistes jusqu’au dégoût ou obscènes jusqu’à l’écœurement, se retirent chez eux. Quelques instans plus tard, un profond silence plane sur toutes choses.

Il est une heure du matin, et la lune se lève, pleine, lumineuse, éclairant la ville de Kioto d’une lumière fantastique. Alors, à travers l’atmosphère sonore et calme de la nuit, en présence de ce merveilleux décor japonais que, du haut de la colline où j’habite, j’embrasse en entier, — je crois entendre des sons adoucis, atténués, qu’au premier abord je ne puis reconnaître. Mais peu à peu voici que le rythme se précise, que la mélodie se dessine, et j’ai la vision rapide et lointaine d’un salon parisien étincelant de lumières : sur une scène de société, une jeune femme costumée en Japonaise, les épingles d’or plantées dans les cheveux, les hanches serrées dans une ceinture de soie rouge, chante la Princesse jaune de Saint-Saëns, et tandis que la délicieuse musique du maître revient en se pressant à mon oreille, la fraîcheur assez vive de la nuit me fait frissonner soudainement et me pénètre en même temps d’un sentiment de tristesse dont je ne puis comprendre le motif.


Mais, dans cette fraîcheur, un parfum humide se fait sentir graduellement, comme à l’approche d’un étang, et bientôt, en effet, une vaste nappe d’eau apparaît, calme, sans une ride ; la lune s’y reflète ainsi qu’en un miroir d’argent et sa lumière claire, diffuse, baigne les rives de flots impalpables. C’est le lac Birva, célébré par tous les poètes japonais. Un monastère bouddhique s’élève sur ses bords, dans un site enchanteur qui invite au repos, à l’isolement et à la méditation.

C’est près de ce monastère, sur la rive du lac, que la célèbre poétesse Ono-Komati vint finir ses jours.

Toute jeune encore, elle avait acquis la célébrité par sa beauté, par son esprit gracieux et délicat, par la sensibilité de son âme en présence des grands spectacles de la nature et par le rythme mélodieux de ses vers.

Le fils d’un mikado s’éprit d’elle ; elle l’aima et, sachant que les lois de l’empire interdisaient à un membre de la maison impériale de choisir une épouse en dehors de sa famille, elle se donna à lui spontanément. Mais bientôt, sur de faux indices, dit-on, elle se crut trahie, refusa de se laisser désabuser et ne consentit jamais à revoir celui qu’elle prétendait infidèle. Elle était de ces âmes très rares qu’un froissement flétrit, et, du jour qu’elle ne se crut plus aimée, la vie lui parut décolorée, sans prix, sans but. Elle épancha quelque temps encore sa douleur dans ses vers, trouva dans son âme des accens déchirans, des cris de passion désespérés, puis, tout d’un coup, perdit ses forces et mourut d’un mal inconnu.

Quelques heures avant sa fin, sentant le cœur plein d’amertume et de regrets, elle dicta ces vers :

« Les fleurs se sont flétries vainement pendant que je contemplais ma vie qui traversait les années. »

Vêtue d’un linceul de soir brochée d’argent, les ongles cerclés d’or, le corps tout imprégné de parfums et d’aromates, elle fut enterrée dans un bois de camélias, sous un parterre d’œillets et de chrysanthèmes.

On raconte encore dans le peuple, — et cette légende est souvent reproduite en peinture, — que parfois, par les nuits de grande lune, l’ombre de cette infortunée sort de sa tombe embaumée et vient errer sur le lac Birva. C’est son fantôme, qui, se posant sur l’eau, en ride légèrement la surface ; c’est son haleine qui fait trembler le feuillage argenté des saules et les tiges élancées des bambous.


Et maintenant, c’en est fini du Japon et des enchantemens de Cipangu, l’Ile dorée. Le steamer qui m’emporte vers la Chine franchit déjà les passes sinueuses de Shimonozoki, entre deux côtes resserrées, boisées de pawlonias et de cèdres sous lesquels apparaissent çà et là un village, un temple.

Le soleil vient de disparaître dans la mer du côté du large, et une bande d’air enflammé, qui semble la vapeur d’un métal en fusion, se lève sur l’horizon pour s’éteindre à son tour quelques minutes plus tard ; vers l’est, au contraire, la mer a des teintes plombées et sinistres que terminent vaguement les ondulations indécises de la terre qui s’éloigne. Presque au même instant, des milliers de points lumineux brillent au loin et se meuvent lentement sur l’eau : ce sont des flottilles de jonques qui, chaque année, à pareille époque, viennent pêcher au flambeau sur les bancs poissonneux de ces parages. De loin, dans le clair-obscur de cette nuit, on dirait que toutes ces lumières, entre lesquelles émergent les formes sombres et vagues des récifs, sont l’illumination féerique de quelque ville flottante, d’une Atlantide de l’extrême Orient qui sort des eaux. Puis, vers minuit, tout s’éteint, tout disparaît, et le vent qui souffle de Corée dissipe cette vision dernière du Japon pour me rejeter sans transition dans la réalité.

Et la réalité, c’est Pékin avec ses rues immondes, ses ouragans de poussière, son climat glacial, sa foule brutale et agressive, et toutes les tristesses d’un exil à quatre mille lieues de France.


M. PALEOLOGUE.

  1. Voyez la Revue du 15 Juin 1866.