Sodome et Gomorrhe/Partie 2 - chapitre 3

Gallimard (tome 10p. 149-313).


CHAPITRE TROISIÈME


Tristesses de M. de Charlus. Son duel fictif. Les stations du « Transatlantique ». Fatigué d’Albertine, je veux rompre avec elle.


Je tombais de sommeil. Je fus monté en ascenseur jusqu’à mon étage non par le liftier, mais par le chasseur louche, qui engagea la conversation pour me raconter que sa sœur était toujours avec le Monsieur si riche, et qu’une fois, comme elle avait envie de retourner chez elle au lieu de rester sérieuse, son Monsieur avait été trouver la mère du chasseur louche et des autres enfants plus fortunés, laquelle avait ramené au plus vite l’insensée chez son ami. « Vous savez, Monsieur, c’est une grande dame que ma sœur. Elle touche du piano, cause l’espagnol. Et vous ne le croiriez pas, pour la sœur du simple employé qui vous fait monter l’ascenseur, elle ne se refuse rien ; Madame a sa femme de chambre à elle, je ne serais pas épaté qu’elle ait un jour sa voiture. Elle est très jolie, si vous la voyiez, un peu trop fière, mais dame ! ça se comprend. Elle a beaucoup d’esprit. Elle ne quitte jamais un hôtel sans se soulager dans une armoire, une commode, pour laisser un petit souvenir à la femme de chambre qui aura à nettoyer. Quelquefois même, dans une voiture, elle fait ça, et après avoir payé sa course, se cache dans un coin, histoire de rire en voyant rouspéter le cocher qui a à relaver sa voiture. Mon père était bien tombé aussi en trouvant pour mon jeune frère ce prince indien qu’il avait connu autrefois. Naturellement, c’est un autre genre. Mais la position est superbe. S’il n’y avait pas les voyages, ce serait le rêve. Il n’y a que moi jusqu’ici qui suis resté sur le carreau. Mais on ne peut pas savoir. La chance est dans ma famille ; qui sait si je ne serai pas un jour président de la République ? Mais je vous fais babiller (je n’avais pas dit une seule parole et je commençais à m’endormir en écoutant les siennes). Bonsoir, Monsieur. Oh ! merci, Monsieur. Si tout le monde avait aussi bon cœur que vous il n’y aurait plus de malheureux. Mais, comme dit ma sœur, il faudra toujours qu’il y en ait pour que, maintenant que je suis riche, je puisse un peu les emmerder. Passez-moi l’expression. Bonne nuit, Monsieur. »

Peut-être chaque soir acceptons-nous le risque de vivre, en dormant, des souffrances que nous considérons comme nulles et non avenues parce qu’elles seront ressenties au cours d’un sommeil que nous croyons sans conscience.

En effet, ces soirs où je rentrais tard de la Raspelière, j’avais très sommeil. Mais, dès que les froids vinrent, je ne pouvais m’endormir tout de suite car le feu éclairait comme si on eût allumé une lampe. Seulement ce n’était qu’une flambée, et — comme une lampe aussi, comme le jour quand le soir tombe — sa trop vive lumière ne tardait pas à baisser ; et j’entrais dans le sommeil, lequel est comme un second appartement que nous aurions et où, délaissant le nôtre, nous serions allé dormir. Il a des sonneries à lui, et nous y sommes quelquefois violemment réveillés par un bruit de timbre, parfaitement entendu de nos oreilles, quand pourtant personne n’a sonné. Il a ses domestiques, ses visiteurs particuliers qui viennent nous chercher pour sortir, de sorte que nous sommes prêts à nous lever quand force nous est de constater, par notre presque immédiate transmigration dans l’autre appartement, celui de la veille, que la chambre est vide, que personne n’est venu. La race qui l’habite, comme celle des premiers humains, est androgyne. Un homme y apparaît au bout d’un instant sous l’aspect d’une femme. Les choses y ont une aptitude à devenir des hommes, les hommes des amis et des ennemis. Le temps qui s’écoule pour le dormeur, durant ces sommeils-là, est absolument différent du temps dans lequel s’accomplit la vie de l’homme réveillé. Tantôt son cours est beaucoup plus rapide, un quart d’heure semble une journée ; quelquefois beaucoup plus long, on croit n’avoir fait qu’un léger somme, on a dormi tout le jour. Alors, sur le char du sommeil, on descend dans des profondeurs où le souvenir ne peut plus le rejoindre et en deçà desquelles l’esprit a été obligé de rebrousser chemin.

L’attelage du sommeil, semblable à celui du soleil, va d’un pas si égal, dans une atmosphère où ne peut plus l’arrêter aucune résistance, qu’il faut quelque petit caillou aérolithique étranger à nous (dardé de l’azur par quel Inconnu) pour atteindre le sommeil régulier (qui sans cela n’aurait aucune raison de s’arrêter et durerait d’un mouvement pareil jusque dans les siècles des siècles) et le faire, d’une brusque courbe, revenir vers le réel, brûler les étapes, traverser les régions voisines de la vie — où bientôt le dormeur entendra, de celle-ci, les rumeurs presque vagues encore, mais déjà perceptibles, bien que déformées — et atterrir brusquement au réveil. Alors de ces sommeils profonds on s’éveille dans une aurore, ne sachant qui on est, n’étant personne, neuf, prêt à tout, le cerveau se trouvant vidé de ce passé qui était la vie jusque-là. Et peut-être est-ce plus beau encore quand l’atterrissage du réveil se fait brutalement et que nos pensées du sommeil, dérobées par une chape d’oubli, n’ont pas le temps de revenir progressivement avant que le sommeil ne cesse. Alors du noir orage qu’il nous semble avoir traversé (mais nous ne disons même pas nous) nous sortons gisants, sans pensées, un « nous » qui serait sans contenu. Quel coup de marteau l’être ou la chose qui est là a-t-elle reçu pour tout ignorer, stupéfaite jusqu’au moment où la mémoire accourue lui rend la conscience ou la personnalité ? Encore, pour ces deux genres de réveil, faut-il ne pas s’endormir, même profondément, sous la loi de l’habitude. Car tout ce que l’habitude enserre dans ses filets, elle le surveille, il faut lui échapper, prendre le sommeil au moment où on croyait faire tout autre chose que dormir, prendre en un mot un sommeil qui ne demeure pas sous la tutelle de la prévoyance, avec la compagnie, même cachée, de la réflexion.

Du moins, dans ces réveils tels que je viens de les décrire, et qui étaient la plupart du temps les miens quand j’avais dîné la veille à la Raspelière, tout se passait comme s’il en était ainsi, et je peux en témoigner, moi l’étrange humain qui, en attendant que la mort le délivre, vis les volets clos, ne sais rien du monde, reste immobile comme un hibou et, comme celui-ci, ne vois un peu clair que dans les ténèbres. Tout se passe comme s’il en était ainsi, mais peut-être seule une couche d’étoupe a-t-elle empêché le dormeur de percevoir le dialogue intérieur des souvenirs et le verbiage incessant du sommeil. Car (ce qui peut, du reste, s’expliquer aussi bien dans le premier système, plus vaste, plus mystérieux, plus astral) au moment où le réveil se produit, le dormeur entend une voix intérieure qui lui dit : « Viendrez-vous à ce dîner ce soir, cher ami ? comme ce serait agréable ! » et pense : « Oui, comme ce sera agréable, j’irai » ; puis, le réveil s’accentuant, il se rappelle soudain : « Ma grand’mère n’a plus que quelques semaines à vivre, assure le docteur. » Il sonne, il pleure à l’idée que ce ne sera pas, comme autrefois, sa grand’mère, sa grand’mère mourante, mais un indifférent valet de chambre qui va venir, lui répondre. Du reste, quand le sommeil l’emmenait si loin hors du monde habité par le souvenir et la pensée, à travers un éther où il était seul, plus que seul, n’ayant même pas ce compagnon où l’on s’aperçoit soi-même, il était hors du temps et de ses mesures. Déjà le valet de chambre entre, et il n’ose lui demander l’heure, car il ignore s’il a dormi, combien d’heures il a dormi (il se demande si ce n’est pas combien de jours, tant il revient le corps rompu et l’esprit reposé, le cœur nostalgique, comme d’un voyage trop lointain pour n’avoir pas duré longtemps).

Certes on peut prétendre qu’il n’y a qu’un temps, pour la futile raison que c’est en regardant la pendule qu’on a constaté n’être qu’un quart d’heure ce qu’on avait cru une journée. Mais au moment où on le constate, on est justement un homme éveillé, plongé dans le temps des hommes éveillés, on a déserté l’autre temps. Peut-être même plus qu’un autre temps : une autre vie. Les plaisirs qu’on a dans le sommeil, on ne les fait pas figurer dans le compte des plaisirs éprouvés au cours de l’existence. Pour ne faire allusion qu’au plus vulgairement sensuel de tous, qui de nous, au réveil, n’a ressenti quelque agacement d’avoir éprouvé, en dormant, un plaisir que, si l’on ne veut pas trop se fatiguer, on ne peut plus, une fois éveillé, renouveler indéfiniment ce jour-là ? C’est comme du bien perdu. On a eu du plaisir dans une autre vie qui n’est pas la nôtre. Souffrances et plaisirs du rêve (qui généralement s’évanouissent bien vite au réveil), si nous les faisons figurer dans un budget, ce n’est pas dans celui de la vie courante.

J’ai dit deux temps ; peut-être n’y en a-t-il qu’un seul, non que celui de l’homme éveillé soit valable pour le dormeur, mais peut-être parce que l’autre vie, celle où on dort, n’est pas — dans sa partie profonde — soumise à la catégorie du temps. Je me le figurais quand, aux lendemains des dîners à la Raspelière, je m’endormais si complètement. Voici pourquoi. Je commençais à me désespérer, au réveil, en voyant qu’après que j’avais sonné dix fois, le valet de chambre n’était pas venu. À la onzième il entrait. Ce n’était que la première. Les dix autres n’étaient que des ébauches, dans mon sommeil qui durait encore, du coup de sonnette que je voulais. Mes mains gourdes n’avaient seulement pas bougé. Or ces matins-là (et c’est ce qui me fait dire que le sommeil ignore peut-être la loi du temps), mon effort pour m’éveiller consistait surtout en un effort pour faire entrer le bloc obscur, non défini, du sommeil que je venais de vivre, aux cadres du temps. Ce n’est pas tâche facile ; le sommeil, qui ne sait si nous avons dormi deux heures ou deux jours, ne peut nous fournir aucun point de repère. Et si nous n’en trouvons pas au dehors, ne parvenant pas à rentrer dans le temps, nous nous rendormons pour cinq minutes, qui nous semblent trois heures.

J’ai toujours dit — et expérimenté — que le plus puissant des hypnotiques est le sommeil. Après avoir dormi profondément deux heures, s’être battu avec tant de géants, et avoir noué pour toujours tant d’amitiés, il est bien plus difficile de s’éveiller qu’après avoir pris plusieurs grammes de véronal. Aussi, raisonnant de l’un à l’autre, je fus surpris d’apprendre par le philosophe norvégien, qui le tenait de M. Boutroux, « son éminent collègue — pardon, son confrère », — ce que M. Bergson pensait des altérations particulières de la mémoire dues aux hypnotiques. « Bien entendu, aurait dit M. Bergson à M. Boutroux, à en croire le philosophe norvégien, les hypnotiques pris de temps en temps, à doses modérées, n’ont pas d’influence sur cette solide mémoire de notre vie de tous les jours, si bien installée en nous. Mais il est d’autres mémoires, plus hautes, plus instables aussi. Un de mes collègues fait un cours d’histoire ancienne. Il m’a dit que si, la veille, il avait pris un cachet pour dormir, il avait de la peine, pendant son cours, à retrouver les citations grecques dont il avait besoin. Le docteur qui lui avait recommandé ces cachets lui assura qu’ils étaient sans influence sur la mémoire. « C’est peut-être que vous n’avez pas à faire de citations grecques », lui avait répondu l’historien, non sans un orgueil moqueur. »

Je ne sais si cette conversation entre M. Bergson et M. Boutroux est exacte. Le philosophe norvégien, pourtant si profond et si clair, si passionnément attentif, a pu mal comprendre. Personnellement mon expérience m’a donné des résultats opposés.

Les moments d’oubli qui suivent, le lendemain, l’ingestion de certains narcotiques ont une ressemblance partielle seulement, mais troublante, avec l’oubli qui règne au cours d’une nuit de sommeil naturel et profond. Or, ce que j’oublie dans l’un et l’autre cas, ce n’est pas tel vers de Baudelaire qui me fatigue plutôt, « ainsi qu’un tympanon », ce n’est pas tel concept d’un des philosophes cités, c’est la réalité elle-même des choses vulgaires qui m’entourent — si je dors — et dont la non-perception fait de moi un fou ; c’est, si je suis éveillé et sors à la suite d’un sommeil artificiel, non pas le système de Porphyre ou de Plotin, dont je puis discuter aussi bien qu’un autre jour, mais la réponse que j’ai promis de donner à une invitation, au souvenir de laquelle s’est substitué un pur blanc. L’idée élevée est restée à sa place ; ce que l’hypnotique a mis hors d’usage c’est le pouvoir d’agir dans les petites choses, dans tout ce qui demande de l’activité pour ressaisir juste à temps, pour empoigner tel souvenir de la vie de tous les jours. Malgré tout ce qu’on peut dire de la survie après la destruction du cerveau, je remarque qu’à chaque altération du cerveau correspond un fragment de mort. Nous possédons tous nos souvenirs, sinon la faculté de nous les rappeler, dit d’après M. Bergson le grand philosophe norvégien, dont je n’ai pas essayé, pour ne pas ralentir encore, d’imiter le langage. Sinon la faculté de se les rappeler. Mais qu’est-ce qu’un souvenir qu’on ne se rappelle pas ? Ou bien, allons plus loin. Nous ne nous rappelons pas nos souvenirs des trente dernières années ; mais ils nous baignent tout entiers ; pourquoi alors s’arrêter à trente années, pourquoi ne pas prolonger jusqu’au delà de la naissance cette vie antérieure ? Du moment que je ne connais pas toute une partie des souvenirs qui sont derrière moi, du moment qu’ils me sont invisibles, que je n’ai pas la faculté de les appeler à moi, qui me dit que, dans cette masse inconnue de moi, il n’y en a pas qui remontent à bien au delà de ma vie humaine ? Si je puis avoir en moi et autour de moi tant de souvenirs dont je ne me souviens pas, cet oubli (du moins oubli de fait puisque je n’ai pas la faculté de rien voir) peut porter sur une vie que j’ai vécue dans le corps d’un autre homme, même sur une autre planète. Un même oubli efface tout. Mais alors que signifie cette immortalité de l’âme dont le philosophe norvégien affirmait la réalité ? L’être que je serai après la mort n’a pas plus de raisons de se souvenir de l’homme que je suis depuis ma naissance que ce dernier ne se souvient de ce que j’ai été avant elle.

Le valet de chambre entrait. Je ne lui disais pas que j’avais sonné plusieurs fois, car je me rendais compte que je n’avais fait jusque-là que le rêve que je sonnais. J’étais effrayé pourtant de penser que ce rêve avait eu la netteté de la connaissance. La connaissance aurait-elle, réciproquement, l’irréalité du rêve ?

En revanche, je lui demandais qui avait tant sonné cette nuit. Il me disait : personne, et pouvait l’affirmer, car le « tableau » des sonneries eût marqué. Pourtant j’entendais les coups répétés, presque furieux, qui vibraient encore dans mon oreille et devaient me rester perceptibles pendant plusieurs jours. Il est pourtant rare que le sommeil jette ainsi dans la vie éveillée des souvenirs qui ne meurent pas avec lui. On peut compter ces aérolithes. Si c’est une idée que le sommeil a forgée, elle se dissocie très vite en fragments ténus, irretrouvables. Mais, là, le sommeil avait fabriqué des sons. Plus matériels et plus simples, ils duraient davantage.

J’étais étonné de l’heure relativement matinale que me disait le valet de chambre. Je n’en étais pas moins reposé. Ce sont les sommeils légers qui ont une longue durée, parce qu’intermédiaires entre la veille et le sommeil, gardant de la première une notion un peu effacée mais permanente, il leur faut infiniment plus de temps pour nous reposer qu’un sommeil profond, lequel peut être court. Je me sentais bien à mon aise pour une autre raison. S’il suffit de se rappeler qu’on s’est fatigué pour sentir péniblement sa fatigue, se dire : « Je me suis reposé » suffit à créer le repos. Or j’avais rêvé que M. de Charlus avait cent dix ans et venait de donner une paire de claques à sa propre mère ; de Mme Verdurin, qu’elle avait acheté cinq milliards un bouquet de violettes ; j’étais donc assuré d’avoir dormi profondément, rêvé à rebours de mes notions de la veille et de toutes les possibilités de la vie courante ; cela suffisait pour que je me sentisse tout reposé.

J’aurais bien étonné ma mère, qui ne pouvait comprendre l’assiduité de M. de Charlus chez les Verdurin, si je lui avais raconté (précisément le jour où avait été commandée la toque d’Albertine, sans rien lui en dire et pour qu’elle en eût la surprise) avec qui M. de Charlus était venu dîner dans un salon au Grand-Hôtel de Balbec. L’invité n’était autre que le valet de pied d’une cousine des Cambremer. Ce valet de pied était habillé avec une grande élégance et, quand il traversa le hall avec le baron, il « fit homme du monde » aux yeux des touristes, comme aurait dit Saint-Loup. Même les jeunes chasseurs, les « lévites » qui descendaient en foule les degrés du temple à ce moment, parce que c’était celui de la relève, ne firent pas attention aux deux arrivants, dont l’un, M. de Charlus, tenait, en baissant les yeux, à montrer qu’il leur en accordait très peu. Il avait l’air de se frayer un passage au milieu d’eux. « Prospérez, cher espoir d’une nation sainte », dit-il en se rappelant des vers de Racine, cités dans un tout autre sens. « Plaît-il ? » demanda le valet de pied, peu au courant des classiques. M. de Charlus ne lui répondit pas, car il mettait un certain orgueil à ne pas tenir compte des questions et à marcher droit devant lui comme s’il n’y avait pas eu d’autres clients de l’hôtel et s’il n’existait au monde que lui, baron de Charlus. Mais ayant continué les vers de Josabeth : « Venez, venez, mes filles », il se sentit dégoûté et n’ajouta pas, comme elle : « il faut les appeler », car ces jeunes enfants n’avaient pas encore atteint l’âge où le sexe est entièrement formé et qui plaisait à M. de Charlus.

D’ailleurs, s’il avait écrit au valet de pied de Mme de Chevregny, parce qu’il ne doutait pas de sa docilité, il l’avait espéré plus viril. Il le trouvait, à le voir, plus efféminé qu’il n’eût voulu. Il lui dit qu’il aurait cru avoir affaire à quelqu’un d’autre, car il connaissait de vue un autre valet de pied de Mme de Chevregny, qu’en effet il avait remarqué sur la voiture. C’était une espèce de paysan fort rustaud, tout l’opposé de celui-ci, qui, estimant au contraire ses mièvreries autant de supériorités et ne doutant pas que ce fussent ces qualités d’homme du monde qui eussent séduit M. de Charlus, ne comprit même pas de qui le baron voulait parler. « Mais je n’ai aucun camarade qu’un que vous ne pouvez pas avoir reluqué, il est affreux, il a l’air d’un gros paysan. » Et à l’idée que c’était peut-être ce rustre que le baron avait vu, il éprouva une piqûre d’amour-propre. Le baron la devina et, élargissant son enquête : « Mais je n’ai pas fait un vœu spécial de ne connaître que des gens de Mme de Chevregny, dit-il. Est-ce que ici, ou à Paris puisque vous partez bientôt, vous ne pourriez pas me présenter beaucoup de vos camarades d’une maison ou d’une autre ? — Oh ! non ! répondit le valet de pied, je ne fréquente personne de ma classe. Je ne leur parle que pour le service. Mais il y a quelqu’un de très bien que je pourrai vous faire connaître. — Qui ? demanda le baron. — Le prince de Guermantes. » M. de Charlus fut dépité qu’on ne lui offrît qu’un homme de cet âge, et pour lequel, du reste, il n’avait pas besoin de la recommandation d’un valet de pied. Aussi déclina-t-il l’offre d’un ton sec et, ne se laissant pas décourager par les prétentions mondaines du larbin, recommença à lui expliquer ce qu’il voudrait, le genre, le type, soit un jockey, etc… Craignant que le notaire, qui passait à ce moment-là, ne l’eût entendu, il crut fin de montrer qu’il parlait de tout autre chose que de ce qu’on aurait pu croire et dit avec insistance et à la cantonade, mais comme s’il ne faisait que continuer sa conversation : « Oui, malgré mon âge j’ai gardé le goût de bibeloter, le goût des jolis bibelots, je fais des folies pour un vieux bronze, pour un lustre ancien. J’adore le Beau. »

Mais pour faire comprendre au valet de pied le changement de sujet qu’il avait exécuté si rapidement, M. de Charlus pesait tellement sur chaque mot, et de plus, pour être entendu du notaire, il les criait tous si fort, que tout ce jeu de scène eût suffi à déceler ce qu’il cachait pour des oreilles plus averties que celles de l’officier ministériel. Celui-ci ne se douta de rien, non plus qu’aucun autre client de l’hôtel, qui virent tous un élégant étranger dans le valet de pied si bien mis. En revanche, si les hommes du monde s’y trompèrent et le prirent pour un Américain très chic, à peine parut-il devant les domestiques qu’il fut deviné par eux, comme un forçat reconnaît un forçat, même plus vite, flairé à distance comme un animal par certains animaux. Les chefs de rang levèrent l’œil. Aimé jeta un regard soupçonneux. Le sommelier, haussant les épaules, dit derrière sa main, parce qu’il crut cela de la politesse, une phrase désobligeante que tout le monde entendit.

Et même notre vieille Françoise, dont la vue baissait et qui passait à ce moment-là au pied de l’escalier pour aller dîner « aux courriers », leva la tête, reconnut un domestique là où des convives de l’hôtel ne le soupçonnaient pas — comme la vieille nourrice Euryclée reconnaît Ulysse bien avant les prétendants assis au festin — et, voyant marcher familièrement avec lui M. de Charlus, eut une expression accablée, comme si tout d’un coup des méchancetés qu’elle avait entendu dire et n’avait pas crues eussent acquis à ses yeux une navrante vraisemblance. Elle ne me parla jamais, ni à personne, de cet incident, mais il dut faire faire à son cerveau un travail considérable, car plus tard, chaque fois qu’à Paris elle eut l’occasion de voir Jupien, qu’elle avait jusque-là tant aimé, elle eut toujours avec lui de la politesse, mais qui avait refroidi et était toujours additionnée d’une forte dose de réserve. Ce même incident amena au contraire quelqu’un d’autre à me faire une confidence ; ce fut Aimé. Quand j’avais croisé M. de Charlus, celui-ci, qui n’avait pas cru me rencontrer, me cria, en levant la main : « bonsoir », avec l’indifférence, apparente du moins, d’un grand seigneur qui se croit tout permis et qui trouve plus habile d’avoir l’air de ne pas se cacher. Or Aimé, qui, à ce moment, l’observait d’un œil méfiant et qui vit que je saluais le compagnon de celui en qui il était certain de voir un domestique, me demanda le soir même qui c’était.

Car depuis quelque temps Aimé aimait à causer ou plutôt, comme il disait, sans doute pour marquer le caractère selon lui philosophique de ces causeries, à « discuter » avec moi. Et comme je lui disais souvent que j’étais gêné qu’il restât debout près de moi pendant que je dînais au lieu qu’il pût s’asseoir et partager mon repas, il déclarait qu’il n’avait jamais vu un client ayant « le raisonnement aussi juste ». Il causait en ce moment avec deux garçons. Ils m’avaient salué, je ne savais pas pourquoi ; leurs visages m’étaient inconnus, bien que dans leur conversation résonnât une rumeur qui ne me semblait pas nouvelle. Aimé les morigénait tous deux à cause de leurs fiançailles, qu’il désapprouvait. Il me prit à témoin, je dis que je ne pouvais avoir d’opinion, ne les connaissant pas. Ils me rappelèrent leur nom, qu’ils m’avaient souvent servi à Rivebelle. Mais l’un avait laissé pousser sa moustache, l’autre l’avait rasée et s’était fait tondre ; et à cause de cela, bien que ce fût leur tête d’autrefois qui était posée sur leurs épaules (et non une autre, comme dans les restaurations fautives de Notre-Dame), elle m’était restée aussi invisible que ces objets qui échappent aux perquisitions les plus minutieuses, et qui traînent simplement aux yeux de tous, lesquels ne les remarquent pas, sur une cheminée. Dès que je sus leur nom, je reconnus exactement la musique incertaine de leur voix parce que je revis leur ancien visage qui la déterminait. « Ils veulent se marier et ils ne savent seulement pas l’anglais ! » me dit Aimé, qui ne songeait pas que j’étais peu au courant de la profession hôtelière et comprenais mal que, si on ne sait pas les langues étrangères, on ne peut pas compter sur une situation.

Moi qui croyais qu’il saurait aisément que le nouveau dîneur était M. de Charlus, et me figurais même qu’il devait se le rappeler, l’ayant servi dans la salle à manger quand le baron était venu, pendant mon premier séjour à Balbec, voir Mme de Villeparisis, je lui dis son nom. Or non seulement Aimé ne se rappelait pas le baron de Charlus, mais ce nom parut lui produire une impression profonde. Il me dit qu’il chercherait le lendemain dans ses affaires une lettre que je pourrais peut-être lui expliquer. Je fus d’autant plus étonné que M. de Charlus, quand il avait voulu me donner un livre de Bergotte, à Balbec, la première année, avait fait spécialement demander Aimé, qu’il avait dû retrouver ensuite dans ce restaurant de Paris où j’avais déjeuné avec Saint-Loup et sa maîtresse et où M. de Charlus était venu nous espionner. Il est vrai qu’Aimé n’avait pu accomplir en personne ces missions, étant, une fois, couché et, la seconde fois, en train de servir. J’avais pourtant de grands doutes sur sa sincérité quand il prétendait ne pas connaître M. de Charlus. D’une part, il avait dû convenir au baron. Comme tous les chefs d’étage de l’hôtel de Balbec, comme plusieurs valets de chambre du prince de Guermantes, Aimé appartenait à une race plus ancienne que celle du prince, donc plus noble. Quand on demandait un salon, on se croyait d’abord seul. Mais bientôt dans l’office on apercevait un sculptural maître d’hôtel, de ce genre étrusque roux dont Aimé était le type, un peu vieilli par les excès de champagne et voyant venir l’heure nécessaire de l’eau de Contrexéville. Tous les clients ne leur demandaient pas que de les servir. Les commis, qui étaient jeunes, scrupuleux, pressés, attendus par une maîtresse en ville, se dérobaient. Aussi Aimé leur reprochait-il de n’être pas sérieux. Il en avait le droit. Sérieux, lui l’était. Il avait une femme et des enfants, de l’ambition pour eux. Aussi les avances qu’une étrangère ou un étranger lui faisaient, il ne les repoussait pas, fallût-il rester toute la nuit. Car le travail doit passer avant tout. Il avait tellement le genre qui pouvait plaire à M. de Charlus que je le soupçonnai de mensonge quand il me dit ne pas le connaître. Je me trompais. C’est en toute vérité que le groom avait dit au baron qu’Aimé (qui lui avait passé un savon le lendemain) était couché (ou sorti), et l’autre fois en train de servir. Mais l’imagination suppose au delà de la réalité. Et l’embarras du groom avait probablement excité chez M. de Charlus, quant à la sincérité de ses excuses, des doutes qui avaient blessé chez lui des sentiments qu’Aimé ne soupçonnait pas. On a vu aussi que Saint-Loup avait empêché Aimé d’aller à la voiture où M. de Charlus qui, je ne sais comment, s’était procuré la nouvelle adresse du maître d’hôtel, avait éprouvé une nouvelle déception. Aimé, qui ne l’avait pas remarqué, éprouva un étonnement qu’on peut concevoir quand, le soir même du jour où j’avais déjeuné avec Saint-Loup et sa maîtresse, il reçut une lettre fermée par un cachet aux armes de Guermantes et dont je citerai ici quelques passages comme exemple de folie unilatérale chez un homme intelligent s’adressant à un imbécile sensé. « Monsieur, je n’ai pu réussir, malgré des efforts qui étonneraient bien des gens cherchant inutilement à être reçus et salués par moi, à obtenir que vous écoutiez les quelques explications que vous ne me demandiez pas mais que je croyais de ma dignité et de la vôtre de vous offrir. Je vais donc écrire ici ce qu’il eût été plus aisé de vous dire de vive voix. Je ne vous cacherai pas que, la première fois que je vous ai vu à Balbec, votre figure m’a été franchement antipathique. » Suivaient alors des réflexions sur la ressemblance — remarquée le second jour seulement — avec un ami défunt pour qui M. de Charlus avait eu une grande affection. « J’avais eu alors un moment l’idée que vous pouviez, sans gêner en rien votre profession, venir, en faisant avec moi les parties de cartes avec lesquelles sa gaieté savait dissiper ma tristesse, me donner l’illusion qu’il n’était pas mort. Quelle que soit la nature des suppositions plus ou moins sottes que vous avez probablement faites et plus à la portée d’un serviteur (qui ne mérite même pas ce nom puisque il n’a pas voulu servir) que la compréhension d’un sentiment si élevé, vous avez probablement cru vous donner de l’importance, ignorant qui j’étais et ce que j’étais, en me faisant répondre, quand je vous faisais demander un livre, que vous étiez couché ; or c’est une erreur de croire qu’un mauvais procédé ajoute jamais à la grâce, dont vous êtes d’ailleurs entièrement dépourvu. J’aurais brisé là si par hasard, le lendemain matin, je ne vous avais pu parler. Votre ressemblance avec mon pauvre ami s’accentua tellement, faisant disparaître jusqu’à la forme insupportable de votre menton proéminent, que je compris que c’était le défunt qui à ce moment vous prêtait de son expression si bonne afin de vous permettre de me ressaisir, et de vous empêcher de manquer la chance unique qui s’offrait à vous. En effet, quoique je ne veuille pas, puisque tout cela n’a plus d’objet et que je n’aurai plus l’occasion de vous rencontrer en cette vie, mêler à tout cela de brutales questions d’intérêt, j’aurais été trop heureux d’obéir à la prière du mort (car je crois à la communion des saints et à leur velléité d’intervention dans le destin des vivants), d’agir avec vous comme avec lui, qui avait sa voiture, ses domestiques, et à qui il était bien naturel que je consacrasse la plus grande partie de mes revenus puisque je l’aimais comme un fils. Vous en avez décidé autrement. À ma demande que vous me rapportiez un livre, vous avez fait répondre que vous aviez à sortir. Et ce matin, quand je vous ai fait demander de venir à ma voiture, vous m’avez, si je peux parler ainsi sans sacrilège, renié pour la troisième fois. Vous m’excuserez de ne pas mettre dans cette enveloppe les pourboires élevés que je comptais vous donner à Balbec et auxquels il me serait trop pénible de m’en tenir à l’égard de quelqu’un avec qui j’avais cru un moment tout partager. Tout au plus pourriez-vous m’éviter de faire auprès de vous, dans votre restaurant, une quatrième tentative inutile et jusqu’à laquelle ma patience n’ira pas. (Et ici M. de Charlus donnait son adresse, l’indication des heures où on le trouverait, etc…) Adieu, Monsieur. Comme je crois que, ressemblant tant à l’ami que j’ai perdu, vous ne pouvez être entièrement stupide, sans quoi la physiognomonie serait une science fausse, je suis persuadé qu’un jour, si vous repensez à cet incident, ce ne sera pas sans éprouver quelque regret et quelque remords. Pour ma part, croyez que bien sincèrement je n’en garde aucune amertume. J’aurais mieux aimé que nous nous quittions sur un moins mauvais souvenir que cette troisième démarche inutile. Elle sera vite oubliée. Nous sommes comme ces vaisseaux que vous avez dû apercevoir parfois de Balbec, qui se sont croisés un moment ; il eût pu y avoir avantage pour chacun d’eux à stopper ; mais l’un a jugé différemment ; bientôt ils ne s’apercevront même plus à l’horizon, et la rencontre est effacée ; mais avant cette séparation définitive, chacun salue l’autre, et c’est ce que fait ici, Monsieur, en vous souhaitant bonne chance, le Baron de Charlus. »

Aimé n’avait pas même lu cette lettre jusqu’au bout, n’y comprenant rien et se méfiant d’une mystification. Quand je lui eus expliqué qui était le baron, il parut quelque peu rêveur et éprouva ce regret que M. de Charlus lui avait prédit. Je ne jurerais même pas qu’il n’eût alors écrit pour s’excuser à un homme qui donnait des voitures à ses amis. Mais dans l’intervalle M. de Charlus avait fait la connaissance de Morel. Tout au plus, les relations avec celui-ci étant peut-être platoniques, M. de Charlus recherchait-il parfois, pour un soir, une compagnie comme celle dans laquelle je venais de le rencontrer dans le hall. Mais il ne pouvait plus détourner de Morel le sentiment violent qui, libre quelques années plus tôt, n’avait demandé qu’à se fixer sur Aimé et qui avait dicté la lettre dont j’étais gêné pour M. de Charlus et que m’avait montrée le maître d’hôtel. Elle était, à cause de l’amour antisocial qu’était celui de M. de Charlus, un exemple plus frappant de la force insensible et puissante qu’ont ces courants de la passion et par lesquels l’amoureux, comme un nageur entraîné sans s’en apercevoir, bien vite perd de vue la terre. Sans doute l’amour d’un homme normal peut aussi, quand l’amoureux, par l’intervention successive de ses désirs, de ses regrets, de ses déceptions, de ses projets, construit tout un roman sur une femme qu’il ne connaît pas, permettre de mesurer un assez notable écartement de deux branches de compas. Tout de même un tel écartement était singulièrement élargi par le caractère d’une passion qui n’est pas généralement partagée et par la différence des conditions de M. de Charlus et d’Aimé.

Tous les jours, je sortais avec Albertine. Elle s’était décidée à se remettre à la peinture et avait d’abord choisi, pour travailler, l’église Saint-Jean de la Haise qui n’est plus fréquentée par personne et est connue de très peu, difficile à se faire indiquer, impossible à découvrir sans être guidé, longue à atteindre dans son isolement, à plus d’une demi-heure de la station d’Épreville, les dernières maisons du village de Quetteholme depuis longtemps passées. Pour le nom d’Épreville, je ne trouvai pas d’accord le livre du curé et les renseignements de Brichot. D’après l’un, Épreville était l’ancienne Sprevilla ; l’autre indiquait comme étymologie Aprivilla. La première fois nous prîmes un petit chemin de fer dans la direction opposée à Féterne, c’est-à-dire vers Grattevast. Mais c’était la canicule et ç’avait déjà été terrible de partir tout de suite après le déjeuner. J’eusse mieux aimé ne pas sortir si tôt ; l’air lumineux et brûlant éveillait des idées d’indolence et de rafraîchissement. Il remplissait nos chambres, à ma mère et à moi, selon leur exposition, à des températures inégales, comme des chambres de balnéation. Le cabinet de toilette de maman, festonné par le soleil, d’une blancheur éclatante et mauresque, avait l’air plongé au fond d’un puits, à cause des quatre murs en plâtras sur lesquels il donnait, tandis que tout en haut, dans le carré laissé vide, le ciel, dont on voyait glisser, les uns par-dessus les autres, les flots moelleux et superposés, semblait (à cause du désir qu’on avait), situé sur une terrasse ou, vu à l’envers dans quelque glace accrochée à la fenêtre, une piscine pleine d’une eau bleue, réservée aux ablutions. Malgré cette brûlante température, nous avions été prendre le train d’une heure. Mais Albertine avait eu très chaud dans le wagon, plus encore dans le long trajet à pied, et j’avais peur qu’elle ne prît froid en restant ensuite immobile dans ce creux humide que le soleil n’atteint pas. D’autre part, et dès nos premières visites à Elstir, m’étant rendu compte qu’elle eût apprécié non seulement le luxe, mais même un certain confort dont son manque d’argent la privait, je m’étais entendu avec un loueur de Balbec afin que tous les jours une voiture vînt nous chercher. Pour avoir moins chaud nous prenions par la forêt de Chantepie. L’invisibilité des innombrables oiseaux, quelques-uns à demi marins, qui s’y répondaient à côté de nous dans les arbres donnait la même impression de repos qu’on a les yeux fermés. À côté d’Albertine, enchaîné par ses bras au fond de la voiture, j’écoutais ces Océanides. Et quand par hasard j’apercevais l’un de ces musiciens qui passaient d’une feuille sous une autre, il y avait si peu de lien apparent entre lui et ses chants que je ne croyais pas voir la cause de ceux-ci dans le petit corps sautillant, humble, étonné et sans regard. La voiture ne pouvait pas nous conduire jusqu’à l’église. Je la faisais arrêter au sortir de Quetteholme et je disais au revoir à Albertine. Car elle m’avait effrayé en me disant de cette église comme d’autres monuments, de certains tableaux : « Quel plaisir ce serait de voir cela avec vous ! » Ce plaisir-là, je ne me sentais pas capable de le donner. Je n’en ressentais devant les belles choses que si j’étais seul, ou feignais de l’être et me taisais. Mais puisqu’elle avait cru pouvoir éprouver, grâce à moi, des sensations d’art qui ne se communiquent pas ainsi, je trouvais plus prudent de lui dire que je la quittais, viendrais la rechercher à la fin de la journée, mais que d’ici là il fallait que je retournasse avec la voiture faire une visite à Mme Verdurin ou aux Cambremer, ou même passer une heure avec maman à Balbec, mais jamais plus loin. Du moins, les premiers temps. Car Albertine m’ayant une fois dit par caprice : « C’est ennuyeux que la nature ait si mal fait les choses et qu’elle ait mis Saint-Jean de la Haise d’un côté, la Raspelière d’un autre, qu’on soit pour toute la journée emprisonnée dans l’endroit qu’on a choisi » ; dès que j’eus reçu la toque et le voile, je commandai, pour mon malheur, une automobile à Saint-Fargeau (Sanctus Ferreolus selon le livre du curé). Albertine, laissée par moi dans l’ignorance, et qui était venue me chercher, fut surprise en entendant devant l’hôtel le ronflement du moteur, ravie quand elle sut que cette auto était pour nous. Je la fis monter un instant dans ma chambre. Elle sautait de joie. « Nous allons faire une visite aux Verdurin ? — Oui, mais il vaut mieux que vous n’y alliez pas dans cette tenue puisque vous allez avoir votre auto. Tenez, vous serez mieux ainsi. » Et je sortis la toque et le voile, que j’avais cachés. « C’est à moi ? Oh ! ce que vous êtes gentil », s’écria-t-elle en me sautant au cou. Aimé, nous rencontrant dans l’escalier, fier de l’élégance d’Albertine et de notre moyen de transport, car ces voitures étaient assez rares à Balbec, se donna le plaisir de descendre derrière nous. Albertine, désirant être vue un peu dans sa nouvelle toilette, me demanda de faire relever la capote, qu’on baisserait ensuite pour que nous soyons plus librement ensemble. « Allons, dit Aimé au mécanicien, qu’il ne connaissait d’ailleurs pas et qui n’avait pas bougé, tu n’entends pas qu’on te dit de relever ta capote ? » Car Aimé, dessalé par la vie d’hôtel, où il avait conquis, du reste, un rang éminent, n’était pas aussi timide que le cocher de fiacre pour qui Françoise était une « dame » ; malgré le manque de présentation préalable, les plébéiens qu’il n’avait jamais vus il les tutoyait, sans qu’on sût trop si c’était de sa part dédain aristocratique ou fraternité populaire. « Je ne suis pas libre, répondit le chauffeur qui ne me connaissait pas. Je suis commandé pour Mlle Simonet. Je ne peux pas conduire Monsieur. » Aimé s’esclaffa : « Mais voyons, grand gourdiflot, répondit-il au mécanicien, qu’il convainquit aussitôt, c’est justement Mlle Simonet, et Monsieur, qui te commande de lever ta capote, est justement ton patron. » Et comme Aimé, quoique n’ayant pas personnellement de sympathie pour Albertine, était à cause de moi fier de la toilette qu’elle portait, il glissa au chauffeur : « T’en conduirais bien tous les jours, hein ! si tu pouvais, des princesses comme ça ! » Cette première fois, ce ne fut pas moi seul qui pus aller à la Raspelière, comme je fis d’autres jours pendant qu’Albertine peignait ; elle voulut y venir avec moi. Elle pensait bien que nous pourrions nous arrêter çà et là sur la route, mais croyait impossible de commencer par aller à Saint-Jean de la Haise, c’est-à-dire dans une autre direction, et de faire une promenade qui semblait vouée à un jour différent. Elle apprit au contraire du mécanicien que rien n’était plus facile que d’aller à Saint-Jean où il serait en vingt minutes, et que nous y pourrions rester, si nous le voulions, plusieurs heures, ou pousser beaucoup plus loin, car de Quetteholme à la Raspelière il ne mettrait pas plus de trente-cinq minutes. Nous le comprîmes dès que la voiture, s’élançant, franchit d’un seul bond vingt pas d’un excellent cheval. Les distances ne sont que le rapport de l’espace au temps et varient avec lui. Nous exprimons la difficulté que nous avons à nous rendre à un endroit, dans un système de lieues, de kilomètres, qui devient faux dès que cette difficulté diminue. L’art en est aussi modifié, puisqu’un village, qui semblait dans un autre monde que tel autre, devient son voisin dans un paysage dont les dimensions sont changées. En tout cas, apprendre qu’il existe peut-être un univers où 2 et 2 font 5 et où la ligne droite n’est pas le chemin le plus court d’un point à un autre, eût beaucoup moins étonné Albertine que d’entendre le mécanicien lui dire qu’il était facile d’aller dans une même après-midi à Saint-Jean et à la Raspelière. Douville et Quetteholme, Saint-Mars-le-Vieux et Saint-Mars-le-Vêtu, Gourville et Balbec-le-Vieux, Tourville et Féterne, prisonniers aussi hermétiquement enfermés jusque-là dans la cellule de jours distincts que jadis Méséglise et Guermantes, et sur lesquels les mêmes yeux ne pouvaient se poser dans un seul après-midi, délivrés maintenant par le géant aux bottes de sept lieues, vinrent assembler autour de l’heure de notre goûter leurs clochers et leurs tours, leurs vieux jardins que le bois avoisinant s’empressait de découvrir.

Arrivée au bas de la route de la Corniche, l’auto monta d’un seul trait, avec un bruit continu comme un couteau qu’on repasse, tandis que la mer, abaissée, s’élargissait au-dessous de nous. Les maisons anciennes et rustiques de Montsurvent accoururent en tenant serrés contre elles leur vigne ou leur rosier ; les sapins de la Raspelière, plus agités que quand s’élevait le vent du soir, coururent dans tous les sens pour nous éviter, et un domestique nouveau que je n’avais encore jamais vu vint nous ouvrir au perron, pendant que le fils du jardinier, trahissant des dispositions précoces, dévorait des yeux la place du moteur. Comme ce n’était pas un lundi, nous ne savions pas si nous trouverions Mme Verdurin, car sauf ce jour-là, où elle recevait, il était imprudent d’aller la voir à l’improviste. Sans doute elle restait chez elle « en principe », mais cette expression, que Mme Swann employait au temps où elle cherchait elle aussi à se faire son petit clan et à attirer les clients en ne bougeant pas, dût-elle souvent ne pas faire ses frais, et qu’elle traduisait avec contresens en « par principe », signifiait seulement « en règle générale », c’est-à-dire avec de nombreuses exceptions. Car non seulement Mme Verdurin aimait à sortir, mais elle poussait fort loin les devoirs de l’hôtesse, et quand elle avait eu du monde à déjeuner, aussitôt après le café, les liqueurs et les cigarettes (malgré le premier engourdissement de la chaleur et de la digestion où on eût mieux aimé, à travers les feuillages de la terrasse, regarder le paquebot de Jersey passer sur la mer d’émail), le programme comprenait une suite de promenades au cours desquelles les convives, installés de force en voiture, étaient emmenés malgré eux vers l’un ou l’autre des points de vue qui foisonnent autour de Douville. Cette deuxième partie de la fête n’était pas, du reste (l’effort de se lever et de monter en voiture accompli), celle qui plaisait le moins aux invités, déjà préparés par les mets succulents, les vins fins ou le cidre mousseux, à se laisser facilement griser par la pureté de la brise et la magnificence des sites. Mme Verdurin faisait visiter ceux-ci aux étrangers un peu comme des annexes (plus ou moins lointaines) de sa propriété, et qu’on ne pouvait pas ne pas aller voir du moment qu’on venait déjeuner chez elle et, réciproquement, qu’on n’aurait pas connus si on n’avait pas été reçu chez la Patronne. Cette prétention de s’arroger un droit unique sur les promenades comme sur le jeu de Morel et jadis de Dechambre, et de contraindre les paysages à faire partie du petit clan, n’était pas, du reste, aussi absurde qu’elle semble au premier abord. Mme Verdurin se moquait non seulement de l’absence de goût que, selon elle, les Cambremer montraient dans l’ameublement de la Raspelière et l’arrangement du jardin, mais encore de leur manque d’initiative dans les promenades qu’ils faisaient, ou faisaient faire, aux environs. De même que, selon elle, la Raspelière ne commençait à devenir ce qu’elle aurait dû être que depuis qu’elle était l’asile du petit clan, de même elle affirmait que les Cambremer, refaisant perpétuellement dans leur calèche, le long du chemin de fer, au bord de la mer, la seule vilaine route qu’il y eût dans les environs, habitaient le pays de tout temps mais ne le connaissaient pas. Il y avait du vrai dans cette assertion. Par routine, défaut d’imagination, incuriosité d’une région qui semble rebattue parce qu’elle est si voisine, les Cambremer ne sortaient de chez eux que pour aller toujours aux mêmes endroits et par les mêmes chemins. Certes ils riaient beaucoup de la prétention des Verdurin de leur apprendre leur propre pays. Mais, mis au pied du mur, eux, et même leur cocher, eussent été incapables de nous conduire aux splendides endroits, un peu secrets, où nous menait M. Verdurin, levant ici la barrière d’une propriété privée, mais abandonnée, où d’autres n’eussent pas cru pouvoir s’aventurer ; là descendant de voiture pour suivre un chemin qui n’était pas carrossable, mais tout cela avec la récompense certaine d’un paysage merveilleux. Disons, du reste, que le jardin de la Raspelière était en quelque sorte un abrégé de toutes les promenades qu’on pouvait faire à bien des kilomètres alentour. D’abord à cause de sa position dominante, regardant d’un côté la vallée, de l’autre la mer, et puis parce que, même d’un seul côté, celui de la mer par exemple, des percées avaient été faites au milieu des arbres de telle façon que d’ici on embrassait tel horizon, de là tel autre. Il y avait à chacun de ces points de vue un banc ; on venait s’asseoir tour à tour sur celui d’où on découvrait Balbec, ou Parville, ou Douville. Même, dans une seule direction, avait été placé un banc plus ou moins à pic sur la falaise, plus ou moins en retrait. De ces derniers, on avait un premier plan de verdure et un horizon qui semblait déjà le plus vaste possible, mais qui s’agrandissait infiniment si, continuant par un petit sentier, on allait jusqu’à un banc suivant d’où l’on embrassait tout le cirque de la mer. Là on percevait exactement le bruit des vagues, qui ne parvenait pas au contraire dans les parties plus enfoncées du jardin, là où le flot se laissait voir encore, mais non plus entendre. Ces lieux de repos portaient, à la Raspelière, pour les maîtres de maison, le nom de « vues ». Et en effet ils réunissaient autour du château les plus belles « vues » des pays avoisinants, des plages ou des forêts, aperçus fort diminués par l’éloignement, comme Hadrien avait assemblé dans sa villa des réductions des monuments les plus célèbres des diverses contrées. Le nom qui suivait le mot « vue » n’était pas forcément celui d’un lieu de la côte, mais souvent de la rive opposée de la baie et qu’on découvrait, gardant un certain relief malgré l’étendue du panorama. De même qu’on prenait un ouvrage dans la bibliothèque de M. Verdurin pour aller lire une heure à la « vue de Balbec », de même, si le temps était clair, on allait prendre des liqueurs à la « vue de Rivebelle », à condition pourtant qu’il ne fît pas trop de vent, car, malgré les arbres plantés de chaque côté, là l’air était vif. Pour en revenir aux promenades en voiture que Mme Verdurin organisait pour l’après-midi, la Patronne, si au retour elle trouvait les cartes de quelque mondain « de passage sur la côte », feignait d’être ravie mais était désolée d’avoir manqué sa visite, et (bien qu’on ne vînt encore que pour voir « la maison » ou connaître pour un jour une femme dont le salon artistique était célèbre, mais infréquentable à Paris) le faisait vite inviter par M. Verdurin à venir dîner au prochain mercredi. Comme souvent le touriste était obligé de repartir avant, ou craignait les retours tardifs, Mme Verdurin avait convenu que, le samedi, on la trouverait toujours à l’heure du goûter. Ces goûters n’étaient pas extrêmement nombreux et j’en avais connu à Paris de plus brillants chez la princesse de Guermantes, chez Mme de Galliffet ou Mme d’Arpajon. Mais justement, ici ce n’était plus Paris et le charme du cadre ne réagissait pas pour moi que sur l’agrément de la réunion, mais sur la qualité des visiteurs. La rencontre de tel mondain, laquelle à Paris ne me faisait aucun plaisir, mais qui à la Raspelière, où il était venu de loin par Féterne ou la forêt de Chantepie, changeait de caractère, d’importance, devenait un agréable incident. Quelquefois c’était quelqu’un que je connaissais parfaitement bien et que je n’eusse pas fait un pas pour retrouver chez les Swann. Mais son nom sonnait autrement sur cette falaise, comme celui d’un acteur qu’on entend souvent dans un théâtre, imprimé sur l’affiche, en une autre couleur, d’une représentation extraordinaire et de gala, où sa notoriété se multiplie tout à coup de l’imprévu du contexte. Comme à la campagne on ne se gêne pas, le mondain prenait souvent sur lui d’amener les amis chez qui il habitait, faisant valoir tout bas comme excuse à Mme Verdurin qu’il ne pouvait les lâcher, demeurant chez eux ; à ces hôtes, en revanche, il feignait d’offrir comme une sorte de politesse de leur faire connaître ce divertissement, dans une vie de plage monotone, d’aller dans un centre spirituel, de visiter une magnifique demeure et de faire un excellent goûter. Cela composait tout de suite une réunion de plusieurs personnes de demi-valeur ; et si un petit bout de jardin avec quelques arbres, qui paraîtrait mesquin à la campagne, prend un charme extraordinaire avenue Gabriel, ou bien rue de Monceau, où des multimillionnaires seuls peuvent se l’offrir, inversement des seigneurs qui sont de second plan dans une soirée parisienne prenaient toute leur valeur, le lundi après-midi, à la Raspelière. À peine assis autour de la table couverte d’une nappe brodée de rouge et sous les trumeaux en camaïeu, on leur servait des galettes, des feuilletés normands, des tartes en bateaux, remplies de cerises comme des perles de corail, des « diplomates », et aussitôt ces invités subissaient, de l’approche de la profonde coupe d’azur sur laquelle s’ouvraient les fenêtres et qu’on ne pouvait pas ne pas voir en même temps qu’eux, une altération, une transmutation profonde qui les changeait en quelque chose de plus précieux. Bien plus, même avant de les avoir vus, quand on venait le lundi chez Mme Verdurin, les gens qui, à Paris, n’avaient plus que des regards fatigués par l’habitude pour les élégants attelages qui stationnaient devant un hôtel somptueux, sentaient leur cœur battre à la vue des deux ou trois mauvaises tapissières arrêtées devant la Raspelière, sous les grands sapins. Sans doute c’était que le cadre agreste était différent et que les impressions mondaines, grâce à cette transposition, redevenaient fraîches. C’était aussi parce que la mauvaise voiture prise pour aller voir Mme Verdurin évoquait une belle promenade et un coûteux « forfait » conclu avec un cocher qui avait demandé « tant » pour la journée. Mais la curiosité légèrement émue à l’égard des arrivants, encore impossibles à distinguer, tenait aussi de ce que chacun se demandait : « Qui est-ce que cela va être ? » question à laquelle il était difficile de répondre, ne sachant pas qui avait pu venir passer huit jours chez les Cambremer ou ailleurs, et qu’on aime toujours à se poser dans les vies agrestes, solitaires, où la rencontre d’un être humain qu’on n’a pas vu depuis longtemps, ou la présentation à quelqu’un qu’on ne connaît pas, cesse d’être cette chose fastidieuse qu’elle est dans la vie de Paris, et interrompt délicieusement l’espace vide des vies trop isolées, où l’heure même du courrier devient agréable. Et le jour où nous vînmes en automobile à la Raspelière, comme ce n’était pas lundi, M. et Mme Verdurin devaient être en proie à ce besoin de voir du monde qui trouble les hommes et les femmes et donne envie de se jeter par la fenêtre au malade qu’on a enfermé loin des siens, pour une cure d’isolement. Car le nouveau domestique aux pieds plus rapides, et déjà familiarisé avec ces expressions, nous ayant répondu que « si Madame n’était pas sortie elle devait être à la « vue de Douville », « qu’il allait aller voir », il revint aussitôt nous dire que celle-ci allait nous recevoir. Nous la trouvâmes un peu décoiffée, car elle arrivait du jardin, de la basse-cour et du potager, où elle était allée donner à manger à ses paons et à ses poules, chercher des œufs, cueillir des fruits et des fleurs pour « faire son chemin de table », chemin qui rappelait en petit celui du parc ; mais, sur la table, il donnait cette distinction de ne pas lui faire supporter que des choses utiles et bonnes à manger ; car, autour de ces autres présents du jardin qu’étaient les poires, les œufs battus à la neige, montaient de hautes tiges de vipérines, d’œillets, de roses et de coreopsis entre lesquels on voyait, comme entre des pieux indicateurs et fleuris, se déplacer, par le vitrage de la fenêtre, les bateaux du large. À l’étonnement que M. et Mme Verdurin, s’interrompant de disposer les fleurs pour recevoir les visiteurs annoncés, montrèrent, en voyant que ces visiteurs n’étaient autres qu’Albertine et moi, je vis bien que le nouveau domestique, plein de zèle, mais à qui mon nom n’était pas encore familier, l’avait mal répété et que Mme Verdurin, entendant le nom d’hôtes inconnus, avait tout de même dit de faire entrer, ayant besoin de voir n’importe qui. Et le nouveau domestique contemplait ce spectacle, de la porte, afin de comprendre le rôle que nous jouions dans la maison. Puis il s’éloigna en courant, à grandes enjambées, car il n’était engagé que de la veille. Quand Albertine eut bien montré sa toque et son voile aux Verdurin, elle me jeta un regard pour me rappeler que nous n’avions pas trop de temps devant nous pour ce que nous désirions faire. Mme Verdurin voulait que nous attendissions le goûter, mais nous refusâmes, quand tout d’un coup se dévoila un projet qui eût mis à néant tous les plaisirs que je me promettais de ma promenade avec Albertine : la Patronne, ne pouvant se décider à nous quitter, ou peut-être à laisser échapper une distraction nouvelle, voulait revenir avec nous. Habituée dès longtemps à ce que, de sa part, les offres de ce genre ne fissent pas plaisir, et n’étant probablement pas certaine que celle-ci nous en causerait un, elle dissimula sous un excès d’assurance la timidité qu’elle éprouvait en nous l’adressant, et n’ayant même pas l’air de supposer qu’il pût y avoir doute sur notre réponse, elle ne nous posa pas de question, mais dit à son mari, en parlant d’Albertine et de moi, comme si elle nous faisait une faveur : « Je les ramènerai, moi. » En même temps s’appliqua sur sa bouche un sourire qui ne lui appartenait pas en propre, un sourire que j’avais déjà vu à certaines gens quand ils disaient à Bergotte, d’un air fin : « J’ai acheté votre livre, c’est comme cela », un de ces sourires collectifs, universaux, que, quand ils en ont besoin — comme on se sert du chemin de fer et des voitures de déménagement — empruntent les individus, sauf quelques-uns très raffinés, comme Swann ou comme M. de Charlus, aux lèvres de qui je n’ai jamais vu se poser ce sourire-là. Dès lors ma visite était empoisonnée. Je fis semblant de ne pas avoir compris. Au bout d’un instant il devint évident que M. Verdurin serait de la fête. « Mais ce sera bien long pour M. Verdurin, dis-je. — Mais non, me répondit Mme Verdurin d’un air condescendant et égayé, il dit que ça l’amusera beaucoup de refaire avec cette jeunesse cette route qu’il a tant suivie autrefois ; au besoin il montera à côté du wattman, cela ne l’effraye pas, et nous reviendrons tous les deux bien sagement par le train, comme de bons époux. Regardez, il a l’air enchanté. » Elle semblait parler d’un vieux grand peintre plein de bonhomie qui, plus jeune que les jeunes, met sa joie à barbouiller des images pour faire rire ses petits-enfants. Ce qui ajoutait à ma tristesse est qu’Albertine semblait ne pas la partager et trouver amusant de circuler ainsi par tout le pays avec les Verdurin. Quant à moi, le plaisir que je m’étais promis de prendre avec elle était si impérieux que je ne voulus pas permettre à la Patronne de le gâcher ; j’inventai des mensonges, que les irritantes menaces de Mme Verdurin rendaient excusables, mais qu’Albertine, hélas ! contredisait. « Mais nous avons une visite à faire, dis-je. — Quelle visite ? demanda Albertine. — Je vous expliquerai, c’est indispensable. — Hé bien ! nous vous attendrons », dit Mme Verdurin résignée à tout. À la dernière minute, l’angoisse de me sentir ravir un bonheur si désiré me donna le courage d’être impoli. Je refusai nettement, alléguant à l’oreille de Mme Verdurin, qu’à cause d’un chagrin qu’avait eu Albertine et sur lequel elle désirait me consulter, il fallait absolument que je fusse seul avec elle. La Patronne prit un air courroucé : « C’est bon, nous ne viendrons pas », me dit-elle d’une voix tremblante de colère. Je la sentis si fâchée que, pour avoir l’air de céder un peu : « Mais on aurait peut-être pu… — Non, reprit-elle, plus furieuse encore, quand j’ai dit non, c’est non. » Je me croyais brouillé avec elle, mais elle nous rappela à la porte pour nous recommander de ne pas « lâcher » le lendemain mercredi, et de ne pas venir avec cette affaire-là, qui était dangereuse la nuit, mais par le train, avec tout le petit groupe, et elle fit arrêter l’auto déjà en marche sur la pente du parc parce que le domestique avait oublié de mettre dans la capote le carré de tarte et les sablés qu’elle avait fait envelopper pour nous. Nous repartîmes escortés un moment par les petites maisons accourues avec leurs fleurs. La figure du pays nous semblait toute changée tant, dans l’image topographique que nous nous faisons de chacun d’eux, la notion d’espace est loin d’être celle qui joue le plus grand rôle. Nous avons dit que celle du temps les écarte davantage. Elle n’est pas non plus la seule. Certains lieux que nous voyons toujours isolés nous semblent sans commune mesure avec le reste, presque hors du monde, comme ces gens que nous avons connus dans des périodes à part de notre vie, au régiment, dans notre enfance, et que nous ne relions à rien. La première année de mon séjour à Balbec, il y avait une hauteur où Mme de Villeparisis aimait à nous conduire, parce que de là on ne voyait que l’eau et les bois, et qui s’appelait Beaumont. Comme le chemin qu’elle faisait prendre pour y aller, et qu’elle trouvait le plus joli à cause de ses vieux arbres, montait tout le temps, sa voiture était obligée d’aller au pas et mettait très longtemps. Une fois arrivés en haut, nous descendions, nous nous promenions un peu, remontions en voiture, revenions par le même chemin, sans avoir rencontré aucun village, aucun château. Je savais que Beaumont était quelque chose de très curieux, de très loin, de très haut, je n’avais aucune idée de la direction où cela se trouvait, n’ayant jamais pris le chemin de Beaumont pour aller ailleurs ; on mettait, du reste, beaucoup de temps en voiture pour y arriver. Cela faisait évidemment partie du même département (ou de la même province) que Balbec, mais était situé pour moi dans un autre plan, jouissait d’un privilège spécial d’exterritorialité. Mais l’automobile, qui ne respecte aucun mystère, après avoir dépassé Incarville, dont j’avais encore les maisons dans les yeux, comme nous descendions la côte de traverse qui aboutit à Parville (Paterni villa), apercevant la mer d’un terre-plein où nous étions, je demandai comment s’appelait cet endroit, et avant même que le chauffeur m’eût répondu, je reconnus Beaumont, à côté duquel je passais ainsi sans le savoir chaque fois que je prenais le petit chemin de fer, car il était à deux minutes de Parville. Comme un officier de mon régiment qui m’eût semblé un être spécial, trop bienveillant et simple pour être de grande famille, trop lointain déjà et mystérieux pour être simplement d’une grande famille, et dont j’aurais appris qu’il était beau-frère, cousin de telles ou telles personnes avec qui je dînais en ville, ainsi Beaumont, relié tout d’un coup à des endroits dont je le croyais si distinct, perdit son mystère et prit sa place dans la région, me faisant penser avec terreur que Madame Bovary et la Sanseverina m’eussent peut-être semblé des êtres pareils aux autres si je les eusse rencontrées ailleurs que dans l’atmosphère close d’un roman. Il peut sembler que mon amour pour les féeriques voyages en chemin de fer aurait dû m’empêcher de partager l’émerveillement d’Albertine devant l’automobile qui mène, même un malade, là où il veut, et empêche — comme je l’avais fait jusqu’ici — de considérer l’emplacement comme la marque individuelle, l’essence sans succédané des beautés inamovibles. Et sans doute, cet emplacement, l’automobile n’en faisait pas, comme jadis le chemin de fer, quand j’étais venu de Paris à Balbec, un but soustrait aux contingences de la vie ordinaire, presque idéal au départ et qui, le restant à l’arrivée, à l’arrivée dans cette grande demeure où n’habite personne et qui porte seulement le nom de la ville, la gare, a l’air d’en promettre enfin l’accessibilité, comme elle en serait la matérialisation. Non, l’automobile ne nous menait pas ainsi féeriquement dans une ville que nous voyions d’abord dans l’ensemble que résume son nom, et avec les illusions du spectateur dans la salle. Elle nous faisait entrer dans la coulisse des rues, s’arrêtait à demander un renseignement à un habitant. Mais, comme compensation d’une progression si familière, on a les tâtonnements mêmes du chauffeur incertain de sa route et revenant sur ses pas, les chassés-croisés de la perspective faisant jouer un château aux quatre coins avec une colline, une église et la mer, pendant qu’on se rapproche de lui, bien qu’il se blottisse vainement sous sa feuillée séculaire ; ces cercles, de plus en plus rapprochés, que décrit l’automobile autour d’une ville fascinée qui fuit dans tous les sens pour échapper, et sur laquelle finalement elle fonce tout droit, à pic, au fond de la vallée où elle reste gisante à terre ; de sorte que cet emplacement, point unique, que l’automobile semble avoir dépouillé du mystère des trains express, elle donne par contre l’impression de le découvrir, de le déterminer nous-même comme avec un compas, de nous aider à sentir d’une main plus amoureusement exploratrice, avec une plus fine précision, la véritable géométrie, la belle mesure de la terre.

Ce que malheureusement j’ignorais à ce moment-là et que je n’appris que plus de deux ans après, c’est qu’un des clients du chauffeur était M. de Charlus, et que Morel, chargé de le payer et gardant une partie de l’argent pour lui (en faisant tripler et quintupler par le chauffeur le nombre des kilomètres), s’était beaucoup lié avec lui (tout en ayant l’air de ne pas le connaître devant le monde) et usait de sa voiture pour des courses lointaines. Si j’avais su cela alors, et que la confiance qu’eurent bientôt les Verdurin en ce chauffeur venait de là, à leur insu peut-être, bien des chagrins de ma vie à Paris, l’année suivante, bien des malheurs relatifs à Albertine, eussent été évités ; mais je ne m’en doutais nullement. En elles-mêmes, les promenades de M. de Charlus en auto avec Morel n’étaient pas d’un intérêt direct pour moi. Elles se bornaient, d’ailleurs, plus souvent à un déjeuner ou à un dîner dans un restaurant de la côte, où M. de Charlus passait pour un vieux domestique ruiné et Morel, qui avait mission de payer les notes, pour un gentilhomme trop bon. Je raconte un de ces repas, qui peut donner une idée des autres. C’était dans un restaurant de forme oblongue, à Saint-Mars-le-Vêtu. « Est-ce qu’on ne pourrait pas enlever ceci ? » demanda M. de Charlus à Morel comme à un intermédiaire et pour ne pas s’adresser directement aux garçons. Il désignait par « ceci » trois roses fanées dont un maître d’hôtel bien intentionné avait cru devoir décorer la table. « Si…, dit Morel embarrassé. Vous n’aimez pas les roses ? — Je prouverais au contraire, par la requête en question, que je les aime, puisqu’il n’y a pas de roses ici (Morel parut surpris), mais en réalité je ne les aime pas beaucoup. Je suis assez sensible aux noms ; et dès qu’une rose est un peu belle, on apprend qu’elle s’appelle la Baronne de Rothschild ou la Maréchale Niel, ce qui jette un froid. Aimez-vous les noms ? Avez-vous trouvé de jolis titres pour vos petits morceaux de concert ? — Il y en a un qui s’appelle Poème triste. — C’est affreux, répondit M. de Charlus d’une voix aiguë et claquante comme un soufflet. Mais j’avais demandé du Champagne ? dit-il au maître d’hôtel qui avait cru en apporter en mettant près des deux clients deux coupes remplies de vin mousseux. — Mais, Monsieur… — Ôtez cette horreur qui n’a aucun rapport avec le plus mauvais Champagne. C’est le vomitif appelé cup où on fait généralement traîner trois fraises pourries dans un mélange de vinaigre et d’eau de Seltz… Oui, continua-t-il en se retournant vers Morel, vous semblez ignorer ce que c’est qu’un titre. Et même, dans l’interprétation de ce que vous jouez le mieux, vous semblez ne pas apercevoir le côté médiumnimique de la chose. — Vous dites ? » demanda Morel qui, n’ayant absolument rien compris à ce qu’avait dit le baron, craignait d’être privé d’une information utile, comme, par exemple, une invitation à déjeuner. M. de Charlus, ayant négligé de considérer « Vous dites ? » comme une question, Morel, n’ayant en conséquence pas reçu de réponse, crut devoir changer la conversation et lui donner un tour sensuel : « Tenez, la petite blonde qui vend ces fleurs que vous n’aimez pas ; encore une qui a sûrement une petite amie. Et la vieille qui dîne à la table du fond aussi. — Mais comment sais-tu tout cela ? demanda M. de Charlus émerveillé de la prescience de Morel. — Oh ! en une seconde je les devine. Si nous nous promenions tous les deux dans une foule, vous verriez que je ne me trompe pas deux fois. » Et qui eût regardé en ce moment Morel, avec son air de fille au milieu de sa mâle beauté, eût compris l’obscure divination qui ne le désignait pas moins à certaines femmes que elles à lui. Il avait envie de supplanter Jupien, vaguement désireux d’ajouter à son « fixe » les revenus que, croyait-il, le giletier tirait du baron. « Et pour les gigolos, je m’y connais mieux encore, je vous éviterais toutes les erreurs. Ce sera bientôt la foire de Balbec, nous trouverions bien des choses. Et à Paris alors, vous verriez que vous vous amuseriez. » Mais une prudence héréditaire du domestique lui fit donner un autre tour à la phrase que déjà il commençait. De sorte que M. de Charlus crut qu’il s’agissait toujours de jeunes filles. « Voyez-vous, dit Morel, désireux d’exalter d’une façon qu’il jugeait moins compromettante pour lui-même (bien qu’elle fût en réalité plus immorale) les sens du baron, mon rêve, ce serait de trouver une jeune fille bien pure, de m’en faire aimer et de lui prendre sa virginité. » M. de Charlus ne put se retenir de pincer tendrement l’oreille de Morel, mais ajouta naïvement : « À quoi cela te servirait-il ? Si tu prenais son pucelage, tu serais bien obligé de l’épouser. — L’épouser ? s’écria Morel, qui sentait le baron grisé ou bien qui ne songeait pas à l’homme, en somme plus scrupuleux qu’il ne croyait, avec lequel il parlait ; l’épouser ? Des nèfles ! Je le promettrais, mais, dès la petite opération menée à bien, je la plaquerais le soir même. » M. de Charlus avait l’habitude, quand une fiction pouvait lui causer un plaisir sensuel momentané, d’y donner son adhésion, quitte à la retirer tout entière quelques instants après, quand le plaisir serait épuisé. « Vraiment, tu ferais cela ? dit-il à Morel en riant et en le serrant de plus près. — Et comment ! dit Morel, voyant qu’il ne déplaisait pas au baron en continuant à lui expliquer sincèrement ce qui était en effet un de ses désirs. — C’est dangereux, dit M. de Charlus. — Je ferais mes malles d’avance et je ficherais le camp sans laisser d’adresse. — Et moi ? demanda M. de Charlus. — Je vous emmènerais avec moi, bien entendu, s’empressa de dire Morel qui n’avait pas songé à ce que deviendrait le baron, lequel était le cadet de ses soucis. Tenez, il y a une petite qui me plairait beaucoup pour ça, c’est une petite couturière qui a sa boutique dans l’hôtel de M. le duc. — La fille de Jupien, s’écria le baron pendant que le sommelier entrait. Oh ! jamais, ajouta-t-il, soit que la présence d’un tiers l’eût refroidi, soit que, même dans ces espèces de messes noires où il se complaisait à souiller les choses les plus saintes, il ne pût se résoudre à faire entrer des personnes pour qui il avait de l’amitié. Jupien est un brave homme, la petite est charmante, il serait affreux de leur causer du chagrin. » Morel sentit qu’il était allé trop loin et se tut, mais son regard continuait, dans le vide, à se fixer sur la jeune fille devant laquelle il avait voulu un jour que je l’appelasse « cher grand artiste » et à qui il avait commandé un gilet. Très travailleuse, la petite n’avait pas pris de vacances, mais j’ai su depuis que, tandis que Morel le violoniste était dans les environs de Balbec, elle ne cessait de penser à son beau visage, ennobli de ce qu’ayant vu Morel avec moi, elle l’avait pris pour un « monsieur ».

« Je n’ai jamais entendu jouer Chopin, dit le baron, et pourtant j’aurais pu, je prenais des leçons avec Stamati, mais il me défendit d’aller entendre, chez ma tante Chimay, le Maître des Nocturnes. — Quelle bêtise il a faite là, s’écria Morel. — Au contraire, répliqua vivement, d’une voix aiguë, M. de Charlus. Il prouvait son intelligence. Il avait compris que j’étais une « nature » et que je subirais l’influence de Chopin. Ça ne fait rien puisque j’ai abandonné tout jeune la musique, comme tout, du reste. Et puis on se figure un peu, ajouta-t-il d’une voix nasillarde, ralentie et traînante, il y a toujours des gens qui ont entendu, qui vous donnent une idée. Mais enfin Chopin n’était qu’un prétexte pour revenir au côté médiumnimique, que vous négligez. »

On remarquera qu’après une interpolation du langage vulgaire, celui de M. de Charlus était brusquement redevenu aussi précieux et hautain qu’il était d’habitude. C’est que l’idée que Morel « plaquerait » sans remords une jeune fille violée lui avait fait brusquement goûter un plaisir complet. Dès lors ses sens étaient apaisés pour quelque temps et le sadique (lui, vraiment médiumnimique) qui s’était substitué pendant quelques instants à M. de Charlus avait fui et rendu la parole au vrai M. de Charlus, plein de raffinement artistique, de sensibilité, de bonté. « Vous avez joué l’autre jour la transcription au piano du XVe quatuor, ce qui est déjà absurde parce que rien n’est moins pianistique. Elle est faite pour les gens à qui les cordes trop tendues du glorieux Sourd font mal aux oreilles. Or c’est justement ce mysticisme presque aigre qui est divin. En tout cas vous l’avez très mal jouée, en changeant tous les mouvements. Il faut jouer ça comme si vous le composiez : le jeune Morel, affligé d’une surdité momentanée et d’un génie inexistant, reste un instant immobile. Puis, pris du délire sacré, il joue, il compose les premières mesures. Alors, épuisé par un pareil effort d’entrance, il s’affaisse, laissant tomber la jolie mèche pour plaire à Mme Verdurin, et, de plus, il prend ainsi le temps de refaire la prodigieuse quantité de substance grise qu’il a prélevée pour l’objectivation pythique. Alors, ayant retrouvé ses forces, saisi d’une inspiration nouvelle et suréminente, il s’élance vers la sublime phrase intarissable que le virtuose berlinois (nous croyons que M. de Charlus désignait ainsi Mendelssohn) devait infatigablement imiter. C’est de cette façon, seule vraiment transcendante et animatrice, que je vous ferai jouer à Paris. » Quand M. de Charlus lui donnait des avis de ce genre, Morel était beaucoup plus effrayé que de voir le maître d’hôtel remporter ses roses et son « cup » dédaignés, car il se demandait avec anxiété quel effet cela produirait à la « classe ». Mais il ne pouvait s’attarder à ces réflexions, car M. de Charlus lui disait impérieusement : « Demandez au maître d’hôtel s’il a du bon chrétien. — Du bon chrétien ? je ne comprends pas. — Vous voyez bien que nous sommes au fruit, c’est une poire. Soyez sûr que Mme de Cambremer en a chez elle, car la comtesse d’Escarbagnas, qu’elle est, en avait. M. Thibaudier la lui envoie et elle dit : « Voilà du bon chrétien qui est fort beau. » — Non, je ne savais pas. — Je vois, du reste, que vous ne savez rien. Si vous n’avez même pas lu Molière… Hé bien, puisque vous ne devez pas savoir commander, plus que le reste, demandez tout simplement une poire qu’on recueille justement près d’ici, la « Louise-Bonne d’Avranches. » — Là… ? — Attendez, puisque vous êtes si gauche je vais moi-même en demander d’autres, que j’aime mieux : Maître d’hôtel, avez-vous de la Doyenné des Comices ? Charlie, vous devriez lire la page ravissante qu’a écrite sur cette poire la duchesse Émilie de Clermont-Tonnerre. — Non, Monsieur, je n’en ai pas. — Avez-vous du Triomphe de Jodoigne ? — Non, Monsieur. — De la Virginie-Dallet ? de la Passe-Colmar ? Non ? eh bien, puisque vous n’avez rien nous allons partir. La « Duchesse-d’Angoulême » n’est pas encore mûre ; allons, Charlie, partons. » Malheureusement pour M. de Charlus, son manque de bon sens, peut-être la chasteté des rapports qu’il avait probablement avec Morel, le firent s’ingénier, dès cette époque, à combler le violoniste d’étranges bontés que celui-ci ne pouvait comprendre et auxquelles sa nature, folle dans son genre, mais ingrate et mesquine, ne pouvait répondre que par une sécheresse ou une violence toujours croissantes, et qui plongeaient M. de Charlus — jadis si fier, maintenant tout timide — dans des accès de vrai désespoir. On verra comment, dans les plus petites choses, Morel, qui se croyait devenu un M. de Charlus mille fois plus important, avait compris de travers, en les prenant à la lettre, les orgueilleux enseignements du baron quant à l’aristocratie. Disons simplement, pour l’instant, tandis qu’Albertine m’attend à Saint-Jean de la Haise, que s’il y avait une chose que Morel mît au-dessus de la noblesse (et cela était en son principe assez noble, surtout de quelqu’un dont le plaisir était d’aller chercher des petites filles — « ni vu ni connu » — avec le chauffeur), c’était sa réputation artistique et ce qu’on pouvait penser à la classe de violon. Sans doute il était laid que, parce qu’il sentait M. de Charlus tout à lui, il eût l’air de le renier, de se moquer de lui, de la même façon que, dès que j’eus promis le secret sur les fonctions de son père chez mon grand-oncle, il me traita de haut en bas. Mais, d’autre part, son nom d’artiste diplômé, Morel, lui paraissait supérieur à un « nom ». Et quand M. de Charlus, dans ses rêves de tendresse platonique, voulait lui faire prendre un titre de sa famille, Morel s’y refusait énergiquement.

Quand Albertine trouvait plus sage de rester à Saint-Jean de la Haise pour peindre, je prenais l’auto, et ce n’était pas seulement à Gourville et à Féterne, mais à Saint-Mars-le-Vieux et jusqu’à Criquetot que je pouvais aller avant de revenir la chercher. Tout en feignant d’être occupé d’autre chose que d’elle, et d’être obligé de la délaisser pour d’autres plaisirs, je ne pensais qu’à elle. Bien souvent je n’allais pas plus loin que la grande plaine qui domine Gourville, et comme elle ressemble un peu à celle qui commence au-dessus de Combray, dans la direction de Méséglise, même à une assez grande distance d’Albertine j’avais la joie de penser que, si mes regards ne pouvaient pas aller jusqu’à elle, portant plus loin qu’eux, cette puissante et douce brise marine qui passait à côté de moi devait dévaler, sans être arrêtée par rien, jusqu’à Quetteholme, venir agiter les branches des arbres qui ensevelissent Saint-Jean de la Haise sous leur feuillage, en caressant la figure de mon amie, et jeter ainsi un double lien d’elle à moi dans cette retraite indéfiniment agrandie, mais sans risques, comme dans ces jeux où deux enfants se trouvent par moments hors de la portée de la voix et de la vue l’un de l’autre, et où tout en étant éloignés ils restent réunis. Je revenais par ces chemins d’où l’on aperçoit la mer, et où autrefois, avant qu’elle apparût entre les branches, je fermais les yeux pour bien penser que ce que j’allais voir, c’était bien la plaintive aïeule de la terre, poursuivant, comme au temps qu’il n’existait pas encore d’êtres vivants, sa démente et immémoriale agitation. Maintenant, ils n’étaient plus pour moi que le moyen d’aller rejoindre Albertine, quand je les reconnaissais tout pareils, sachant jusqu’où ils allaient filer droit, où ils tourneraient ; je me rappelais que je les avais suivis en pensant à Mlle de Stermaria, et aussi que la même hâte de retrouver Albertine, je l’avais eue à Paris en descendant les rues par où passait Mme de Guermantes ; ils prenaient pour moi la monotonie profonde, la signification morale d’une sorte de ligne que suivait mon caractère. C’était naturel, et ce n’était pourtant pas indifférent ; ils me rappelaient que mon sort était de ne poursuivre que des fantômes, des êtres dont la réalité, pour une bonne part, était dans mon imagination ; il y a des êtres en effet — et ç’avait été, dès la jeunesse, mon cas — pour qui tout ce qui a une valeur fixe, constatable par d’autres, la fortune, le succès, les hautes situations, ne comptent pas ; ce qu’il leur faut, ce sont des fantômes. Ils y sacrifient tout le reste, mettent tout en œuvre, font tout servir à rencontrer tel fantôme. Mais celui-ci ne tarde pas à s’évanouir ; alors on court après tel autre, quitte à revenir ensuite au premier. Ce n’était pas la première fois que je recherchais Albertine, la jeune fille vue la première année devant la mer. D’autres femmes, il est vrai, avaient été intercalées entre Albertine aimée la première fois et celle que je ne quittais guère en ce moment ; d’autres femmes, notamment la duchesse de Guermantes. Mais, dira-t-on, pourquoi se donner tant de soucis au sujet de Gilberte, prendre tant de peine pour Mme de Guermantes, si, devenu l’ami de celle-ci, c’est à seule fin de n’y plus penser, mais seulement à Albertine ? Swann, avant sa mort, aurait pu répondre, lui qui avait été amateur de fantômes. De fantômes poursuivis, oubliés, recherchés à nouveau, quelquefois pour une seule entrevue, et afin de toucher à une vie irréelle laquelle aussitôt s’enfuyait, ces chemins de Balbec étaient pleins. En pensant que leurs arbres, poiriers, pommiers, tamaris, me survivraient, il me semblait recevoir d’eux le conseil de me mettre enfin au travail pendant que n’avait pas encore sonné l’heure du repos éternel.

Je descendais de voiture à Quetteholme, courais dans la raide cavée, passais le ruisseau sur une planche et trouvais Albertine qui peignait devant l’église toute en clochetons, épineuse et rouge, fleurissant comme un rosier. Le tympan seul était uni ; et à la surface riante de la pierre affleuraient des anges qui continuaient, devant notre couple du xxe siècle, à célébrer, cierges en mains, les cérémonies du xiiie. C’était eux dont Albertine cherchait à faire le portrait sur sa toile préparée et, imitant Elstir, elle donnait de grands coups de pinceau, tâchant d’obéir au noble rythme qui faisait, lui avait dit le grand maître, ces anges-là si différents de tous ceux qu’il connaissait. Puis elle reprenait ses affaires. Appuyés l’un sur l’autre nous remontions la cavée, laissant la petite église, aussi tranquille que si elle ne nous avait pas vus, écouter le bruit perpétuel du ruisseau. Bientôt l’auto filait, nous faisait prendre pour le retour un autre chemin qu’à l’aller. Nous passions devant Marcouville l’Orgueilleuse. Sur son église, moitié neuve, moitié restaurée, le soleil déclinant étendait sa patine aussi belle que celle des siècles. À travers elle les grands bas-reliefs semblaient n’être vus que sous une couche fluide, moitié liquide, moitié lumineuse ; la Sainte Vierge, sainte Élisabeth, saint Joachim, nageaient encore dans l’impalpable remous, presque à sec, à fleur d’eau ou à fleur de soleil. Surgissant dans une chaude poussière, les nombreuses statues modernes se dressaient sur des colonnes jusqu’à mi-hauteur des voiles dorés du couchant. Devant l’église un grand cyprès semblait dans une sorte d’enclos consacré. Nous descendions un instant pour le regarder et faisions quelques pas. Tout autant que de ses membres, Albertine avait une conscience directe de sa toque de paille d’Italie et de l’écharpe de soie (qui n’étaient pas pour elle le siège de moindres sensations de bien-être), et recevait d’elles, tout en faisant le tour de l’église, un autre genre d’impulsion, traduite par un contentement inerte mais auquel je trouvais de la grâce ; écharpe et toque qui n’étaient qu’une partie récente, adventice, de mon amie, mais qui m’était déjà chère et dont je suivais des yeux le sillage, le long du cyprès, dans l’air du soir. Elle-même ne pouvait le voir, mais se doutait que ces élégances faisaient bien, car elle me souriait tout en harmonisant le port de sa tête avec la coiffure qui la complétait : « Elle ne me plaît pas, elle est restaurée », me dit-elle en me montrant l’église et se souvenant de ce qu’Elstir lui avait dit sur la précieuse, sur l’inimitable beauté des vieilles pierres. Albertine savait reconnaître tout de suite une restauration. On ne pouvait que s’étonner de la sûreté de goût qu’elle avait déjà en architecture, au lieu du déplorable qu’elle gardait en musique. Pas plus qu’Elstir, je n’aimais cette église, c’est sans me faire plaisir que sa façade ensoleillée était venue se poser devant mes yeux, et je n’étais descendu la regarder que pour être agréable à Albertine. Et pourtant je trouvais que le grand impressionniste était en contradiction avec lui-même ; pourquoi ce fétichisme attaché à la valeur architecturale objective, sans tenir compte de la transfiguration de l’église dans le couchant ? « Non décidément, me dit Albertine, je ne l’aime pas ; j’aime son nom d’Orgueilleuse. Mais ce qu’il faudra penser à demander à Brichot, c’est pourquoi Saint-Mars s’appelle le Vêtu. On ira la prochaine fois, n’est-ce pas ? » me disait-elle en me regardant de ses yeux noirs sur lesquels sa toque était abaissée comme autrefois son petit polo. Son voile flottait. Je remontais en auto avec elle, heureux que nous dussions le lendemain aller ensemble à Saint-Mars, dont, par ces temps ardents où on ne pensait qu’au bain, les deux antiques clochers d’un rose saumon, aux tuiles en losange, légèrement infléchis et comme palpitants, avaient l’air de vieux poissons aigus, imbriqués d’écailles, moussus et roux, qui, sans avoir l’air de bouger, s’élevaient dans une eau transparente et bleue. En quittant Marcouville, pour raccourcir, nous bifurquions à une croisée de chemins où il y a une ferme. Quelquefois Albertine y faisait arrêter et me demandait d’aller seul chercher, pour qu’elle pût le boire dans la voiture, du calvados ou du cidre, qu’on assurait n’être pas mousseux et par lequel nous étions tout arrosés. Nous étions pressés l’un contre l’autre. Les gens de la ferme apercevaient à peine Albertine dans la voiture fermée, je leur rendais les bouteilles ; nous repartions, comme afin de continuer cette vie à nous deux, cette vie d’amants qu’ils pouvaient supposer que nous avions, et dont cet arrêt pour boire n’eût été qu’un moment insignifiant ; supposition qui eût paru d’autant moins invraisemblable si on nous avait vus après qu’Albertine avait bu sa bouteille de cidre ; elle semblait alors, en effet, ne plus pouvoir supporter entre elle et moi un intervalle qui d’habitude ne la gênait pas ; sous sa jupe de toile ses jambes se serraient contre mes jambes, elle approchait de mes joues ses joues qui étaient devenues blêmes, chaudes et rouges aux pommettes, avec quelque chose d’ardent et de fané comme en ont les filles de faubourgs. À ces moments-là, presque aussi vite que de personnalité elle changeait de voix, perdait la sienne pour en prendre une autre, enrouée, hardie, presque crapuleuse. Le soir tombait. Quel plaisir de la sentir contre moi, avec son écharpe et sa toque, me rappelant que c’est ainsi toujours, côte à côte, qu’on rencontre ceux qui s’aiment. J’avais peut-être de l’amour pour Albertine, mais n’osant pas le lui laisser apercevoir, bien que, s’il existait en moi, ce ne pût être que comme une vérité sans valeur jusqu’à ce qu’on ait pu la contrôler par l’expérience ; or il me semblait irréalisable et hors du plan de la vie. Quant à ma jalousie, elle me poussait à quitter le moins possible Albertine, bien que je susse qu’elle ne guérirait tout à fait qu’en me séparant d’elle à jamais. Je pouvais même l’éprouver auprès d’elle, mais alors m’arrangeais pour ne pas laisser se renouveler la circonstance qui l’avait éveillée en moi. C’est ainsi qu’un jour de beau temps nous allâmes déjeuner à Rivebelle. Les grandes portes vitrées de la salle à manger de ce hall en forme de couloir, qui servait pour les thés, étaient ouvertes de plain-pied avec les pelouses dorées par le soleil et desquelles le vaste restaurant lumineux semblait faire partie. Le garçon, à la figure rose, aux cheveux noirs tordus comme une flamme, s’élançait dans toute cette vaste étendue moins vite qu’autrefois, car il n’était plus commis mais chef de rang ; néanmoins, à cause de son activité naturelle, parfois au loin, dans la salle à manger, parfois plus près, mais au dehors, servant des clients qui avaient préféré déjeuner dans le jardin, on l’apercevait tantôt ici, tantôt là, comme des statues successives d’un jeune dieu courant, les unes à l’intérieur, d’ailleurs bien éclairé, d’une demeure qui se prolongeait en gazons verts, tantôt sous les feuillages, dans la clarté de la vie en plein air. Il fut un moment à côté de nous. Albertine répondit distraitement à ce que je lui disais. Elle le regardait avec des yeux agrandis. Pendant quelques minutes je sentis qu’on peut être près de la personne qu’on aime et cependant ne pas l’avoir avec soi. Ils avaient l’air d’être dans un tête-à-tête mystérieux, rendu muet par ma présence, et suite peut-être de rendez-vous anciens que je ne connaissais pas, ou seulement d’un regard qu’il lui avait jeté — et dont j’étais le tiers gênant et de qui on se cache. Même quand, rappelé avec violence par son patron, il se fut éloigné, Albertine, tout en continuant à déjeuner, n’avait plus l’air de considérer le restaurant et les jardins que comme une piste illuminée, où apparaissait çà et là, dans des décors variés, le dieu coureur aux cheveux noirs. Un instant je m’étais demandé si, pour le suivre, elle n’allait pas me laisser seul à ma table. Mais dès les jours suivants je commençai à oublier pour toujours cette impression pénible, car j’avais décidé de ne jamais retourner à Rivebelle, j’avais fait promettre à Albertine, qui m’assura y être venue pour la première fois, qu’elle n’y retournerait jamais. Et je niai que le garçon aux pieds agiles n’eût eu d’yeux que pour elle, afin qu’elle ne crût pas que ma compagnie l’avait privée d’un plaisir. Il m’arriva parfois de retourner à Rivebelle, mais seul, de trop boire, comme j’y avais déjà fait. Tout en vidant une dernière coupe je regardais une rosace peinte sur le mur blanc, je reportais sur elle le plaisir que j’éprouvais. Elle seule au monde existait pour moi ; je la poursuivais, la touchais, et la perdais tour à tour de mon regard fuyant, et j’étais indifférent à l’avenir, me contentant de ma rosace comme un papillon qui tourne autour d’un papillon posé, avec lequel il va finir sa vie dans un acte de volupté suprême. Le moment était peut-être particulièrement bien choisi pour renoncer à une femme à qui aucune souffrance bien récente et bien vive ne m’obligeait à demander ce baume contre un mal, que possèdent celles qui l’ont causé. J’étais calmé par ces promenades mêmes, qui, bien que je ne les considérasse, au moment, que comme une attente d’un lendemain qui lui-même, malgré le désir qu’il m’inspirait, ne devait pas être différent de la veille, avaient le charme d’être arrachées aux lieux où s’était trouvée jusque-là Albertine et où je n’étais pas avec elle, chez sa tante, chez ses amies. Charme non d’une joie positive, mais seulement de l’apaisement d’une inquiétude, et bien fort pourtant. Car à quelques jours de distance, quand je repensais à la ferme devant laquelle nous avions bu du cidre, ou simplement aux quelques pas que nous avions faits devant Saint-Mars-le-Vêtu, me rappelant qu’Albertine marchait à côté de moi sous sa toque, le sentiment de sa présence ajoutait tout d’un coup une telle vertu à l’image indifférente de l’église neuve, qu’au moment où la façade ensoleillée venait se poser ainsi d’elle-même dans mon souvenir, c’était comme une grande compresse calmante qu’on eût appliquée à mon cœur. Je déposais Albertine à Parville, mais pour la retrouver le soir et aller m’étendre à côté d’elle, dans l’obscurité, sur la grève. Sans doute je ne la voyais pas tous les jours, mais pourtant je pouvais me dire : « Si elle racontait l’emploi de son temps, de sa vie, c’est encore moi qui y tiendrais-le plus de place » ; et nous passions ensemble de longues heures de suite qui mettaient dans mes journées un enivrement si doux que même quand, à Parville, elle sautait de l’auto que j’allais lui renvoyer une heure après, je ne me sentais pas plus seul dans la voiture que si, avant de la quitter, elle y eût laissé des fleurs. J’aurais pu me passer de la voir tous les jours ; j’allais la quitter heureux, je sentais que l’effet calmant de ce bonheur pouvait se prolonger plusieurs jours. Mais alors j’entendais Albertine, en me quittant, dire à sa tante ou à une amie : « Alors, demain à 8 heures ½. Il ne faut pas être en retard, ils seront prêts dès 8 heures ¼. » La conversation d’une femme qu’on aime ressemble à un sol qui recouvre une eau souterraine et dangereuse ; on sent à tout moment derrière les mots la présence, le froid pénétrant d’une nappe invisible ; on aperçoit çà et là son suintement perfide, mais elle-même reste cachée. Aussitôt la phrase d’Albertine entendue, mon calme était détruit. Je voulais lui demander de la voir le lendemain matin, afin de l’empêcher d’aller à ce mystérieux rendez-vous de 8 heures ½ dont on n’avait parlé devant moi qu’à mots couverts. Elle m’eût sans doute obéi les premières fois, regrettant pourtant de renoncer à ses projets ; puis elle eût découvert mon besoin permanent de les déranger ; j’eusse été celui pour qui l’on se cache de tout. Et d’ailleurs, il est probable que ces fêtes dont j’étais exclu consistaient en fort peu de chose, et que c’était peut-être par peur que je trouvasse telle invitée vulgaire ou ennuyeuse qu’on ne me conviait pas. Malheureusement cette vie si mêlée à celle d’Albertine n’exerçait pas d’action que sur moi ; elle me donnait du calme ; elle causait à ma mère des inquiétudes dont la confession le détruisit. Comme je rentrais content, décidé à terminer d’un jour à l’autre une existence dont je croyais que la fin dépendait de ma seule volonté, ma mère me dit, entendant que je faisais dire au chauffeur d’aller chercher Albertine : « Comme tu dépenses de l’argent ! (Françoise, dans son langage simple et expressif, disait avec plus de force : « L’argent file. ») Tâche, continua maman, de ne pas devenir comme Charles de Sévigné, dont sa mère disait : « Sa main est un creuset où l’argent se fond. » Et puis je crois que tu es vraiment assez sorti avec Albertine. Je t’assure que c’est exagéré, que même pour elle cela peut sembler ridicule. J’ai été enchantée que cela te distraie, je ne te demande pas de ne plus la voir, mais enfin qu’il ne soit pas impossible de vous rencontrer l’un sans l’autre. » Ma vie avec Albertine, vie dénuée de grands plaisirs — au moins de grands plaisirs perçus — cette vie que je comptais changer d’un jour à l’autre, en choisissant une heure de calme, me redevint tout d’un coup pour un temps nécessaire, quand, par ces paroles de maman, elle se trouva menacée. Je dis à ma mère que ses paroles venaient de retarder de deux mois peut-être la décision qu’elles demandaient et qui sans elles eût été prise avant la fin de la semaine. Maman se mit à rire (pour ne pas m’attrister) de l’effet qu’avaient produit instantanément ses conseils, et me promit de ne pas m’en reparler pour ne pas empêcher que renaquît ma bonne intention. Mais depuis la mort de ma grand’mère, chaque fois que maman se laissait aller à rire, le rire commencé s’arrêtait net et s’achevait sur une expression presque sanglotante de souffrance, soit par le remords d’avoir pu un instant oublier, soit par la recrudescence dont cet oubli si bref avait ravivé encore sa cruelle préoccupation. Mais à celle que lui causait le souvenir de ma grand’mère, installé en ma mère comme une idée fixe, je sentis que cette fois s’en ajoutait une autre, qui avait trait à moi, à ce que ma mère redoutait des suites de mon intimité avec Albertine ; intimité qu’elle n’osa pourtant pas entraver à cause de ce que je venais de lui dire. Mais elle ne parut pas persuadée que je ne me trompais pas. Elle se rappelait pendant combien d’années ma grand’mère et elle ne m’avaient plus parlé de mon travail et d’une règle de vie plus hygiénique que, disais-je, l’agitation où me mettaient leurs exhortations m’empêchait seule de commencer, et que, malgré leur silence obéissant, je n’avais pas poursuivie. Après le dîner l’auto ramenait Albertine ; il faisait encore un peu jour ; l’air était moins chaud, mais, après une brûlante journée, nous rêvions tous deux de fraîcheurs inconnues ; alors à nos yeux enfiévrés la lune toute étroite parut d’abord (telle le soir où j’étais allé chez la princesse de Guermantes et où Albertine m’avait téléphoné) comme la légère et mince pelure, puis comme le frais quartier d’un fruit qu’un invisible couteau commençait à écorcer dans le ciel. Quelquefois aussi, c’était moi qui allais chercher mon amie, un peu plus tard ; alors elle devait m’attendre devant les arcades du marché, à Maineville. Aux premiers moments je ne la distinguais pas ; je m’inquiétais déjà qu’elle ne dût pas venir, qu’elle eût mal compris. Alors je la voyais, dans sa blouse blanche à pois bleus, sauter à côté de moi dans la voiture avec le bond léger plus d’un jeune animal que d’une jeune fille. Et c’est comme une chienne encore qu’elle commençait aussitôt à me caresser sans fin. Quand la nuit était tout à fait venue et que, comme me disait le directeur de l’hôtel, le ciel était tout parcheminé d’étoiles, si nous n’allions pas nous promener en forêt avec une bouteille de Champagne, sans nous inquiéter des promeneurs déambulant encore sur la digue faiblement éclairée, mais qui n’auraient rien distingué à deux pas sur le sable noir, nous nous étendions en contrebas des dunes ; ce même corps dans la souplesse duquel vivait toute la grâce féminine, marine et sportive, des jeunes filles que j’avais vu passer la première fois devant l’horizon du flot, je le tenais serré contre le mien, sous une même couverture, tout au bord de la mer immobile divisée par un rayon tremblant ; et nous l’écoutions sans nous lasser et avec le même plaisir, soit quand elle retenait sa respiration, assez longtemps suspendue pour qu’on crût le reflux arrêté, soit quand elle exhalait enfin à nos pieds le murmure attendu et retardé. Je finissais par ramener Albertine à Parville. Arrivé devant chez elle, il fallait interrompre nos baisers de peur qu’on ne nous vît ; n’ayant pas envie de se coucher, elle revenait avec moi jusqu’à Balbec, d’où je la ramenais une dernière fois à Parville ; les chauffeurs de ces premiers temps de l’automobile étaient des gens qui se couchaient à n’importe quelle heure. Et de fait, je ne rentrais à Balbec qu’avec la première humidité matinale, seul cette fois, mais encore tout entouré de la présence de mon amie, gorgé d’une provision de baisers longue à épuiser. Sur ma table je trouvais un télégramme ou une carte postale. C’était d’Albertine encore ! Elle les avait écrits à Quetteholme pendant que j’étais parti seul en auto et pour me dire qu’elle pensait à moi. Je me mettais au lit en les relisant. Alors j’apercevais au-dessus des rideaux la raie du grand jour et je me disais que nous devions nous aimer tout de même pour avoir passé la nuit à nous embrasser. Quand, le lendemain matin, je voyais Albertine sur la digue, j’avais si peur qu’elle me répondît qu’elle n’était pas libre ce jour-là et ne pouvait acquiescer à ma demande de nous promener ensemble, que, cette demande, je retardais le plus que je pouvais de la lui adresser. J’étais d’autant plus inquiet qu’elle avait l’air froid, préoccupé ; des gens de sa connaissance passaient ; sans doute avait-elle formé pour l’après-midi des projets dont j’étais exclu. Je la regardais, je regardais ce corps charmant, cette tête rose d’Albertine, dressant en face de moi l’énigme de ses intentions, la décision inconnue qui devait faire le bonheur ou le malheur de mon après-midi. C’était tout un état d’âme, tout un avenir d’existence qui avait pris devant moi la forme allégorique et fatale d’une jeune fille. Et quand enfin je me décidais, quand, de l’air le plus indifférent que je pouvais, je demandais : « Est-ce que nous nous promenons ensemble tantôt et ce soir ? » et qu’elle me répondait : « Très volontiers », alors tout le brusque remplacement, dans la figure rose, de ma longue inquiétude par une quiétude délicieuse, me rendait encore plus précieuses ces formes auxquelles je devais perpétuellement le bien-être, l’apaisement qu’on éprouve après qu’un orage a éclaté. Je me répétais : « Comme elle est gentille, quel être adorable ! » dans une exaltation moins féconde que celle due à l’ivresse, à peine plus profonde que celle de l’amitié, mais très supérieure à celle de la vie mondaine. Nous ne décommandions l’automobile que les jours où il y avait un dîner chez les Verdurin et ceux où, Albertine n’étant pas libre de sortir avec moi, j’en avais profité pour prévenir les gens qui désiraient me voir que je resterais à Balbec. Je donnais à Saint-Loup autorisation de venir ces jours-là, mais ces jours-là seulement. Car une fois qu’il était arrivé à l’improviste, j’avais préféré me priver de voir Albertine plutôt que de risquer qu’il la rencontrât, que fût compromis l’état de calme heureux où je me trouvais depuis quelque temps et que fût ma jalousie renouvelée. Et je n’avais été tranquille qu’une fois Saint-Loup reparti. Aussi s’astreignait-il avec regret, mais scrupule, à ne jamais venir à Balbec sans appel de ma part. Jadis, songeant avec envie aux heures que Mme de Guermantes passait avec lui, j’attachais un tel prix à le voir ! Les êtres ne cessent pas de changer de place par rapport à nous. Dans la marche insensible mais éternelle du monde, nous les considérons comme immobiles, dans un instant de vision trop court pour que le mouvement qui les entraîne soit perçu. Mais nous n’avons qu’à choisir dans notre mémoire deux images prises d’eux à des moments différents, assez rapprochés cependant pour qu’ils n’aient pas changé en eux-mêmes, du moins sensiblement, et la différence des deux images mesure le déplacement qu’ils ont opéré par rapport à nous. Il m’inquiéta affreusement en me parlant des Verdurin, j’avais peur qu’il ne me demandât à y être reçu, ce qui eût suffi, à cause de la jalousie que je n’eusse cessé de ressentir, à gâter tout le plaisir que j’y trouvais avec Albertine. Mais heureusement Robert m’avoua, tout au contraire, qu’il désirait par-dessus tout ne pas les connaître. « Non, me dit-il, je trouve ce genre de milieux cléricaux exaspérants. » Je ne compris pas d’abord l’adjectif « clérical » appliqué aux Verdurin, mais la fin de la phrase de Saint-Loup m’éclaira sa pensée, ses concessions à des modes de langage qu’on est souvent étonné de voir adopter par des hommes intelligents. « Ce sont des milieux, me dit-il, où on fait tribu, où on fait congrégation et chapelle. Tu ne me diras pas que ce n’est pas une petite secte ; on est tout miel pour les gens qui en sont, on n’a pas assez de dédain pour les gens qui n’en sont pas. La question n’est pas, comme pour Hamlet, d’être ou de ne pas être, mais d’en être ou de ne pas en être. Tu en es, mon oncle Charlus en est. Que veux-tu ? moi je n’ai jamais aimé ça, ce n’est pas ma faute. »

Bien entendu, la règle que j’avais imposée à Saint-Loup de ne me venir voir que sur un appel de moi, je l’édictai aussi stricte pour n’importe laquelle des personnes avec qui je m’étais peu à peu lié à la Raspelière, à Féterne, à Montsurvent et ailleurs ; et quand j’apercevais de l’hôtel la fumée du train de trois heures qui, dans l’anfractuosité des falaises de Parville, laissait son panache stable, qui restait longtemps accroché au flanc des pentes vertes, je n’avais aucune hésitation sur le visiteur qui allait venir goûter avec moi et m’était encore, à la façon d’un Dieu, dérobé sous ce petit nuage. Je suis obligé d’avouer que ce visiteur, préalablement autorisé par moi à venir, ne fut presque jamais Saniette, et je me le suis bien souvent reproché. Mais la conscience que Saniette avait d’ennuyer (naturellement encore bien plus en venant faire une visite qu’en racontant une histoire) faisait que, bien qu’il fût plus instruit, plus intelligent et meilleur que bien d’autres, il semblait impossible d’éprouver auprès de lui, non seulement aucun plaisir, mais autre chose qu’un spleen presque intolérable et qui vous gâtait votre après-midi. Probablement, si Saniette avait avoué franchement cet ennui qu’il craignait de causer, on n’eût pas redouté ses visites. L’ennui est un des maux les moins graves qu’on ait à supporter, le sien n’existait peut-être que dans l’imagination des autres, ou lui avait été inoculé grâce à une sorte de suggestion par eux, laquelle avait trouvé prise sur son agréable modestie. Mais il tenait tant à ne pas laisser voir qu’il n’était pas recherché, qu’il n’osait pas s’offrir. Certes il avait raison de ne pas faire comme les gens qui sont si contents de donner des coups de chapeau dans un lieu public, que, ne vous ayant pas vu depuis longtemps et vous apercevant dans une loge avec des personnes brillantes qu’ils ne connaissent pas, ils vous jettent un bonjour furtif et retentissant en s’excusant sur le plaisir, sur l’émotion qu’ils ont eus à vous apercevoir, à constater que vous renouez avec les plaisirs, que vous avez bonne mine, etc. Mais Saniette, au contraire, manquait par trop d’audace. Il aurait pu, chez Mme Verdurin ou dans le petit tram, me dire qu’il aurait grand plaisir à venir me voir à Balbec s’il ne craignait pas de me déranger. Une telle proposition ne m’eût pas effrayé. Au contraire il n’offrait rien, mais, avec un visage torturé et un regard aussi indestructible qu’un émail cuit, mais dans la composition duquel entrait, avec un désir pantelant de vous voir — à moins qu’il ne trouvât quelqu’un d’autre de plus amusant — la volonté de ne pas laisser voir ce désir, il me disait d’un air détaché : « Vous ne savez pas ce que vous faites ces jours-ci ? parce que j’irai sans doute près de Balbec. Mais non, cela ne fait rien, je vous le demandais par hasard. » Cet air ne trompait pas, et les signes inverses à l’aide desquels nous exprimons nos sentiments par leur contraire sont d’une lecture si claire qu’on se demande comment il y a encore des gens qui disent par exemple : « J’ai tant d’invitations que je ne sais où donner de la tête » pour dissimuler qu’ils ne sont pas invités. Mais, de plus, cet air détaché, à cause probablement de ce qui entrait dans sa composition trouble, vous causait ce que n’eût jamais pu faire la crainte de l’ennui ou le franc aveu du désir de vous voir, c’est-à-dire cette espèce de malaise, de répulsion, qui, dans l’ordre des relations de simple politesse sociale, est l’équivalent de ce qu’est, dans l’amour, l’offre déguisée que fait à une dame l’amoureux qu’elle n’aime pas, de la voir le lendemain, tout en protestant qu’il n’y tient pas, ou même pas cette offre, mais une attitude de fausse froideur. Aussitôt émanait de la personne de Saniette je ne sais quoi qui faisait qu’on lui répondait de l’air le plus tendre du monde : « Non, malheureusement, cette semaine, je vous expliquerai… » Et je laissais venir, à la place, des gens qui étaient loin de le valoir, mais qui n’avaient pas son regard chargé de la mélancolie, et sa bouche plissée de toute l’amertume de toutes les visites qu’il avait envie, en la leur taisant, de faire aux uns et aux autres. Malheureusement il était bien rare que Saniette ne rencontrât pas dans le tortillard l’invité qui venait me voir, si même celui-ci ne m’avait pas dit, chez les Verdurin : « N’oubliez pas que je vais vous voir jeudi », jour où j’avais précisément dit à Saniette ne pas être libre. De sorte qu’il finissait par imaginer la vie comme remplie de divertissements organisés à son insu, sinon même contre lui. D’autre part, comme on n’est jamais tout un, ce trop discret était maladivement indiscret. La seule fois où par hasard il vint me voir malgré moi, une lettre, je ne sais de qui, traînait sur la table. Au bout d’un instant je vis qu’il n’écoutait que distraitement ce que je lui disais. La lettre, dont il ignorait complètement la provenance, le fascinait et je croyais à tout moment que ses prunelles émaillées allaient se détacher de leur orbite pour rejoindre la lettre quelconque, mais que sa curiosité aimantait. On aurait dit un oiseau qui va se jeter fatalement sur un serpent. Finalement il n’y put tenir, la changea de place d’abord comme pour mettre de l’ordre dans ma chambre. Cela ne lui suffisant plus, il la prit, la tourna, la retourna, comme machinalement. Une autre forme de son indiscrétion, c’était que, rivé à vous, il ne pouvait partir. Comme j’étais souffrant ce jour-là, je lui demandai de reprendre le train suivant et de partir dans une demi-heure. Il ne doutait pas que je souffrisse, mais me répondit : « Je resterai une heure un quart, et après je partirai. » Depuis, j’ai souffert de ne pas lui avoir dit, chaque fois où je le pouvais, de venir. Qui sait ? Peut-être eussé-je conjuré son mauvais sort, d’autres l’eussent invité pour qui il m’eût immédiatement lâché, de sorte que mes invitations auraient eu le double avantage de lui rendre la joie et de me débarrasser de lui.

Les jours qui suivaient ceux où j’avais reçu, je n’attendais naturellement pas de visites, et l’automobile revenait nous chercher, Albertine et moi. Et quand nous rentrions, Aimé, sur le premier degré de l’hôtel, ne pouvait s’empêcher, avec des yeux passionnés, curieux et gourmands, de regarder quel pourboire je donnais au chauffeur. J’avais beau enfermer ma pièce ou mon billet dans ma main close, les regards d’Aimé écartaient mes doigts. Il détournait la tête au bout d’une seconde, car il était discret, bien élevé et même se contentait lui-même de bénéfices relativement petits. Mais l’argent qu’un autre recevait excitait en lui une curiosité incompressible et lui faisait venir l’eau à la bouche. Pendant ces courts instants, il avait l’air attentif et fiévreux d’un enfant qui lit un roman de Jules Verne, ou d’un dîneur assis non loin de vous, dans un restaurant, et qui, voyant qu’on vous découpe un faisan que lui-même ne peut pas ou ne veut pas s’offrir, délaisse un instant ses pensées sérieuses pour attacher sur la volaille un regard que font sourire l’amour et l’envie.

Ainsi se succédaient quotidiennement ces promenades en automobile. Mais une fois, au moment où je remontais par l’ascenseur, le lift me dit : « Ce Monsieur est venu, il m’a laissé une commission pour vous. » Le lift me dit ces mots d’une voix absolument cassée et en me toussant et crachant à la figure. « Quel rhume que je tiens ! » ajouta-t-il, comme si je n’étais pas capable de m’en apercevoir tout seul. « Le docteur dit que c’est la coqueluche », et il recommença à tousser et à cracher sur moi. « Ne vous fatiguez pas à parler », lui dis-je d’un air de bonté, lequel était feint. Je craignais de prendre la coqueluche qui, avec ma disposition aux étouffements, m’eût été fort pénible. Mais il mit sa gloire, comme un virtuose qui ne veut pas se faire porter malade, à parler et à cracher tout le temps. « Non, ça ne fait rien, dit-il (pour vous peut-être, pensai-je, mais pas pour moi). Du reste, je vais bientôt rentrer à Paris (tant mieux, pourvu qu’il ne me la passe pas avant). Il paraît, reprit-il, que Paris c’est très superbe. Cela doit être encore plus superbe qu’ici et qu’à Monte-Carlo, quoique des chasseurs, même des clients, et jusqu’à des maîtres d’hôtel qui allaient à Monte-Carlo pour la saison, m’aient souvent dit que Paris était moins superbe que Monte-Carlo. Ils se gouraient peut-être, et pourtant, pour être maître d’hôtel il ne faut pas être un imbécile ; pour prendre toutes les commandes, retenir les tables, il en faut une tête ! On m’a dit que c’était encore plus terrible que d’écrire des pièces et des livres. » Nous étions presque arrivés à mon étage quand le lift me fit redescendre jusqu’en bas parce qu’il trouvait que le bouton fonctionnait mal, et en un clin d’œil il l’arrangea. Je lui dis que je préférais remonter à pied, ce qui voulait dire et cacher que je préférais ne pas prendre la coqueluche. Mais d’un accès de toux cordial et contagieux, le lift me rejeta dans l’ascenseur. « Ça ne risque plus rien, maintenant, j’ai arrangé le bouton. » Voyant qu’il ne cessait pas de parler, préférant connaître le nom du visiteur et la commission qu’il avait laissée au parallèle entre les beautés de Balbec, Paris et Monte-Carlo, je lui dis (comme à un ténor qui vous excède avec Benjamin Godard, chantez-moi de préférence du Debussy) : « Mais qui est-ce qui est venu pour me voir ? — C’est le monsieur avec qui vous êtes sorti hier. Je vais aller chercher sa carte qui est chez mon concierge. » Comme, la veille, j’avais déposé Robert de Saint-Loup à la station de Doncières avant d’aller chercher Albertine, je crus que le lift voulait parler de Saint-Loup, mais c’était le chauffeur. Et en le désignant par ces mots : « Le monsieur avec qui vous êtes sorti », il m’apprenait par la même occasion qu’un ouvrier est tout aussi bien un monsieur que ne l’est un homme du monde. Leçon de mots seulement. Car, pour la chose, je n’avais jamais fait de distinction entre les classes. Et si j’avais, à entendre appeler un chauffeur un monsieur, le même étonnement que le comte X… qui ne l’était que depuis huit jours et à qui, ayant dit : « la Comtesse a l’air fatigué », je fis tourner la tête derrière lui pour voir de qui je voulais parler, c’était simplement par manque d’habitude du vocabulaire ; je n’avais jamais fait de différence entre les ouvriers, les bourgeois et les grands seigneurs, et j’aurais pris indifféremment les uns et les autres pour amis. Avec une certaine préférence pour les ouvriers, et après cela pour les grands seigneurs, non par goût, mais sachant qu’on peut exiger d’eux plus de politesse envers les ouvriers qu’on ne l’obtient de la part des bourgeois, soit que les grands seigneurs ne dédaignent pas les ouvriers comme font les bourgeois, ou bien parce qu’ils sont volontiers polis envers n’importe qui, comme les jolies femmes heureuses de donner un sourire qu’elles savent accueilli avec tant de joie. Je ne peux, du reste, pas dire que cette façon que j’avais de mettre les gens du peuple sur le pied d’égalité avec les gens du monde, si elle fut très bien admise de ceux-ci, satisfît en revanche toujours pleinement ma mère. Non qu’humainement elle fît une différence quelconque entre les êtres, et si jamais Françoise avait du chagrin ou était souffrante, elle était toujours consolée et soignée par maman avec la même amitié, avec le même dévouement que sa meilleure amie. Mais ma mère était trop la fille de mon grand-père pour ne pas faire socialement acception des castes. Les gens de Combray avaient beau avoir du cœur, de la sensibilité, acquérir les plus belles théories sur l’égalité humaine, ma mère, quand un valet de chambre s’émancipait, disait une fois « vous » et glissait insensiblement à ne plus me parler à la troisième personne, avait de ces usurpations le même mécontentement qui éclate dans les « Mémoires » de Saint-Simon chaque fois qu’un seigneur qui n’y a pas droit saisit un prétexte de prendre la qualité d’« Altesse » dans un acte authentique, ou de ne pas rendre aux ducs ce qu’il leur devait et ce dont peu à peu il se dispense. Il y avait un « esprit de Combray » si réfractaire qu’il faudra des siècles de bonté (celle de ma mère était infinie), de théories égalitaires, pour arriver à le dissoudre. Je ne peux pas dire que chez ma mère certaines parcelles de cet esprit ne fussent pas restées insolubles. Elle eût donné aussi difficilement la main à un valet de chambre qu’elle lui donnait aisément dix francs (lesquels lui faisaient, du reste, beaucoup plus de plaisir). Pour elle, qu’elle l’avouât ou non, les maîtres étaient les maîtres et les domestiques étaient les gens qui mangeaient à la cuisine. Quand elle voyait un chauffeur d’automobile dîner avec moi dans la salle à manger, elle n’était pas absolument contente et me disait : « Il me semble que tu pourrais avoir mieux comme ami qu’un mécanicien », comme elle aurait dit, s’il se fût agi de mariage : « Tu pourrais trouver mieux comme parti. » Le chauffeur (heureusement je ne songeai jamais à inviter celui-là) était venu me dire que la Compagnie d’autos qui l’avait envoyé à Balbec pour la saison lui faisait rejoindre Paris dès le lendemain. Cette raison, d’autant plus que le chauffeur était charmant et s’exprimait si simplement qu’on eût toujours dit paroles d’évangile, nous sembla devoir être conforme à la vérité. Elle ne l’était qu’à demi. Il n’y avait en effet plus rien à faire à Balbec. Et en tout cas, la Compagnie, n’ayant qu’à demi confiance dans la véracité du jeune évangéliste, appuyé sur sa roue de consécration, désirait qu’il revînt au plus vite à Paris. Et en effet, si le jeune apôtre accomplissait miraculeusement la multiplication des kilomètres quand il les comptait à M. de Charlus, en revanche, dès qu’il s’agissait de rendre compte à sa Compagnie, il divisait par 6 ce qu’il avait gagné. En conclusion de quoi la Compagnie, pensant, ou bien que personne ne faisait plus de promenades à Balbec, ce que la saison rendait vraisemblable, soit qu’elle était volée, trouvait dans l’une et l’autre hypothèse que le mieux était de le rappeler à Paris, où on ne faisait d’ailleurs pas grand’chose. Le désir du chauffeur était d’éviter, si possible, la morte-saison. J’ai dit — ce que j’ignorais alors et ce dont la connaissance m’eût évité bien des chagrins — qu’il était très lié (sans qu’ils eussent jamais l’air de se connaître devant les autres) avec Morel. À partir du jour où il fut rappelé, sans savoir encore qu’il avait un moyen de ne pas partir, nous dûmes nous contenter pour nos promenades de louer une voiture, ou quelquefois, pour distraire Albertine et comme elle aimait l’équitation, des chevaux de selle. Les voitures étaient mauvaises. « Quel tacot ! » disait Albertine. J’aurais d’ailleurs souvent aimé d’y être seul. Sans vouloir me fixer une date, je souhaitais que prit fin cette vie à laquelle je reprochais de me faire renoncer, non pas même tant au travail qu’au plaisir. Pourtant il arrivait aussi que les habitudes qui me retenaient fussent soudain abolies, le plus souvent quand quelque ancien moi, plein du désir de vivre avec allégresse, remplaçait pour un instant le moi actuel. J’éprouvai notamment ce désir d’évasion un jour qu’ayant laissé Albertine chez sa tante, j’étais allé à cheval voir les Verdurin et que j’avais pris dans les bois une route sauvage dont ils m’avaient vanté la beauté. Épousant les formes de la falaise, tour à tour elle montait, puis, resserrée entre des bouquets d’arbres épais, elle s’enfonçait en gorges sauvages. Un instant, les rochers dénudés dont j’étais entouré, la mer qu’on apercevait par leurs déchirures, flottèrent devant mes yeux comme des fragments d’un autre univers : j’avais reconnu le paysage montagneux et marin qu’Elstir a donné pour cadre à ces deux admirables aquarelles, « Poète rencontrant une Muse », « Jeune homme rencontrant un Centaure », que j’avais vues chez la duchesse de Guermantes. Leur souvenir replaçait les lieux où je me trouvais tellement en dehors du monde actuel que je n’aurais pas été étonné si, comme le jeune homme de l’âge antéhistorique que peint Elstir, j’avais, au cours de ma promenade, croisé un personnage mythologique. Tout à coup mon cheval se cabra ; il avait entendu un bruit singulier, j’eus peine à le maîtriser et à ne pas être jeté à terre, puis je levai vers le point d’où semblait venir ce bruit mes yeux pleins de larmes, et je vis à une cinquantaine de mètres au-dessus de moi, dans le soleil, entre deux grandes ailes d’acier étincelant qui l’emportaient, un être dont la figure peu distincte me parut ressembler à celle d’un homme. Je fus aussi ému que pouvait l’être un Grec qui voyait pour la première fois un demi-Dieu. Je pleurais aussi, car j’étais prêt à pleurer, du moment que j’avais reconnu que le bruit venait d’au-dessus de ma tête — les aéroplanes étaient encore rares à cette époque — à la pensée que ce que j’allais voir pour la première fois c’était un aéroplane. Alors, comme quand on sent venir dans un journal une parole émouvante, je n’attendais que d’avoir aperçu l’avion pour fondre en larmes. Cependant l’aviateur sembla hésiter sur sa voie ; je sentais ouvertes devant lui — devant moi, si l’habitude ne m’avait pas fait prisonnier — toutes les routes de l’espace, de la vie ; il poussa plus loin, plana quelques instants au-dessus de la mer, puis prenant brusquement son parti, semblant céder à quelque attraction inverse de celle de la pesanteur, comme retournant dans sa patrie, d’un léger mouvement de ses ailes d’or il piqua droit vers le ciel.

Pour revenir au mécanicien, il demanda non seulement à Morel que les Verdurin remplaçassent leur break par une auto (ce qui, étant donné la générosité des Verdurin à l’égard des fidèles, était relativement facile), mais, chose plus malaisée, leur principal cocher, le jeune homme sensible et porté aux idées noires, par lui, le chauffeur. Cela fut exécuté en quelques jours de la façon suivante. Morel avait commencé par faire voler au cocher tout ce qui lui était nécessaire pour atteler. Un jour il ne trouvait pas le mors, un jour la gourmette. D’autres fois, c’était son coussin de siège qui avait disparu, jusqu’à son fouet, sa couverture, le martinet, l’éponge, la peau de chamois. Mais il s’arrangea toujours avec des voisins ; seulement il arrivait en retard, ce qui agaçait contre lui M. Verdurin et le plongeait dans un état de tristesse et d’idées noires. Le chauffeur, pressé d’entrer, déclara à Morel qu’il allait revenir à Paris. Il fallait frapper un grand coup. Morel persuada aux domestiques de M. Verdurin que le jeune cocher avait déclaré qu’il les ferait tous tomber dans un guet-apens et se faisait fort d’avoir raison d’eux six, et il leur dit qu’ils ne pouvaient pas laisser passer cela. Pour sa part, il ne pouvait pas s’en mêler, mais les prévenait afin qu’ils prissent les devants. Il fut convenu que, pendant que M. et Mme Verdurin et leurs amis seraient en promenade, ils tomberaient tous à l’écurie sur le jeune homme. Je rapporterai, bien que ce ne fût que l’occasion de ce qui allait avoir lieu, mais parce que les personnages m’ont intéressé plus tard, qu’il y avait, ce jour-là, un ami des Verdurin en villégiature chez eux et à qui on voulait faire faire une promenade à pied avant son départ, fixé au soir même.

Ce qui me surprit beaucoup quand on partit en promenade, c’est que, ce jour-là, Morel, qui venait avec nous en promenade à pied, où il devait jouer du violon dans les arbres, me dit : « Écoutez, j’ai mal au bras, je ne veux pas le dire à Mme Verdurin, mais priez-la d’emmener un de ses valets, par exemple Howsler, il portera mes instruments. — Je crois qu’un autre serait mieux choisi, répondis-je. On a besoin de lui pour le dîner. » Une expression de colère passa sur le visage de Morel. « Mais non, je ne veux pas confier mon violon à n’importe qui. » Je compris plus tard la raison de cette préférence. Howsler était le frère très aimé du jeune cocher, et, s’il était resté à la maison, aurait pu lui porter secours. Pendant la promenade, assez bas pour que Howsler aîné ne pût nous entendre : « Voilà un bon garçon, dit Morel. Du reste, son frère l’est aussi. S’il n’avait pas cette funeste habitude de boire… — Comment, boire, dit Mme Verdurin, pâlissant à l’idée d’avoir un cocher qui buvait. — Vous ne vous en apercevez pas. Je me dis toujours que c’est un miracle qu’il ne lui soit pas arrivé d’accident pendant qu’il vous conduisait. — Mais il conduit donc d’autres personnes ? — Vous n’avez qu’à voir combien de fois il a versé, il a aujourd’hui la figure pleine d’ecchymoses. Je ne sais pas comment il ne s’est pas tué, il a cassé ses brancards. — Je ne l’ai pas vu aujourd’hui, dit Mme Verdurin tremblante à la pensée de ce qui aurait pu lui arriver à elle, vous me désolez. » Elle voulut abréger la promenade pour rentrer, Morel choisit un air de Bach avec des variations infinies pour la faire durer. Dès le retour elle alla à la remise, vit le brancard neuf et Howsler en sang. Elle allait lui dire, sans lui faire aucune observation, qu’elle n’avait plus besoin de cocher et lui remettre de l’argent, mais de lui-même, ne voulant pas accuser ses camarades à l’animosité de qui il attribuait rétrospectivement le vol quotidien de toutes les selles, etc., et voyant que sa patience ne conduisait qu’à se faire laisser pour mort sur le carreau, il demanda à s’en aller, ce qui arrangea tout. Le chauffeur entra le lendemain et, plus tard, Mme Verdurin (qui avait été obligée d’en prendre un autre) fut si satisfaite de lui, qu’elle me le recommanda chaleureusement comme homme d’absolue confiance. Moi qui ignorais tout, je le pris à la journée à Paris. Mais je n’ai que trop anticipé, tout cela se retrouvera dès l’histoire d’Albertine. En ce moment nous sommes à la Raspelière où je viens dîner pour la première fois avec mon amie, et M. de Charlus avec Morel, fils supposé d’un « intendant » qui gagnait trente mille francs par an de fixe, avait une voiture et nombre de majordomes subalternes, de jardiniers, de régisseurs et de fermiers sous ses ordres. Mais puisque j’ai tellement anticipé, je ne veux cependant pas laisser le lecteur sous l’impression d’une méchanceté absolue qu’aurait eue Morel. Il était plutôt plein de contradictions, capable à certains jours d’une gentillesse véritable.

Je fus naturellement bien étonné d’apprendre que le cocher avait été mis à la porte, et bien plus de reconnaître dans son remplaçant le chauffeur qui nous avait promenés, Albertine et moi. Mais il me débita une histoire compliquée, selon laquelle il était censé être rentré à Paris, d’où on l’avait demandé pour les Verdurin, et je n’eus pas une seconde de doute. Le renvoi du cocher fut cause que Morel causa un peu avec moi, afin de m’exprimer sa tristesse relativement au départ de ce brave garçon. Du reste, même en dehors des moments où j’étais seul et où il bondissait littéralement vers moi avec une expansion de joie, Morel, voyant que tout le monde me faisait fête à la Raspelière et sentant qu’il s’excluait volontairement de la familiarité de quelqu’un qui était sans danger pour lui, puisqu’il m’avait fait couper les ponts et ôté toute possibilité d’avoir envers lui des airs protecteurs (que je n’avais, d’ailleurs, nullement songé à prendre), cessa de se tenir éloigné de moi. J’attribuai son changement d’attitude à l’influence de M. de Charlus, laquelle, en effet, le rendait, sur certains points, moins borné, plus artiste, mais sur d’autres, où il appliquait à la lettre les formules éloquentes, mensongères, et d’ailleurs momentanées, du maître, le bêtifiait encore davantage. Ce qu’avait pu lui dire M. de Charlus, ce fut, en effet, la seule chose que je supposai. Comment aurais-je pu deviner alors ce qu’on me dit ensuite (et dont je n’ai jamais été certain, les affirmations d’Andrée sur tout ce qui touchait Albertine, surtout plus tard, m’ayant toujours semblé fort sujettes à caution car, comme nous l’avons vu autrefois, elle n’aimait pas sincèrement mon amie et était jalouse d’elle), ce qui en tout cas, si c’était vrai, me fut remarquablement caché par tous les deux : qu’Albertine connaissait beaucoup Morel. La nouvelle attitude que, vers ce moment du renvoi du cocher, Morel adopta à mon égard me permit de changer d’avis sur son compte. Je gardai de son caractère la vilaine idée que m’en avait fait concevoir la bassesse que ce jeune homme m’avait montrée quand il avait eu besoin de moi, suivie, tout aussitôt le service rendu, d’un dédain jusqu’à sembler ne pas me voir. À cela il fallait l’évidence de ses rapports de vénalité avec M. de Charlus, et aussi des instincts de bestialité sans suite dont la non satisfaction (quand cela arrivait), ou les complications qu’ils entraînaient, causaient ses tristesses ; mais ce caractère n’était pas si uniformément laid et plein de contradictions. Il ressemblait à un vieux livre du moyen âge, plein d’erreurs, de traditions absurdes, d’obscénités, il était extraordinairement composite. J’avais cru d’abord que son art, où il était vraiment passé maître, lui avait donné des supériorités qui dépassaient la virtuosité de l’exécutant. Une fois que je disais mon désir de me mettre au travail : « Travaillez, devenez illustre, me dit-il. — De qui est cela ? lui demandai-je. — De Fontanes à Chateaubriand. » Il connaissait aussi une correspondance amoureuse de Napoléon. Bien, pensai-je, il est lettré. Mais cette phrase, qu’il avait lue je ne sais pas où, était sans doute la seule qu’il connût de toute la littérature ancienne et moderne, car il me la répétait chaque soir. Une autre, qu’il répétait davantage pour m’empêcher de rien dire de lui à personne, c’était celle-ci, qu’il croyait également littéraire, qui est à peine française ou du moins n’offre aucune espèce de sens, sauf peut-être pour un domestique cachottier : « Méfions-nous des méfiants. » Au fond, en allant de cette stupide maxime jusqu’à la phrase de Fontanes à Chateaubriand, on eût parcouru toute une partie, variée mais moins contradictoire qu’il ne semble, du caractère de Morel. Ce garçon qui, pour peu qu’il y trouvât de l’argent, eût fait n’importe quoi, et sans remords — peut-être pas sans une contrariété bizarre, allant jusqu’à la surexcitation nerveuse, mais à laquelle le nom de remords irait fort mal — qui eût, s’il y trouvait son intérêt, plongé dans la peine, voire dans le deuil, des familles entières, ce garçon qui mettait l’argent au-dessus de tout et, sans parler de bonté, au-dessus des sentiments de simple humanité les plus naturels, ce même garçon mettait pourtant au-dessus de l’argent son diplôme de Ier prix du Conservatoire et qu’on ne pût tenir aucun propos désobligeant sur lui à la classe de flûte ou de contrepoint. Aussi ses plus grandes colères, ses plus sombres et plus injustifiables accès de mauvaise humeur venaient-ils de ce qu’il appelait (en généralisant sans doute quelques cas particuliers où il avait rencontré des malveillants) la fourberie universelle. Il se flattait d’y échapper en ne parlant jamais de personne, en cachant son jeu, en se méfiant de tout le monde. (Pour mon malheur, à cause de ce qui devait en résulter après mon retour à Paris, sa méfiance n’avait pas « joué » à l’égard du chauffeur de Balbec, en qui il avait sans doute reconnu un pareil, c’est-à-dire, contrairement à sa maxime, un méfiant dans la bonne acception du mot, un méfiant qui se tait obstinément devant les honnêtes gens et a tout de suite partie liée avec une crapule). Il lui semblait — et ce n’était pas absolument faux — que cette méfiance lui permettrait de tirer toujours son épingle du jeu, de glisser, insaisissable, à travers les plus dangereuses aventures, et sans qu’on pût rien, non pas même prouver, mais avancer contre lui, dans l’établissement de la rue Bergère. Il travaillerait, deviendrait illustre, serait peut-être un jour, avec une respectabilité intacte, maître du jury de violon aux concours de ce prestigieux Conservatoire.

Mais c’est peut-être encore trop de logique dans la cervelle de Morel que d’y faire sortir les unes des autres les contradictions. En réalité, sa nature était vraiment comme un papier sur lequel on a fait tant de plis dans tous les sens qu’il est impossible de s’y retrouver. Il semblait avoir des principes assez élevés, et avec une magnifique écriture, déparée par les plus grossières fautes d’orthographe, passait des heures à écrire à son frère qu’il avait mal agi avec ses sœurs, qu’il était leur aîné, leur appui ; à ses sœurs qu’elles avaient commis une inconvenance vis-à-vis de lui-même.

Bientôt même, l’été finissant, quand on descendait du train à Douville, le soleil, amorti par la brume, n’était déjà plus, dans le ciel uniformément mauve, qu’un bloc rouge. À la grande paix qui descend, le soir, sur ces prés drus et salins et qui avait conseillé à beaucoup de Parisiens, peintres pour la plupart, d’aller villégiaturer à Douville, s’ajoutait une humidité qui les faisait rentrer de bonne heure dans les petits chalets. Dans plusieurs de ceux-ci la lampe était déjà allumée. Seules quelques vaches restaient dehors à regarder la mer en meuglant, tandis que d’autres, s’intéressant plus à l’humanité, tournaient leur attention vers nos voitures. Seul un peintre qui avait dressé son chevalet sur une mince éminence travaillait à essayer de rendre ce grand calme, cette lumière apaisée. Peut-être les vaches allaient-elles lui servir inconsciemment et bénévolement de modèles, car leur air contemplatif et leur présence solitaire, quand les humains sont rentrés, contribuaient, à leur manière, à la puissante impression de repos que dégage le soir. Et quelques semaines plus tard, la transposition ne fut pas moins agréable quand, l’automne s’avançant, les jours devinrent tout à fait courts et qu’il fallut faire ce voyage dans la nuit. Si j’avais été faire un tour dans l’après-midi, il fallait rentrer s’habiller au plus tard à cinq heures, où maintenant le soleil rond et rouge était déjà descendu au milieu de la glace oblique, jadis détestée, et, comme quelque feu grégeois, incendiait la mer dans les vitres de toutes mes bibliothèques. Quelque geste incantateur ayant suscité, pendant que je passais mon smoking, le moi alerte et frivole qui était le mien quand j’allais avec Saint-Loup dîner à Rivebelle et le soir où j’avais cru emmener Mlle de Stermaria dîner dans l’île du Bois, je fredonnais inconsciemment le même air qu’alors ; et c’est seulement en m’en apercevant qu’à la chanson je reconnaissais le chanteur intermittent, lequel, en effet, ne savait que celle-là. La première fois que je l’avais chantée, je commençais d’aimer Albertine, mais je croyais que je ne la connaîtrais jamais. Plus tard, à Paris, c’était quand j’avais cessé de l’aimer et quelques jours après l’avoir possédée pour la première fois. Maintenant, c’était en l’aimant de nouveau et au moment d’aller dîner avec elle, au grand regret du directeur, qui croyait que je finirais par habiter la Raspelière et lâcher son hôtel, et qui assurait avoir entendu dire qu’il régnait par là des fièvres dues aux marais du Bac et à leurs eaux « accroupies ». J’étais heureux de cette multiplicité que je voyais ainsi à ma vie déployée sur trois plans ; et puis, quand on redevient pour un instant un homme ancien, c’est-à-dire différent de celui qu’on est depuis longtemps, la sensibilité, n’étant plus amortie par l’habitude, reçoit des moindres chocs des impressions si vives qu’elles font pâlir tout ce qui les a précédées et auxquelles, à cause de leur intensité, nous nous attachons avec l’exaltation passagère d’un ivrogne. Il faisait déjà nuit quand nous montions dans l’omnibus ou la voiture qui allait nous mener à la gare prendre le petit chemin de fer. Et dans le hall, le premier président nous disait : « Ah ! vous allez à la Raspelière ! Sapristi, elle a du toupet, Mme Verdurin, de vous faire faire une heure de chemin de fer dans la nuit, pour dîner seulement. Et puis recommencer le trajet à dix heures du soir, dans un vent de tous les diables. On voit bien qu’il faut que vous n’ayez rien à faire », ajoutait-il en se frottant les mains. Sans doute parlait-il ainsi par mécontentement de ne pas être invité, et aussi à cause de la satisfaction qu’ont les hommes « occupés » — fût-ce par le travail le plus sot — de « ne pas avoir le temps » de faire ce que vous faites.

Certes il est légitime que l’homme qui rédige des rapports, aligne des chiffres, répond à des lettres d’affaires, suit les cours de la bourse, éprouve, quand il vous dit en ricanant : « C’est bon pour vous qui n’avez rien à faire », un agréable sentiment de sa supériorité. Mais celle-ci s’affirmerait tout aussi dédaigneuse, davantage même (car dîner en ville, l’homme occupé le fait aussi), si votre divertissement était d’écrire Hamlet ou seulement de le lire. En quoi les hommes occupés manquent de réflexion. Car la culture désintéressée, qui leur paraît comique passe-temps d’oisifs quand ils la surprennent au moment qu’on la pratique, ils devraient songer que c’est la même qui, dans leur propre métier, met hors de pair des hommes qui ne sont peut-être pas meilleurs magistrats ou administrateurs qu’eux, mais devant l’avancement rapide desquels ils s’inclinent en disant : « Il paraît que c’est un grand lettré, un individu tout à fait distingué. » Mais surtout le premier président ne se rendait pas compte que ce qui me plaisait dans ces dîners à la Raspelière, c’est que, comme il le disait avec raison, quoique par critique, ils « représentaient un vrai voyage », un voyage dont le charme me paraissait d’autant plus vif qu’il n’était pas son but à lui-même, qu’on n’y cherchait nullement le plaisir, celui-ci étant affecté à la réunion vers laquelle on se rendait, et qui ne laissait pas d’être fort modifié par toute l’atmosphère qui l’entourait. Il faisait déjà nuit maintenant quand j’échangeais la chaleur de l’hôtel — de l’hôtel devenu mon foyer — pour le wagon où nous montions avec Albertine et où le reflet de la lanterne sur la vitre apprenait, à certains arrêts du petit train poussif, qu’on était arrivé à une gare. Pour ne pas risquer que Cottard ne nous aperçût pas, et n’ayant pas entendu crier la station, j’ouvrais la portière, mais ce qui se précipitait dans le wagon, ce n’était pas les fidèles, mais le vent, la pluie, le froid. Dans l’obscurité je distinguais les champs, j’entendais la mer, nous étions en rase campagne. Albertine, avant que nous rejoignions le petit noyau, se regardait dans un petit miroir extrait d’un nécessaire en or qu’elle emportait avec elle. En effet, les premières fois, Mme Verdurin l’ayant fait monter dans son cabinet de toilette pour qu’elle s’arrangeât avant le dîner, j’avais, au sein du calme profond où je vivais depuis quelque temps, éprouvé un petit mouvement d’inquiétude et de jalousie à être obligé de laisser Albertine au pied de l’escalier, et je m’étais senti si anxieux pendant que j’étais seul au salon, au milieu du petit clan, et me demandais ce que mon amie faisait en haut, que j’avais le lendemain, par dépêche, après avoir demandé des indications à M. de Charlus sur ce qui se faisait de plus élégant, commandé chez Cartier un nécessaire qui était la joie d’Albertine et aussi la mienne. Il était pour moi un gage de calme et aussi de la sollicitude de mon amie. Car elle avait certainement deviné que je n’aimais pas qu’elle restât sans moi chez Mme Verdurin et s’arrangeait à faire en wagon toute la toilette préalable au dîner.

Au nombre des habitués de Mme Verdurin, et le plus fidèle de tous, comptait maintenant, depuis plusieurs mois, M. de Charlus. Régulièrement, trois fois par semaine, les voyageurs qui stationnaient dans les salles d’attente ou sur le quai de Doncières-Ouest voyaient passer ce gros homme aux cheveux gris, aux moustaches noires, les lèvres rougies d’un fard qui se remarque moins à la fin de la saison que l’été, où le grand jour le rendait plus cru et la chaleur à demi liquide. Tout en se dirigeant vers le petit chemin de fer, il ne pouvait s’empêcher (seulement par habitude de connaisseur, puisque maintenant il avait un sentiment qui le rendait chaste ou du moins, la plupart du temps, fidèle) de jeter sur les hommes de peine, les militaires, les jeunes gens en costume de tennis, un regard furtif, à la fois inquisitorial et timoré, après lequel il baissait aussitôt ses paupières sur ses yeux presque clos avec l’onction d’un ecclésiastique en train de dire son chapelet, avec la réserve d’une épouse vouée à son unique amour ou d’une jeune fille bien élevée. Les fidèles étaient d’autant plus persuadés qu’il ne les avait pas vus, qu’il montait dans un compartiment autre que le leur (comme faisait souvent aussi la princesse Sherbatoff), en homme qui ne sait point si l’on sera content ou non d’être vu avec lui et qui vous laisse la faculté de venir le trouver si vous en avez l’envie. Celle-ci n’avait pas été éprouvée, les toutes premières fois, par le docteur, qui avait voulu que nous le laissions seul dans son compartiment. Portant beau son caractère hésitant depuis qu’il avait une grande situation médicale, c’est en souriant, en se renversant en arrière, en regardant Ski par-dessus le lorgnon, qu’il dit par malice ou pour surprendre de biais l’opinion des camarades : « Vous comprenez, si j’étais seul, garçon…, mais, à cause de ma femme, je me demande si je peux le laisser voyager avec nous après ce que vous m’avez dit, chuchota le docteur. — Qu’est-ce que tu dis ? demanda Mme Cottard. — Rien, cela ne te regarde pas, ce n’est pas pour les femmes », répondit en clignant de l’œil le docteur, avec une majestueuse satisfaction de lui-même qui tenait le milieu entre l’air pince-sans-rire qu’il gardait devant ses élèves et ses malades et l’inquiétude qui accompagnait jadis ses traits d’esprit chez les Verdurin, et il continua à parler tout bas. Mme Cottard ne distingua que les mots « de la confrérie » et « tapette », et comme dans le langage du docteur le premier désignait la race juive et le second les langues bien pendues, Mme Cottard conclut que M. de Charlus devait être un Israélite bavard. Elle ne comprit pas qu’on tînt le baron à l’écart à cause de cela, trouva de son devoir de doyenne du clan d’exiger qu’on ne le laissât pas seul et nous nous acheminâmes tous vers le compartiment de M. de Charlus, guidés par Cottard, toujours perplexe. Du coin où il lisait un volume de Balzac, M. de Charlus perçut cette hésitation ; il n’avait pourtant pas levé les yeux. Mais comme les sourds-muets reconnaissent à un courant d’air, insensible pour les autres, que quelqu’un arrive derrière eux, il avait, pour être averti de la froideur qu’on avait à son égard, une véritable hyperacuité sensorielle. Celle-ci, comme elle a coutume de faire dans tous les domaines, avait engendré chez M. de Charlus des souffrances imaginaires. Comme ces névropathes qui, sentant une légère fraîcheur, induisent qu’il doit y avoir une fenêtre ouverte à l’étage au-dessus, entrent en fureur et commencent à éternuer, M. de Charlus, si une personne avait devant lui montré un air préoccupé, concluait qu’on avait répété à cette personne un propos qu’il avait tenu sur elle. Mais il n’y avait même pas besoin qu’on eût l’air distrait, ou l’air sombre, ou l’air rieur, il les inventait. En revanche la cordialité lui masquait aisément les médisances qu’il ne connaissait pas. Ayant deviné la première fois l’hésitation de Cottard, si, au grand étonnement des fidèles qui ne se croyaient pas aperçus encore par le liseur aux yeux baissés, il leur tendit la main quand ils furent à distance convenable, il se contenta d’une inclinaison de tout le corps, aussitôt vivement redressé, pour Cottard, sans prendre avec sa main gantée de Suède la main que le docteur lui avait tendue. « Nous avons tenu absolument à faire route avec vous, Monsieur, et à ne pas vous laisser comme cela seul dans votre petit coin. C’est un grand plaisir pour nous, dit avec bonté Mme Cottard au baron. — Je suis très honoré, récita le baron en s’inclinant d’un air froid. — J’ai été très heureuse d’apprendre que vous aviez définitivement choisi ce pays pour y fixer vos tabern… » Elle allait dire tabernacles, mais ce mot lui sembla hébraïque et désobligeant pour un juif, qui pourrait y voir une allusion. Aussi se reprit-elle pour choisir une autre des expressions qui lui étaient familières, c’est-à-dire une expression solennelle : « pour y fixer, je voulais dire « vos pénates » (il est vrai que ces divinités n’appartiennent pas à la religion chrétienne non plus, mais à une qui est morte depuis si longtemps qu’elle n’a plus d’adeptes qu’on puisse craindre de froisser). « Nous, malheureusement, avec la rentrée des classes, le service d’hôpital du docteur, nous ne pouvons jamais bien longtemps élire domicile dans un même endroit. » Et lui montrant un carton : « oyez d’ailleurs comme nous autres femmes nous sommes moins heureuses que le sexe fort ; pour aller aussi près que chez nos amis Verdurin nous sommes obligées d’emporter avec nous toute une gamme d’impedimenta. » Moi je regardais pendant ce temps-là le volume de Balzac du baron. Ce n’était pas un exemplaire broché, acheté au hasard, comme le volume de Bergotte qu’il m’avait prêté la première année. C’était un livre de sa bibliothèque et, comme tel, portant la devise : « Je suis au Baron de Charlus », à laquelle faisaient place parfois, pour montrer le goût studieux des Guermantes : « In prœliis non semper », et une autre encore : « Non sine labore ». Mais nous les verrons bientôt remplacées par d’autres, pour tâcher de plaire à Morel. Mme Cottard, au bout d’un instant, prit un sujet qu’elle trouvait plus personnel au baron. « Je ne sais pas si vous êtes de mon avis, Monsieur, lui dit-elle au bout d’un instant, mais je suis très large d’idées et, selon moi, pourvu qu’on les pratique sincèrement, toutes les religions sont bonnes. Je ne suis pas comme les gens que la vue d’un… protestant rend hydrophobes. — On m’a appris que la mienne était la vraie », répondit M. de Charlus. « C’est un fanatique, pensa Mme Cottard ; Swann, sauf sur la fin, était plus tolérant, il est vrai qu’il était converti. » Or, tout au contraire, le baron était non seulement chrétien, comme on le sait, mais pieux à la façon du moyen âge. Pour lui, comme pour les sculpteurs du xiiie siècle, l’Église chrétienne était, au sens vivant du mot, peuplée d’une foule d’êtres, crus parfaitement réels : prophètes, apôtres, anges, saints personnages de toute sorte, entourant le Verbe incarné, sa mère et son époux, le Père Éternel, tous les martyrs et docteurs ; tel que leur peuple en plein relief, chacun d’eux se presse au porche ou remplit le vaisseau des cathédrales. Entre eux tous M. de Charlus avait choisi comme patrons intercesseurs les archanges Michel, Gabriel et Raphaël, avec lesquels il avait de fréquents entretiens pour qu’ils communiquassent ses prières au Père Éternel, devant le trône de qui ils se tiennent. Aussi l’erreur de Mme Cottard m’amusa-t-elle beaucoup.

Pour quitter le terrain religieux, disons que le docteur, venu à Paris avec le maigre bagage de conseils d’une mère paysanne, puis absorbé par les études, presque purement matérielles, auxquelles ceux qui veulent pousser loin leur carrière médicale sont obligés de se consacrer pendant un grand nombre d’années, ne s’était jamais cultivé ; il avait acquis plus d’autorité, mais non pas d’expérience ; il prit à la lettre ce mot d’« honoré », en fut à la fois satisfait parce qu’il était vaniteux, et affligé parce qu’il était bon garçon. « Ce pauvre de Charlus, dit-il le soir à sa femme, il m’a fait de la peine quand il m’a dit qu’il était honoré de voyager avec nous. On sent, le pauvre diable, qu’il n’a pas de relations, qu’il s’humilie. »

Mais bientôt, sans avoir besoin d’être guidés par la charitable Mme Cottard, les fidèles avaient réussi à dominer la gêne qu’ils avaient tous plus ou moins éprouvée, au début, à se trouver à côté de M. de Charlus. Sans doute en sa présence ils gardaient sans cesse à l’esprit le souvenir des révélations de Ski et l’idée de l’étrangeté sexuelle qui était incluse en leur compagnon de voyage. Mais cette étrangeté même exerçait sur eux une espèce d’attrait. Elle donnait pour eux à la conversation du baron, d’ailleurs remarquable, mais en des parties qu’ils ne pouvaient guère apprécier, une saveur qui faisait paraître à côté la conversation des plus intéressants, de Brichot lui-même, comme un peu fade. Dès le début d’ailleurs, on s’était plu à reconnaître qu’il était intelligent. « Le génie peut être voisin de la folie », énonçait le docteur, et si la princesse, avide de s’instruire, insistait, il n’en disait pas plus, cet axiome étant tout ce qu’il savait sur le génie et ne lui paraissant pas, d’ailleurs, aussi démontré que tout ce qui a trait à la fièvre typhoïde et à l’arthritisme. Et comme il était devenu superbe et resté mal élevé : « Pas de questions, princesse, ne m’interrogez pas, je suis au bord de la mer pour me reposer. D’ailleurs vous ne me comprendriez pas, vous ne savez pas la médecine. » Et la princesse se taisait en s’excusant, trouvant Cottard un homme charmant, et comprenant que les célébrités ne sont pas toujours abordables. À cette première période on avait donc fini par trouver M. de Charlus intelligent malgré son vice (ou ce que l’on nomme généralement ainsi). Maintenant, c’était, sans s’en rendre compte, à cause de ce vice qu’on le trouvait plus intelligent que les autres. Les maximes les plus simples que, adroitement provoqué par l’universitaire ou le sculpteur, M. de Charlus énonçait sur l’amour, la jalousie, la beauté, à cause de l’expérience singulière, secrète, raffinée et monstrueuse où il les avait puisées, prenaient pour les fidèles ce charme du dépaysagement qu’une psychologie, analogue à celle que nous a offerte de tout temps notre littérature dramatique, revêt dans une pièce russe ou japonaise, jouée par des artistes de là-bas. On risquait encore, quand il n’entendait pas, une mauvaise plaisanterie : « Oh ! chuchotait le sculpteur, en voyant un jeune employé aux longs cils de bayadère et que M. de Charlus n’avait pu s’empêcher de dévisager, si le baron se met à faire de l’œil au contrôleur, nous ne sommes pas prêts d’arriver, le train va aller à reculons. Regardez-moi la manière dont il le regarde, ce n’est plus un petit chemin de fer où nous sommes, c’est un funiculeur. » Mais au fond, si M. de Charlus ne venait pas, on était presque déçu de voyager seulement entre gens comme tout le monde et de n’avoir pas auprès de soi ce personnage peinturluré, pansu et clos, semblable à quelque boîte de provenance exotique et suspecte qui laisse échapper la curieuse odeur de fruits auxquels l’idée de goûter seulement vous soulèverait le cœur. À ce point de vue, les fidèles de sexe masculin avaient des satisfactions plus vives, dans la courte partie du trajet qu’on faisait entre Saint-Martin-du-Chêne, où montait M. de Charlus, et Doncières, station où on était rejoint par Morel. Car tant que le violoniste n’était pas là (et si les dames et Albertine, faisant bande à part pour ne pas gêner la conversation, se tenaient éloignées), M. de Charlus ne se gênait pas pour ne pas avoir l’air de fuir certains sujets et parler de « ce qu’on est convenu d’appeler les mauvaises mœurs ». Albertine ne pouvait le gêner, car elle était toujours avec les dames, par grâce de jeune fille qui ne veut pas que sa présence restreigne la liberté de la conversation. Or je supportais aisément de ne pas l’avoir à côté de moi, à condition toutefois qu’elle restât dans le même wagon. Car moi qui n’éprouvais plus de jalousie ni guère d’amour pour elle, ne pensais pas à ce qu’elle faisait les jours où je ne la voyais pas, en revanche, quand j’étais là, une simple cloison, qui eût pu à la rigueur dissimuler une trahison, m’était insupportable, et si elle allait avec les dames dans le compartiment voisin, au bout d’un instant, ne pouvant plus tenir en place, au risque de froisser celui qui parlait, Brichot, Cottard ou Charlus, et à qui je ne pouvais expliquer la raison de ma fuite, je me levais, les plantais là et, pour voir s’il ne s’y faisait rien d’anormal, passais à côté. Et jusqu’à Doncières, M. de Charlus, ne craignant pas de choquer, parlait parfois fort crûment de mœurs qu’il déclarait ne trouver pour son compte ni bonnes ni mauvaises. Il le faisait par habileté, pour montrer sa largeur d’esprit, persuadé qu’il était que les siennes n’éveillaient guère de soupçon dans l’esprit des fidèles. Il pensait bien qu’il y avait dans l’univers quelques personnes qui étaient, selon une expression qui lui devint plus tard familière, « fixées sur son compte ». Mais il se figurait que ces personnes n’étaient pas plus de trois ou quatre et qu’il n’y en avait aucune sur la côte normande. Cette illusion peut étonner de la part de quelqu’un d’aussi fin, d’aussi inquiet. Même pour ceux qu’il croyait plus ou moins renseignés, il se flattait que ce ne fût que dans le vague, et avait la prétention, selon qu’il leur dirait telle ou telle chose, de mettre telle personne en dehors des suppositions d’un interlocuteur qui, par politesse, faisait semblant d’accepter ses dires. Même se doutant de ce que je pouvais savoir ou supposer sur lui, il se figurait que cette opinion, qu’il croyait beaucoup plus ancienne de ma part qu’elle ne l’était en réalité, était toute générale, et qu’il lui suffisait de nier tel ou tel détail pour être cru, alors qu’au contraire, si la connaissance de l’ensemble précède toujours celle des détails, elle facilite infiniment l’investigation de ceux-ci et, ayant détruit le pouvoir d’invisibilité, ne permet plus au dissimulateur de cacher ce qu’il lui plaît. Certes, quand M. de Charlus, invité à un dîner par tel fidèle ou tel ami des fidèles, prenait les détours les plus compliqués pour amener, au milieu des noms de dix personnes qu’il citait, le nom de Morel, il ne se doutait guère qu’aux raisons toujours différentes qu’il donnait du plaisir ou de la commodité qu’il pourrait trouver ce soir-là à être invité avec lui, ses hôtes, en ayant l’air de le croire parfaitement, en substituaient une seule, toujours la même, et qu’il croyait ignorée d’eux, à savoir qu’il l’aimait. De même Mme Verdurin, semblant toujours avoir l’air d’admettre entièrement les motifs mi-artistiques, mi-humanitaires, que M. de Charlus lui donnait de l’intérêt qu’il portait à Morel, ne cessait de remercier avec émotion le baron des bontés touchantes, disait-elle, qu’il avait pour le violoniste. Or quel étonnement aurait eu M. de Charlus si, un jour que Morel et lui étaient en retard et n’étaient pas venus par le chemin de fer, il avait entendu la Patronne dire : « Nous n’attendons plus que ces demoiselles ! » Le baron eût été d’autant plus stupéfait que, ne bougeant guère de la Raspelière, il y faisait figure de chapelain, d’abbé du répertoire, et quelquefois (quand Morel avait quarante-huit heures de permission) y couchait deux nuits de suite. Mme Verdurin leur donnait alors deux chambres communicantes et, pour les mettre à l’aise, disait : « Si vous avez envie de faire de la musique, ne vous gênez pas, les murs sont comme ceux d’une forteresse, vous n’avez personne à votre étage, et mon mari a un sommeil de plomb. » Ces jours-là, M. de Charlus relayait la princesse en allant chercher les nouveaux à la gare, excusait Mme Verdurin de ne pas être venue à cause d’un état de santé qu’il décrivait si bien que les invités entraient avec une figure de circonstance et poussaient un cri d’étonnement en trouvant la Patronne alerte et debout, en robe à demi décolletée.

Car M. de Charlus était momentanément devenu, pour Mme Verdurin, le fidèle des fidèles, une seconde princesse Sherbatoff. De sa situation mondaine elle était beaucoup moins sûre que de celle de la princesse, se figurant que, si celle-ci ne voulait voir que le petit noyau, c’était par mépris des autres et prédilection pour lui. Comme cette feinte était justement le propre des Verdurin, lesquels traitaient d’ennuyeux tous ceux qu’ils ne pouvaient fréquenter, il est incroyable que la Patronne pût croire la princesse une âme d’acier, détestant le chic. Mais elle n’en démordait pas et était persuadée que, pour la grande dame aussi, c’était sincèrement et par goût d’intellectualité qu’elle ne fréquentait pas les ennuyeux. Le nombre de ceux-ci diminuait, du reste, à l’égard des Verdurin. La vie de bains de mer ôtait à une présentation les conséquences pour l’avenir qu’on eût pu redouter à Paris. Des hommes brillants, venus à Balbec sans leur femme, ce qui facilitait tout, à la Raspelière faisaient des avances et d’ennuyeux devenaient exquis. Ce fut le cas pour le prince de Guermantes, que l’absence de la princesse n’aurait pourtant pas décidé à aller « en garçon » chez les Verdurin, si l’aimant du dreyfusisme n’eût été si puissant qu’il lui fit monter d’un seul trait les pentes qui mènent à la Raspelière, malheureusement un jour où la Patronne était sortie. Mme Verdurin, du reste, n’était pas certaine que lui et M. de Charlus fussent du même monde. Le baron avait bien dit que le duc de Guermantes était son frère, mais c’était peut-être le mensonge d’un aventurier. Si élégant se fût-il montré, si aimable, si « fidèle » envers les Verdurin, la Patronne hésitait presque à l’inviter avec le prince de Guermantes. Elle consulta Ski et Brichot : « Le baron et le prince de Guermantes, est-ce que ça marche ? — Mon Dieu, Madame, pour l’un des deux je crois pouvoir le dire. — Mais l’un des deux, qu’est-ce que ça peut me faire ? avait repris Mme Verdurin irritée. Je vous demande s’ils marchent ensemble ? — Ah ! Madame, voilà des choses qui sont bien difficiles à savoir. » Mme Verdurin n’y mettait aucune malice. Elle était certaine des mœurs du baron, mais quand elle s’exprimait ainsi elle n’y pensait nullement, mais seulement à savoir si on pouvait inviter ensemble le prince et M. de Charlus, si cela corderait. Elle ne mettait aucune intention malveillante dans l’emploi de ces expressions toutes faites et que les « petits clans » artistiques favorisent. Pour se parer de M. de Guermantes, elle voulait l’emmener, l’après-midi qui suivrait le déjeuner, à une fête de charité et où des marins de la côte figureraient un appareillage. Mais n’ayant pas le temps de s’occuper de tout, elle délégua ses fonctions au fidèle des fidèles, au baron. « Vous comprenez, il ne faut pas qu’ils restent immobiles comme des moules, il faut qu’ils aillent, qu’ils viennent, qu’on voie le branle-bas, je ne sais pas le nom de tout ça. Mais vous, qui allez souvent au port de Balbec-Plage, vous pourriez bien faire faire une répétition sans vous fatiguer. Vous devez vous y entendre mieux que moi, M. de Charlus, à faire marcher des petits marins. Mais, après tout, nous nous donnons bien du mal pour M. de Guermantes. C’est peut-être un imbécile du Jockey. Oh ! mon Dieu, je dis du mal du Jockey, et il me semble me rappeler que vous en êtes. Hé baron, vous ne me répondez pas, est-ce que vous en êtes ? Vous ne voulez pas sortir avec nous ? Tenez, voici un livre que j’ai reçu, je pense qu’il vous intéressera. C’est de Roujon. Le titre est joli : « Parmi les hommes. »

Pour ma part, j’étais d’autant plus heureux que M. de Charlus fût assez souvent substitué à la princesse Sherbatoff, que j’étais très mal avec celle-ci, pour une raison à la fois insignifiante et profonde. Un jour que j’étais dans le petit train, comblant de mes prévenances, comme toujours, la princesse Sherbatoff, j’y vis monter Mme de Villeparisis. Elle était en effet venue passer quelques semaines chez la princesse de Luxembourg, mais, enchaîné à ce besoin quotidien de voir Albertine, je n’avais jamais répondu aux invitations multipliées de la marquise et de son hôtesse royale. J’eus du remords en voyant l’amie de ma grand’mère et, par pur devoir (sans quitter la princesse Sherbatoff) je causai assez longtemps avec elle. J’ignorais, du reste, absolument que Mme de Villeparisis savait très bien qui était ma voisine, mais ne voulait pas la connaître. À la station suivante, Mme de Villeparisis quitta le wagon, je me reprochai même de ne pas l’avoir aidée à descendre ; j’allai me rasseoir à côté de la princesse. Mais on eût dit — cataclysme fréquent chez les personnes dont la situation est peu solide et qui craignent qu’on n’ait entendu parler d’elles en mal, qu’on les méprise — qu’un changement à vue s’était opéré. Plongée dans sa Revue des Deux-Mondes, Mme Sherbatoff répondit à peine du bout des lèvres à mes questions et finit par me dire que je lui donnais la migraine. Je ne comprenais rien à mon crime. Quand je dis au revoir à la princesse, le sourire habituel n’éclaira pas son visage, un salut sec abaissa son menton, elle ne me tendit même pas la main et ne m’a jamais reparlé depuis. Mais elle dut parler — je ne sais pas pour dire quoi — aux Verdurin, car dès que je demandais à ceux-ci si je ne ferais pas bien de faire une politesse à la princesse Sherbatoff, tous en chœur se précipitaient : « Non ! Non ! Non ! Surtout pas ! Elle n’aime pas les amabilités ! » On ne le faisait pas pour me brouiller avec elle, mais elle avait réussi à faire croire qu’elle était insensible aux prévenances, une âme inaccessible aux vanités de ce monde. Il faut avoir vu l’homme politique qui passe pour le plus entier, le plus intransigeant, le plus inapprochable depuis qu’il est au pouvoir ; il faut l’avoir vu au temps de sa disgrâce, mendier timidement, avec un sourire brillant d’amoureux, le salut hautain d’un journaliste quelconque ; il faut avoir vu le redressement de Cottard (que ses nouveaux malades prenaient pour une barre de fer), et savoir de quels dépits amoureux, de quels échecs de snobisme étaient faits l’apparente hauteur, l’anti-snobisme universellement admis de la princesse Sherbatoff, pour comprendre que dans l’humanité la règle — qui comporte des exceptions naturellement — est que les durs sont des faibles dont on n’a pas voulu, et que les forts, se souciant peu qu’on veuille ou non d’eux, ont seuls cette douceur que le vulgaire prend pour de la faiblesse.

Au reste je ne dois pas juger sévèrement la princesse Sherbatoff. Son cas est si fréquent ! Un jour, à l’enterrement d’un Guermantes, un homme remarquable placé à côté de moi me montra un Monsieur élancé et pourvu d’une jolie figure. « De tous les Guermantes, me dit mon voisin, celui-là est le plus inouï, le plus singulier. C’est le frère du duc. » Je lui répondis imprudemment qu’il se trompait, que ce Monsieur, sans parenté aucune avec les Guermantes, s’appelait Fournier-Sarlovèze. L’homme remarquable me tourna le dos et ne m’a plus jamais salué depuis.

Un grand musicien, membre de l’Institut, haut dignitaire officiel, et qui connaissait Ski, passa par Harembouville, où il avait une nièce, et vint à un mercredi des Verdurin. M. de Charlus fut particulièrement aimable avec lui (à la demande de Morel) et surtout pour qu’au retour à Paris, l’académicien lui permît d’assister à différentes séances privées, répétitions, etc., où jouait le violoniste. L’académicien flatté, et d’ailleurs homme charmant, promit et tint sa promesse. Le baron fut très touché de toutes les amabilités que ce personnage (d’ailleurs, en ce qui le concernait, aimant uniquement et profondément les femmes) eut pour lui, de toutes les facilités qu’il lui procura pour voir Morel dans les lieux officiels où les profanes n’entrent pas, de toutes les occasions données par le célèbre artiste au jeune virtuose de se produire, de se faire connaître, en le désignant, de préférence à d’autres, à talent égal, pour des auditions qui devaient avoir un retentissement particulier. Mais M. de Charlus ne se doutait pas qu’il en devait au maître d’autant plus de reconnaissance que celui-ci, doublement méritant, ou, si l’on aime mieux, deux fois coupable, n’ignorait rien des relations du violoniste et de son noble protecteur. Il les favorisa, certes sans sympathie pour elles, ne pouvant comprendre d’autre amour que celui de la femme, qui avait inspiré toute sa musique, mais par indifférence morale, complaisance et serviabilité professionnelles, amabilité mondaine, snobisme. Quant à des doutes sur le caractère de ces relations, il en avait si peu que, dès le premier dîner à la Raspelière, il avait demandé à Ski, en parlant de M. de Charlus et de Morel comme il eût fait d’un homme et de sa maîtresse : « Est-ce qu’il y a longtemps qu’ils sont ensemble ? » Mais trop homme du monde pour en laisser rien voir aux intéressés, prêt, si parmi les camarades de Morel il s’était produit quelques commérages, à les réprimer et à rassurer Morel en lui disant paternellement : « On dit cela de tout le monde aujourd’hui », il ne cessa de combler le baron de gentillesses que celui-ci trouva charmantes, mais naturelles, incapable de supposer chez l’illustre maître tant de vice ou tant de vertu. Car les mots qu’on disait en l’absence de M. de Charlus, les « à peu près » sur Morel, personne n’avait l’âme assez basse pour les lui répéter. Et pourtant cette simple situation suffit à montrer que même cette chose universellement décriée, qui ne trouverait nulle part un défenseur : « le potin », lui aussi, soit qu’il ait pour objet nous-même et nous devienne ainsi particulièrement désagréable, soit qu’il nous apprenne sur un tiers quelque chose que nous ignorions, a sa valeur psychologique. Il empêche l’esprit de s’endormir sur la vue factice qu’il a de ce qu’il croit les choses et qui n’est que leur apparence. Il retourne celle-ci avec la dextérité magique d’un philosophe idéaliste et nous présente rapidement un coin insoupçonné du revers de l’étoffe. M. de Charlus eût-il pu imaginer ces mots dits par certaine tendre parente : « Comment veux-tu que Mémé soit amoureux de moi ? tu oublies donc que je suis une femme ! » Et pourtant elle avait un attachement véritable, profond, pour M. de Charlus. Comment alors s’étonner que, pour les Verdurin, sur l’affection et la bonté desquels il n’avait aucun droit de compter, les propos qu’ils disaient loin de lui (et ce ne furent pas seulement, on le verra, des propos) fussent si différents de ce qu’il les imaginait être, c’est-à-dire du simple reflet de ceux qu’il entendait quand il était là ? Ceux-là seuls ornaient d’inscriptions affectueuses le petit pavillon idéal où M. de Charlus venait parfois rêver seul, quand il introduisait un instant son imagination dans l’idée que les Verdurin avaient de lui. L’atmosphère y était si sympathique, si cordiale, le repos si réconfortant, que, quand M. de Charlus, avant de s’endormir, était venu s’y délasser un instant de ses soucis, il n’en sortait jamais sans un sourire. Mais, pour chacun de nous, ce genre de pavillon est double : en face de celui que nous croyons être l’unique, il y a l’autre, qui nous est habituellement invisible, le vrai, symétrique avec celui que nous connaissons, mais bien différent et dont l’ornementation, où nous ne reconnaîtrions rien de ce que nous nous attendions à voir, nous épouvanterait comme faite avec les symboles odieux d’une hostilité insoupçonnée. Quelle stupeur pour M. de Charlus, s’il avait pénétré dans un de ces pavillons adverses, grâce à quelque potin, comme par un de ces escaliers de service où des graffiti obscènes sont charbonnés à la porte des appartements par des fournisseurs mécontents ou des domestiques renvoyés ! Mais, tout autant que nous sommes privés de ce sens de l’orientation dont sont doués certains oiseaux, nous manquons du sens de la visibilité, comme nous manquons de celui des distances, nous imaginant toute proche l’attention intéressée des gens qui, au contraire, ne pensent jamais à nous et ne soupçonnant pas que nous sommes, pendant ce temps-là, pour d’autres leur seul souci. Ainsi M. de Charlus vivait dupé comme le poisson qui croit que l’eau où il nage s’étend au delà du verre de son aquarium qui lui en présente le reflet, tandis qu’il ne voit pas à côté de lui, dans l’ombre, le promeneur amusé qui suit ses ébats ou le pisciculteur tout-puissant qui, au moment imprévu et fatal, différé en ce moment à l’égard du baron (pour qui le pisciculteur, à Paris, sera Mme Verdurin), le tirera sans pitié du milieu où il aimait vivre pour le rejeter dans un autre. Au surplus, les peuples, en tant qu’ils ne sont que des collections d’individus, peuvent offrir des exemples plus vastes, mais identiques en chacune de leurs parties, de cette cécité profonde, obstinée et déconcertante. Jusqu’ici, si elle était cause que M. de Charlus tenait, dans le petit clan, des propos d’une habileté inutile ou d’une audace qui faisait sourire en cachette, elle n’avait pas encore eu pour lui ni ne devait avoir, à Balbec, de graves inconvénients. Un peu d’albumine, de sucre, d’arythmie cardiaque, n’empêche pas la vie de continuer normale pour celui qui ne s’en aperçoit même pas, alors que seul le médecin y voit la prophétie de catastrophes. Actuellement le goût — platonique ou non — de M. de Charlus pour Morel poussait seulement le baron à dire volontiers, en l’absence de Morel, qu’il le trouvait très beau, pensant que cela serait entendu en toute innocence, et agissant en cela comme un homme fin qui, appelé à déposer devant un tribunal, ne craindra pas d’entrer dans des détails qui semblent en apparence désavantageux pour lui, mais qui, à cause de cela même, ont plus de naturel et moins de vulgarité que les protestations conventionnelles d’un accusé de théâtre. Avec la même liberté, toujours entre Doncières-Ouest et Saint-Martin-du-Chêne — ou le contraire au retour — M. de Charlus parlait volontiers de gens qui ont, paraît-il, des mœurs très étranges, et ajoutait même : « Après tout, je dis étranges, je ne sais pas pourquoi, car cela n’a rien de si étrange », pour se montrer à soi-même combien il était à l’aise avec son public. Et il l’était en effet, à condition que ce fût lui qui eût l’initiative des opérations et qu’il sût la galerie muette et souriante, désarmée par la crédulité ou la bonne éducation.

Quand M. de Charlus ne parlait pas de son admiration pour la beauté de Morel, comme si elle n’eût eu aucun rapport avec un goût — appelé vice — il traitait de ce vice, mais comme s’il n’avait été nullement le sien. Parfois même il n’hésitait pas à l’appeler par son nom. Comme, après avoir regardé la belle reliure de son Balzac, je lui demandais ce qu’il préférait dans la Comédie Humaine, il me répondit, dirigeant sa pensée vers une idée fixe : « Tout l’un ou tout l’autre, les petites miniatures comme le Curé de Tours et la Femme abandonnée, ou les grandes fresques comme la série des Illusions perdues. Comment ! vous ne connaissez pas les Illusions perdues ? C’est si beau, le moment où Carlos Herrera demande le nom du château devant lequel passe sa calèche : c’est Rastignac, la demeure du jeune homme qu’il a aimé autrefois. Et l’abbé alors de tomber dans une rêverie que Swann appelait, ce qui était bien spirituel, la Tristesse d’Olympio de la pédérastie. Et la mort de Lucien ! je ne me rappelle plus quel homme de goût avait eu cette réponse, à qui lui demandait quel événement l’avait le plus affligé dans sa vie : « La mort de Lucien de Rubempré dans Splendeurs et Misères. » — Je sais que Balzac se porte beaucoup cette année, comme l’an passé le pessimisme, interrompit Brichot. Mais, au risque de contrister les âmes en mal de déférence balzacienne, sans prétendre, Dieu me damne, au rôle de gendarme de lettres et dresser procès-verbal pour fautes de grammaire, j’avoue que le copieux improvisateur, dont vous me semblez surfaire singulièrement les élucubrations effarantes, m’a toujours paru un scribe insuffisamment méticuleux. J’ai lu ces Illusions Perdues dont vous nous parlez, baron, en me torturant pour atteindre à une ferveur d’initié, et je confesse en toute simplicité d’âme que ces romans-feuilletons, rédigés en pathos, en galimatias double et triple (Esther heureuse, Où mènent les mauvais chemins, À combien l’amour revient aux vieillards), m’ont toujours fait l’effet des mystères de Rocambole, promus par inexplicable faveur à la situation précaire de chef-d’œuvre. — Vous dites cela parce que vous ne connaissez pas la vie, dit le baron doublement agacé, car il sentait que Brichot ne comprendrait ni ses raisons d’artiste, ni les autres. — J’entends bien, répondit Brichot, que, pour parler comme Maître François Rabelais, vous voulez dire que je suis moult sorbonagre, sorbonicole et sorboniforme. Pourtant, tout autant que les camarades, j’aime qu’un livre donne l’impression de la sincérité et de la vie, je ne suis pas de ces clercs… — Le quart d’heure de Rabelais, interrompit le docteur Cottard avec un air non plus de doute, mais de spirituelle assurance. — … qui font vœu de littérature en suivant la règle de l’Abbaye-aux-Bois dans l’obédience de M. le vicomte de Chateaubriand, grand maître du chiqué, selon la règle stricte des humanistes. M. le vicomte de Chateaubriand… — Chateaubriand aux pommes ? interrompit le docteur Cottard. — C’est lui le patron de la confrérie, continua Brichot sans relever la plaisanterie du docteur, lequel, en revanche, alarmé par la phrase de l’universitaire, regarda M. de Charlus avec inquiétude. Brichot avait semblé manquer de tact à Cottard, duquel le calembour avait amené un fin sourire sur les lèvres de la princesse Sherbatoff. — Avec le professeur, l’ironie mordante du parfait sceptique ne perd jamais ses droits, dit-elle par amabilité et pour montrer que le « mot » du médecin n’avait pas passé inaperçu pour elle. — Le sage est forcément sceptique, répondit le docteur. Que sais-je ? γυωθι σεαυτου, disait Socrate. C’est très juste, l’excès en tout est un défaut. Mais je reste bleu quand je pense que cela a suffi à faire durer le nom de Socrate jusqu’à nos jours. Qu’est-ce qu’il y a dans cette philosophie ? peu de chose en somme. Quand on pense que Charcot et d’autres ont fait des travaux mille fois plus remarquables et qui s’appuient, au moins, sur quelque chose, sur la suppression du réflexe pupillaire comme syndrome de la paralysie générale, et qu’ils sont presque oubliés ! En somme, Socrate, ce n’est pas extraordinaire. Ce sont des gens qui n’avaient rien à faire, qui passaient toute leur journée à se promener, à discutailler. C’est comme Jésus-Christ : Aimez-vous les uns les autres, c’est très joli. — Mon ami…, pria Mme Cottard. — Naturellement, ma femme proteste, ce sont toutes des névrosées. — Mais, mon petit docteur, je ne suis pas névrosée, murmura Mme Cottard. — Comment, elle n’est pas névrosée ? quand son fils est malade, elle présente des phénomènes d’insomnie. Mais enfin, je reconnais que Socrate, et le reste, c’est nécessaire pour une culture supérieure, pour avoir des talents d’exposition. Je cite toujours le γνωθι σεαυτον à mes élèves pour le premier cours. Le père Bouchard, qui l’a su, m’en a félicité. — Je ne suis pas des tenants de la forme pour la forme, pas plus que je ne thésauriserais en poésie la rime millionnaire, reprit Brichot. Mais, tout de même, la Comédie Humaine — bien peu humaine — est par trop le contraire de ces œuvres où l’art excède le fond, comme dit cette bonne rosse d’Ovide. Et il est permis de préférer un sentier à mi-côte, qui mène à la cure de Meudon ou à l’Ermitage de Ferney, à égale distance de la Vallée-aux-Loups où René remplissait superbement les devoirs d’un pontificat sans mansuétude, et les Jardies où Honoré de Balzac, harcelé par les recors, ne s’arrêtait pas de cacographier pour une Polonaise, en apôtre zélé du charabia. — Chateaubriand est beaucoup plus vivant que vous ne dites, et Balzac est tout de même un grand écrivain, répondit M. de Charlus, encore trop imprégné du goût de Swann pour ne pas être irrité par Brichot, et Balzac a connu jusqu’à ces passions que tout le monde ignore, ou n’étudie que pour les flétrir. Sans reparler des immortelles Illusions Perdues, Sarrazine, la Fille aux yeux d’or, Une passion dans le désert, même l’assez énigmatique Fausse Maîtresse, viennent à l’appui de mon dire. Quand je parlais de ce côté « hors de nature » de Balzac à Swann, il me disait : « Vous êtes du même avis que Taine. » Je n’avais pas l’honneur de connaître M. Taine, ajouta M. de Charlus (avec cette irritante habitude du « Monsieur » inutile qu’ont les gens du monde, comme s’ils croyaient, en taxant de Monsieur un grand écrivain, lui décerner un honneur, peut-être garder les distances, et bien faire savoir qu’ils ne le connaissent pas), je ne connaissais pas M. Taine, mais je me tenais pour fort honoré d’être du même avis que lui. » D’ailleurs, malgré ces habitudes mondaines ridicules, M. de Charlus était très intelligent, et il est probable que si quelque mariage ancien avait noué une parenté entre sa famille et celle de Balzac, il eût ressenti (non moins que Balzac d’ailleurs) une satisfaction dont il n’eût pu cependant s’empêcher de se targuer comme d’une marque de condescendance admirable.

Parfois, à la station qui suivait Saint-Martin-du-Chêne, des jeunes gens montaient dans le train. M. de Charlus ne pouvait pas s’empêcher de les regarder, mais, comme il abrégeait et dissimulait l’attention qu’il leur prêtait, elle prenait l’air de cacher un secret, plus particulier même que le véritable ; on aurait dit qu’il les connaissait, le laissait malgré lui paraître après avoir accepté son sacrifice, avant de se retourner vers nous, comme font ces enfants à qui, à la suite d’une brouille entre parents, on a défendu de dire bonjour à des camarades, mais qui, lorsqu’ils les rencontrent, ne peuvent se priver de lever la tête avant de retomber sous la férule de leur précepteur.

Au mot tiré du grec dont M. de Charlus, parlant de Balzac, avait fait suivre l’allusion à la Tristesse d’Olympio dans Splendeurs et Misères, Ski, Brichot et Cottard s’étaient regardés avec un sourire peut-être moins ironique qu’empreint de la satisfaction qu’auraient des dîneurs qui réussiraient à faire parler Dreyfus de sa propre affaire, ou l’Impératrice de son règne. On comptait bien le pousser un peu sur ce sujet, mais c’était déjà Doncières, où Morel nous rejoignait. Devant lui, M. de Charlus surveillait soigneusement sa conversation, et quand Ski voulut le ramener à l’amour de Carlos Herrera pour Lucien de Rubempré, le baron prit l’air contrarié, mystérieux, et finalement (voyant qu’on ne l’écoutait pas) sévère et justicier d’un père qui entendrait dire des indécences devant sa fille. Ski ayant mis quelque entêtement à poursuivre, M. de Charlus, les yeux hors de la tête, élevant la voix, dit d’un ton significatif, en montrant Albertine qui pourtant ne pouvait nous entendre, occupée à causer avec Mme Cottard et la princesse Sherbatoff, et sur le ton à double sens de quelqu’un qui veut donner une leçon à des gens mal élevés : « Je crois qu’il serait temps de parler de choses qui puissent intéresser cette jeune fille. » Mais je compris bien que, pour lui, la jeune fille était non pas Albertine, mais Morel ; il témoigna, du reste, plus tard de l’exactitude de mon interprétation par les expressions dont il se servit quand il demanda qu’on n’eût plus de ces conversations devant Morel. « Vous savez, me dit-il, en parlant du violoniste, qu’il n’est pas du tout ce que vous pourriez croire, c’est un petit très honnête, qui est toujours resté sage, très sérieux. » Et on sentait à ces mots que M. de Charlus considérait l’inversion sexuelle comme un danger aussi menaçant pour les jeunes gens que la prostitution pour les femmes, et que, s’il se servait pour Morel de l’épithète de « sérieux », c’était dans le sens qu’elle prend appliquée à une petite ouvrière. Alors Brichot, pour changer la conversation, me demanda si je comptais rester encore longtemps à Incarville. J’avais eu beau lui faire observer plusieurs fois que j’habitais non pas Incarville mais Balbec, il retombait toujours dans sa faute, car c’est sous le nom d’Incarville ou de Balbec-Incarville qu’il désignait cette partie du littoral. Il y a ainsi des gens qui parlent des mêmes choses que nous en les appelant d’un nom un peu différent. Une certaine dame du faubourg Saint-Germain me demandait toujours, quand elle voulait parler de la duchesse de Guermantes, s’il y avait longtemps que je n’avais vu Zénaïde, ou Oriane-Zénaïde, ce qui fait qu’au premier moment je ne comprenais pas. Probablement il y avait eu un temps où, une parente de Mme de Guermantes s’appelant Oriane, on l’appelait, elle, pour éviter les confusions, Oriane-Zénaïde. Peut-être aussi y avait-il eu d’abord une gare seulement à Incarville, et allait-on de là en voiture à Balbec. « De quoi parliez-vous donc ? dit Albertine étonnée du ton solennel de père de famille que venait d’usurper M. de Charlus. — De Balzac, se hâta de répondre le baron, et vous avez justement ce soir la toilette de la princesse de Cadignan, pas la première, celle du dîner, mais la seconde. » Cette rencontre tenait à ce que, pour choisir des toilettes à Albertine, je m’inspirais du goût qu’elle s’était formé grâce à Elstir, lequel appréciait beaucoup une sobriété qu’on eût pu appeler britannique s’il ne s’y était allié plus de douceur, de mollesse française. Le plus souvent, les robes qu’il préférait offraient aux regards une harmonieuse combinaison de couleurs grises, comme celle de Diane de Cadignan. Il n’y avait guère que M. de Charlus pour savoir apprécier à leur véritable valeur les toilettes d’Albertine ; tout de suite ses yeux découvraient ce qui en faisait la rareté, le prix ; il n’aurait jamais dit le nom d’une étoffe pour une autre et reconnaissait le faiseur. Seulement il aimait mieux — pour les femmes — un peu plus d’éclat et de couleur que n’en tolérait Elstir. Aussi, ce soir-là, me lança-t-elle un regard moitié souriant, moitié inquiet, en courbant son petit nez rose de chatte. En effet, croisant sur sa jupe de crêpe de chine gris, sa jaquette de cheviote grise laissait croire qu’Albertine était tout en gris. Mais me faisant signe de l’aider, parce que ses manches bouffantes avaient besoin d’être aplaties ou relevées pour entrer ou retirer sa jaquette, elle ôta celle-ci, et comme ces manches étaient d’un écossais très doux, rose, bleu pâle, verdâtre, gorge-de-pigeon, ce fut comme si dans un ciel gris s’était formé un arc-en-ciel. Et elle se demandait si cela allait plaire à M. de Charlus. « Ah ! s’écria celui-ci ravi, voilà un rayon, un prisme de couleur. Je vous fais tous mes compliments. — Mais Monsieur seul en a mérité, répondit gentiment Albertine en me désignant, car elle aimait montrer ce qui lui venait de moi. — Il n’y a que les femmes qui ne savent pas s’habiller qui craignent la couleur, reprit M. de Charlus. On peut être éclatante sans vulgarité et douce sans fadeur. D’ailleurs vous n’avez pas les mêmes raisons que Mme de Cadignan de vouloir paraître détachée de la vie, car c’était l’idée qu’elle voulait inculquer à d’Arthez par cette toilette grise. » Albertine, qu’intéressait ce muet langage des robes, questionna M. de Charlus sur la princesse de Cadignan. « Oh ! c’est une nouvelle exquise, dit le baron d’un ton rêveur. Je connais le petit jardin où Diane de Cadignan se promena avec M. d’Espard. C’est celui d’une de mes cousines. — Toutes ces questions du jardin de sa cousine, murmura Brichot à Cottard, peuvent, de même que sa généalogie, avoir du prix pour cet excellent baron. Mais quel intérêt cela a-t-il pour nous qui n’avons pas le privilège de nous y promener, ne connaissons pas cette dame et ne possédons pas de titres de noblesse ? » Car Brichot ne soupçonnait pas qu’on pût s’intéresser à une robe et à un jardin comme à une œuvre d’art, et que c’est comme dans Balzac que M. de Charlus revoyait les petites allées de Mme de Cadignan. Le baron poursuivit : « Mais vous la connaissez, me dit-il, en parlant de cette cousine et pour me flatter en s’adressant à moi comme à quelqu’un qui, exilé dans le petit clan, pour M. de Charlus sinon était de son monde, du moins allait dans son monde. En tout cas vous avez dû la voir chez Mme de Villeparisis. — La marquise de Villeparisis à qui appartient le château de Baucreux ? demanda Brichot d’un air captivé. — Oui, vous la connaissez ? demanda sèchement M. de Charlus. — Nullement, répondit Brichot, mais notre collègue Norpois passe tous les ans une partie de ses vacances à Baucreux. J’ai eu l’occasion de lui écrire là. » Je dis à Morel, pensant l’intéresser, que M. de Norpois était ami de mon père. Mais pas un mouvement de son visage ne témoigna qu’il eût entendu, tant il tenait mes parents pour gens de peu et n’approchant pas de bien loin de ce qu’avait été mon grand-oncle chez qui son père avait été valet de chambre et qui, du reste, contrairement au reste de la famille, aimant assez « faire des embarras », avait laissé un souvenir ébloui à ses domestiques. « Il paraît que Mme de Villeparisis est une femme supérieure ; mais je n’ai jamais été admis à en juger par moi-même, non plus, du reste, que mes collègues. Car Norpois, qui est d’ailleurs plein de courtoisie et d’affabilité à l’Institut, n’a présenté aucun de nous à la marquise. Je ne sais de reçu par elle que notre ami Thureau-Dangin, qui avait avec elle d’anciennes relations de famille, et aussi Gaston Boissier, qu’elle a désiré connaître à la suite d’une étude qui l’intéressait tout particulièrement. Il y a dîné une fois et est revenu sous le charme. Encore Mme Boissier n’a-t-elle pas été invitée. » À ces noms, Morel sourit d’attendrissement : « Ah ! Thureau-Dangin, me dit-il d’un air aussi intéressé que celui qu’il avait montré en entendant parler du marquis de Norpois et de mon père était resté indifférent. Thureau-Dangin, c’était une paire d’amis avec votre oncle. Quand une dame voulait une place de centre pour une réception à l’Académie, votre oncle disait : « J’écrirai à Thureau-Dangin. » Et naturellement la place était aussitôt envoyée, car vous comprenez bien que M. Thureau-Dangin ne se serait pas risqué de rien refuser à votre oncle, qui l’aurait repincé au tournant. Cela m’amuse aussi d’entendre le nom de Boissier, car c’était là que votre grand-oncle faisait faire toutes ses emplettes pour les dames au moment du jour de l’an. Je le sais, car je connais la personne qui était chargée de la commission. » Il faisait plus que la connaître, c’était son père. Certaines de ces allusions affectueuses de Morel à la mémoire de mon oncle touchaient à ce que nous ne comptions pas rester toujours dans l’Hôtel de Guermantes, où nous n’étions venus loger qu’à cause de ma grand’mère. On parlait quelquefois d’un déménagement possible. Or, pour comprendre les conseils que me donnait à cet égard Charles Morel, il faut savoir qu’autrefois mon grand-oncle demeurait 40 bis boulevard Malesherbes. Il en était résulté que, dans la famille, comme nous allions beaucoup chez mon oncle Adolphe jusqu’au jour fatal où je brouillai mes parents avec lui en racontant l’histoire de la dame en rose, au lieu de dire « chez votre oncle », on disait « au 40 bis ». Des cousines de maman lui disaient le plus naturellement du monde : « Ah ! dimanche on ne peut pas vous avoir, vous dînez au 40 bis. » Si j’allais voir une parente, on me recommandait d’aller d’abord « au 40 bis », afin que mon oncle ne pût être froissé qu’on n’eût commencé par lui. Il était propriétaire de la maison et se montrait, à vrai dire, très difficile sur le choix des locataires, qui étaient tous des amis, ou le devenaient. Le colonel baron de Vatry venait tous les jours fumer un cigare avec lui pour obtenir plus facilement des réparations. La porte cochère était toujours fermée. Si à une fenêtre mon oncle apercevait un linge, un tapis, il entrait en fureur et les faisait retirer plus rapidement qu’aujourd’hui les agents de police. Mais enfin il n’en louait pas moins une partie de la maison, n’ayant pour lui que deux étages et les écuries. Malgré cela, sachant lui faire plaisir en vantant le bon entretien de la maison, on célébrait le confort du « petit hôtel » comme si mon oncle en avait été le seul occupant, et il laissait dire, sans opposer le démenti formel qu’il aurait dû. Le « petit hôtel » était assurément confortable (mon oncle y introduisant toutes les inventions de l’époque). Mais il n’avait rien d’extraordinaire. Seul mon oncle, tout en disant, avec une modestie fausse, mon petit taudis, était persuadé, ou en tout cas avait inculqué à son valet de chambre, à la femme de celui-ci, au cocher, à la cuisinière l’idée que rien n’existait à Paris qui, pour le confort, le luxe et l’agrément, fût comparable au petit hôtel. Charles Morel avait grandi dans cette foi. Il y était resté. Aussi, même les jours où il ne causait pas avec moi, si dans le train je parlais à quelqu’un de la possibilité d’un déménagement, aussitôt il me souriait et, clignant de l’œil d’un air entendu, me disait : « Ah ! ce qu’il vous faudrait, c’est quelque chose dans le genre du 40 bis ! C’est là que vous seriez bien ! On peut dire que votre oncle s’y entendait. Je suis bien sûr que dans tout Paris il n’existe rien qui vaille le 40 bis. »

À l’air mélancolique qu’avait pris, en parlant de la princesse de Cadignan, M. de Charlus, j’avais bien senti que cette nouvelle ne le faisait pas penser qu’au petit jardin d’une cousine assez indifférente. Il tomba dans une songerie profonde, et comme se parlant à soi-même : « Les Secrets de la princesse de Cadignan ! s’écria-t-il, quel chef-d’œuvre ! comme c’est profond, comme c’est douloureux, cette mauvaise réputation de Diane qui craint tant que l’homme qu’elle aime ne l’apprenne ! Quelle vérité éternelle, et plus générale que cela n’en a l’air ! comme cela va loin ! » M. de Charlus prononça ces mots avec une tristesse qu’on sentait pourtant qu’il ne trouvait pas sans charme. Certes M. de Charlus, ne sachant pas au juste dans quelle mesure ses mœurs étaient ou non connues, tremblait, depuis quelque temps, qu’une fois qu’il serait revenu à Paris et qu’on le verrait avec Morel, la famille de celui-ci n’intervînt et qu’ainsi son bonheur fût compromis. Cette éventualité ne lui était probablement apparue jusqu’ici que comme quelque chose de profondément désagréable et pénible. Mais le baron était fort artiste. Et maintenant que depuis un instant il confondait sa situation avec celle décrite par Balzac, il se réfugiait en quelque sorte dans la nouvelle, et à l’infortune qui le menaçait peut-être, et ne laissait pas en tout cas de l’effrayer, il avait cette consolation de trouver, dans sa propre anxiété, ce que Swann et aussi Saint-Loup eussent appelé quelque chose de « très balzacien ». Cette identification à la princesse de Cadignan avait été rendue facile pour M. de Charlus grâce à la transposition mentale qui lui devenait habituelle et dont il avait déjà donné divers exemples. Elle suffisait, d’ailleurs, pour que le seul remplacement de la femme, comme objet aimé, par un jeune homme, déclanchât aussitôt autour de celui-ci tout le processus de complications sociales qui se développent autour d’une liaison ordinaire. Quand, pour une raison quelconque, on introduit une fois pour toutes un changement dans le calendrier, ou dans les horaires, si on fait commencer l’année quelques semaines plus tard, ou si l’on fait sonner minuit un quart d’heure plus tôt, comme les journées auront tout de même vingt-quatre heures et les mois trente jours, tout ce qui découle de la mesure du temps restera identique. Tout peut avoir été changé sans amener aucun trouble, puisque les rapports entre les chiffres sont toujours pareils. Ainsi des vies qui adoptent « l’heure de l’Europe Centrale » ou les calendriers orientaux. Il semble même que l’amour-propre qu’on a à entretenir une actrice jouât un rôle dans cette liaison-ci. Quand, dès le premier jour, M. de Charlus s’était enquis de ce qu’était Morel, certes il avait appris qu’il était d’une humble extraction, mais une demi-mondaine que nous aimons ne perd pas pour nous de son prestige parce qu’elle est la fille de pauvres gens. En revanche, les musiciens connus à qui il avait fait écrire — même pas par intérêt, comme les amis qui, en présentant Swann à Odette, la lui avaient dépeinte comme plus difficile et plus recherchée qu’elle n’était — par simple banalité d’hommes en vue surfaisant un débutant, avaient répondu au baron : « Ah ! grand talent, grosse situation, étant donné naturellement qu’il est un jeune, très apprécié des connaisseurs, fera son chemin. » Et par la manie des gens qui ignorent l’inversion à parler de la beauté masculine : « Et puis, il est joli à voir jouer ; il fait mieux que personne dans un concert ; il a de jolis cheveux, des poses distinguées ; la tête est ravissante, et il a l’air d’un violoniste de portrait. » Aussi M. de Charlus, surexcité d’ailleurs par Morel, qui ne lui laissait pas ignorer de combien de propositions il était l’objet, était-il flatté de le ramener avec lui, de lui construire un pigeonnier où il revînt souvent. Car le reste du temps il le voulait libre, ce qui était rendu nécessaire par sa carrière que M. de Charlus désirait, tant d’argent qu’il dût lui donner, que Morel continuât, soit à cause de cette idée très Guermantes qu’il faut qu’un homme fasse quelque chose, qu’on ne vaut que par son talent, et que la noblesse ou l’argent sont simplement le zéro qui multiplie une valeur, soit qu’il eût peur qu’oisif et toujours auprès de lui le violoniste s’ennuyât. Enfin il ne voulait pas se priver du plaisir qu’il avait, lors de certains grands concerts, à se dire : « Celui qu’on acclame en ce moment sera chez moi cette nuit. » Les gens élégants, quand ils sont amoureux, et de quelque façon qu’ils le soient, mettent leur vanité à ce qui peut détruire les avantages antérieurs où leur vanité eût trouvé satisfaction.

Morel me sentant sans méchanceté pour lui, sincèrement attaché à M. de Charlus, et d’autre part d’une indifférence physique absolue à l’égard de tous les deux, finit par manifester à mon endroit les mêmes sentiments de chaleureuse sympathie qu’une cocotte qui sait qu’on ne la désire pas et que son amant a en vous un ami sincère qui ne cherchera pas à le brouiller avec elle. Non seulement il me parlait exactement comme autrefois Rachel, la maîtresse de Saint-Loup, mais encore, d’après ce que me répétait M. de Charlus, lui disait de moi, en mon absence, les mêmes choses que Rachel disait de moi à Robert. Enfin M. de Charlus me disait : « Il vous aime beaucoup », comme Robert : « Elle t’aime beaucoup. » Et comme le neveu de la part de sa maîtresse, c’est de la part de Morel que l’oncle me demandait souvent de venir dîner avec eux. Il n’y avait, d’ailleurs, pas moins d’orages entre eux qu’entre Robert et Rachel. Certes, quand Charlie (Morel) était parti, M. de Charlus ne tarissait pas d’éloges sur lui, répétant, ce dont il était flatté, que le violoniste était si bon pour lui. Mais il était pourtant visible que souvent Charlie, même devant tous les fidèles, avait l’air irrité au lieu de paraître toujours heureux et soumis, comme eût souhaité le baron. Cette irritation alla même plus tard, par suite de la faiblesse qui poussait M. de Charlus à pardonner ses inconvenances d’attitude à Morel, jusqu’au point que le violoniste ne cherchait pas à la cacher, ou même l’affectait. J’ai vu M. de Charlus, entrant dans un wagon où Charlie était avec des militaires de ses amis, accueilli par des haussements d’épaules du musicien, accompagnés d’un clignement d’yeux à ses camarades. Ou bien il faisait semblant de dormir, comme quelqu’un que cette arrivée excède d’ennui. Ou il se mettait à tousser, les autres riaient, affectaient, pour se moquer, le parler mièvre des hommes pareils à M. de Charlus ; attiraient dans un coin Charlie qui finissait par revenir, comme forcé, auprès de M. de Charlus, dont le cœur était percé par tous ces traits. Il est inconcevable qu’il les ait supportés ; et ces formes, chaque fois différentes, de souffrance posaient à nouveau pour M. de Charlus le problème du bonheur, le forçaient non seulement à demander davantage, mais à désirer autre chose, la précédente combinaison se trouvant viciée par un affreux souvenir. Et pourtant, si pénibles que furent ensuite ces scènes, il faut reconnaître que, les premiers temps, le génie de l’homme du peuple de France dessinait pour Morel, lui faisait revêtir des formes charmantes de simplicité, de franchise apparente, même d’une indépendante fierté qui semblait inspirée par le désintéressement. Cela était faux, mais l’avantage de l’attitude était d’autant plus en faveur de Morel que, tandis que celui qui aime est toujours forcé de revenir à la charge, d’enchérir, il est au contraire aisé pour celui qui n’aime pas de suivre une ligne droite, inflexible et gracieuse. Elle existait de par le privilège de la race dans le visage si ouvert de ce Morel au cœur si fermé, ce visage paré de la grâce néo-hellénique qui fleurit aux basiliques champenoises. Malgré sa fierté factice, souvent, apercevant M. de Charlus au moment où il ne s’y attendait pas, il était gêné pour le petit clan, rougissait, baissait les yeux, au ravissement du baron qui voyait là tout un roman. C’était simplement un signe d’irritation et de honte. La première s’exprimait parfois ; car, si calme et énergiquement décente que fût habituellement l’attitude de Morel, elle n’allait pas sans se démentir souvent. Parfois même, à quelque mot que lui disait le baron éclatait, de la part de Morel, sur un ton dur, une réplique insolente dont tout le monde était choqué. M. de Charlus baissait la tête d’un air triste, ne répondait rien, et, avec la faculté de croire que rien n’a été remarqué de la froideur, de la dureté de leurs enfants qu’ont les pères idolâtres, n’en continuait pas moins à chanter les louanges du violoniste. M. de Charlus n’était d’ailleurs pas toujours aussi soumis, mais ses rébellions n’atteignaient généralement pas leur but, surtout parce qu’ayant vécu avec des gens du monde, dans le calcul des réactions qu’il pouvait éveiller il tenait compte de la bassesse, sinon originelle, du moins acquise par l’éducation. Or, à la place, il rencontrait chez Morel quelque velléité plébéienne d’indifférence momentanée. Malheureusement pour M. de Charlus, il ne comprenait pas que, pour Morel, tout cédait devant les questions où le Conservatoire et la bonne réputation au Conservatoire (mais ceci, qui devait être plus grave, ne se posait pas pour le moment) entraient en jeu. Ainsi, par exemple, les bourgeois changent aisément de nom par vanité, les grands seigneurs par avantage. Pour le jeune violoniste, au contraire, le nom de Morel était indissolublement lié à son ier prix de violon, donc impossible à modifier. M. de Charlus aurait voulu que Morel tînt tout de lui, même son nom. S’étant avisé que le prénom de Morel était Charles, qui ressemblait à Charlus, et que la propriété où ils se voyaient s’appelait les Charmes, il voulut persuader à Morel qu’un joli nom agréable à dire étant la moitié d’une réputation artistique, le virtuose devait sans hésiter prendre le nom de « Charmel », allusion discrète au lieu de leurs rendez-vous. Morel haussa les épaules. En dernier argument M. de Charlus eut la malheureuse idée d’ajouter qu’il avait un valet de chambre qui s’appelait ainsi. Il ne fit qu’exciter la furieuse indignation du jeune homme. « Il y eut un temps où mes ancêtres étaient fiers du titre de valet de chambre, de maîtres d’hôtel du Roi. — Il y en eut un autre, répondit fièrement Morel, où mes ancêtres firent couper le cou aux vôtres. » M. de Charlus eût été bien étonné s’il eût pu supposer que, à défaut de « Charmel », résigné à adopter Morel et à lui donner un des titres de la famille de Guermantes desquels il disposait, mais que les circonstances, comme on le verra, ne lui permirent pas d’offrir au violoniste, celui-ci eût refusé en pensant à la réputation artistique attachée à son nom de Morel et aux commentaires qu’on eût faits à « la classe ». Tant au-dessus du faubourg Saint-Germain il plaçait la rue Bergère. Force fut à M. de Charlus de se contenter, pour l’instant, de faire faire à Morel des bagues symboliques portant l’antique inscription : Plvs vltra carolvs. Certes, devant, un adversaire d’une sorte qu’il ne connaissait pas, M. de Charlus aurait dû changer de tactique. Mais qui en est capable ? Du reste, si M. de Charlus avait des maladresses, il n’en manquait pas non plus à Morel. Bien plus que la circonstance même qui amena la rupture, ce qui devait, au moins provisoirement (mais ce provisoire se trouva être définitif), le perdre auprès de M. de Charlus, c’est qu’il n’y avait pas en lui que la bassesse qui le faisait être plat devant la dureté et répondre par l’insolence à la douceur. Parallèlement à cette bassesse de nature, il y avait une neurasthénie compliquée de mauvaise éducation, qui, s’éveillant dans toute circonstance où il était en faute ou devenait à charge, faisait qu’au moment même où il aurait eu besoin de toute sa gentillesse, de toute sa douceur, de toute sa gaieté pour désarmer le baron, il devenait sombre, hargneux, cherchait à entamer des discussions où il savait qu’on n’était pas d’accord avec lui, soutenait son point de vue hostile avec une faiblesse de raisons et une violence tranchante qui augmentait cette faiblesse même. Car, bien vite à court d’arguments, il en inventait quand même, dans lesquels se déployait toute l’étendue de son ignorance et de sa bêtise. Elles perçaient à peine quand il était aimable et ne cherchait qu’à plaire. Au contraire, on ne voyait plus qu’elles dans ses accès d’humeur sombre, où d’inoffensives elles devenaient haïssables. Alors M. de Charlus se sentait excédé, ne mettait son espoir que dans un lendemain meilleur, tandis que Morel, oubliant que le baron le faisait vivre fastueusement, avec un sourire ironique de pitié supérieure, et disait : « Je n’ai jamais rien accepté de personne. Comme cela je n’ai personne à qui je doive un seul merci. »

En attendant, et comme s’il eût eu affaire à un homme du monde, M. de Charlus continuait à exercer ses colères, vraies ou feintes, mais devenues inutiles. Elles ne l’étaient pas toujours cependant. Ainsi, un jour (qui se place d’ailleurs après cette première période) où le baron revenait avec Charlie et moi d’un déjeuner chez les Verdurin, croyant passer la fin de l’après-midi et la soirée avec le violoniste à Doncières, l’adieu de celui-ci, dès au sortir du train, qui répondit : « Non, j’ai à faire », causa à M. de Charlus une déception si forte que, bien qu’il eût essayé de faire contre mauvaise fortune bon cœur, je vis des larmes faire fondre le fard de ses cils, tandis qu’il restait hébété devant le train. Cette douleur fut telle que, comme nous comptions, elle et moi, finir la journée à Doncières, je dis à Albertine, à l’oreille, que je voudrais bien que nous ne laissions pas seul M. de Charlus qui me semblait, je ne savais pourquoi, chagriné. La chère petite accepta de grand cœur. Je demandai alors à M. de Charlus s’il ne voulait pas que je l’accompagnasse un peu. Lui aussi accepta, mais refusa de déranger pour cela ma cousine. Je trouvai une certaine douceur (et sans doute pour une dernière fois, puisque j’étais résolu de rompre avec elle) à lui ordonner doucement, comme si elle avait été ma femme : « Rentre de ton côté, je te retrouverai ce soir », et à l’entendre, comme une épouse aurait fait, me donner la permission de faire comme je voudrais, et m’approuver, si M. de Charlus, qu’elle aimait bien, avait besoin de moi, de me mettre à sa disposition. Nous allâmes, le baron et moi, lui dandinant son gros corps, ses yeux de jésuite baissés, moi le suivant, jusqu’à un café où on nous apporta de la bière. Je sentis les yeux de M. de Charlus attachés par l’inquiétude à quelque projet. Tout à coup il demanda du papier et de l’encre et se mit à écrire avec une vitesse singulière. Pendant qu’il couvrait feuille après feuille, ses yeux étincelaient d’une rêverie rageuse. Quand il eut écrit huit pages : « Puis-je vous demander un grand service ? me dit-il. Excusez-moi de fermer ce mot. Mais il le faut. Vous allez prendre une voiture, une auto si vous pouvez, pour aller plus vite. Vous trouverez certainement encore Morel dans sa chambre, où il est allé se changer. Pauvre garçon, il a voulu faire le fendant au moment de nous quitter, mais soyez sûr qu’il a le cœur plus gros que moi. Vous allez lui donner ce mot et, s’il vous demande où vous m’avez vu, vous lui direz que vous vous étiez arrêté à Doncières (ce qui est, du reste, la vérité) pour voir Robert, ce qui ne l’est peut-être pas, mais que vous m’avez rencontré avec quelqu’un que vous ne connaissez pas, que j’avais l’air très en colère, que vous avez cru surprendre les mots d’envoi de témoins (je me bats demain, en effet). Surtout ne lui dites pas que je le demande, ne cherchez pas à le ramener, mais s’il veut venir avec vous, ne l’empêchez pas de le faire. Allez, mon enfant, c’est pour son bien, vous pouvez éviter un gros drame. Pendant que vous serez parti, je vais écrire à mes témoins. Je vous ai empêché de vous promener avec votre cousine. J’espère qu’elle ne m’en aura pas voulu, et même je le crois. Car c’est une âme noble et je sais qu’elle est de celles qui savent ne pas refuser la grandeur des circonstances. Il faudra que vous la remerciiez pour moi. Je lui suis personnellement redevable et il me plaît que ce soit ainsi. » J’avais grand’pitié de M. de Charlus ; il me semblait que Charlie aurait pu empêcher ce duel, dont il était peut-être la cause, et j’étais révolté, si cela était ainsi, qu’il fût parti avec cette indifférence au lieu d’assister son protecteur. Mon indignation fut plus grande quand, en arrivant à la maison où logeait Morel, je reconnus la voix du violoniste, lequel, par le besoin qu’il avait d’épandre de la gaîté, chantait de tout cœur : « Le samedi soir, après le turrbin ! » Si le pauvre M. de Charlus l’avait entendu, lui qui voulait qu’on crût, et croyait sans doute, que Morel avait en ce moment le cœur gros ! Charlie se mit à danser de plaisir en m’apercevant. « Oh ! mon vieux (pardonnez-moi de vous appeler ainsi, avec cette sacrée vie militaire on prend de sales habitudes), quelle veine de vous voir ! Je n’ai rien à faire de ma soirée. Je vous en prie, passons-la ensemble. On restera ici si ça vous plaît, on ira en canot si vous aimez mieux, on fera de la musique, je n’ai aucune préférence. » Je lui dis que j’étais obligé de dîner à Balbec, il avait bonne envie que je l’y invitasse, mais je ne le voulais pas. « Mais si vous êtes si pressé, pourquoi êtes-vous venu ? — Je vous apporte un mot de M. de Charlus. » À ce moment toute sa gaîté disparut ; sa figure se contracta. « Comment ! il faut qu’il vienne me relancer jusqu’ici ! Alors je suis un esclave ! Mon vieux, soyez gentil. Je n’ouvre pas la lettre. Vous lui direz que vous ne m’avez pas trouvé. — Ne feriez-vous pas mieux d’ouvrir ? je me figure qu’il y a quelque chose de grave. — Cent fois non, vous ne connaissez pas les mensonges, les ruses infernales de ce vieux forban. C’est un truc pour que j’aille le voir. Hé bien ! je n’irai pas, je veux la paix ce soir. — Mais est-ce qu’il n’y a pas un duel demain ? demandai-je à Morel, que je supposais aussi au courant. — Un duel ? me dit-il d’un air stupéfait. Je ne sais pas un mot de ça. Après tout, je m’en fous, ce vieux dégoûtant peut bien se faire zigouiller si ça lui plaît. Mais tenez, vous m’intriguez, je vais tout de même voir sa lettre. Vous lui direz que vous l’avez laissée à tout hasard pour le cas où je rentrerais. » Tandis que Morel me parlait, je regardais avec stupéfaction les admirables livres que lui avait donnés M. de Charlus et qui encombraient la chambre. Le violoniste ayant refusé ceux qui portaient : « Je suis au baron, etc… » devise qui lui semblait insultante pour lui-même comme un signe d’appartenance, le baron, avec l’ingéniosité sentimentale où se complaît l’amour malheureux, en avait varié d’autres, provenant d’ancêtres, mais commandées au relieur selon les circonstances d’une mélancolique amitié. Quelquefois elles étaient brèves et confiantes, comme « Spes mea », ou comme « Exspectata non eludet ». Quelquefois seulement résignées, comme « J’attendrai ». Certaines galantes : « Mesmes plaisir du mestre », ou conseillant la chasteté, comme celle empruntée aux Simiane, semée de tours d’azur et de fleurs de lis et détournée de son sens : « Sustentant lilia turres ». D’autres enfin désespérées et donnant rendez-vous au ciel à celui qui n’avait pas voulu de lui sur la terre : « Manet ultima cœlo », et, trouvant trop verte la grappe qu’il ne pouvait atteindre, feignant de n’avoir pas recherché ce qu’il n’avait pas obtenu, M. de Charlus disait dans l’une : « Non mortale quod opto ». Mais je n’eus pas le temps de les voir toutes.

Si M. de Charlus, en jetant sur le papier cette lettre, avait paru en proie au démon de l’inspiration qui faisait courir sa plume, dès que Morel eut ouvert le cachet : Atavis et armis, chargé d’un léopard accompagné de deux roses de gueules, il se mit à lire avec une fièvre aussi grande qu’avait eue M. de Charlus en écrivant, et sur ces pages noircies à la diable ses regards ne couraient pas moins vite que la plume du baron. « Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-il, il ne manquait plus que cela ! mais où le trouver ? Dieu sait où il est maintenant. » J’insinuai qu’en se pressant on le trouverait peut-être, encore à une brasserie où il avait demandé de la bière pour se remettre. « Je ne sais pas si je reviendrai », dit-il à sa femme de ménage, et il ajouta in petto : « Cela dépendra de la tournure que prendront les choses. » Quelques minutes après nous arrivions au café. Je remarquai l’air de M. de Charlus au moment où il m’aperçut. En voyant que je ne revenais pas seul, je sentis que la respiration, que la vie lui étaient rendues. Étant d’humeur, ce soir-là, à ne pouvoir se passer de Morel, il avait inventé qu’on lui avait rapporté que deux officiers du régiment avaient mal parlé de lui à propos du violoniste et qu’il allait leur envoyer des témoins. Morel avait vu le scandale, sa vie au régiment impossible, il était accouru. En quoi il n’avait pas absolument eu tort. Car pour rendre son mensonge plus vraisemblable, M. de Charlus avait déjà écrit à deux amis (l’un était Cottard) pour leur demander d’être ses témoins. Et si le violoniste n’était pas venu, il est certain que, fou comme était M. de Charlus (et pour changer sa tristesse en fureur), il les eût envoyés au hasard à un officier quelconque, avec lequel ce lui eût été un soulagement de se battre. Pendant ce temps, M. de Charlus, se rappelant qu’il était de race plus pure que la Maison de France, se disait qu’il était bien bon de se faire tant de mauvais sang pour le fils d’un maître d’hôtel, dont il n’eût pas daigné fréquenter le maître. D’autre part, s’il ne se plaisait plus guère que dans la fréquentation de la crapule, la profonde habitude qu’a celle-ci de ne pas répondre à une lettre, de manquer à un rendez-vous sans prévenir, sans s’excuser après, lui donnait, comme il s’agissait souvent d’amours, tant d’émotions et, le reste du temps, lui causait tant d’agacement, de gêne et de rage, qu’il en arrivait parfois à regretter la multiplicité de lettres pour un rien, l’exactitude scrupuleuse des ambassadeurs et des princes, lesquels, s’ils lui étaient malheureusement indifférents, lui donnaient malgré tout une espèce de repos. Habitué aux façons de Morel et sachant combien il avait peu de prise sur lui et était incapable de s’insinuer dans une vie où des camaraderies vulgaires, mais consacrées par l’habitude, prenaient trop de place et de temps pour qu’on gardât une heure au grand seigneur évincé, orgueilleux et vainement implorant, M. de Charlus était tellement persuadé que le musicien ne viendrait pas, il avait tellement peur de s’être à jamais brouillé avec lui en allant trop loin, qu’il eut peine à retenir un cri en le voyant. Mais, se sentant vainqueur, il tint à dicter les conditions de la paix et à en tirer lui-même les avantages qu’il pouvait. « Que venez-vous faire ici ? lui dit-il. Et vous ? ajouta-t-il en me regardant, je vous avais recommandé surtout de ne pas le ramener. — Il ne voulait pas me ramener, dit Morel (en roulant vers M. de Charlus, dans la naïveté de sa coquetterie, des regards conventionnellement tristes et langoureusement démodés, avec un air, jugé sans doute irrésistible, de vouloir embrasser le baron et d’avoir envie de pleurer), c’est moi qui suis venu malgré lui. Je viens au nom de notre amitié pour vous supplier à deux genoux de ne pas faire cette folie. » M. de Charlus délirait de joie. La réaction était bien forte pour ses nerfs ; malgré cela il en resta le maître. « L’amitié, que vous invoquez assez inopportunément, répondit-il d’un ton sec, devrait au contraire me faire approuver de vous quand je ne crois pas devoir laisser passer les impertinences d’un sot. D’ailleurs, si je voulais obéir aux prières d’une affection que j’ai connue mieux inspirée, je n’en aurais plus le pouvoir, mes lettres pour mes témoins sont parties et je ne doute pas de leur acceptation. Vous avez toujours agi avec moi comme un petit imbécile et, au lieu de vous enorgueillir, comme vous en aviez le droit, de la prédilection que je vous avais marquée, au lieu de faire comprendre à la tourbe d’adjudants ou de domestiques au milieu desquels la loi militaire vous force de vivre quel motif d’incomparable fierté était pour vous une amitié comme la mienne, vous avez cherché à vous excuser, presque à vous faire un mérite stupide de ne pas être assez reconnaissant. Je sais qu’en cela, ajouta-t-il, pour ne pas laisser voir combien certaines scènes l’avaient humilié, vous n’êtes coupable que de vous être laissé mener par la jalousie des autres. Mais comment, à votre âge, êtes-vous assez enfant (et enfant assez mal élevé) pour n’avoir pas deviné tout de suite que votre élection par moi et tous les avantages qui devaient en résulter pour vous allaient exciter des jalousies ? que tous vos camarades, pendant qu’ils vous excitaient à vous brouiller avec moi, allaient travailler à prendre votre place ? Je n’ai pas cru devoir vous avertir des lettres que j’ai reçues à cet égard de tous ceux à qui vous vous fiez le plus. Je dédaigne autant les avances de ces larbins que leurs inopérantes moqueries. La seule personne dont je me soucie, c’est vous parce que je vous aime bien, mais l’affection a des bornes et vous auriez dû vous en douter. » Si dur que le mot de « larbin » pût être aux oreilles de Morel, dont le père l’avait été, mais justement parce que son père l’avait été, l’explication de toutes les mésaventures sociales par la « jalousie », explication simpliste et absurde, mais inusable et qui, dans une certaine classe, « prend » toujours d’une façon aussi infaillible que les vieux trucs auprès du public des théâtres, ou la menace du péril clérical dans les assemblées, trouvait chez lui une créance presque aussi forte que chez Françoise ou les domestiques de Mme de Guermantes, pour qui c’était la seule cause des malheurs de l’humanité. Il ne douta pas que ses camarades n’eussent essayé de lui chiper sa place et ne fut que plus malheureux de ce duel calamiteux et d’ailleurs imaginaire. « Oh ! quel désespoir, s’écria Charlie. Je n’y survivrai pas. Mais ils ne doivent pas vous voir avant d’aller trouver cet officier ? — Je ne sais pas, je pense que si. J’ai fait dire à l’un d’eux que je resterais ici ce soir, et je lui donnerai mes instructions. — J’espère d’ici sa venue vous faire entendre raison ; permettez-moi seulement de rester auprès de vous », lui demanda tendrement Morel. C’était tout ce que voulait M. de Charlus. Il ne céda pas du premier coup. « Vous auriez tort d’appliquer ici le « qui aime bien châtie bien » du proverbe, car c’est vous que j’aimais bien, et j’entends châtier, même après notre brouille, ceux qui ont lâchement essayé de vous faire du tort. Jusqu’ici, à leurs insinuations questionneuses, osant me demander comment un homme comme moi pouvait frayer avec un gigolo de votre espèce et sorti de rien, je n’ai répondu que par la devise de mes cousins La Rochefoucauld : « C’est mon plaisir. » Je vous ai même marqué plusieurs fois que ce plaisir était susceptible de devenir mon plus grand plaisir, sans qu’il résultât de votre arbitraire élévation un abaissement pour moi. » Et dans un mouvement d’orgueil presque fou, il s’écria en levant les bras : « Tantus ab uno splendor ! Condescendre n’est pas descendre, ajouta-t-il avec plus de calme, après ce délire de fierté et de joie. J’espère au moins que mes deux adversaires, malgré leur rang inégal, sont d’un sang que je peux faire couler sans honte. J’ai pris à cet égard quelques renseignements discrets qui m’ont rassuré. Si vous gardiez pour moi quelque gratitude, vous devriez être fier, au contraire, de voir qu’à cause de vous je reprends l’humeur belliqueuse de mes ancêtres, disant comme eux, au cas d’une issue fatale, maintenant que j’ai compris le petit drôle que vous êtes : « Mort m’est vie. » Et M. de Charlus le disait sincèrement, non seulement par amour pour Morel, mais parce qu’un goût batailleur, qu’il croyait naïvement tenir de ses aïeux, lui donnait tant d’allégresse à la pensée de se battre que, ce duel machiné d’abord seulement pour faire venir Morel, il eût éprouvé maintenant du regret à y renoncer. Il n’avait jamais eu d’affaire sans se croire aussitôt valeureux et identifié à l’illustre connétable de Guermantes, alors que, pour tout autre, ce même acte d’aller sur le terrain lui paraissait de la dernière insignifiance. « Je crois que ce sera bien beau, nous dit-il sincèrement, en psalmodiant chaque terme. Voir Sarah Bernhardt dans l’Aiglon, qu’est-ce que c’est ? du caca. Mounet-Sully dans Œdipe ? caca. Tout au plus prend-il une certaine pâleur de transfiguration quand cela se passe dans les Arènes de Nîmes. Mais qu’est-ce que c’est à côté de cette chose inouïe, voir batailler le propre descendant du Connétable ? » Et à cette seule pensée, M. de Charlus, ne se tenant pas de joie, se mit à faire des contre-de-quarte qui, rappelant Molière, nous firent rapprocher prudemment de nous nos bocks, et craindre que les premiers croisements de fer blessassent les adversaires, le médecin et les témoins. « Quel spectacle tentant ce serait pour un peintre ! Vous qui connaissez M. Elstir, me dit-il, vous devriez l’amener. » Je répondis qu’il n’était pas sur la côte. M. de Charlus m’insinua qu’on pourrait lui télégraphier. « Oh ! je dis cela pour lui, ajouta-t-il devant mon silence. C’est toujours intéressant pour un maître — à mon avis il en est un — de fixer un exemple de pareille reviviscence ethnique. Et il n’y en a peut-être pas un par siècle. »

Mais si M. de Charlus s’enchantait à la pensée d’un combat qu’il avait cru d’abord tout fictif, Morel pensait avec terreur aux potins qui, de la « musique » du régiment, pouvaient être colportés, grâce au bruit que ferait ce duel, jusqu’au temple de la rue Bergère. Voyant déjà la « classe » informée de tout, il devenait de plus en plus pressant auprès de M. de Charlus, lequel continuait à gesticuler devant l’enivrante idée de se battre. Il supplia le baron de lui permettre de ne pas le quitter jusqu’au surlendemain, jour supposé du duel, pour le garder à vue et tâcher de lui faire entendre la voix de la raison. Une si tendre proposition triompha des dernières hésitations de M. de Charlus. Il dit qu’il allait essayer de trouver une échappatoire, qu’il ferait remettre au surlendemain une résolution définitive. De cette façon, en n’arrangeant pas l’affaire tout d’un coup, M. de Charlus savait garder Charlie au moins deux jours et en profiter pour obtenir de lui des engagements pour l’avenir en échange de sa renonciation au duel, exercice, disait-il, qui par soi-même l’enchantait, et dont il ne se priverait pas sans regret. Et en cela d’ailleurs il était sincère, car il avait toujours pris plaisir à aller sur le terrain quand il s’agissait de croiser le fer ou d’échanger des balles avec un adversaire. Cottard arriva enfin, quoique mis très en retard, car, ravi de servir de témoin mais plus ému encore, il avait été obligé de s’arrêter à tous les cafés ou fermes de la route, en demandant qu’on voulût bien lui indiquer « le no 100 » ou le « petit endroit ». Aussitôt qu’il fut là, le baron l’emmena dans une pièce isolée, car il trouvait plus réglementaire que Charlie et moi n’assistions pas à l’entrevue, et il excellait à donner à une chambre quelconque l’affectation provisoire de salle du trône ou des délibérations. Une fois seul avec Cottard, il le remercia chaleureusement, mais lui déclara qu’il semblait probable que le propos répété n’avait en réalité pas été tenu, et que, dans ces conditions, le docteur voulût bien avertir le second témoin que, sauf complications possibles, l’incident était considéré comme clos. Le danger s’éloignant, Cottard fut désappointé. Il voulut même un instant manifester de la colère, mais il se rappela qu’un de ses maîtres, qui avait fait la plus belle carrière médicale de son temps, ayant échoué la première fois à l’Académie pour deux voix seulement, avait fait contre mauvaise fortune bon cœur et était allé serrer la main du concurrent élu. Aussi le docteur se dispensa-t-il d’une expression de dépit qui n’eût plus rien changé, et après avoir murmuré, lui, le plus peureux des hommes, qu’il y a certaines choses qu’on ne peut laisser passer, il ajouta que c’était mieux ainsi, que cette solution le réjouissait. M. de Charlus, désireux de témoigner sa reconnaissance au docteur de la même façon que M. le duc son frère eût arrangé le col du paletot de mon père, comme une duchesse surtout eût tenu la taille à une plébéienne, approcha sa chaise tout près de celle du docteur, malgré le dégoût que celui-ci lui inspirait. Et non seulement sans plaisir physique, mais surmontant une répulsion physique, en Guermantes, non en inverti, pour dire adieu au docteur il lui prit la main et la lui caressa un moment avec une bonté de maître flattant le museau de son cheval et lui donnant du sucre. Mais Cottard, qui n’avait jamais laissé voir au baron qu’il eût même entendu courir de vagues mauvais bruits sur ses mœurs, et ne l’en considérait pas moins, dans son for intérieur, comme faisant partie de la classe des « anormaux » (même, avec son habituelle impropriété de termes et sur le ton le plus sérieux, il disait d’un valet de chambre de M. Verdurin : « Est-ce que ce n’est pas la maîtresse du baron ? »), personnages dont il avait peu l’expérience, il se figura que cette caresse de la main était le prélude immédiat d’un viol, pour l’accomplissement duquel il avait été, le duel n’ayant servi que de prétexte, attiré dans un guet-apens et conduit par le baron dans ce salon solitaire où il allait être pris de force. N’osant quitter sa chaise, où la peur le tenait cloué, il roulait des yeux d’épouvante, comme tombé aux mains d’un sauvage dont il n’était pas bien assuré qu’il ne se nourrît pas de chair humaine. Enfin M. de Charlus, lui lâchant la main et voulant être aimable jusqu’au bout : « Vous allez prendre quelque chose avec nous, comme on dit, ce qu’on appelait autrefois un mazagran ou un gloria, boissons qu’on ne trouve plus, comme curiosités archéologiques, que dans les pièces de Labiche et les cafés de Doncières. Un « gloria » serait assez convenable au lieu, n’est-ce pas, et aux circonstances, qu’en dites-vous ? — Je suis président de la ligue antialcoolique, répondit Cottard. Il suffirait que quelque médicastre de province passât, pour qu’on dise que je ne prêche pas d’exemple. Os homini sublime dedit cœlumque tueri », ajouta-t-il, bien que cela n’eût aucun rapport, mais parce que son stock de citations latines était assez pauvre, suffisant d’ailleurs pour émerveiller ses élèves. M. de Charlus haussa les épaules et ramena Cottard auprès de nous, après lui avoir demandé un secret qui lui importait d’autant plus que le motif du duel avorté était purement imaginaire. Il fallait empêcher qu’il parvînt aux oreilles de l’officier arbitrairement mis en cause. Tandis que nous buvions tous quatre, Mme Cottard, qui attendait son mari dehors, devant la porte, et que M. de Charlus avait très bien vue, mais qu’il ne se souciait pas d’attirer, entra et dit bonjour au baron, qui lui tendit la main comme à une chambrière, sans bouger de sa chaise, partie en roi qui reçoit des hommages, partie en snob qui ne veut pas qu’une femme peu élégante s’asseye à sa table, partie en égoïste qui a du plaisir à être seul avec ses amis et ne veut pas être embêté. Mme Cottard resta donc debout à parler à M. de Charlus et à son mari. Mais peut-être parce que la politesse, ce qu’on a « à faire », n’est pas le privilège exclusif des Guermantes, et peut tout d’un coup illuminer et guider les cerveaux les plus incertains, ou parce que, trompant beaucoup sa femme, Cottard avait par moments, par une espèce de revanche, le besoin de la protéger contre qui lui manquait, brusquement le docteur fronça le sourcil, ce que je ne lui avais jamais vu faire, et sans consulter M. de Charlus, en maître : « Voyons, Léontine, ne reste donc pas debout, assieds-toi. — Mais est-ce que je ne vous dérange pas ? » demanda timidement Mme Cottard à M. de Charlus, lequel, surpris du ton du docteur, n’avait rien répondu. Et sans lui en donner cette seconde fois le temps, Cottard reprit avec autorité : « Je t’ai dit de t’asseoir. »

Au bout d’un instant on se dispersa et alors M. de Charlus dit à Morel : « Je conclus de toute cette histoire, mieux terminée que vous ne méritiez, que vous ne savez pas vous conduire et qu’à la fin de votre service militaire je vous ramène moi-même à votre père, comme fit l’archange Raphaël envoyé par Dieu au jeune Tobie. » Et le baron se mit à sourire avec un air de grandeur et une joie que Morel, à qui la perspective d’être ainsi ramené ne plaisait guère, ne semblait pas partager. Dans l’ivresse de se comparer à l’archange, et Morel au fils de Tobie, M. de Charlus ne pensait plus au but de sa phrase, qui était de tâter le terrain pour savoir si, comme il le désirait, Morel consentirait à venir avec lui à Paris. Grisé par son amour, ou par son amour-propre, le baron ne vit pas ou feignit de ne pas voir la moue que fit le violoniste car, ayant laissé celui-ci seul dans le café, il me dit avec un orgueilleux sourire : « Avez-vous remarqué, quand je l’ai comparé au fils de Tobie, comme il délirait de joie ! C’est parce que, comme il est très intelligent, il a tout de suite compris que le Père auprès duquel il allait désormais vivre, n’était pas son père selon la chair, qui doit être un affreux valet de chambre à moustaches, mais son père spirituel, c’est-à-dire Moi. Quel orgueil pour lui ! Comme il redressait fièrement la tête ! Quelle joie il ressentait d’avoir compris ! Je suis sûr qu’il va redire tous les jours : « Ô Dieu qui avez donné le bienheureux Archange Raphaël pour guide à votre serviteur Tobie, dans un long voyage, accordez-nous à nous, vos serviteurs, d’être toujours protégés par lui et munis de son secours. » Je n’ai même pas eu besoin, ajouta le baron, fort persuadé qu’il siégerait un jour devant le trône de Dieu, de lui dire que j’étais l’envoyé céleste, il l’a compris de lui-même et en était muet de bonheur ! » Et M. de Charlus (à qui au contraire le bonheur n’enlevait pas la parole), peu soucieux des quelques passants qui se retournèrent, croyant avoir affaire à un fou, s’écria tout seul et de toute sa force, en levant les mains : « Alleluia ! »

Cette réconciliation ne mit fin que pour un temps aux tourments de M. de Charlus ; souvent Morel, parti en manœuvres trop loin pour que M. de Charlus pût aller le voir ou m’envoyer lui parler, écrivait au baron des lettres désespérées et tendres, où il lui assurait qu’il lui en fallait finir avec la vie parce qu’il avait, pour une chose affreuse, besoin de vingt-cinq mille francs. Il ne disait pas quelle était la chose affreuse, l’eût-il dit qu’elle eût sans doute été inventée. Pour l’argent même, M. de Charlus l’eût envoyé volontiers s’il n’eût senti que cela donnait à Charlie les moyens de se passer de lui et aussi d’avoir les faveurs de quelque autre. Aussi refusait-il, et ses télégrammes avaient le ton sec et tranchant de sa voix. Quand il était certain de leur effet, il souhaitait que Morel fût à jamais brouillé avec lui, car, persuadé que ce serait le contraire qui se réaliserait, il se rendait compte de tous les inconvénients qui allaient renaître de cette liaison inévitable. Mais si aucune réponse de Morel ne venait, il ne dormait plus, il n’avait plus un moment de calme, tant le nombre est grand, en effet, des choses que nous vivons sans les connaître et des réalités intérieures et profondes qui nous restent cachées. Il formait alors toutes les suppositions sur cette énormité qui faisait que Morel avait besoin de vingt-cinq mille francs, il lui donnait toutes les formes, y attachait tour à tour bien des noms propres. Je crois que, dans ces moments-là, M. de Charlus (et bien qu’à cette époque, son snobisme, diminuant, eût été déjà au moins rejoint, sinon dépassé, par la curiosité grandissante que le baron avait du peuple) devait se rappeler avec quelque nostalgie les gracieux tourbillons multicolores des réunions mondaines où les femmes et les hommes les plus charmants ne le recherchaient que pour le plaisir désintéressé qu’il leur donnait, où personne n’eût songé à « lui monter le coup », à inventer une « chose affreuse » pour laquelle on est prêt à se donner la mort si on ne reçoit pas tout de suite vingt-cinq mille francs. Je crois qu’alors, et peut-être parce qu’il était resté tout de même plus de Combray que moi et avait enté la fierté féodale sur l’orgueil allemand, il devait trouver qu’on n’est pas impunément l’amant de cœur d’un domestique, que le peuple n’est pas tout à fait le monde, qu’en somme il « ne faisait pas confiance » au peuple comme je la lui ai toujours faite.

La station suivante du petit train, Maineville, me rappelle justement un incident relatif à Morel et à M. de Charlus. Avant d’en parler, je dois dire que l’arrêt à Maineville (quand on conduisait à Balbec un arrivant élégant qui, pour ne pas gêner, préférait ne pas habiter la Raspelière) était l’occasion de scènes moins pénibles que celle que je vais raconter dans un instant. L’arrivant, ayant ses menus bagages dans le train, trouvait généralement le Grand Hôtel un peu éloigné, mais, comme il n’y avait avant Balbec que de petites plages aux villas inconfortables, était, par goût de luxe et de bien-être, résigné au long trajet, quand, au moment où le train stationnait à Maineville, il voyait brusquement se dresser le Palace dont il ne pouvait pas se douter que c’était une maison de prostitution. « Mais, n’allons pas plus loin, disait-il infailliblement à Mme Cottard, femme connue comme étant d’esprit pratique et de bon conseil. Voilà tout à fait ce qu’il me faut. À quoi bon continuer jusqu’à Balbec où ce ne sera certainement pas mieux ? Rien qu’à l’aspect, je juge qu’il y a tout le confort ; je pourrai parfaitement faire venir là Mme Verdurin, car je compte, en échange de ses politesses, donner quelques petites réunions en son honneur. Elle n’aura pas tant de chemin à faire que si j’habite Balbec. Cela me semble tout à fait bien pour elle, et pour votre femme, mon cher professeur. Il doit y avoir des salons, nous y ferons venir ces dames. Entre nous, je ne comprends pas pourquoi, au lieu de louer la Raspelière, Mme Verdurin n’est pas venue habiter ici. C’est beaucoup plus sain que de vieilles maisons comme la Raspelière, qui est forcément humide, sans être propre d’ailleurs ; ils n’ont pas l’eau chaude, on ne peut pas se laver comme on veut. Maineville me paraît bien plus agréable. Mme Verdurin y eût joué parfaitement son rôle de patronne. En tout cas chacun ses goûts, moi je vais me fixer ici. Madame Cottard, ne voulez-vous pas descendre avec moi, en nous dépêchant, car le train ne va pas tarder à repartir. Vous me piloteriez dans cette maison, qui sera la vôtre et que vous devez avoir fréquentée souvent. C’est tout à fait un cadre fait pour vous. » On avait toutes les peines du monde à faire taire, et surtout à empêcher de descendre, l’infortuné arrivant, lequel, avec l’obstination qui émane souvent des gaffes, insistait, prenait ses valises et ne voulait rien entendre jusqu’à ce qu’on lui eût assuré que jamais Mme Verdurin ni Mme Cottard ne viendraient le voir là. « En tout cas je vais y élire domicile. Mme Verdurin n’aura qu’à m’y écrire. »

Le souvenir relatif à Morel se rapporte à un incident d’un ordre plus particulier. Il y en eut d’autres, mais je me contente ici, au fur et à mesure que le tortillard s’arrête et que l’employé crie Doncières, Grattevast, Maineville, etc., de noter ce que la petite plage ou la garnison m’évoquent. J’ai déjà parlé de Maineville (media villa) et de l’importance qu’elle prenait à cause de cette somptueuse maison de femmes qui y avait été récemment construite, non sans éveiller les protestations inutiles des mères de famille. Mais avant de dire en quoi Maineville a quelque rapport dans ma mémoire avec Morel et M. de Charlus, il me faut noter la disproportion (que j’aurai plus tard à approfondir) entre l’importance que Morel attachait à garder libres certaines heures et l’insignifiance des occupations auxquelles il prétendait les employer, cette même disproportion se retrouvant au milieu des explications d’un autre genre qu’il donnait à M. de Charlus. Lui qui jouait au désintéressé avec le baron (et pouvait y jouer sans risques, vu la générosité de son protecteur), quand il désirait passer la soirée de son côté pour donner une leçon, etc., il ne manquait pas d’ajouter à son prétexte ces mots dits avec un sourire d’avidité : « Et puis, cela peut me faire gagner quarante francs. Ce n’est pas rien. Permettez-moi d’y aller, car, vous voyez, c’est mon intérêt. Dame, je n’ai pas de rentes comme vous, j’ai ma situation à faire, c’est le moment de gagner des sous. » Morel n’était pas, en désirant donner sa leçon, tout à fait insincère. D’une part, que l’argent n’ait pas de couleur est faux. Une manière nouvelle de le gagner rend du neuf aux pièces que l’usage a ternies. S’il était vraiment sorti pour une leçon, il est possible que deux louis remis au départ par une élève lui eussent produit un effet autre que deux louis tombés de la main de M. de Charlus. Puis l’homme le plus riche ferait pour deux louis des kilomètres qui deviennent des lieues si l’on est fils d’un valet de chambre. Mais souvent M. de Charlus avait, sur la réalité de la leçon de violon, des doutes d’autant plus grands que souvent le musicien invoquait des prétextes d’un autre genre, d’un ordre entièrement désintéressé au point de vue matériel, et d’ailleurs absurdes. Morel ne pouvait ainsi s’empêcher de présenter une image de sa vie, mais volontairement, et involontairement aussi, tellement enténébrée, que certaines parties seules se laissaient distinguer. Pendant un mois il se mit à la disposition de M. de Charlus à condition de garder ses soirées libres, car il désirait suivre avec continuité des cours d’algèbre. Venir voir après M. de Charlus ? Ah ! c’était impossible, les cours duraient parfois fort tard. « Même après 2 heures du matin ? demandait le baron. — Des fois. — Mais l’algèbre s’apprend aussi facilement dans un livre. — Même plus facilement, car je ne comprends pas grand’chose aux cours. — Alors ? D’ailleurs l’algèbre ne peut te servir à rien. — J’aime bien cela. Ça dissipe ma neurasthénie. » « Cela ne peut pas être l’algèbre qui lui fait demander des permissions de nuit, se disait M. de Charlus. Serait-il attaché à la police ? » En tout cas Morel, quelque objection qu’on fît, réservait certaines heures tardives, que ce fût à cause de l’algèbre ou du violon. Une fois ce ne fut ni l’un ni l’autre, mais le prince de Guermantes qui, venu passer quelques jours sur cette côte pour rendre visite à la duchesse de Luxembourg, rencontra le musicien, sans savoir qui il était, sans être davantage connu de lui, et lui offrit cinquante francs pour passer la nuit ensemble dans la maison de femmes de Maineville ; double plaisir, pour Morel, du gain reçu de M. de Guermantes et de la volupté d’être entouré de femmes dont les seins bruns se montraient à découvert. Je ne sais comment M. de Charlus eut l’idée de ce qui s’était passé et de l’endroit, mais non du séducteur. Fou de jalousie, et pour connaître celui-ci, il télégraphia à Jupien, qui arriva deux jours après, et quand, au commencement de la semaine suivante, Morel annonça qu’il serait encore absent, le baron demanda à Jupien s’il se chargerait d’acheter la patronne de l’établissement et d’obtenir qu’on les cachât, lui et Jupien, pour assister à la scène. « C’est entendu. Je vais m’en occuper, ma petite gueule », répondit Jupien au baron. On ne peut comprendre à quel point cette inquiétude agitait, et par là même avait momentanément enrichi, l’esprit de M. de Charlus. L’amour cause ainsi de véritables soulèvements géologiques de la pensée. Dans celui de M. de Charlus qui, il y a quelques jours, ressemblait à une plaine si uniforme qu’au plus loin il n’aurait pu apercevoir une idée au ras du sol, s’étaient brusquement dressées, dures comme la pierre, un massif de montagnes, mais de montagnes aussi sculptées que si quelque statuaire, au lieu d’emporter le marbre, l’avait ciselé sur place et où se tordaient, en groupes géants et titaniques, la Fureur, la Jalousie, la Curiosité, l’Envie, la Haine, la Souffrance, l’Orgueil, l’Épouvante et l’Amour.

Cependant le soir où Morel devait être absent était arrivé. La mission de Jupien avait réussi. Lui et le baron devaient venir vers onze heures du soir et on les cacherait. Trois rues avant d’arriver à cette magnifique maison de prostitution (où on venait de tous les environs élégants), M. de Charlus marchait sur la pointe des pieds, dissimulait sa voix, suppliait Jupien de parler moins fort, de peur que, de l’intérieur, Morel les entendît. Or, dès qu’il fut entré à pas de loup dans le vestibule, M. de Charlus, qui avait peu l’habitude de ce genre de lieux, à sa terreur et à sa stupéfaction se trouva dans un endroit plus bruyant que la Bourse ou l’Hôtel des Ventes. C’est en vain qu’il recommandait de parler plus bas à des soubrettes qui se pressaient autour de lui ; d’ailleurs leur voix même était couverte par le bruit de criées et d’adjudications que faisait une vieille « sous-maîtresse » à la perruque fort brune, au visage où craquelait la gravité d’un notaire ou d’un prêtre espagnol, et qui lançait à toutes minutes, avec un bruit de tonnerre, en laissant alternativement ouvrir et refermer les portes, comme on règle la circulation des voitures : « Mettez Monsieur au vingt-huit, dans la chambre espagnole. » « On ne passe plus. » « Rouvrez la porte, ces Messieurs demandent Mademoiselle Noémie. Elle les attend dans le salon persan. » M. de Charlus était effrayé comme un provincial qui a à traverser les boulevards ; et, pour prendre une comparaison infiniment moins sacrilège que le sujet représenté dans les chapiteaux du porche de la vieille église de Corlesville, les voix des jeunes bonnes répétaient en plus bas, sans se lasser, l’ordre de la sous-maîtresse, comme ces catéchismes qu’on entend les élèves psalmodier dans la sonorité d’une église de campagne. Si peur qu’il eût, M. de Charlus, qui, dans la rue, tremblait d’être entendu, se persuadant que Morel était à la fenêtre, ne fut peut-être pas tout de même aussi effrayé dans le rugissement de ces escaliers immenses où on comprenait que des chambres rien ne pouvait être aperçu. Enfin, au terme de son calvaire, il trouva Mlle Noémie qui devait les cacher avec Jupien, mais commença par l’enfermer dans un salon persan fort somptueux d’où il ne voyait rien. Elle lui dit que Morel avait demandé à prendre une orangeade et que, dès qu’on la lui aurait servie, on conduirait les deux voyageurs dans un salon transparent. En attendant, comme on la réclamait, elle leur promit, comme dans un conte, que pour leur faire passer le temps elle allait leur envoyer « une petite dame intelligente ». Car, elle, on l’appelait. La petite dame intelligente avait un peignoir persan, qu’elle voulait ôter. M. de Charlus lui demanda de n’en rien faire, et elle se fit monter du Champagne qui coûtait 40 francs la bouteille. Morel, en réalité, pendant ce temps, était avec le prince de Guermantes ; il avait, pour la forme, fait semblant de se tromper de chambre, était entré dans une où il y avait deux femmes, lesquelles s’étaient empressées de laisser seuls les deux messieurs. M. de Charlus ignorait tout cela, mais pestait, voulait ouvrir les portes, fit redemander Mlle Noémie, laquelle, ayant entendu la petite dame intelligente donner à M. de Charlus des détails sur Morel non concordants avec ceux qu’elle-même avait donnés à Jupien, la fit déguerpir et envoya bientôt, pour remplacer la petite dame intelligente, « une petite dame gentille », qui ne leur montra rien de plus, mais leur dit combien la maison était sérieuse et demanda, elle aussi, du Champagne. Le baron, écumant, fit revenir Mlle Noémie, qui leur dit : « Oui, c’est un peu long, ces dames prennent des poses, il n’a pas l’air d’avoir envie de rien faire. » Enfin, devant les promesses du baron, ses menaces, Mlle Noémie s’en alla d’un air contrarié, en les assurant qu’ils n’attendraient pas plus de cinq minutes. Ces cinq minutes durèrent une heure, après quoi Noémie conduisit à pas de loup M. de Charlus ivre de fureur et Jupien désolé vers une porte entrebâillée en leur disant : « Vous allez très bien voir. Du reste, en ce moment ce n’est pas très intéressant, il est avec trois dames, il leur raconte sa vie de régiment. » Enfin le baron put voir par l’ouverture de la porte et aussi dans les glaces. Mais une terreur mortelle le força de s’appuyer au mur. C’était bien Morel qu’il avait devant lui, mais, comme si les mystères païens et les enchantements existaient encore, c’était plutôt l’ombre de Morel, Morel embaumé, pas même Morel ressuscité comme Lazare, une apparition de Morel, un fantôme de Morel, Morel revenant ou évoqué dans cette chambre (où, partout, les murs et les divans répétaient des emblèmes de sorcellerie), qui était à quelques mètres de lui, de profil. Morel avait, comme après la mort, perdu toute couleur ; entre ces femmes avec lesquelles il semblait qu’il eût dû s’ébattre joyeusement, livide, il restait figé dans une immobilité artificielle ; pour boire la coupe de Champagne qui était devant lui, son bras sans force essayait lentement de se tendre et retombait. On avait l’impression de cette équivoque qui fait qu’une religion parle d’immortalité, mais entend par là quelque chose qui n’exclut pas le néant. Les femmes le pressaient de questions : « Vous voyez, dit tout bas Mlle Noémie au baron, elles lui parlent de sa vie de régiment, c’est amusant, n’est-ce pas ? — et elle rit — vous êtes content ? Il est calme, n’est-ce pas », ajouta-t-elle, comme elle aurait dit d’un mourant. Les questions des femmes se pressaient, mais Morel, inanimé, n’avait pas la force de leur répondre. Le miracle même d’une parole murmurée ne se produisait pas. M. de Charlus n’eut qu’un instant d’hésitation, il comprit la vérité et que, soit maladresse de Jupien quand il était allé s’entendre, soit puissance expansive des secrets confiés qui fait qu’on ne les garde jamais, soit caractère indiscret de ces femmes, soit crainte de la police, on avait prévenu Morel que deux messieurs avaient payé fort cher pour le voir, on avait fait sortir le prince de Guermantes métamorphosé en trois femmes, et placé le pauvre Morel tremblant, paralysé par la stupeur, de telle façon que, si M. de Charlus le voyait mal, lui, terrorisé, sans paroles, n’osant pas prendre son verre de peur de le laisser tomber, voyait en plein le baron.

L’histoire, au reste, ne finit pas mieux pour le prince de Guermantes. Quand on l’avait fait sortir pour que M. de Charlus ne le vît pas, furieux de sa déconvenue, sans soupçonner qui en était l’auteur, il avait supplié Morel, sans toujours vouloir lui faire connaître qui il était, de lui donner rendez-vous pour la nuit suivante dans la toute petite villa qu’il avait louée et que, malgré le peu de temps qu’il devait y rester, il avait, suivant la même maniaque habitude que nous avons autrefois remarquée chez Mme de Villeparisis, décoré de quantité de souvenirs de famille, pour se sentir plus chez soi. Donc le lendemain, Morel, retournant la tête à toute minute, tremblant d’être suivi et épié par M. de Charlus, avait fini, n’ayant remarqué aucun passant suspect, par entrer dans la villa. Un valet le fit entrer au salon en lui disant qu’il allait prévenir Monsieur (son maître lui avait recommandé de ne pas prononcer le nom de prince de peur d’éveiller des soupçons). Mais quand Morel se trouva seul et voulut regarder dans la glace si sa mèche n’était pas dérangée, ce fut comme une hallucination. Sur la cheminée, les photographies, reconnaissables pour le violoniste, car il les avait vues chez M. de Charlus, de la princesse de Guermantes, de la duchesse de Luxembourg, de Mme de Villeparisis, le pétrifièrent d’abord d’effroi. Au même moment il aperçut celle de M. de Charlus, laquelle était un peu en retrait. Le baron semblait immobiliser sur Morel un regard étrange et fixe. Fou de terreur, Morel, revenant de sa stupeur première, ne doutant pas que ce ne fût un guet-apens où M. de Charlus l’avait fait tomber pour éprouver s’il était fidèle, dégringola quatre à quatre les quelques marches de la villa, se mit à courir à toutes jambes sur la route et quand le prince de Guermantes (après avoir cru faire faire à une connaissance de passage le stage nécessaire, non sans s’être demandé si c’était bien prudent et si l’individu n’était pas dangereux) entra dans son salon, il n’y trouva plus personne. Il eut beau, avec son valet, par crainte de cambriolage, et revolver au poing, explorer toute la maison, qui n’était pas grande, les recoins du jardinet, le sous-sol, le compagnon dont il avait cru la présence certaine avait disparu. Il le rencontra plusieurs fois au cours de la semaine suivante. Mais chaque fois c’était Morel, l’individu dangereux, qui se sauvait comme si le prince l’avait été plus encore. Buté dans ses soupçons, Morel ne les dissipa jamais, et, même à Paris, la vue du prince de Guermantes suffisait à le mettre en fuite. Par où M. de Charlus fut protégé d’une infidélité qui le désespérait, et vengé sans l’avoir jamais imaginé, ni surtout comment.

Mais déjà les souvenirs de ce qu’on m’avait raconté à ce sujet sont remplacés par d’autres, car le B. C. N., reprenant sa marche de « tacot », continue de déposer ou de prendre les voyageurs aux stations suivantes.

À Grattevast, où habitait sa sœur, avec laquelle il était allé passer l’après-midi, montait quelquefois M. Pierre de Verjus, comte de Crécy (qu’on appelait seulement le Comte de Crécy), gentilhomme pauvre mais d’une extrême distinction, que j’avais connu par les Cambremer, avec qui il était d’ailleurs peu lié. Réduit à une vie extrêmement modeste, presque misérable, je sentais qu’un cigare, une « consommation » étaient choses si agréables pour lui que je pris l’habitude, les jours où je ne pouvais voir Albertine, de l’inviter à Balbec. Très fin et s’exprimant à merveille, tout blanc, avec de charmants yeux bleus, il parlait surtout du bout des lèvres, très délicatement, des conforts de la vie seigneuriale, qu’il avait évidemment connus, et aussi de généalogies. Comme je lui demandais ce qui était gravé sur sa bague, il me dit avec un sourire modeste : « C’est une branche de verjus. » Et il ajouta avec un plaisir dégustateur : « Nos armes sont une branche de verjus — symbolique puisque je m’appelle Verjus — tigellée et feuillée de sinople. » Mais je crois qu’il aurait eu une déception si à Balbec je ne lui avais offert à boire que du verjus. Il aimait les vins les plus coûteux, sans doute par privation, par connaissance approfondie de ce dont il était privé, par goût, peut-être aussi par penchant exagéré. Aussi quand je l’invitais à dîner à Balbec, il commandait le repas avec une science raffinée, mais mangeait un peu trop, et surtout buvait, faisant chambrer les vins qui doivent l’être, frapper ceux qui exigent d’être dans de la glace. Avant le dîner et après, il indiquait la date ou le numéro qu’il voulait pour un porto ou une fine, comme il eût fait pour l’érection, généralement ignorée, d’un marquisat, mais qu’il connaissait aussi bien.

Comme j’étais pour Aimé un client préféré, il était ravi que je donnasse de ces dîners extras et criait aux garçons : « Vite, dressez la table 25 », il ne disait même pas « dressez », mais « dressez-moi », comme si ç’avait été pour lui. Et comme le langage des maîtres d’hôtel n’est pas tout à fait le même que celui des chefs de rang, demi-chefs, commis, etc., au moment où je demandais l’addition, il disait au garçon qui nous avait servis, avec un geste répété et apaisant du revers de la main, comme s’il voulait calmer un cheval prêt à prendre le mors aux dents : « N’allez pas trop fort (pour l’addition), allez doucement, très doucement. » Puis, comme le garçon partait muni de cet aide-mémoire, Aimé, craignant que ses recommandations ne fussent pas exactement suivies, le rappelait : « Attendez, je vais chiffrer moi-même. » Et comme je lui disais que cela ne faisait rien : « J’ai pour principe que, comme on dit vulgairement, on ne doit pas estamper le client. » Quant au directeur, comme les vêtements de mon invité étaient simples, toujours les mêmes, et assez usés (et pourtant personne n’eût si bien pratiqué l’art de s’habiller fastueusement, comme un élégant de Balzac, s’il en avait eu les moyens), il se contentait, à cause de moi, d’inspecter de loin si tout allait bien, et d’un regard, de faire mettre une cale sous un pied de la table qui n’était pas d’aplomb. Ce n’est pas qu’il n’eût su, bien qu’il cachât ses débuts comme plongeur, mettre la main à la pâte comme un autre. Il fallut pourtant une circonstance exceptionnelle pour qu’un jour il découpât lui-même les dindonneaux. J’étais sorti, mais j’ai su qu’il l’avait fait avec une majesté sacerdotale, entouré, à distance respectueuse du dressoir, d’un cercle de garçons qui cherchaient, par là, moins à apprendre qu’à se faire bien voir et avaient un air béat d’admiration. Vus d’ailleurs par le directeur (plongeant d’un geste lent dans le flanc des victimes et n’en détachant pas plus ses yeux pénétrés de sa haute fonction que s’il avait dû y lire quelque augure) ils ne le furent nullement. Le sacrificateur ne s’aperçut même pas de mon absence. Quand il l’apprit, elle le désola. « Comment, vous ne m’avez pas vu découper moi-même les dindonneaux ? » Je lui répondis que, n’ayant pu voir jusqu’ici Rome, Venise, Sienne, le Prado, le musée de Dresde, les Indes, Sarah dans Phèdre, je connaissais la résignation et que j’ajouterais son découpage des dindonneaux à ma liste. La comparaison avec l’art dramatique (Sarah dans Phèdre) fut la seule qu’il parut comprendre, car il savait par moi que, les jours de grandes représentations, Coquelin aîné avait accepté des rôles de débutant, celui même d’un personnage qui ne dit qu’un mot ou ne dit rien. « C’est égal, je suis désolé pour vous. Quand est-ce que je découperai de nouveau ? Il faudrait un événement, il faudrait une guerre. » (Il fallut en effet l’armistice.) Depuis ce jour-là le calendrier fut changé, on compta ainsi : « C’est le lendemain du jour où j’ai découpé moi-même les dindonneaux. » « C’est juste huit jours après que le directeur a découpé lui-même les dindonneaux. » Ainsi cette prosectomie donna-t-elle, comme la naissance du Christ ou l’Hégire, le point de départ d’un calendrier différent des autres, mais qui ne prit pas leur extension et n’égala pas leur durée.

La tristesse de la vie de M. de Crécy venait, tout autant que de ne plus avoir de chevaux et une table succulente, de ne voisiner qu’avec des gens qui pouvaient croire que Cambremer et Guermantes étaient tout un. Quand il vit que je savais que Legrandin, lequel se faisait maintenant appeler Legrand de Méséglise, n’y avait aucune espèce de droit, allumé d’ailleurs par le vin qu’il buvait, il eut une espèce de transport de joie. Sa sœur me disait d’un air entendu : « Mon frère n’est jamais si heureux que quand il peut causer avec vous. » Il se sentait en effet exister depuis qu’il avait découvert quelqu’un qui savait la médiocrité des Cambremer et la grandeur des Guermantes, quelqu’un pour qui l’univers social existait. Tel, après l’incendie de toutes les bibliothèques du globe et l’ascension d’une race entièrement ignorante, un vieux latiniste reprendrait pied et confiance dans la vie en entendant quelqu’un lui citer un vers d’Horace. Aussi, s’il ne quittait jamais le wagon sans me dire : « À quand notre petite réunion ? » c’était autant par avidité de parasite, par gourmandise d’érudit, et parce qu’il considérait les agapes de Balbec comme une occasion de causer, en même temps, des sujets qui lui étaient chers et dont il ne pouvait parler avec personne, et analogues en cela à ces dîners où se réunit à dates fixes, devant la table particulièrement succulente du Cercle de l’Union, la Société des bibliophiles. Très modeste en ce qui concernait sa propre famille, ce ne fut pas par M. de Crécy que j’appris qu’elle était très grande et un authentique rameau, détaché en France, de la famille anglaise qui porte le titre de Crécy. Quand je sus qu’il était un vrai Crécy, je lui racontai qu’une nièce de Mme de Guermantes avait épousé un Américain du nom de Charles Crécy et lui dis que je pensais qu’il n’avait aucun rapport avec lui. « Aucun, me dit-il. Pas plus — bien, du reste, que ma famille n’ait pas autant d’illustration — que beaucoup d’Américains qui s’appellent Montgommery, Berry, Chandos ou Capel, n’ont de rapport avec les familles de Pembroke, de Buckingham, d’Essex, ou avec le duc de Berry. » Je pensai plusieurs fois à lui dire, pour l’amuser, que je connaissais Mme Swann qui, comme cocotte, était connue autrefois sous le nom d’Odette de Crécy ; mais, bien que le duc d’Alençon n’eût pu se froisser qu’on parlât avec lui d’Émilienne d’Alençon, je ne me sentis pas assez lié avec M. de Crécy pour conduire avec lui la plaisanterie jusque-là. « Il est d’une très grande famille, me dit un jour M. de Montsurvent. Son patronyme est Saylor. » Et il ajouta que sur son vieux castel au-dessus d’Incarville, d’ailleurs devenu presque inhabitable et que, bien que né fort riche, il était aujourd’hui trop ruiné pour réparer, se lisait encore l’antique devise de la famille. Je trouvai cette devise très belle, qu’on l’appliquât soit à l’impatience d’une race de proie nichée dans cette aire, d’où elle devait jadis prendre son vol, soit, aujourd’hui, à la contemplation du déclin, à l’attente de la mort prochaine dans cette retraite dominante et sauvage. C’est en ce double sens, en effet, que joue avec le nom de Saylor cette devise qui est : « Ne sçais l’heure. »

À Hermenonville montait quelquefois M. de Chevrigny, dont le nom, nous dit Brichot, signifiait, comme celui de Mgr de Cabrières, « lieu où s’assemblent les chèvres ». Il était parent des Cambremer et, à cause de cela et par une fausse appréciation de l’élégance, ceux-ci l’invitaient souvent à Féterne, mais seulement quand ils n’avaient pas d’invités à éblouir. Vivant toute l’année à Beausoleil, M. de Chevrigny était resté plus provincial qu’eux. Aussi, quand il allait passer quelques semaines à Paris, il n’y avait pas un seul jour de perdu pour tout ce qu’« il y avait à voir » ; c’était au point que parfois, un peu étourdi par le nombre de spectacles trop rapidement digérés, quand on lui demandait s’il avait vu une certaine pièce il lui arrivait de n’en être plus bien sûr. Mais ce vague était rare, car il connaissait les choses de Paris avec ce détail particulier aux gens qui y viennent rarement. Il me conseillait les « nouveautés » à aller voir (« Cela en vaut la peine »), ne les considérant, du reste, qu’au point de vue de la bonne soirée qu’elles font passer, et ignorant du point de vue esthétique jusqu’à ne pas se douter qu’elles pouvaient en effet constituer parfois une « nouveauté » dans l’histoire de l’art. C’est ainsi que, parlant de tout sur le même plan, il nous disait : « Nous sommes allés une fois à l’Opéra-Comique, mais le spectacle n’est pas fameux. Cela s’appelle Pelléas et Mélisande. C’est insignifiant. Périer joue toujours bien, mais il vaut mieux le voir dans autre chose. En revanche, au Gymnase on donne La Châtelaine. Nous y sommes retournés deux fois ; ne manquez pas d’y aller, cela mérite d’être vu ; et puis c’est joué à ravir ; vous avez Frévalles, Marie Magnier, Baron fils » ; il me citait même des noms d’acteurs que je n’avais jamais entendu prononcer, et sans les faire précéder de Monsieur, Madame ou Mademoiselle, comme eût fait le duc de Guermantes, lequel parlait du même ton cérémonieusement méprisant des « chansons de Mademoiselle Yvette Guilbert » et des « expériences de Monsieur Charcot ». M. de Chevrigny n’en usait pas ainsi, il disait Cornaglia et Dehelly, comme il eût dit Voltaire et Montesquieu. Car chez lui, à l’égard des acteurs comme de tout ce qui était parisien, le désir de se montrer dédaigneux qu’avait l’aristocrate était vaincu par celui de paraître familier qu’avait le provincial.

Dès après le premier dîner que j’avais fait à la Raspelière avec ce qu’on appelait encore à Féterne « le jeune mariage », bien que M. et Mme de Cambremer ne fussent plus, tant s’en fallait, de la première jeunesse, la vieille marquise m’avait écrit une de ces lettres dont on reconnaît l’écriture entre des milliers. Elle me disait : « Amenez votre cousine délicieuse — charmante — agréable. Ce sera un enchantement, un plaisir », manquant toujours avec une telle infaillibilité la progression attendue par celui qui recevait sa lettre que je finis par changer d’avis sur la nature de ces diminuendos, par les croire voulus, et y trouver la même dépravation du goût — transposée dans l’ordre mondain — qui poussait Sainte-Beuve à briser toutes les alliances de mots, à altérer toute expression un peu habituelle. Deux méthodes, enseignées sans doute par des maîtres différents, se contrariaient dans ce style épistolaire, la deuxième faisant racheter à Mme de Cambremer la banalité des adjectifs multiples en les employant en gamme descendante, en évitant de finir sur l’accord parfait. En revanche, je penchais à voir dans ces gradations inverses, non plus du raffinement, comme quand elles étaient l’œuvre de la marquise douairière, mais de la maladresse toutes les fois qu’elles étaient employées par le marquis son fils ou par ses cousines. Car dans toute la famille, jusqu’à un degré assez éloigné, et par une imitation admirative de tante Zélia, la règle des trois adjectifs était très en honneur, de même qu’une certaine manière enthousiaste de reprendre sa respiration en parlant. Imitation passée dans le sang, d’ailleurs ; et quand, dans la famille, une petite fille, dès son enfance, s’arrêtait en parlant pour avaler sa salive, on disait : « Elle tient de tante Zélia », on sentait que plus tard ses lèvres tendraient assez vite à s’ombrager d’une légère moustache, et on se promettait de cultiver chez elle les dispositions qu’elle aurait pour la musique. Les relations des Cambremer ne tardèrent pas à être moins parfaites avec Mme Verdurin qu’avec moi, pour différentes raisons. Ils voulaient inviter celle-ci. La « jeune » marquise me disait dédaigneusement : « Je ne vois pas pourquoi nous ne l’inviterions pas, cette femme ; à la campagne on voit n’importe qui, ça ne tire pas à conséquence. » Mais, au fond, assez impressionnés, ils ne cessaient de me consulter sur la façon dont ils devaient réaliser leur désir de politesse. Je pensais que, comme ils nous avaient invités à dîner, Albertine et moi, avec des amis de Saint-Loup, gens élégants de la région, propriétaires du château de Gourville et qui représentaient un peu plus que le gratin normand, dont Mme Verdurin, sans avoir l’air d’y toucher, était friande, je conseillai aux Cambremer d’inviter avec eux la Patronne. Mais les châtelains de Féterne, par crainte (tant ils étaient timides) de mécontenter leurs nobles amis, ou (tant ils étaient naïfs) que M. et Mme Verdurin s’ennuyassent avec des gens qui n’étaient pas des intellectuels, ou encore (comme ils étaient imprégnés d’un esprit de routine que l’expérience n’avait pas fécondé) de mêler les genres et de commettre un « impair », déclarèrent que cela ne corderait pas ensemble, que cela ne « bicherait » pas et qu’il valait mieux réserver Mme Verdurin (qu’on inviterait avec tout son petit groupe) pour un autre dîner. Pour le prochain — l’élégant, avec les amis de Saint-Loup — ils ne convièrent du petit noyau que Morel, afin que M. de Charlus fût indirectement informé des gens brillants qu’ils recevaient, et aussi que le musicien fût un élément de distraction pour les invités, car on lui demanderait d’apporter son violon. On lui adjoignit Cottard, parce que M. de Cambremer déclara qu’il avait de l’entrain et « faisait bien » dans un dîner ; puis que cela pourrait être commode d’être en bons termes avec un médecin si on avait jamais quelqu’un de malade. Mais on l’invita seul, pour ne « rien commencer avec la femme ». Mme Verdurin fut outrée quand elle apprit que deux membres du petit groupe étaient invités sans elle à dîner à Féterne « en petit comité ». Elle dicta au docteur, dont le premier mouvement avait été d’accepter, une fière réponse où il disait : « Nous dînons ce soir-là chez Mme Verdurin », pluriel qui devait être une leçon pour les Cambremer et leur montrer qu’il n’était pas séparable de Mme Cottard. Quant à Morel, Mme Verdurin n’eut pas besoin de lui tracer une conduite impolie, qu’il tint spontanément, voici pourquoi. S’il avait, à l’égard de M. de Charlus, en ce qui concernait ses plaisirs, une indépendance qui affligeait le baron, nous avons vu que l’influence de ce dernier se faisait sentir davantage dans d’autres domaines et qu’il avait, par exemple, élargi les connaissances musicales et rendu plus pur le style du virtuose. Mais ce n’était encore, au moins à ce point de notre récit, qu’une influence. En revanche, il y avait un terrain sur lequel ce que disait M. de Charlus était aveuglément cru et exécuté par Morel. Aveuglément et follement, car non seulement les enseignements de M. de Charlus étaient faux, mais encore, eussent-ils été valables pour un grand seigneur, appliqués à la lettre par Morel ils devenaient burlesques. Le terrain où Morel devenait si crédule et était si docile à son maître, c’était le terrain mondain. Le violoniste, qui, avant de connaître M. de Charlus, n’avait aucune notion du monde, avait pris à la lettre l’esquisse hautaine et sommaire que lui en avait tracée le baron : « Il y a un certain nombre de familles prépondérantes, lui avait dit M. de Charlus, avant tout les Guermantes, qui comptent quatorze alliances avec la Maison de France, ce qui est d’ailleurs surtout flatteur pour la Maison de France, car c’était à Aldonce de Guermantes et non à Louis le Gros, son frère consanguin mais puîné, qu’aurait dû revenir le trône de France. Sous Louis XIV, nous drapâmes à la mort de Monsieur, comme ayant la même grand’mère que le Roi ; fort au-dessous des Guermantes, on peut cependant citer les La Trémoïlle, descendants des rois de Naples et des comtes de Poitiers ; les d’Uzès, peu anciens comme famille mais qui sont les plus anciens pairs ; les Luynes, tout à fait récents mais avec l’éclat de grandes alliances ; les Choiseul, les Harcourt, les La Rochefoucauld. Ajoutez encore les Noailles, malgré le comte de Toulouse, les Montesquiou, les Castellane et, sauf oubli, c’est tout. Quant à tous les petits messieurs qui s’appellent marquis de Cambremerde ou de Vatefairefiche, il n’y a aucune différence entre eux et le dernier pioupiou de votre régiment. Que vous alliez faire pipi chez la comtesse Caca, ou caca chez la baronne Pipi, c’est la même chose, vous aurez compromis votre réputation et pris un torchon breneux comme papier hygiénique. Ce qui est malpropre. » Morel avait recueilli pieusement cette leçon d’histoire, peut-être un peu sommaire ; il jugeait les choses comme s’il était lui-même un Guermantes et souhaitait une occasion de se trouver avec les faux La Tour d’Auvergne pour leur faire sentir, par une poignée de main dédaigneuse, qu’il ne les prenait guère au sérieux. Quant aux Cambremer, justement voici qu’il pouvait leur témoigner qu’ils n’étaient pas « plus que le dernier pioupiou de son régiment ». Il ne répondit pas à leur invitation, et le soir du dîner s’excusa à la dernière heure par un télégramme, ravi comme s’il venait d’agir en prince du sang. Il faut, du reste, ajouter qu’on ne peut imaginer combien, d’une façon plus générale, M. de Charlus pouvait être insupportable, tatillon, et même, lui si fin, bête, dans toutes les occasions où entraient en jeu les défauts de son caractère. On peut dire, en effet, que ceux-ci sont comme une maladie intermittente de l’esprit. Qui n’a remarqué le fait sur des femmes, et même des hommes, doués d’intelligence remarquable, mais affligés de nervosité ? Quand ils sont heureux, calmes, satisfaits de leur entourage, ils font admirer leurs dons précieux ; c’est, à la lettre, la vérité qui parle par leur bouche. Une migraine, une petite pique d’amour-propre suffit à tout changer. La lumineuse intelligence, brusque, convulsive et rétrécie, ne reflète plus qu’un moi irrité, soupçonneux, coquet, faisant tout ce qu’il faut pour déplaire. La colère des Cambremer fut vive ; et, dans l’intervalle, d’autres incidents amenèrent une certaine tension dans leurs rapports avec le petit clan. Comme nous revenions, les Cottard, Charlus, Brichot, Morel et moi, d’un dîner à la Raspelière et que les Cambremer, qui avaient déjeuné chez des amis à Harambouville, avaient fait à l’aller une partie du trajet avec nous : « Vous qui aimez tant Balzac et savez le reconnaître dans la société contemporaine, avais-je dit à M. de Charlus, vous devez trouver que ces Cambremer sont échappés des Scènes de la vie de Province. » Mais M. de Charlus, absolument comme s’il avait été leur ami et si je l’eusse froissé par ma remarque, me coupa brusquement la parole : « Vous dites cela parce que la femme est supérieure au mari, me dit-il d’un ton sec. — Oh ! je ne voulais pas dire que c’était la Muse du département, ni Madame de Bargeton bien que… » M. de Charlus m’interrompit encore : « Dites plutôt Mme de Mortsauf. » Le train s’arrêta et Brichot descendit. « Nous avions beau vous faire des signes, vous êtes terrible. — Comment cela ? — Voyons, ne vous êtes-vous pas aperçu que Brichot est amoureux fou de Mme de Cambremer ? » Je vis par l’attitude des Cottard et de Charlie que cela ne faisait pas l’ombre d’un doute dans le petit noyau. Je crus qu’il y avait de la malveillance de leur part. « Voyons, vous n’avez pas remarqué comme il a été troublé quand vous avez parlé d’elle », reprit M. de Charlus, qui aimait montrer qu’il avait l’expérience des femmes et parlait du sentiment qu’elles inspirent d’un air naturel et comme si ce sentiment était celui qu’il éprouvait lui-même habituellement. Mais un certain ton d’équivoque paternité avec tous les jeunes gens — malgré son amour exclusif pour Morel — démentit par le ton les vues d’homme à femmes qu’il émettait : « Oh ! ces enfants, dit-il, d’une voix aiguë, mièvre et cadencée, il faut tout leur apprendre, ils sont innocents comme l’enfant qui vient de naître, ils ne savent pas reconnaître quand un homme est amoureux d’une femme. À votre âge j’étais plus dessalé que cela », ajouta-t-il, car il aimait employer les expressions du monde apache, peut-être par goût, peut-être pour ne pas avoir l’air, en les évitant, d’avouer qu’il fréquentait ceux dont c’était le vocabulaire courant. Quelques jours plus tard, il fallut bien me rendre à l’évidence et reconnaître que Brichot était épris de la marquise. Malheureusement il accepta plusieurs déjeuners chez elle. Mme Verdurin estima qu’il était temps de mettre le holà. En dehors de l’utilité qu’elle voyait à une intervention, pour la politique du petit noyau, elle prenait à ces sortes d’explications et aux drames qu’ils déchaînaient un goût de plus en plus vif et que l’oisiveté fait naître, aussi bien que dans le monde aristocratique, dans la bourgeoisie. Ce fut un jour de grande émotion à la Raspelière quand on vit Mme Verdurin disparaître pendant une heure avec Brichot, à qui on sut qu’elle avait dit que Mme de Cambremer se moquait de lui, qu’il était la fable de son salon, qu’il allait déshonorer sa vieillesse, compromettre sa situation dans l’enseignement. Elle alla jusqu’à lui parler en termes touchants de la blanchisseuse avec qui il vivait à Paris, et de leur petite fille. Elle l’emporta, Brichot cessa d’aller à Féterne, mais son chagrin fut tel que pendant deux jours on crut qu’il allait perdre complètement la vue, et sa maladie, en tout cas, avait fait un bond en avant qui resta acquis. Cependant les Cambremer, dont la colère contre Morel était grande, invitèrent une fois, et tout exprès, M. de Charlus, mais sans lui. Ne recevant pas de réponse du baron, ils craignirent d’avoir fait une gaffe et, trouvant que la rancune est mauvaise conseillère, écrivirent un peu tardivement à Morel, platitude qui fit sourire M. de Charlus en lui montrant son pouvoir. « Vous répondrez pour nous deux que j’accepte », dit le baron à Morel. Le jour du dîner venu, on attendait dans le grand salon de Féterne. Les Cambremer donnaient en réalité le dîner pour la fleur de chic qu’étaient M. et Mme Féré. Mais ils craignaient tellement de déplaire à M. de Charlus que, bien qu’ayant connu les Féré par M. de Chevrigny, Mme de Cambremer se sentit la fièvre quand, le jour du dîner, elle vit celui-ci venir leur faire une visite à Féterne. On inventa tous les prétextes pour le renvoyer à Beausoleil au plus vite, pas assez pourtant pour qu’il ne croisât pas dans la cour les Féré, qui furent aussi choqués de le voir chassé que lui honteux. Mais, coûte que coûte, les Cambremer voulaient épargner à M. de Charlus la vue de M. de Chevrigny, jugeant celui-ci provincial à cause de nuances, qu’on néglige en famille, mais dont on ne tient compte que vis-à-vis des étrangers, qui sont précisément les seuls qui ne s’en apercevraient pas. Mais on n’aime pas leur montrer les parents qui sont restés ce que l’on s’est efforcé de cesser d’être. Quant à M. et Mme Féré, ils étaient au plus haut degré ce qu’on appelle des gens « très bien ». Aux yeux de ceux qui les qualifiaient ainsi, sans doute les Guermantes, les Rohan et bien d’autres étaient aussi des gens très bien, mais leur nom dispensait de le dire. Comme tout le monde ne savait pas la grande naissance de la mère de Mme Féré, et le cercle extraordinairement fermé qu’elle et son mari fréquentaient, quand on venait de les nommer, pour expliquer on ajoutait toujours que c’était des gens « tout ce qu’il y a de mieux ». Leur nom obscur leur dictait-il une sorte de hautaine réserve ? Toujours est-il que les Féré ne voyaient pas des gens que des La Trémoïlle auraient fréquentés. Il avait fallu la situation de reine du bord de la mer, que la vieille marquise de Cambremer avait dans la Manche, pour que les Féré vinssent à une de ses matinées chaque année. On les avait invités à dîner et on comptait beaucoup sur l’effet qu’allait produire sur eux M. de Charlus. On annonça discrètement qu’il était au nombre des convives. Par hasard Mme Féré ne le connaissait pas. Mme de Cambremer en ressentit une vive satisfaction, et le sourire du chimiste qui va mettre en rapport pour la première fois deux corps particulièrement importants erra sur son visage. La porte s’ouvrit et Mme de Cambremer faillit se trouver mal en voyant Morel entrer seul. Comme un secrétaire des commandements chargé d’excuser son ministre, comme une épouse morganatique qui exprime le regret qu’a le prince d’être souffrant (ainsi en usait Mme de Clinchamp à l’égard du duc d’Aumale), Morel dit du ton le plus léger : « Le baron ne pourra pas venir. Il est un peu indisposé, du moins je crois que c’est pour cela… Je ne l’ai pas rencontré cette semaine », ajouta-t-il, désespérant, jusque par ces dernières paroles, Mme de Cambremer qui avait dit à M. et Mme Féré que Morel voyait M. de Charlus à toutes les heures du jour. Les Cambremer feignirent que l’absence du baron était un agrément de plus à la réunion et, sans se laisser entendre de Morel, disaient à leurs invités : « Nous nous passerons de lui, n’est-ce pas, ce ne sera que plus agréable. » Mais ils étaient furieux, soupçonnèrent une cabale montée par Mme Verdurin, et, du tac au tac, quand celle-ci les réinvita à la Raspelière, M. de Cambremer, ne pouvant résister au plaisir de revoir sa maison et de se retrouver dans le petit groupe, vint, mais seul, en disant que la marquise était désolée, mais que son médecin lui avait ordonné de garder la chambre. Les Cambremer crurent, par cette demi-présence, à la fois donner une leçon à M. de Charlus et montrer aux Verdurin qu’ils n’étaient tenus envers eux qu’à une politesse limitée, comme les princesses du sang autrefois reconduisaient les duchesses, mais seulement jusqu’à la moitié de la seconde chambre. Au bout de quelques semaines ils étaient à peu près brouillés. M. de Cambremer m’en donnait ces explications : « Je vous dirai qu’avec M. de Charlus c’était difficile. Il est extrêmement dreyfusard… — Mais non ! — Si…, en tout cas son cousin le prince de Guermantes l’est, on leur jette assez la pierre pour ça. J’ai des parents très à l’œil là-dessus. Je ne peux pas fréquenter ces gens-là, je me brouillerais avec toute ma famille. — Puisque le prince de Guermantes est dreyfusard, cela ira d’autant mieux, dit Mme de Cambremer, que Saint-Loup, qui, dit-on, épouse sa nièce, l’est aussi. C’est même peut-être la raison du mariage. — Voyons, ma chère, ne dites pas que Saint-Loup, que nous aimons beaucoup, est dreyfusard. On ne doit pas répandre ces allégations à la légère, dit M. de Cambremer. Vous le feriez bien voir dans l’armée ! — Il l’a été, mais il ne l’est plus, dis-je à M. de Cambremer. Quant à son mariage avec Mlle de Guermantes-Brassac, est-ce vrai ? — On ne parle que de ça, mais vous êtes bien placé pour le savoir. — Mais je vous répète qu’il me l’a dit à moi-même qu’il était dreyfusard, dit Mme de Cambremer. C’est, du reste, très excusable, les Guermantes sont à moitié allemands. — Pour les Guermantes de la rue de Varenne, vous pouvez dire tout à fait, dit Cancan. Mais Saint-Loup, c’est une autre paire de manches ; il a beau avoir toute une parenté allemande, son père revendiquait avant tout son titre de grand seigneur français, il a repris du service en 1871 et a été tué pendant la guerre de la plus belle façon. J’ai beau être très à cheval là-dessus, il ne faut pas faire d’exagération ni dans un sens ni dans l’autre. In medio… virtus, ah ! je ne peux pas me rappeler. C’est quelque chose que dit le docteur Cottard. En voilà un qui a toujours le mot. Vous devriez avoir ici un petit Larousse. » Pour éviter de se prononcer sur la citation latine et abandonner le sujet de Saint-Loup, où son mari semblait trouver qu’elle manquait de tact, Mme de Cambremer se rabattit sur la Patronne, dont la brouille avec eux était encore plus nécessaire à expliquer. « Nous avons loué volontiers la Raspelière à Mme Verdurin, dit la marquise. Seulement elle a eu l’air de croire qu’avec la maison et tout ce qu’elle a trouvé le moyen de se faire attribuer, la jouissance du pré, les vieilles tentures, toutes choses qui n’étaient nullement dans le bail, elle aurait en plus le droit d’être liée avec nous. Ce sont des choses absolument distinctes. Notre tort est de n’avoir pas fait faire les choses simplement par un gérant ou par une agence. À Féterne ça n’a pas d’importance, mais je vois d’ici la tête que ferait ma tante de Ch’nouville si elle voyait s’amener, à mon jour, la mère Verdurin avec ses cheveux en l’air. Pour M. de Charlus, naturellement, il connaît des gens très bien, mais il en connaît aussi de très mal. » Je demandai lesquels. Pressée de questions, Mme de Cambremer finit par dire : « On prétend que c’est lui qui faisait vivre un monsieur Moreau, Morille, Morue, je ne sais plus. Aucun rapport, bien entendu, avec Morel, le violoniste, ajouta-t-elle en rougissant. Quand j’ai senti que Mme Verdurin s’imaginait que, parce qu’elle était notre locataire dans la Manche, elle aurait le droit de me faire des visites à Paris, j’ai compris qu’il fallait couper le câble. »

Malgré cette brouille avec la Patronne, les Cambremer n’étaient pas mal avec les fidèles, et montaient volontiers dans notre wagon quand ils étaient sur la ligne. Quand on était sur le point d’arriver à Douville, Albertine, tirant une dernière fois son miroir, trouvait quelquefois utile de changer ses gants ou d’ôter un instant son chapeau et, avec le peigne d’écaille que je lui avais donné et qu’elle avait dans les cheveux, elle en lissait les coques, en relevait le bouffant, et, s’il était nécessaire, au-dessus des ondulations qui descendaient en vallées régulières jusqu’à la nuque, remontait son chignon. Une fois dans les voitures qui nous attendaient, on ne savait plus du tout où on se trouvait ; les routes n’étaient pas éclairées ; on reconnaissait au bruit plus fort des roues qu’on traversait un village, on se croyait arrivé, on se retrouvait en pleins champs, on entendait des cloches lointaines, on oubliait qu’on était en smoking, et on s’était presque assoupi quand, au bout de cette longue marge d’obscurité qui, à cause de la distance parcourue et des incidents caractéristiques de tout trajet en chemin de fer, semblait nous avoir portés jusqu’à une heure avancée de la nuit et presque à moitié chemin d’un retour vers Paris, tout à coup, après que le glissement de la voiture sur un sable plus fin avait décelé qu’on venait d’entrer dans le parc, explosaient, nous réintroduisant dans la vie mondaine, les éclatantes lumières du salon, puis de la salle à manger, où nous éprouvions un vif mouvement de recul en entendant sonner ces huit heures que nous croyions passées depuis longtemps, tandis que les services nombreux et les vins fins allaient se succéder autour des hommes en frac et des femmes à demi décolletées, en un dîner rutilant de clarté comme un véritable dîner en ville et qu’entourait seulement, changeant par là son caractère, la double écharpe sombre et singulière qu’avaient tissée, détournées par cette utilisation mondaine de leur solennité première, les heures nocturnes, champêtres et marines de l’aller et du retour. Celui-ci nous forçait, en effet, à quitter la splendeur rayonnante et vite oubliée du salon lumineux pour les voitures, où je m’arrangeais à être avec Albertine afin que mon amie ne pût être avec d’autres sans moi, et souvent pour une autre cause encore, qui est que nous pouvions tous deux faire bien des choses dans une voiture noire où les heurts de la descente nous excusaient, d’ailleurs, au cas où un brusque rayon filtrerait, d’être cramponnés l’un à l’autre. Quand M. de Cambremer n’était pas encore brouillé avec les Verdurin, il me demandait : « Vous ne croyez pas, avec ce brouillard-là, que vous allez avoir vos étouffements ? Ma sœur en a eu de terribles ce matin. Ah ! vous en avez aussi, disait-il avec satisfaction. Je le lui dirai ce soir. Je sais qu’en rentrant elle s’informera tout de suite s’il y a longtemps que vous ne les avez pas eus. » Il ne me parlait, d’ailleurs, des miens que pour arriver à ceux de sa sœur, et ne me faisait décrire les particularités des premiers que pour mieux marquer les différences qu’il y avait entre les deux. Mais malgré celles-ci, comme les étouffements de sa sœur lui paraissaient devoir faire autorité, il ne pouvait croire que ce qui « réussissait » aux siens ne fût pas indiqué pour les miens, et il s’irritait que je n’en essayasse pas, car il y a une chose plus difficile encore que de s’astreindre à un régime, c’est de ne pas l’imposer aux autres. « D’ailleurs, que dis-je, moi profane, quand vous êtes ici devant l’aréopage, à la source. Qu’en pense le professeur Cottard ? » Je revis, du reste, sa femme une autre fois parce qu’elle avait dit que ma «  cousine » avait un drôle de genre et que je voulus savoir ce qu’elle entendait par là. Elle nia l’avoir dit, mais finit par avouer qu’elle avait parlé d’une personne qu’elle avait cru rencontrer avec ma cousine. Elle ne savait pas son nom et dit finalement que, si elle ne se trompait pas, c’était la femme d’un banquier, laquelle s’appelait Lina, Linette, Lisette, Lia, enfin quelque chose de ce genre. Je pensais que « femme d’un banquier » n’était mis que pour plus de démarquage. Je voulus demander à Albertine si c’était vrai. Mais j’aimais mieux avoir l’air de celui qui sait que de celui qui questionne. D’ailleurs Albertine ne m’eût rien répondu ou un non dont le « n » eût été trop hésitant et le « on » trop éclatant. Albertine ne racontait jamais de faits pouvant lui faire du tort, mais d’autres qui ne pouvaient s’expliquer que par les premiers, la vérité étant plutôt un courant qui part de ce qu’on nous dit et qu’on capte, tout invisible qu’il soit, que la chose même qu’on nous a dite. Ainsi, quand je lui assurai qu’une femme qu’elle avait connue à Vichy avait mauvais genre, elle me jura que cette femme n’était nullement ce que je croyais et n’avait jamais essayé de lui faire faire le mal. Mais elle ajouta un autre jour, comme je parlais de ma curiosité de ce genre de personnes, que la dame de Vichy avait une amie aussi, qu’elle, Albertine, ne connaissait pas, mais que la dame lui avait « promis de lui faire connaître ». Pour qu’elle le lui eût promis, c’était donc qu’Albertine le désirait, ou que la dame avait, en le lui offrant, su lui faire plaisir. Mais si je l’avais objecté à Albertine, j’aurais eu l’air de ne tenir mes révélations que d’elle, je les aurais arrêtées aussitôt, je n’eusse plus rien su, j’eusse cessé de me faire craindre. D’ailleurs, nous étions à Balbec, la dame de Vichy et son amie habitaient Menton ; l’éloignement, l’impossibilité du danger eut tôt fait de détruire mes soupçons. Souvent, quand M. de Cambremer m’interpellait de la gare, je venais avec Albertine de profiter des ténèbres, et avec d’autant plus de peine que celle-ci s’était un peu débattue, craignant qu’elles ne fussent pas assez complètes. « Vous savez que je suis sûre que Cottard nous a vus ; du reste, même sans voir il a bien entendu notre voix étouffée, juste au moment où on parlait de vos étouffements d’un autre genre », me disait Albertine en arrivant à la gare de Douville où nous reprenions le petit chemin de fer pour le retour. Mais ce retour, de même que l’aller, si, en me donnant quelque impression de poésie, il réveillait en moi le désir de faire des voyages, de mener une vie nouvelle, et me faisait par là souhaiter d’abandonner tout projet de mariage avec Albertine, et même de rompre définitivement nos relations, me rendait aussi, et à cause même de leur nature contradictoire, cette rupture plus facile. Car, au retour aussi bien qu’à l’aller, à chaque station montaient avec nous ou nous disaient bonjour du quai des gens de connaissance ; sur les plaisirs furtifs de l’imagination dominaient ceux, continuels, de la sociabilité, qui sont si apaisants, si endormeurs. Déjà, avant les stations elles-mêmes, leurs noms (qui m’avaient tant fait rêver depuis le jour où je les avais entendus, le premier soir où j’avais voyagé avec ma grand’mère) s’étaient humanisés, avaient perdu leur singularité depuis le soir où Brichot, à la prière d’Albertine, nous en avait plus complètement expliqué les étymologies. J’avais trouvé charmant la fleur qui terminait certains noms, comme Fiquefleur, Honfleur, Flers, Barfleur, Harfleur, etc., et amusant le bœuf qu’il y a à la fin de Bricquebœuf. Mais la fleur disparut, et aussi le bœuf, quand Brichot (et cela, il me l’avait dit le premier jour dans le train) nous apprit que fleur veut dire « port » (comme fiord) et que bœuf, en normand budh, signifie « cabane ». Comme il citait plusieurs exemples, ce qui m’avait paru particulier se généralisait : Bricquebœuf allait rejoindre Elbeuf, et même, dans un nom au premier abord aussi individuel que le lieu, comme le nom de Pennedepie, où les étrangetés les plus impossibles à élucider par la raison me semblaient amalgamées depuis un temps immémorial en un vocable vilain, savoureux et durci comme certain fromage normand, je fus désolé de retrouver le pen gaulois qui signifie « montagne » et se retrouve aussi bien dans Pennemarck que dans les Apennins. Comme, à chaque arrêt du train, je sentais que nous aurions des mains amies à serrer, sinon des visites à recevoir, je disais à Albertine : « Dépêchez-vous de demander à Brichot les noms que vous voulez savoir. Vous m’aviez parlé de Marcouville l’Orgueilleuse. — Oui, j’aime beaucoup cet orgueil, c’est un village fier, dit Albertine. — Vous le trouveriez, répondit Brichot, plus fier encore si, au lieu de se faire française ou même de basse latinité, telle qu’on la trouve dans le cartulaire de l’évêque de Bayeux, Marcouvilla superba, vous preniez la forme plus ancienne, plus voisine du normand Marculphivilla superba, le village, le domaine de Merculph. Dans presque tous ces noms qui se terminent en ville, vous pourriez voir, encore dressé sur cette côte, le fantôme des rudes envahisseurs normands. À Harambouville, vous n’avez eu, debout à la portière du wagon, que notre excellent docteur qui, évidemment, n’a rien d’un chef norois. Mais en fermant les yeux vous pourriez voir l’illustre Herimund (Herimundivilla). Bien que je ne sache pourquoi on aille sur ces routes-ci, comprises entre Loigny et Balbec-Plage, plutôt que sur celles, fort pittoresques, qui conduisent de Loigny au vieux Balbec, Mme Verdurin vous a peut-être promenés de ce côté-là en voiture. Alors vous avez vu Incarville ou village de Wiscar, et Tourville, avant d’arriver chez Mme Verdurin, c’est le village de Turold. D’ailleurs il n’y eut pas que des Normands. Il semble que des Allemands soient venus jusqu’ici (Auménancourt, Alemanicurtis) ; ne le disons pas à ce jeune officier que j’aperçois ; il serait capable de ne plus vouloir aller chez ses cousins. Il y eut aussi des Saxons, comme en témoigne la fontaine de Sissonne (un des buts de promenade favoris de Mme Verdurin et à juste titre), aussi bien qu’en Angleterre le Middlesex, le Wessex. Chose inexplicable, il semble que des Goths, des « gueux » comme on disait, soient venus jusqu’ici, et même les Maures, car Mortagne vient de Mauretania. La trace en est restée à Gourville (Gothorumvilla). Quelque vestige des Latins subsiste d’ailleurs aussi, Lagny (Latiniacum). — Moi je demande l’explication de Thorpehomme, dit M. de Charlus. Je comprends « homme », ajouta-t-il, tandis que le sculpteur et Cottard échangeaient un regard d’intelligence. Mais Thorph ? — « Homme » ne signifie nullement ce que vous êtes naturellement porté à croire, baron, répondit Brichot, en regardant malicieusement Cottard et le sculpteur. « Homme » n’a rien à voir ici avec le sexe auquel je ne dois pas ma mère. « Homme » c’est Holm, qui signifie « îlot », etc… Quant à Thorph, ou « village », on le retrouve dans cent mots dont j’ai déjà ennuyé notre jeune ami. Ainsi dans Thorpehomme il n’y a pas de nom de chef normand, mais des mots de la langue normande. Vous voyez comme tout ce pays a été germanisé. — Je crois qu’il exagère, dit M. de Charlus. J’ai été hier à Orgeville. — Cette fois-ci je vous rends l’homme que je vous avais ôté dans Thorpehomme, baron. Soit dit sans pédantisme, une charte de Robert Ier nous donne pour Orgeville Otgervilla, le domaine d’Otger. Tous ces noms sont ceux d’anciens seigneurs. Octeville la Venelle est pour l’Avenel. Les Avenel étaient une famille connue au moyen âge. Bourguenolles, où Mme Verdurin nous a emmenés l’autre jour, s’écrivait « Bourg de Môles », car ce village appartint, au xie siècle, à Baudoin de Môles, ainsi que la Chaise-Baudoin ; mais nous voici à Doncières. — Mon Dieu, que de lieutenants vont essayer de monter, dit M. de Charlus, avec un effroi simulé. Je le dis pour vous, car moi cela ne me gêne pas, puisque je descends. — Vous entendez, docteur ? dit Brichot. Le baron a peur que des officiers ne lui passent sur le corps. Et pourtant, ils sont dans leur rôle en se trouvant massés ici, car Doncières, c’est exactement Saint-Cyr, Dominus Cyriacus. Il y a beaucoup de noms de villes où sanctus et sancta sont remplacés par dominus et par domina. Du reste, cette ville calme et militaire a parfois de faux airs de Saint-Cyr, de Versailles, et même de Fontainebleau. »

Pendant ces retours (comme à l’aller), je disais à Albertine de se vêtir, car je savais bien qu’à Amnancourt, à Doncières, à Épreville, à Saint-Vast, nous aurions de courtes visites à recevoir. Elles ne m’étaient d’ailleurs pas désagréables, que ce fût, à Hermenonville (le domaine d’Herimund), celle de M. de Chevrigny, profitant de ce qu’il était venu chercher des invités pour me demander de venir le lendemain déjeuner à Montsurvent, ou, à Doncières, la brusque invasion d’un des charmants amis de Saint-Loup envoyé par lui (s’il n’était pas libre) pour me transmettre une invitation du capitaine de Borodino, du mess des officiers au Coq Hardi, ou des sous-officiers au Faisan Doré. Saint-Loup venait souvent lui-même, et pendant tout le temps qu’il était là, sans qu’on pût s’en apercevoir, je tenais Albertine prisonnière sous mon regard, d’ailleurs inutilement vigilant. Une fois pourtant j’interrompis ma garde. Comme il y avait un long arrêt, Bloch, nous ayant salué, se sauva presque aussitôt pour rejoindre son père, lequel venait d’hériter de son oncle et, ayant loué un château qui s’appelait la Commanderie, trouvait grand seigneur de ne circuler qu’en une chaise de poste, avec des postillons en livrée. Bloch me pria de l’accompagner jusqu’à la voiture. « Mais hâte-toi, car ces quadrupèdes sont impatients ; viens, homme cher aux dieux, tu feras plaisir à mon père. » Mais je souffrais trop de laisser Albertine dans le train avec Saint-Loup, ils auraient pu, pendant que j’avais le dos tourné, se parler, aller dans un autre wagon, se sourire, se toucher ; mon regard adhérent à Albertine ne pouvait se détacher d’elle tant que Saint-Loup serait là. Or je vis très bien que Bloch, qui m’avait demandé comme un service d’aller dire bonjour à son père, d’abord trouva peu gentil que je le lui refusasse quand rien ne m’en empêchait, les employés ayant prévenu que le train resterait encore au moins un quart d’heure en gare, et que presque tous les voyageurs, sans lesquels il ne repartirait pas, étaient descendus ; et ensuite ne douta pas que ce fût parce que décidément — ma conduite en cette occasion lui était une réponse décisive — j’étais snob. Car il n’ignorait pas le nom des personnes avec qui je me trouvais. En effet, M. de Charlus m’avait dit, quelque temps auparavant et sans se souvenir ou se soucier que cela eût jadis été fait pour se rapprocher de lui : « Mais présentez-moi donc votre ami, ce que vous faites est un manque de respect pour moi », et il avait causé avec Bloch, qui avait paru lui plaire extrêmement au point qu’il l’avait gratifié d’un « j’espère vous revoir ». « Alors c’est irrévocable, tu ne veux pas faire ces cent mètres pour dire bonjour à mon père, à qui ça ferait tant de plaisir ? » me dit Bloch. J’étais malheureux d’avoir l’air de manquer à la bonne camaraderie, plus encore de la cause pour laquelle Bloch croyait que j’y manquais, et de sentir qu’il s’imaginait que je n’étais pas le même avec mes amis bourgeois quand il y avait des gens « nés ». De ce jour il cessa de me témoigner la même amitié, et, ce qui m’était plus pénible, n’eut plus pour mon caractère la même estime. Mais pour le détromper sur le motif qui m’avait fait rester dans le wagon, il m’eût fallu lui dire quelque chose — à savoir que j’étais jaloux d’Albertine — qui m’eût été encore plus douloureux que de le laisser croire que j’étais stupidement mondain. C’est ainsi que, théoriquement, on trouve qu’on devrait toujours s’expliquer franchement, éviter les malentendus. Mais bien souvent la vie les combine de telle manière que pour les dissiper, dans les rares circonstances où ce serait possible, il faudrait révéler ou bien — ce qui n’est pas le cas ici — quelque chose qui froisserait encore plus notre ami que le tort imaginaire qu’il nous impute, ou un secret dont la divulgation — et c’était ce qui venait de m’arriver — nous paraît pire encore que le malentendu. Et d’ailleurs, même sans expliquer à Bloch, puisque je ne le pouvais pas, la raison pour laquelle je ne l’avais pas accompagné, si je l’avais prié de ne pas être froissé je n’aurais fait que redoubler ce froissement en montrant que je m’en étais aperçu. Il n’y avait rien à faire qu’à s’incliner devant ce fatum qui avait voulu que la présence d’Albertine empêchât de le reconduire et qu’il pût croire que c’était au contraire celle de gens brillants, laquelle, l’eussent-ils été cent fois plus, n’aurait eu pour effet que de me faire occuper exclusivement de Bloch et réserver pour lui toute ma politesse. Il suffit, de la sorte, qu’accidentellement, absurdement, un incident (ici la mise en présence d’Albertine et de Saint-Loup) s’interpose entre deux destinées dont les lignes convergeaient l’une vers l’autre pour qu’elles soient déviées, s’écartent de plus en plus et ne se rapprochent jamais. Et il y a des amitiés plus belles que celle de Bloch pour moi, qui se sont trouvées détruites, sans que l’auteur involontaire de la brouille ait jamais pu expliquer au brouillé ce qui sans doute eût guéri son amour-propre et ramené sa sympathie fuyante.

Amitiés plus belles que celle de Bloch ne serait pas, du reste, beaucoup dire. Il avait tous les défauts qui me déplaisaient le plus. Ma tendresse pour Albertine se trouvait, par accident, les rendre tout à fait insupportables. Ainsi, dans ce simple moment où je causai avec lui tout en surveillant Robert de l’œil, Bloch me dit qu’il avait déjeuné chez Mme Bontemps et que chacun avait parlé de moi avec les plus grands éloges jusqu’au « déclin d’Hélios ». « Bon, pensai-je, comme Mme Bontemps croit Bloch un génie, le suffrage enthousiaste qu’il m’aura accordé fera plus que ce que tous les autres ont pu dire, cela reviendra à Albertine. D’un jour à l’autre elle ne peut manquer d’apprendre, et cela m’étonne que sa tante ne lui ait pas déjà redit, que je suis un homme « supérieur ». « Oui, ajouta Bloch, tout le monde a fait ton éloge. Moi seul j’ai gardé un silence aussi profond que si j’eusse absorbé, au lieu du repas, d’ailleurs médiocre, qu’on nous servait, des pavots, chers au bienheureux frère de Tanathos et de Léthé, le divin Hypnos, qui enveloppe de doux liens le corps et la langue. Ce n’est pas que je t’admire moins que la bande de chiens avides avec lesquels on m’avait invité. Mais moi, je t’admire parce que je te comprends, et eux t’admirent sans te comprendre. Pour bien dire, je t’admire trop pour parler de toi ainsi au public, cela m’eût semblé une profanation de louer à haute voix ce que je porte au plus profond de mon cœur. On eut beau me questionner à ton sujet, une Pudeur sacrée, fille du Kronion, me fit rester muet. » Je n’eus pas le mauvais goût de paraître mécontent, mais cette Pudeur-là me sembla apparentée — beaucoup plus qu’au Kronion — à la pudeur qui empêche un critique qui vous admire de parler de vous parce que le temple secret où vous trônez serait envahi par la tourbe des lecteurs ignares et des journalistes ; à la pudeur de l’homme d’État qui ne vous décore pas pour que vous ne soyez pas confondu au milieu de gens qui ne vous valent pas ; à la pudeur de l’académicien qui ne vote pas pour vous, afin de vous épargner la honte d’être le collègue de X… qui n’a pas de talent ; à la pudeur enfin, plus respectable et plus criminelle pourtant, des fils qui nous prient de ne pas écrire sur leur père défunt qui fut plein de mérites, afin d’assurer le silence et le repos, d’empêcher qu’on entretienne la vie et qu’on crée de la gloire autour du pauvre mort, qui préférerait son nom prononcé par les bouches des hommes aux couronnes, fort pieusement portées, d’ailleurs, sur son tombeau.

Si Bloch, tout en me désolant en ne pouvant comprendre la raison qui m’empêchait d’aller saluer son père, m’avait exaspéré en m’avouant qu’il m’avait déconsidéré chez Mme Bontemps (je comprenais maintenant pourquoi Albertine ne m’avait jamais fait allusion à ce déjeuner et restait silencieuse quand je lui parlais de l’affection de Bloch pour moi), le jeune Israélite avait produit sur M. de Charlus une impression tout autre que l’agacement.

Certes, Bloch croyait maintenant que non seulement je ne pouvais rester une seconde loin de gens élégants, mais que, jaloux des avances qu’ils avaient pu lui faire (comme M. de Charlus), je tâchais de mettre des bâtons dans les roues et de l’empêcher de se lier avec eux ; mais de son côté le baron regrettait de n’avoir pas vu davantage mon camarade. Selon son habitude, il se garda de le montrer. Il commença par me poser, sans en avoir l’air, quelques questions sur Bloch, mais d’un ton si nonchalant, avec un intérêt qui semblait tellement simulé, qu’on n’aurait pas cru qu’il entendait les réponses. D’un air de détachement, sur une mélopée qui exprimait plus que l’indifférence, la distraction, et comme par simple politesse pour moi : « Il a l’air intelligent, il a dit qu’il écrivait, a-t-il du talent ? » Je dis à M. de Charlus qu’il avait été bien aimable de lui dire qu’il espérait le revoir. Pas un mouvement ne révéla chez le baron qu’il eût entendu ma phrase, et comme je la répétai quatre fois sans avoir de réponse, je finis par douter si je n’avais pas été le jouet d’un mirage acoustique quand j’avais cru entendre ce que M. de Charlus avait dit. « Il habite Balbec ? » chantonna le baron, d’un air si peu questionneur qu’il est fâcheux que la langue française ne possède pas un signe autre que le point d’interrogation pour terminer ces phrases apparemment si peu interrogatives. Il est vrai que ce signe ne servirait guère pour M. de Charlus. « Non, ils ont loué près d’ici « la Commanderie ». Ayant appris ce qu’il désirait, M. de Charlus feignit de mépriser Bloch. « Quelle horreur ! s’écria-t-il, en rendant à sa voix toute sa vigueur claironnante. Toutes les localités ou propriétés appelées « la Commanderie » ont été bâties ou possédées par les Chevaliers de l’Ordre de Malte (dont je suis), comme les lieux dits le Temple ou la Cavalerie par les Templiers. J’habiterais la Commanderie que rien ne serait plus naturel. Mais un Juif ! Du reste, cela ne m’étonne pas ; cela tient à un curieux goût du sacrilège, particulier à cette race. Dès qu’un Juif a assez d’argent pour acheter un château, il en choisit toujours un qui s’appelle le Prieuré, l’Abbaye, le Monastère, la Maison-Dieu. J’ai eu affaire à un fonctionnaire juif, devinez où il résidait ? à Pont-l’Évêque. Mis en disgrâce, il se fit envoyer en Bretagne, à Pont-l’Abbé. Quand on donne, dans la Semaine Sainte, ces indécents spectacles qu’on appelle la Passion, la moitié de la salle est remplie de Juifs, exultant à la pensée qu’ils vont mettre une seconde fois le Christ sur la Croix, au moins en effigie. Au concert Lamoureux, j’avais pour voisin, un jour, un riche banquier juif. On joua l’Enfance du Christ, de Berlioz, il était consterné. Mais il retrouva bientôt l’expression de béatitude qui lui est habituelle en entendant l’Enchantement du Vendredi-Saint. Votre ami habite la Commanderie, le malheureux ! Quel sadisme ! Vous m’indiquerez le chemin, ajouta-t-il en reprenant l’air d’indifférence, pour que j’aille un jour voir comment nos antiques domaines supportent une pareille profanation. C’est malheureux, car il est poli, il semble fin. Il ne lui manquerait plus que de demeurer à Paris, rue du Temple ! » M. de Charlus avait l’air, par ces mots, de vouloir seulement trouver à l’appui de sa théorie, un nouvel exemple ; mais il me posait en réalité une question à deux fins, dont la principale était de savoir l’adresse de Bloch. « En effet, fit remarquer Brichot, la rue du Temple s’appelait rue de la Chevalerie-du-Temple. Et à ce propos, me permettez-vous une remarque, baron ? dit l’universitaire. — Quoi ? Qu’est-ce que c’est ? dit sèchement M. de Charlus, que cette observation empêchait d’avoir son renseignement. — Non, rien, répondit Brichot intimidé. C’était à propos de l’étymologie de Balbec qu’on m’avait demandée. La rue du Temple s’appelait autrefois la rue Barre-du-Bac, parce que l’Abbaye du Bac, en Normandie, avait là à Paris sa barre de justice. » M. de Charlus ne répondit rien et fit semblant de ne pas avoir entendu, ce qui était chez lui une des formes de l’insolence. « Où votre ami demeure-t-il à Paris ? Comme les trois quarts des rues tirent leur nom d’une église ou d’une abbaye, il y a chance pour que le sacrilège continue. On ne peut pas empêcher des Juifs de demeurer boulevard de la Madeleine, faubourg Saint-Honoré ou place Saint-Augustin. Tant qu’ils ne raffinent pas par perfidie, en élisant domicile place du Parvis-Notre-Dame, quai de l’Archevêché, rue Chanoinesse, ou rue de l’Ave-Maria, il faut leur tenir compte des difficultés. » Nous ne pûmes renseigner M. de Charlus, l’adresse actuelle de Bloch nous étant inconnue. Mais je savais que les bureaux de son père étaient rue des Blancs-Manteaux. « Oh ! quel comble de perversité, s’écria M. de Charlus, en paraissant trouver, dans son propre cri d’ironique indignation, une satisfaction profonde. Rue des Blancs-Manteaux, répéta-t-il en pressurant chaque syllabe et en riant. Quel sacrilège ! Pensez que ces Blancs-Manteaux pollués par M. Bloch étaient ceux des frères mendiants, dits serfs de la Sainte-Vierge, que saint Louis établit là. Et la rue a toujours été à des ordres religieux. La profanation est d’autant plus diabolique qu’à deux pas de la rue des Blancs-Manteaux, il y a une rue, dont le nom m’échappe, et qui est tout entière concédée aux Juifs ; il y a des caractères hébreux sur les boutiques, des fabriques de pains azymes, des boucheries juives, c’est tout à fait la Judengasse de Paris. C’est là que M. Bloch aurait dû demeurer. Naturellement, reprit-il sur un ton assez emphatique et fier et pour tenir des propos esthétiques, donnant, par une réponse que lui adressait malgré lui son hérédité, un air de vieux mousquetaire Louis XIII à son visage redressé en arrière, je ne m’occupe de tout cela qu’au point de vue de l’art. La politique n’est pas de mon ressort et je ne peux pas condamner en bloc, puisque Bloch il y a, une nation qui compte Spinoza parmi ses enfants illustres. Et j’admire trop Rembrandt pour ne pas savoir la beauté qu’on peut tirer de la fréquentation de la synagogue. Mais enfin un ghetto est d’autant plus beau qu’il est plus homogène et plus complet. Soyez sûr, du reste, tant l’instinct pratique et la cupidité se mêlent chez ce peuple au sadisme, que la proximité de la rue hébraïque dont je vous parle, la commodité d’avoir sous la main les boucheries d’Israël a fait choisir à votre ami la rue des Blancs-Manteaux. Comme c’est curieux ! C’est, du reste, par là que demeurait un étrange Juif qui avait fait bouillir des hosties, après quoi je pense qu’on le fit bouillir lui-même, ce qui est plus étrange encore puisque cela a l’air de signifier que le corps d’un Juif peut valoir autant que le corps du Bon Dieu. Peut-être pourrait-on arranger quelque chose avec votre ami pour qu’il nous mène voir l’église des Blancs-Manteaux. Pensez que c’est là qu’on déposa le corps de Louis d’Orléans après son assassinat par Jean sans Peur, lequel malheureusement ne nous a pas délivrés des Orléans. Je suis, d’ailleurs, personnellement très bien avec mon cousin le duc de Chartres, mais enfin c’est une race d’usurpateurs, qui a fait assassiner Louis XVI, dépouiller Charles X et Henri V. Ils ont, du reste, de qui tenir, ayant pour ancêtres Monsieur, qu’on appelait sans doute ainsi parce que c’était la plus étonnante des vieilles dames, et le Régent et le reste. Quelle famille ! » Ce discours antijuif ou prohébreu — selon qu’on s’attachera à l’extérieur des phrases ou aux intentions qu’elles recelaient — avait été comiquement coupé, pour moi, par une phrase que Morel me chuchota et qui avait désespéré M. de Charlus. Morel, qui n’avait pas été sans s’apercevoir de l’impression que Bloch avait produite, me remerciait à l’oreille de l’avoir « expédié », ajoutant cyniquement : « Il aurait voulu rester, tout ça c’est la jalousie, il voudrait me prendre ma place. C’est bien d’un youpin ! » « On aurait pu profiter de cet arrêt, qui se prolonge, pour demander quelques explications rituelles à votre ami. Est-ce que vous ne pourriez pas le rattraper ? me demanda M. de Charlus, avec l’anxiété du doute. — Non, c’est impossible, il est parti en voiture et d’ailleurs fâché avec moi. — Merci, merci, me souffla Morel. — La raison est absurde, on peut toujours rejoindre une voiture, rien ne vous empêcherait de prendre une auto », répondit M. de Charlus, en homme habitué à ce que tout pliât devant lui. Mais remarquant mon silence : « Quelle est cette voiture plus ou moins imaginaire ? me dit-il avec insolence et un dernier espoir. — C’est une chaise de poste ouverte et qui doit être déjà arrivée à la Commanderie. » Devant l’impossible, M. de Charlus se résigna et affecta de plaisanter. « Je comprends qu’ils aient reculé devant le « coupé » superfétatoire. C’aurait été un recoupé. » Enfin on fut avisé que le train repartait et Saint-Loup nous quitta. Mais ce jour fut le seul où, en montant dans notre wagon, il me fit, à son insu, souffrir par la pensée que j’eus un instant de le laisser avec Albertine pour accompagner Bloch. Les autres fois sa présence ne me tortura pas. Car d’elle-même Albertine, pour m’éviter toute inquiétude, se plaçait, sous un prétexte quelconque, de telle façon qu’elle n’aurait pas, même involontairement, frôlé Robert, presque trop loin pour avoir même à lui tendre la main ; détournant de lui les yeux, elle se mettait, dès qu’il était là, à causer ostensiblement et presque avec affectation avec l’un quelconque des autres voyageurs, continuant ce jeu jusqu’à ce que Saint-Loup fût parti. De la sorte, les visites qu’il nous faisait à Doncières ne me causant aucune souffrance, même aucune gêne, ne mettaient pas une exception parmi les autres qui toutes m’étaient agréables en m’apportant en quelque sorte l’hommage et l’invitation de cette terre. Déjà, dès la fin de l’été, dans notre trajet de Balbec à Douville, quand j’apercevais au loin cette station de Saint-Pierre-des-Ifs, où le soir, pendant un instant, la crête des falaises scintillait toute rose, comme au soleil couchant la neige d’une montagne, elle ne me faisait plus penser, je ne dis pas même à la tristesse que la vue de son étrange relèvement soudain m’avait causée le premier soir en me donnant si grande envie de reprendre le train pour Paris au lieu de continuer jusqu’à Balbec, au spectacle que, le matin, on pouvait avoir de là, m’avait dit Elstir, à l’heure qui précède le soleil levé, où toutes les couleurs de l’arc-en-ciel se réfractent sur les rochers, et où tant de fois il avait réveillé le petit garçon qui, une année, lui avait servi de modèle pour le peindre tout nu, sur le sable. Le nom de Saint-Pierre-des-Ifs m’annonçait seulement qu’allait apparaître un quinquagénaire étrange, spirituel et fardé, avec qui je pourrais parler de Chateaubriand et de Balzac. Et maintenant, dans les brumes du soir, derrière cette falaise d’Incarville, qui m’avait tant fait rêver autrefois, ce que je voyais comme si son grès antique était devenu transparent, c’était la belle maison d’un oncle de M. de Cambremer et dans laquelle je savais qu’on serait toujours content de me recueillir si je ne voulais pas dîner à la Raspelière ou rentrer à Balbec. Ainsi ce n’était pas seulement les noms des lieux de ce pays qui avaient perdu leur mystère du début, mais ces lieux eux-mêmes. Les noms, déjà vidés à demi d’un mystère que l’étymologie avait remplacé par le raisonnement, étaient encore descendus d’un degré. Dans nos retours à Hermenonville, à Saint-Vast, à Harambouville, au moment où le train s’arrêtait, nous apercevions des ombres que nous ne reconnaissions pas d’abord et que Brichot, qui n’y voyait goutte, aurait peut-être pu prendre dans la nuit pour les fantômes d’Hérimund, de Wiscar, et d’Herimbald. Mais elles approchaient du wagon. C’était simplement M. de Cambremer, tout à fait brouillé avec les Verdurin, qui reconduisait des invités et qui, de la part de sa mère et de sa femme, venait me demander si je ne voulais pas qu’il « m’enlevât » pour me garder quelques jours à Féterne où allaient se succéder une excellente musicienne qui me chanterait tout Gluck et un joueur d’échecs réputé avec qui je ferais d’excellentes parties qui ne feraient pas tort à celles de pêche et de yachting dans la baie, ni même aux dîners Verdurin, pour lesquels le marquis s’engageait sur l’honneur à me « prêter », en me faisant conduire et rechercher pour plus de facilité, et de sûreté aussi. « Mais je ne peux pas croire que ce soit bon pour vous d’aller si haut. Je sais que ma sœur ne pourrait pas le supporter. Elle reviendrait dans un état ! Elle n’est, du reste, pas très bien fichue en ce moment… Vraiment, vous avez eu une crise si forte ! Demain vous ne pourrez pas vous tenir debout ! » Et il se tordait, non par méchanceté, mais pour la même raison qu’il ne pouvait sans rire voir dans la rue un boiteux qui s’étalait, ou causer avec un sourd. « Et avant ? Comment, vous n’en avez pas eu depuis quinze jours ? Savez-vous que c’est très beau. Vraiment vous devriez venir vous installer à Féterne, vous causeriez de vos étouffements avec ma sœur. » À Incarville c’était le marquis de Montpeyroux qui, n’ayant pas pu aller à Féterne, car il s’était absenté pour la chasse, était venu « au train », en bottes et le chapeau orné d’une plume de faisan, serrer la main des partants et à moi par la même occasion, en m’annonçant, pour le jour de la semaine qui ne me gênerait pas, la visite de son fils, qu’il me remerciait de recevoir et qu’il serait très heureux que je fisse un peu lire ; ou bien M. de Crécy, venu faire sa digestion, disait-il, fumant sa pipe, acceptant un ou même plusieurs cigares, et qui me disait : « Hé bien ! vous ne me dites pas de jour pour notre prochaine réunion à la Lucullus ? Nous n’avons rien à nous dire ? permettez-moi de vous rappeler que nous avons laissé en train la question des deux familles de Montgommery. Il faut que nous finissions cela. Je compte sur vous. » D’autres étaient venus seulement acheter leurs journaux. Et aussi beaucoup faisaient la causette avec nous que j’ai toujours soupçonnés ne s’être trouvés sur le quai, à la station la plus proche de leur petit château, que parce qu’ils n’avaient rien d’autre à faire que de retrouver un moment des gens de connaissance. Un cadre de vie mondaine comme un autre, en somme, que ces arrêts du petit chemin de fer. Lui-même semblait avoir conscience de ce rôle qui lui était dévolu, avait contracté quelque amabilité humaine ; patient, d’un caractère docile, il attendait aussi longtemps qu’on voulait les retardataires, et, même une fois parti, s’arrêtait pour recueillir ceux qui lui faisaient signe ; ils couraient alors après lui en soufflant, en quoi ils lui ressemblaient, mais différaient de lui en ce qu’ils le rattrapaient à toute vitesse, alors que lui n’usait que d’une sage lenteur. Ainsi Hermenonville, Harambouville, Incarville, ne m’évoquaient même plus les farouches grandeurs de la conquête normande, non contents de s’être entièrement dépouillés de la tristesse inexplicable où je les avais vus baigner jadis dans l’humidité du soir. Doncières ! Pour moi, même après l’avoir connu et m’être éveillé de mon rêve, combien il était resté longtemps, dans ce nom, des rues agréablement glaciales, des vitrines éclairées, des succulentes volailles ! Doncières ! Maintenant ce n’était plus que la station où montait Morel : Égleville (Aquilœvilla), celle où nous attendait généralement la princesse Sherbatoff ; Maineville, la station où descendait Albertine les soirs de beau temps, quand, n’étant pas trop fatiguée, elle avait envie de prolonger encore un moment avec moi, n’ayant, par un raidillon, guère plus à marcher que si elle était descendue à Parville (Paterni villa). Non seulement je n’éprouvais plus la crainte anxieuse d’isolement qui m’avait étreint le premier soir, mais je n’avais plus à craindre qu’elle se réveillât, ni de me sentir dépaysé ou de me trouver seul sur cette terre productive non seulement de châtaigniers et de tamaris, mais d’amitiés qui tout le long du parcours formaient une longue chaîne, interrompue comme celle des collines bleuâtres, cachées parfois dans l’anfractuosité du roc ou derrière les tilleuls de l’avenue, mais déléguant à chaque relais un aimable gentilhomme qui venait, d’une poignée de main cordiale, interrompre ma route, m’empêcher d’en sentir la longueur, m’offrir au besoin de la continuer avec moi. Un autre serait à la gare suivante, si bien que le sifflet du petit tram ne nous faisait quitter un ami que pour nous permettre d’en retrouver d’autres. Entre les châteaux les moins rapprochés et le chemin de fer qui les côtoyait presque au pas d’une personne qui marche vite, la distance était si faible qu’au moment où, sur le quai, devant la salle d’attente, nous interpellaient leurs propriétaires, nous aurions presque pu croire qu’ils le faisaient du seuil de leur porte, de la fenêtre de leur chambre, comme si la petite voie départementale n’avait été qu’une rue de province et la gentilhommière isolée qu’un hôtel citadin ; et même aux rares stations où je n’entendais le « bonsoir » de personne, le silence avait une plénitude nourricière et calmante, parce que je le savais formé du sommeil d’amis couchés tôt dans le manoir proche, où mon arrivée eût été saluée avec joie si j’avais eu à les réveiller pour leur demander quelque service d’hospitalité. Outre que l’habitude remplit tellement notre temps qu’il ne nous reste plus, au bout de quelques mois, un instant de libre dans une ville où, à l’arrivée, la journée nous offrait la disponibilité de ses douze heures, si une par hasard était devenue vacante, je n’aurais plus eu l’idée de l’employer à voir quelque église pour laquelle j’étais jadis venu à Balbec, ni même à confronter un site peint par Elstir avec l’esquisse que j’en avais vue chez lui, mais à aller faire une partie d’échecs de plus chez M. Féré. C’était, en effet, la dégradante influence, comme le charme aussi, qu’avait eue ce pays de Balbec de devenir pour moi un vrai pays de connaissances ; si sa répartition territoriale, son ensemencement extensif, tout le long de la côte, en cultures diverses, donnaient forcément aux visites que je faisais à ces différents amis la forme du voyage, ils restreignaient aussi le voyage à n’avoir plus que l’agrément social d’une suite de visites. Les mêmes noms de lieux, si troublants pour moi jadis que le simple Annuaire des Châteaux, feuilleté au chapitre du département de la Manche, me causait autant d’émotion que l’Indicateur des chemins de fer, m’étaient devenus si familiers que cet indicateur même, j’aurais pu le consulter, à la page Balbec-Douville par Doncières, avec la même heureuse tranquillité qu’un dictionnaire d’adresses. Dans cette vallée trop sociale, aux flancs de laquelle je sentais accrochée, visible ou non, une compagnie d’amis nombreux, le poétique cri du soir n’était plus celui de la chouette ou de la grenouille, mais le « comment va ? » de M. de Criquetot ou le « Kairé » de Brichot. L’atmosphère n’y éveillait plus d’angoisses et, chargée d’effluves purement humains, y était aisément respirable, trop calmante même. Le bénéfice que j’en tirais, au moins, était de ne plus voir les choses qu’au point de vue pratique. Le mariage avec Albertine m’apparaissait comme une folie.