Alphonse Piaget (p. 279-283).
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VI

Sur les hauteurs de Ville-d’Avray, au milieu des bois, la maison de santé du docteur Le Petit de Verville s’élève tristement jolie. Un parc immense, avec des pavillons isolés, çà et là…

C’est là que Jacques Soran était enfermé.

Après le crime, auquel Laus échappa, grâce à la déviation d’un bras malade, celui-ci entoura plus que jamais son ami de soins et d’amour. Une rémission trompeuse était intervenue qui, un moment, donna à Henri quelque quiétude. Jacques, ne se rappelant rien d’un acte commis dans un moment de délire, était maintenant la même douceur et Laus, se gardant bien néanmoins de le laisser jamais seul, pouvait espérer la guérison. Mais il comprit qu’un médecin était nécessaire et, prétextant qu’un de ses amis venait en Belgique, il demanda pour lui à Jacques une hospitalité de quelques jours. Bientôt un aliéniste de Paris, prévenu, arrivait à Noirchain. Jacques, ne pouvant soupçonner sa qualité, le reçut très aimablement. Le médecin l’étudia attentivement et le résultat de cet examen ne put être douteux : le malade était atteint de paralysie générale, et il fallait l’interner au plus tôt. Laus entendit cet arrêt et son cœur se serra affreusement, quand il apprit que son ami était perdu.

La difficulté était d’emmener Jacques à Paris ; elle fut résolue d’une horrible façon. Il eut un jour un accès de délire d’une violence inouïe et Laus eut cette douleur d’aider le vieux garde et le médecin à mettre à Jacques une camisole de force apportée de Paris à tout hasard. Le voyage fut navrant, et Laus ne put revoir sans pleurs la gare où, quelques mois avant, triste sans doute, mais le cœur plein d’espoir, il était arrivé à Noirchain, avec un ami qui le chérissait et qu’il aimait, et dont aujourd’hui il emportait le cadavre, plus attristant encore du peu de vie qui lui restait.

Laus n’avait pu obtenir du médecin de garder Jacques auprès de lui : la réclusion était nécessaire ; Laus, découragé, incapable de volonté, consentit à tout, et c’est dans une cellule où Jacques tout à coup, comme pour augmenter encore leur douleur, recouvra un instant sa lucidité, que les deux amis se quittèrent.

Jacques Soran n’a-t-il pas assez cruellement expié une aberration dont il fut à peine coupable ? Non, la vie est plus triste, et le châtiment commence dur et injuste.

Ses douleurs physiques sont terribles ; mais que sont-elles auprès des tortures de son esprit ? Toutes les manifestations de la vie disparaissent peu à peu, cependant que la sensibilité et la conscience subsistent seules pour que la souffrance soit aiguë et parfaite. Les principales fonctions d’un organisme jadis puissant sont peu à peu troublées et abolies, mais l’esprit sans lucidité, mais conscient, résiste vivace.

Jacques Soran est là, et les désespérantes hallucinations l’assiègent ; l’hypocondrie, avec son cortège de persécutions et de supplices, l’envahit.

Parfois, il rugit de fureur, ou, se roulant à terre, il pousse des gémissements, se débattant au milieu des ennemis qui l’assaillent…

— Fuyez ! fuyez ! hurle-t-il. Voyez-vous, la pluie de soufre et de feu ! Sentez-vous l’horrible odeur des lacs de bitume enflammé qui m’engloutissent et me dévorent. Fuyez ! fuyez ! Je dois périr seul, Dieu le veut ainsi ! Sodome ! Sodome ! la terre s’entr’ouvre et des flammes s’élancent, et déjà mon corps se consume.

… Écoutez ! tout craque, et les gouffres m’attirent. Fuyez ! fuyez ! C’est écrit dans la Bible en lettres de feu : « Sauve-toi au nom de ta vie, ne regarde pas derrière toi, et ne t’arrête pas dans tout le district ! Sauve-toi sur la montagne pour ne pas périr ! Sodome ! Sodome ! » Grâce ! grâce ! Ah ! je brûle !

Maintenant on voit nettement la mort étreindre Soran peu à peu : l’être disparaît par parties ; les jambes, déjà, sont impotentes et les bras impuissants ; la parole inintelligible, sauf dans les moments de fureur. Dans de rares instants, la lucidité revient, et il peut causer un peu avec les visiteurs : c’est, tous les jours, Henri Laus qui vient assidûment et reste le plus longtemps possible auprès de lui ; c’est aussi l’abbé Gratien qu’il a fait demander, et qui essaye de consoler celui qu’il n’a pu sauver. Doucement, Jacques Soran s’entretient avec eux, et dans ces intervalles où la névrose semble s’éloigner, il comprend qu’il est malade, et parle avec confiance de sa guérison prochaine. Tout à coup le délire l’empoigne, et il veut se précipiter sur ses amis, et le gardien, toujours présent, doit le retenir. Il les injurie alors, les accuse de tous ses maux et, ricanant, il se donne cette consolation de les entraîner avec lui dans l’abîme :

— Ah ! traîtres, vous m’avez perdu, mais vous brûlerez avec moi ; les flammes sont là : les voyez-vous ? Oh ! qu’elles sont belles ! (et il les contemple avec satisfaction). Elles sont rouges et bleues. Ah ! lâches ! vous avez peur ! c’est le doigt de Dieu ; mais je ne veux pas mourir seul. — Et il s’élance encore.

— Messieurs, dit le médecin, il est cinq heures, si vous voulez vous retirer…


Paris-Mons, 1886-1888.