Alphonse Piaget (p. 203-212).
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VIII

Cette aventure qui aurait pu être si dangereuse à Soran eut, pour un temps, une salutaire influence sur sa vie. Chez cet homme étrange, les événements produisirent sans cesse des effets qui peut-être eussent étonné et qu’on eût trouvés insolites. À bien considérer les choses, ils doivent sembler naturels ; des causes exagérées n’ont-elles pas des résultats contraires à leurs fins ?

Dans le principe, un orgueil trop haut, des aspirations trop élevées pensèrent le faire tomber très bas et des dangers extrêmes, auxquels il échappa par bonheur, lui donnèrent un regain de force, une surexcitation de l’énergie. L’aspect sale du vice l’empêcha de succomber au même vice entrevu séduisant.

Cette dernière nuit, lorsque, en rentrant chez lui, il vit sa femme en pleurs, il eut un remords d’une faute que, seulement, il avait failli commettre. Il fut aimant plus que jamais et trouva des caresses, cet homme plein de caresses, qui chassèrent de l’esprit de Berthe Gouvaut les premières tristesses si ténues et si amères. Il eut, dans son besoin de se ressaisir lui-même, des mots vrais, qui furent pour tous deux l’affirmation d’un bonheur irrévocable. La tranquillité et le calme revint alors, absolu. Dans une continuelle tromperie de lui-même, il aima sa femme et le lui prouva.

L’abbé Gratien souvent l’encourageait et le soutenait, à qui il devait ses espérances de salut, et auquel il n’avoua pas (combien il avait changé !) cet écueil qu’il avait rencontré par sa faute. C’est à ce moment que, dans le désœuvrement uni d’un bonheur monotone, il voulut se remettre à l’étude. Il conçut une œuvre formidable, expression de toutes ses idées, produit aussi de ses douloureuses expériences sur lui-même. Ce devait être, dans ses projets, la formule immuable et complète de la science de l’homme ; partant de considérations transcendantales en s’appuyant dans la réalisation sur les faits les plus infimes, il devait arriver à des conclusions d’une vérité absolue. Dans un patient labeur, il avait acquis les connaissances les plus anciennes mais jamais accrues, puisque, apparemment, le dernier mot fut dit de tout temps, et que quelques hommes à l’inspiration divine se transmirent symboliquement dissimulées sous des dehors ardus et décourageants aux foules : il ne pouvait espérer étendre la sublime science dans ses principes fondamentaux ; pouvait-elle faire un progrès depuis Pythagore et Platon, depuis même les Égyptiens primitifs ? Il ne le pensait pas, mais il voulait la rendre plus contingente, non à tous, ce qui serait contraire à son essence, mais à lui-même.

Il se plongea avec acharnement dans ces sciences maudites, inaccessibles au vulgaire dans leur conception la plus élevée et que ce même vulgaire a souillées par un emploi sacrilège et ignorant. Ces sciences qu’on pourrait dire accessoires de la grande science, il les possédait aujourd’hui et les cultivait encore avec fruit. C’est l’astrologie, ce seuil de la cabale, son truchement si l’on veut ; c’est des sciences plus récentes au moins dans leurs détails, la chiromancie, cette lecture des signes célestes dans la main ; c’est la graphologie qui découvre dans l’écriture une double manifestation de la pensée. La haute science, il l’avait puisée dans les ouvrages les plus anciens et dans les documents du moyen âge. Il la retrouva encore dans l’Enfer du Dante et dans Rabelais. Une page surtout du Pantagruel l’avait frappé : cette congélation de paroles dans l’air était sans doute le symbole de la lumière astrale des cabalistes modernes dans laquelle sont écrites toutes les pensées humaines, lisibles seulement pour quelques élus. Quant aux sciences accessoires, leur développement n’était pas complet ; il pouvait espérer les rendre plus précises et moins empiriques et raisonner leurs manifestations. Les signes de la graphologie, par exemple, sont constants et peuvent se vérifier sur les caractères de quelque langue que ce soit. Mais le tâtonnement seul les a révélés. Il voulait saisir les intermédiaires entre ces signes et les pensées qu’ils représentent. Il voulait se rendre un compte exact de l’action des astres sur les lignes de la main et, puisque déjà la chiromancie et la graphologie sont étroitement liées, les réunir à l’astrologie pour former une science unique, une science expérimentale de l’homme, vérification et complément de la grande cabale.

Il retrouva donc, après tant d’orages, un peu de ce calme dont il avait joui à Noirchain, et il put se croire sauvé pour n’avoir pas succombé à cette dernière tentation…

Il vécut parallèlement à sa femme, parfait toujours pour elle, selon les devoirs. Quelquefois, lui procurant des plaisirs ennuyeux pour lui, ainsi qu’il est requis chez un mari, il l’accompagnait dans le monde : elle y plaisait beaucoup. Il dut supporter aussi d’assister à des spectacles insipides, il dut aller avec elle dans des théâtres : il vit des représentations où le succès d’une pièce se décide, et ces premières, où il retrouvait toujours le même public, l’ennuyèrent invariablement. Il recherchait plutôt les hippodromes et les cirques. Tantôt, c’étaient des dompteurs de fauves qui lui rappelaient que les anciens Assyriens possédaient le secret, perdu aujourd’hui, d’en faire des animaux soumis et inoffensifs ; ou bien, des gymnasiarques montraient leur corps parfait et charmeur sous des lumières étincelantes ; il les préférait beaucoup à ces acteurs, grotesques dans leur prétention et dans leurs représentations d’inepties à la mode.

… Il y avait un an que Jacques était marié et pas une fois, durant ce long temps, la perfection de son attitude envers sa femme ne fut altérée. À celle-ci, au reste, il n’avait aucun reproche à faire et elle aurait dû donner le bonheur à un homme qui eût pu être heureux. Parfois, dans son ignorance du cœur de Soran, elle pouvait croire à son succès ; mais soudain, sans qu’elle pût s’expliquer pourquoi, il devenait triste et un nuage semblait voiler ses yeux. Berthe Gouvaut, si près de l’instinct, comme toutes les femmes, sentit qu’il y avait entre elle et Jacques quelque chose d’inconnu et d’invisible, comme une barrière infranchissable entre leurs âmes… Les premiers temps, elle se résigna. Peu à peu la femme apparut et, avec elle, toutes les adresses et tous les pièges pour conquérir un homme. Elle comprit presque, ou tout au moins entrevit-elle très vaguement, qu’elle luttait peut-être contre une rivale idéale et elle voulut devenir la plus forte.

Dans une intuition assez grande, elle essaya de se la représenter et de la deviner. Elle se la figurait avec une intelligence superbement illuminée et infaillible. Admirant Soran comme on admire ce que l’on comprend mal, elle pensait que, seule, une femme plus élevée que toutes les autres pouvait obtenir son amour. Elle voulut s’élever au-dessus d’elle-même. Les travaux de Jacques l’intriguèrent beaucoup. Penché sur des livres aux titres incompréhensibles, elle le regardait quelquefois, terrifiée, et il produisait sur elle cette impression effrayante d’un alchimiste acharné à la recherche du Grand Œuvre.

Un rare moment que Jacques était absent, la malheureuse enfant voulut pénétrer les secrets de ce magicien et, avec une curiosité tremblante comme si elle craignait de se brûler aux feux de fourneaux éblouissants, elle feuilleta un manuscrit de Jacques, et lut cette page :

… L’âme, par une inaccessible volonté, se détachera du corps et le dominera et se dégagera des replis du serpent tentateur.

Les anciennes magies l’ont connu et figuré :

C’est le serpent de la Genèse et celui du caducée, c’est la tentation voisine de l’arbre de la science du bien et du mal qui pousse à en cueillir les fruits. C’est le serpent qui tenta le Christ et que celui-ci fit ramper à ses pieds ; c’est la force que les âmes doivent vaincre et qui les empêcherait de s’approcher de Dieu si elles voulaient trop s’en approcher. C’est le serpent aux enroulements souples et aux enlacements qui étouffent, c’est l’ennemi enfin de l’homme, bifide et perfide. L’œuvre magique doit lui écraser la tête.

PRIÈRE.

Seigneur, Seigneur Dieu, vous qui êtes l’Alpha et l’Oméga, la tête et la queue, et qui avez permis que le démon soit, vous m’avez tenté, et vous avez créé pour moi un être séduisant, androgyne comme le mal, et vous m’avez éprouvé ; j’ai failli succomber parce que je me suis cru trop fort, mais faites que je sois fort maintenant

puisque j’ai compris ma faiblesse…

Berthe Gouvaut fut atterrée… Dans cette obscure cryptographie, au travers de ces hiéroglyphes symboliques, elle devina presque la vérité. Ainsi donc, son mari avait aimé et aimait peut-être encore un autre être qu’elle. En tous cas, s’il l’aimait elle-même, il luttait contre un amour pourtant légitime et cette découverte passa son imagination. En un moment, apparut devant elle toute une vie malheureuse et, ne trouvant pas le remède à son malheur, elle fondit en larmes…

Jacques rentrait à ce moment. Il la vit abîmée dans un fauteuil, quelques pages du manuscrit fatal à la main, et il comprit tout. Il trouva des accents d’une douceur infinie et des paroles d’espérance et de consolation pour cette victime de son orgueil. Il s’élança vers elle, la caressa, et l’appela d’une voix que sa volonté, en ce moment, sut rendre enchanteresse.

— Berthe, mon amie, ma chère âme, imprudente enfant, que pleurez-vous, et ne vous aimé-je pas plus que moi-même ?

Avec un sourire d’une tristesse mortelle, comme une pauvre désabusée :

— Vous ne m’aimez pas, je ne suis pas digne de vous.

Il l’avait prise dans ses bras et emportée sur un divan. Ses longs cheveux noirs épars sur un peignoir rouge et ses yeux humides de larmes, ses seins soulevés par l’émotion, la faisaient belle en ce moment et Jacques fut sincère lorsque pour faire oublier son imprudence, il égara ses mains et ses baisers dans des caresses folles et qu’il voulut consoler cette âme, en en charmant le corps. Elle s’abandonna inerte.

Peu à peu, sous ces blandices troublantes, ses sens s’animèrent et elle écouta la voix pénétrante de Jacques.

— Oh ! pourquoi, disait-il, avoir voulu vous forger vous-même votre propre malheur dans des imaginations fausses et pourquoi avoir voulu pénétrer des secrets qui ne sont pas à nous, que vous avez mal compris ?

Elle lui montra cette page cause de ses pleurs.

Avec une habileté convaincante. Jacques persuada à celle qui ne demandait qu’à croire que ses craintes étaient chimériques et que ces lignes qui l’avaient alarmée n’étaient que des symboles et l’expression de pures pensées.

— Ne comprenez-vous pas, dit-il, que cet androgyne c’est le mal sous toutes ces formes, la grande tentation que vous aussi, peut-être, vous rencontrerez, et à laquelle j’ai résisté puisque je n’ai jamais cessé de vous aimer.

Jacques était si beau et sa voix si douce qu’elle crut et se livra à l’espérance.

Une fois encore, le bonheur rentra dans cette maison.

Les mauvais jours étaient oubliés, lorsqu’un matin, Jacques Soran, après une nuit d’insomnie nerveuse, sortit et rentra très triste.

Depuis ce moment, elle remarqua avec chagrin que son mari, qui ne la quittait jamais, s’en allait souvent et que ses absences étaient longues.