Alphonse Piaget (p. 185-193).
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VI

La rue des Prêtres-Saint-Séverin présentait ce jour-là une animation, peu grande cependant, mais suffisante à un quartier aussi tranquille : quelques voitures, arrêtées devant l’église, attiraient l’attention des habitants de cet endroit paisible : un mariage est toujours intéressant et le badaud de Paris ne manque pas, dans cette circonstance, de se livrer à ces études qui en font peut-être le psychologue le plus expérimenté, psychologie peu élevée si l’on veut, mais pratique. Ces trappeurs du boulevard, ou des ruelles, avec un coup d’œil et un flair longuement acquis, devinent, à la démarche ou à la tenue d’un passant, son état, cela est facile, sa fortune, ses habitudes et ses vices. En voyant un convoi, ils lisent sur les visages la tristesse vraie ou feinte et ils pourraient noter les héritiers au passage. C’est le badaud qui, à Paris, rend aux passants une foule de petits services indispensables à la vie de tous les jours : il relève les chevaux tombés, aide les fardiers à démarrer, et s’il entend crier : « Arrêtez-le ! » il empoigne le voleur au collet. Il est capable de dévouement et de cruauté : il saute aux naseaux d’un cheval emporté et se moque de bon cœur d’un amant surpris, s’évadant par une fenêtre. Pour prix de ses services, il demande simplement qu’on lui permette de fouler l’asphalte sans se presser, et de former des rassemblements quand il lui plaît. Et cependant, aujourd’hui, avec toute son habileté, le badaud eût peut-être été impuissant à analyser le mariage qui se célébrait à la petite église Saint-Séverin. Un mariage riche ? Ceux-là choisissent généralement des paroisses plus brillantes, la Madeleine ou Saint-Thomas d’Aquin : cependant, des gens « très bien » descendaient des voitures, décorés, avec l’aisance de tenir de peu loin au gouvernement.

Placés pour bien voir, les badauds commençaient leurs observations : « Voici le père de la mariée, » disaient-ils, ou bien : « Celui-là est un vieil ami de la famille. » Dans de pareilles circonstances, les acteurs de ces petites scènes (le badaud est le spectateur de ces spectacles gratuits) éveillent chez ceux-ci des sympathies ou des répulsions : la mariée, dans sa citadelle de tulle, fut trouvée très convenable, car c’est elle que l’on cherche d’abord. Elle descendait de voiture et prit le bras d’un monsieur décoré, son père, sans nul doute. Le marié intrigua davantage : son air de grand seigneur, une redingote bleue et un pantalon gris, témoignant, par cette tenue d’une suprême élégance, de l’horreur de l’habit noir, intéressa vivement. Ici, la perspicacité du badaud fut en défaut ; on crut à quelque prince d’un pays lointain…

La vieille église n’avait pas un air de fête ;

une foule nombreuse n’était pas réunie dans la nef ;

les grandes orgues ne lançaient pas sous les voûtes la coruscation éblouissante des hymnes ;

le prêtre n’avait pas revêtu la chasuble lamée d’or et les diacres ne resplendissaient pas sous les dalmatiques tissées d’argent ;

le maître-autel ne surgissait pas triomphant au milieu des lumières, mais il semblait un triste mausolée sous l’obscur silence de l’abandon ;

auprès d’un pilier, non loin de la porte, quelque malheureux montrait des guenilles très sales.

Dans ce grand vide nu, le bruit des pas résonnait tristement. Parfois, comme de très loin, les cloches envoyaient leurs arpèges presque éteints. Dans une chapelle latérale très pauvre et très intime, un prêtre disait une messe basse et les rares personnes, descendues tout à l’heure de voiture, étaient là, agenouillées. Les fiancés contemplaient ce mystère de la messe, symbole de ce grand mystère que tout à l’heure ils auraient le droit, après quelques mots du prêtre, de célébrer entre eux. La femme, immobile sous son voile, pleurait peut-être, peut-être aussi, inconsciente de cet acte, s’abandonnait-elle à de vagues espérances ou à de tristes pressentiments. L’homme, abîmé dans une très ardente prière, semblait accablé d’une lourde émotion.

Le prêtre ne prononça pas une allocution, il n’adressa pas aux jeunes époux quelques paroles. Très simplement il les unit et lui-même sembla troublé par cet acte suprême de son ministère. La messe s’acheva, silencieuse, faisant entendre seulement parfois quelques répons dits un peu plus haut…

Jacques Soran était marié…

Certes, en ce moment, il aimait sa femme de toute son âme et il avait juré tout à l’heure, dans un renoncement à toutes ses erreurs passées, de l’entourer d’un bonheur parfait. Oubliant cette surexcitation de son esprit avec une docilité absolue aux conseils incessants de l’abbé Gratien, il fut sincère. Combien il était heureux maintenant ! combien il fut heureux ce jour-là !

Mlle Berthe Gouvaut, au moment où son cœur était rempli de cet Être sublime, lui avait semblé très insignifiante, type ordinaire de la médiocrité féminine : prétentieuse un peu, prétendant s’élever beaucoup. Ils causèrent souvent ; assez perspicace, comme il est commun aux femmes, elle pressentit la grandeur de Soran : elle voulut être profonde, elle fut ennuyeuse suffisamment : il se rappelait alors le mystérieux enjouement de Celle qu’il aimait ou de Celui, plutôt, qui avait traversé sa vie, l’abandonnant désespéré. Quelquefois, dans ce salon de la rue de Lille, lorsqu’il venait, fiancé maintenant, ils se trouvaient seuls.

Mlle Berthe Gouvaut, très éprise, l’admirant naïvement de très loin, voulait rapprocher leurs cœurs, elle voulait le conquérir. Il sentait ses efforts, et tout autre que Soran eût été fier et heureux.

Parfois, il se faisait illusion et soudain un seul mot le replongeait dans la tristesse : il se décourageait de l’aimer, et pourtant il le fallait, puisque là était le salut.

Il y eut alors une double lutte, la lutte de Soran contre lui-même et contre elle. Il pourrait sembler bizarre qu’il s’y fût exposé, mais l’abbé Gratien n’avait-il pas pris dans cet esprit la puissance que cet esprit avait perdue sur lui-même. Une grande nonchalance et une grande faiblesse, à ce moment, décida donc de la vie de Jacques et de celle de Berthe Gouvaut. Par des suggestions de tous les instants, par des supercheries louables, l’abbé Gratien arriva à son but. Un jour Jacques éprouva une moins grande aversion pour Berthe : un peu de vanité aussi, ces témoignages d’admiration d’une jeune fille le circonvinrent.

L’abbé était presque parvenu à chasser des souvenirs de Jacques l’image néfaste : son cœur, momentanément plus libre, ne put rester vide, Berthe y entra. Maintenant, ne comparant plus, il la trouva intéressante dans ses tâtonnements d’enfant, dans sa bonne volonté de fiancée voulant se rendre digne d’être aimée. Entrevit-il quelque lueur dans cet esprit mal débrouillé ? Espéra-t-il que dans un patient façonnement il le formerait à l’image du sien ?

Dès lors Berthe remarqua un changement dans l’attitude de Jacques ; il fut aimable (il l’avait toujours été), mais plus particulièrement.

Un jour enfin, très sincère, il l’aima, d’un amour bien autre que celui qu’il avait éprouvé, mais assez fort, pensa-t-il, pour l’effacer. Le mariage alors se fit tout de suite.

Jacques le voulut très simple, dans cette petite église écartée, et l’abbé Gratien dit l’office. Ce fut un jour de vrai bonheur… Le soir, quand ils furent seuls, dans l’appartement de la rue des Prêtres-Saint-Séverin, Jacques retrouva des douceurs et des caresses exquises et adroites et habiles, dans ce douloureux début d’une communion parfaite. Il fut encore heureux, ce moment-là, soit du bonheur qu’il donnait, au travers de tant de souffrance, soit plutôt que cet acte, dans sa légitimité et sa légalité, le grandît à ses propres yeux et le réhabilitât devant lui-même.

Dans ce nouvel arrangement de son existence, il ne faisait plus de projets, il n’avait plus de longues pensées : il vivrait, sans se regarder vivre, et cela ne valait-il pas mieux ainsi ? Il ne songeait plus, maintenant, cependant que cette solitude n’eût plus été seule, à la solitude. N’était-il donc pas satisfait d’avoir auprès de lui un être à aimer ? n’a-t-on pas dit qu’il l’aimait ?

Tout cela est vrai, et sans de précieuses analyses, il est permis de supposer que Jacques, à ce moment, entrevit peut-être le bonheur, dans le pis-aller qu’était cette nouvelle situation. Lui-même, plus tard, lorsqu’il retourna à son premier état d’esprit, cet homme qui devait évoluer sans cesse, pensa toujours qu’à cette époque il s’était senti soumis à une influence inexplicable, attiré vers le mariage comme vers un abîme, dans une sorte de vertige…

Quelques jours après, comme il convient, Jacques partit avec sa femme pour ce qu’on appelle le voyage de noces. Les jeunes mariés ont accoutumé d’aller ainsi cacher leur bonheur dans quelque chambre d’hôtel étranger, très peu confortable, dans un mauvais lit ; les Gouvaut n’auraient pas souffert que leur fille dérogeât à cet usage. Usage, déroger, tradition, le monde, étaient le vocabulaire habituel de gens qu’il eût été ennuyeux de peindre avec plus de détails.

Jacques alla dans un pays quelconque, en Suisse ou en Italie, ou ailleurs, et il revint à Paris. Il était toujours très heureux, du moins se le répétait-il. Il allait quelquefois dîner dans la famille de sa femme, allait au spectacle avec sa femme, et rentrait se coucher avec sa femme.

Il allait au spectacle le moins possible, chez les parents de sa femme très rarement, mais tous les soirs il retrouvait des caresses très légitimes, ainsi qu’il était de son devoir aujourd’hui.

Jacques fut un bon mari.