Alphonse Piaget (p. 91-101).
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IV

Jacques ne sortit pas de huit jours ; ce n’est pas qu’il n’en eût de fortes tentations, mais cette première entrevue, au lieu de l’encourager, redoublait ses craintes ; sans doute, cette femme, ses quelques mots le lui prouvaient, était une « femme intelligente », du moins pensait-il ainsi, commençant à devenir positivement amoureux ; sans doute, il devait lui accorder un talent de peintre, peut-être même une vision esthétique parallèle à la sienne ; mais de là à trouver chez elle des sentiments aussi élevés que ceux qu’il souhaitait en les définissant très mal, l’abîme était grand, et quelle confiance était la sienne, et combien naïve et combien prétentieuse de croire qu’il lui inspirerait un amour quelconque !…

Et puis, elle était peut-être mariée…

À ce moment de ses réflexions, son esprit devenait très trouble, car enfin elle était entrée dans sa vie, il ne pouvait le nier, et, dans cette hypothèse, que deviendrait-il ? Le plus simple n’était-il pas d’oublier ce jour et de continuer à vivre dans le calme en remplissant le programme qu’il s’était tracé.

Il le put pendant une semaine ; même, un surcroît de dévotion vint le soutenir, et le travail. En ce moment il se plongeait dans l’étude abstruse des cabalistes : la recommandation, clef de voûte de tous les rituels, de se défendre de toute influence extérieure, l’avait un temps décidé à ne pas la revoir et il en eut d’abord la force.

Un matin, la fantaisie lui prit de sortir ; il se dirigea d’un côté tout opposé à sa dernière promenade ; oh ! il était bien loin de désirer la rencontrer, et il se le prouvait ainsi à lui-même.

En revenant, pour marcher un peu, c’est du moins ce qu’il pensa, oubliant que son parc avait dix-huit hectares, il fit un détour… Elle n’était certainement pas là, à cette heure matinale, il n’avait donc rien à se reprocher.

Il ne la vit pas en effet.

Il s’aperçut alors qu’il était plus triste et, se prenant ainsi en flagrant délit de supercherie contre lui-même, il en eut un peu de honte.

Le soir, il n’essaya même plus de lutter et il la revit.

Il alla droit à elle, se découvrit et lui dit :

— Je vous en supplie, madame, pardonnez-moi la façon grossière dont je vous ai quittée il y a huit jours ; j’en étais si confus qu’aujourd’hui seulement j’ai trouvé la force de venir vous présenter mes excuses…

En parlant ainsi, Soran se faisait si petit garçon qu’il ne pouvait être trop mal reçu. Comme elle tardait à répondre, il eut une idée d’une profonde rouerie qui l’étonna lui-même. Il dit : « Cela était d’autant plus maladroit à moi que vous êtes peut-être de passage dans le pays et que j’ai failli rendre mon inconvenance irréparable. »

L’attaque était directe ; la réponse fut habile.

— Vous étiez tout excusé, monsieur, entre artistes on n’est pas si sévère.

Jacques eut un mouvement de dépit : elle n’avait pas donné dans le piège : il ne saurait donc rien !

Avec assez de présence d’esprit, il reprit :

— Vous dites entre artistes : vous m’honorez là, madame, bien imprudemment, peut-être…

— Me serais-je trompée, monsieur ? dans ce cas, ce serait mon tour de vous faire des excuses ? Mais, je ne sais pourquoi, je ne le pense pas…

En ce moment il fut bien heureux.

La conversation continua sur ce ton de léger badinage, Jacques avec des dispositions moins gaies, se mettant au diapason de son interlocutrice.

On parla de peinture, naturellement, et puis de musique, et puis de tout enfin.

Jacques fut émerveillé.

Tour à tour spirituelle et profonde, gaie et triste, bonne et sévère, elle montra à Soran ravi une sublime organisation, celle peut-être qu’il avait souhaitée pour cette âme compagne dont il avait besoin autrefois, et dont maintenant, l’ayant entrevue, il ne saurait plus se passer.

Le tableau presque achevé qu’ils avaient sous les yeux fut d’abord un thème à des professions de foi, ardentes mais réfléchies. Jacques y retrouvait avec un substratum d’exactitude parfaite et de parfaite vérité la nature nue et sévère de cette partie du pays, mais combien intellectuelle et suggestive !

Ils parlèrent longtemps ainsi, non avec la pédanterie odieuse d’artistes voulant s’étonner, mais avec l’abandon (déjà dans cette première entrevue) de deux cœurs ayant besoin de se compléter l’un par l’autre.

Car, quel monstre plus horrible que la femme instruite, la femme plutôt, qui donne la seule impression de science ! Jacques, avec toute sa religion, sa chasteté et son mysticisme, avec toutes ses aspirations à la vie dévote et à la perfection, avec tous ses désirs de foi et de sainteté, avec ses diètes sévères et ses jeûnes austères, Jacques Soran était trop sensuel pour ne pas souffrir en présence d’une femme avant tout instruite.

Celle-ci, et cela surtout le séduisait, était d’abord femme ; femme merveilleuse par l’intelligence et le cœur, ensuite. Avec des cheveux blonds déteignant sur sa chair, une poitrine de statue sobre et pure, des yeux pers de Minerve, mais un visage presque d’enfant, gai et joyeux, c’était bien la femme, l’être attirant et gracieux si tentant, selon la nature, pour l’homme.

Eh quoi ! n’avait-il pas rencontré de femmes pendant ses voyages, ou ce sultan était bien difficile et c’était donc le dépit de n’avoir pu trouver jusqu’à présent « une poitrine de statue sobre et pure, des yeux pers de Minerve, mais un visage presque d’enfant, gai et joyeux » qui l’avait précipité dans la solitude et réduit à la sauvagerie ! n’avait-il pas eu le choix, étant beau et riche dans le merveilleux défilé que toutes les races avaient montré à ce chercheur jamais satisfait :

La Parisienne d’abord, amusante avec son rire d’oiseau et aussi ses idées d’oiseau très occupée d’elle-même et très occupante, se laissant aimer volontiers pourvu qu’on le sache ou qu’on ne le sache pas, se cachant ou se montrant, mais avant tout rieuse et peu sévère et vous déliant de vos serments à peu près comme elle se débarrasse des siens.

Puis l’Italienne, brune souvent, blonde pour les délicats et les gourmets ; oh ! celle-là est rude et le passe-temps de l’aimer est quelquefois dangereux : ardente et dévote, elle ne pardonne pas et malheur à l’imprudent.

Et l’Anglaise, si belle quand elle est jolie, si vicieuse avec des airs si prudes.

Et la Turque avec un parfum de rareté et de difficulté vaincue, si bien née pour les divans et les sofas, au cœur toujours égal dans un nuage d’opium indifférent et qui soudain meurt d’aimer.

Et l’Indienne. Bête de somme, avec, seulement, l’intelligence du cœur, terrible dans ses haines et dans ses amours, dans son amour plutôt, car peut-elle aimer deux fois, créée pour les nattes et les tapis et les rampements soumis et dévoués.

Et tant d’autres…

Et si toutes ces femmes donnaient plutôt des sensations que des sentiments, des caresses que des pensées, n’avait-il pas rencontré la femme instruite, au salon jamais vide d’artistes et de savants, dans une cour d’amour et de science ; belle aussi quelquefois et offrant alors l’idéal…

Eh bien ! non, celle-ci surtout l’écœurait…

Sans doute, dans l’évolution de sa nature tendant toujours à s’élever, mais ayant commencé d’abord par jouir, il avait eu des femmes ; mais, après les premiers étonnements de sa chair sous des frissonnements inconnus, après les surprises de son cœur sous ses vibrations nouvelles, après avoir aimé enfin, et joui, il s’était retrouvé avec une soif non étanchée et il vit que seulement il avait cru aimer et jouir. C’est alors que, non dans un dépit, mais avec la foi, fruit peut-être du dépit, il avait fui et qu’il avait adressé ses prières à Celui qui ne trompe pas.

C’est que Jacques avait compris, ou du moins pensait-il ainsi, qu’il est un sentiment au-dessus de l’amour, et qu’auprès de celui-là, l’amour est bien pâle ! Ce sentiment que l’antiquité connut et divinisa, l’amitié enfin, il ne l’avait pas trouvé ! Il avait été aimé, aimé avec passion, sans soupçon d’intérêt, aimé charnellement ou platoniquement, aimé d’amour, mais non d’amitié, car l’amitié peut-elle être entre l’homme et la femme ? et, même alors, quelle femme en serait digne ?

Il pensait que l’amour, mouvement de l’âme trop « indiqué » et trop habituel était à un niveau bien inférieur, trop de sens y entrant, avec une fin au résumé peu intéressante, une procréation embêtante et due, et il lui fallait autre chose !

D’abord, dans la première étape de ce voyage de son esprit, de cette ascension toujours plus haut de son cœur, au moment où, jeune encore, sous l’influence de l’atavisme maternel il avait besoin d’aimer d’amour, il pensa, dans un dualisme divin, trouver l’amitié à côté, dans un miraculeux voisinage : la femme pour l’amour, pour le corps, pour les sens ; et, parallèlement, pour le corps et pour l’esprit, en une sublime union, une sodomie, pourquoi pas ? si chaste et si noble, un homme comme lui avec les mêmes aspirations, et, tous deux, s’élever à la perfection, cheminer la main dans la main, pendant que la femme, intérimaire et provisoire, attendrait pour disparaître et s’effacer qu’il eût acquis une chasteté du cœur et des sens la rendant désormais inutile.

Ensuite, il avait réfléchi ; ses idées même avaient changé ; il trouva odieuse cette division d’un sentiment un, en somme ; comment avait-il pu désirer cette incohérence, cette monstruosité d’un triple ménage, pour le dire platement, si en dehors de tous les temps et de toutes les mœurs ? n’était-ce pas le rêve malade d’un cerveau mal équilibré ?

Au surplus, en admettant même que ce paradis souhaité n’eût rien d’immoral (et peut-être eût-il pu le démontrer), n’était-il pas irréalisable : d’abord dans la rencontre de ces deux natures d’élite qu’il voulait, et puis, surtout, dans la possibilité de les rendre supportables l’une à l’autre. Quelle femme admettrait jamais le partage de ce qu’elle pense le plus précieux, l’abandon à elle-même de la personnalité de celui qu’elle aime, et quel homme serait assez semblable à Soran, serait-il, lui, semblable à lui-même, pour supporter une infidélité constante et habituelle, à craindre du moins, de l’esprit ?…

Ce raisonnement était un premier acheminement vers la sagesse, une première étape vers des idées plus saines, la montée d’une pente un peu glissante, le retour enfin au vrai : de ce moment naquit ce besoin de retraite, ce revenez-y à des idées religieuses, puis à une dévotion pratiquante où il pensa trouver la consolation suprême et la parfaite quiétude.

Et voilà que, maintenant, tout cet échafaudage d’espérance et de foi s’écroulait ; la Providence, le voyant sans doute trop faible pour marcher dans cette voie sainte, lui envoyait le moyen d’en dévier un peu tout en vivant selon la morale et selon la religion. Plus n’était besoin d’un dualisme dangereux en attendant qu’il fût honteux : la synthèse des deux sentiments, l’un si nécessaire, l’autre si doux, ne pouvait-elle se faire maintenant qu’il avait rencontré l’Être, la Femme les réunissant en elle-même ?

Ce n’était pas le bas-bleu académique et ennuyeux, ce n’était pas la femme instruite enfin, c’était un merveilleux mirage où il se reconnaissait lui-même, où il se retrouvait tout entier, résumé de tout ce qu’il avait voulu, femme pour des caresses légitimes, homme pour des épanchements permis : sa vie maintenant se présentait cachant un bonheur intime et montrant aux yeux les plus sévères le spectacle d’une union selon les lois, car il n’y prévoyait pas d’obstacles…

… Ils parlèrent longtemps ainsi, non avec la pédanterie odieuse d’artistes voulant s’étonner, mais avec l’abandon (déjà dans cette première entrevue) de deux cœurs ayant besoin de se compléter l’un par l’autre.

— Et alors, ajouta Jacques, vous vivez ainsi seule ?

— Non, du moins à l’ordinaire ; mon père habite avec moi ; en ce moment il est en voyage.

— Mais, dans ce cas, je suis peut-être imprudent et gênant… Si votre père apprenait…

Vivement elle l’interrompit et (pourquoi ?) amèrement : « Oh ! mon père a en moi une confiance aveugle. »

Jacques fut presque peiné d’être trouvé si peu dangereux ; puis, avec cette facilité que l’on a de tout ramener à son propre bonheur quand on se sent heureux, il pensa que cela concordait sans doute avec ses projets.

— Vous vous ennuyez en ce moment ; me permettrez-vous de venir quelquefois ici ? Nous causerons. Même, me feriez-vous la grâce de venir faire un peu de musique à Noirchain ?

Elle réfléchit, ou eut-elle l’air de réfléchir ?

— Sans doute, répondit-elle, j’accepte.