Alphonse Piaget (p. 49-55).
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III

 
 

Le matin, en été, le Luxembourg, malgré la géométrie des allées, le convenu des canards, le Louis-Philippe des statues, les chevaux de bois encore au repos, l’uniforme laid des gardiens, est un endroit très désirable.

Soran y venait souvent, vers huit heures : à ce moment le jardin n’est pas encore profané par les visiteurs limitrophes, et un rare étudiant, un plus rare bourgeois seulement, y est entrevu.

Des petits coins calmes, un peu loin du boulevard, là-bas, sur la rue d’Assas, très retirés : pas de roulements de voitures ni d’enfants gueulards jouant au sabot, pas de femmes honnêtes en quête d’amours instantanés, ni de promeneurs peu fortunés en chasse de bonne fortune, on est seul, et Jacques pouvait se croire au collège, dans le parc.

Ce jour de juillet s’annonçait torride :

Très matineux, le soleil dessine des lumières éclatantes par terre, sous les arbres, et une légère brise agitant les feuilles et leurs ombres, il semble un sublime badaud, qui ferait des ronds dans l’eau en y lançant des louis d’or.

Soran, sur un banc, a bientôt fermé le livre emporté, un manuel de Code civil et le voilà loin des empêchements dirimants du mariage et des petits soucis de l’examen. Comme une lancinante obsession, ce désir, réalisé presque autrefois avec l’abbé Gratien, trouver une âme sœur, une âme compagne, le harcèle, et il commence à le croire bien vain.

Ce n’est pas le troublant éveil de sens vierges ni l’animal appétit d’un sexe ; oh ! bien plus haut sentiment ! C’est comme une élévation de son cœur vers un autre cœur, de son esprit vers un autre esprit, aspiration vers une sublime amitié sans sexe, vers un platonisme radieux non trompeur, l’union dans l’amour des mêmes choses, peut-être dans la haine de tout.

Où chercher, non cet homme, non cette femme : cette âme ! Tout faire avec elle et en elle : pleurer sans doute, mais quel grand bonheur d’être deux à pleurer ! s’exiler, fuir loin de tous et de tout et, après avoir haï à deux, étant seuls maintenant, être deux à aimer et à admirer…

Et les pensées de l’autre jour, lorsqu’il sortit de la brasserie, revenaient, s’imposant plus fortement encore.

Jacques, maintenant, s’acheminait lentement vers le milieu du jardin, et, affamé d’amour, assoiffé de caresses, il rentra chez lui pour embrasser sa mère.

Leur amitié, depuis la mort de son père, n’avait fait que grandir et Jacques avait en elle un ami qui peut-être lui eût suffi s’ils avaient pu avoir les mêmes dégoûts et les mêmes enthousiasmes.

Il la trouva très gaie ce matin-là, et très aimante.

Après le déjeuner, comme c’était dimanche, un vieux désir, atavisme d’ouvrier, se fit chez elle, de s’aller promener au Luxembourg.

Jacques redoutait bien le bruit et la foule, mais, très docile, il l’accompagna.

Le jardin est méconnaissable. Sur une vaste plate-forme surplombant le bassin, et entourée d’une rampe en pierre, des gens sont assis sur des chaises bancales. Des bonnes d’enfants avec des marmots horribles qui font du bruit et de la poussière, jacassent ; des gamins vous jettent leurs cerceaux dans les jambes.

Pas d’ouvriers, mais la nauséabonde quintessence de la bourgeoisie est là : des femmes d’épiciers y amènent leurs filles dans l’espoir d’une intrigue avec un naïf jeune homme : un ignoble maquerellage se cache sous un familial aspect.

Des étudiants élégants se promènent par groupes le long des femmes faisant tapisserie, et, d’un coup d’œil, voient s’il « y a quelque chose à faire ».

À l’écart, sur un banc, çà et là, des filles mal entretenues attendent une occasion dont elles jouiront avidement en se faisant prier.

Tout à coup, oh cette musique !

Une garde républicaine quelconque à grand renfort de cuivres et de tambours a commencé un pot-pourri d’un Faust quelconque et de braves commerçants du quartier ayant retenu leur chaise une heure à l’avance se pâment sous ce concert gratuit, cependant que, tout autour, dans un va-et-vient d’ours en cage, une cohue se meut.

Jacques rencontra quelques camarades : les uns, ceux de l’autre côté de l’eau, très corrects, le saluèrent avec un respect exagéré pour sa mère qui le choqua ; les autres, les braves garçons pas poseurs, les Méridionaux surtout, l’accueillirent d’un simple : « Adieu, Soran ! » qu’il trouva court.

Sa mère rayonnait.

Il l’entraîna rapidement dans un endroit moins répugnant, et ils sortirent enfin sur la rue de Vaugirard.

Elle s’appuyait sur son bras, fière de ce beau garçon et, en ce moment, après ce chaud soleil, le bruit de cette foule qui l’avait grisée, ces couples d’amants qu’elle avait vus glissant parmi les arbres, à l’écart, elle était amoureuse de son fils, et heureuse si quelques-uns, en les voyant ainsi, la pensaient sa maîtresse.

Même, un moment, elle l’embrassa, là, dans la rue, et rougit d’aise aux chuchotements des passants.

Ils traversèrent la rue Bonaparte, au carrefour, près de Saint-Sulpice.

À cette heure, les voitures sont nombreuses, et, au grand trot, se dirigent vers la gare Montparnasse ou reviennent au centre de Paris.

Un fiacre arrivait très vite : Jacques retint brusquement sa mère pour l’éviter, et, renversés par un omnibus venant en sens contraire, ils roulèrent tous deux.

Soran très meurtri se releva, fou, au milieu d’un rassemblement aussitôt formé :

des badauds, trop heureux de trouver une émotion à si bon marché, se pressaient pour voir,

des femmes passaient très vite ayant peur,

des ouvriers commentaient l’accident,

des employés, baguenaudant, donnaient leur avis d’un air entendu ; c’était la faute du cocher ; il devait tourner à droite,

un sergent de ville s’approcha, et prit des notes.

Cependant la mère de Jacques poussait des cris déchirants ; les roues avaient passé sur les jambes et les avaient presque séparées du tronc.

Soran, hébété, semblait insensible et tous ces braves gens étaient scandalisés de son impassibilité.

On avait apporté un brancard et l’on conduisit la victime chez le pharmacien : les uns avaient couru très vite se poster à la porte pour la bien regarder au passage, pendant que d’autres suivaient.

Jacques avait dû d’abord donner son nom et son adresse, puis il eut un désir très net de se jeter sous une voiture, mais il tomba évanoui et on l’emporta aussi.

Le pharmacien, très ennuyé de cet encombrement, préparait néanmoins des bandelettes de diachylon et des compresses de gaze phéniquée.

On attendit longtemps que les gens, à la porte, fussent partis et Jacques, revenu à lui, suivit le déjà funèbre cortège et rentra rue du Bac.

Une heure après le médecin de la famille arriva : avec des circonlocutions très embrouillées il annonça à Jacques que l’amputation des deux jambes était indispensable, le seul espoir même, bien faible espoir de sauver sa mère.

Il refit un pansement complet, écrivit une ordonnance, sur la prière de Jacques, pour enlever au moins la douleur, et après avoir annoncé que l’opération aurait lieu le lendemain matin, il s’en alla dîner tranquillement.

Jacques sanglota longtemps dans un fauteuil, puis il finit par s’endormir.

Quand il se réveilla, sa mère était morte.