Alphonse Piaget (p. 5-17).
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L’ENFANCE


I

« Vous n’aurez pas, avec un mâle, le coït féminin, » dit la Bible. Quoi de plus chaste et de moins troublant que cette phrase brutale et sauvage ? n’est-elle pas le modèle, dans sa simplicité si explicite, du psychologue des psychologies honteuses ?

Les vices contre nature sont comme une charogne décomposée que son odeur âcre et son aspect purulent protège du scalpel. L’étude en est formidable ; elle doit, pour être saine, être brusque et courageuse ; elle doit, pour ne pas être dangereuse, s’abstenir de pruderie et de réticences.

Ces lignes expliqueront peut-être suffisamment une conception qu’on pourrait appeler le Naturalisme de la pensée.

Les impressions neuves, même qu’un peu neuves, sont rares au Parisien. Il pourrait en découvrir, peut-être, mais si loin ! s’enfuir au pôle ou à l’équateur, entrer dans une mosquée, s’introduire au sérail… au reste, vivre dans la neige ou respirer le soleil, prier nu-tête ou nu-pieds, voir des femmes s’ennuyer comme s’ennuient d’autres pensionnaires : tout cet inconnu lui serait-il bien nouveau ?

Quel est l’homme de trente ans, amoureux de sentir, qui n’a éprouvé toutes les émotions, tous les tressaillements ? En quinze années, il a admiré, aimé, souffert, espéré : toute la formule de la vie.

C’est d’abord, au collège, par besoin et par obéissance, les enthousiasmes sans quartier, les cultes idolâtres qui s’attiédiront plus tard. Il en sort, le voilà libre : sur le trottoir, une fille lui fait un signe : il la suit, rougissant de désir et de honte. La rue est déserte, la maison ignoble, la femme repoussante, et il se cache et il rase les murs. Il monte et rougit encore devant le bureau de l’hôtel : il lui semble qu’on sourit à son passage : il regrette d’être venu, il voudrait s’en aller : la porte de la chambre s’ouvre et il entre ; la raccrocheuse, experte, a lu dans son esprit et dans sa bourse : elle est maternelle, et mignotante et joyeuse ; cela l’amuse, la bonne fille, de prendre cette virginité ; lui est là, bouche bée, ne sachant que faire : ce gros rire l’énerve… au bout de quelques instants, il descend encore débraillé, étonné et écœuré : c’est çà, la femme !…

Le corps est souillé, mais l’âme encore vierge ; non pour longtemps ; un an après, il aime ; une femme avatar de la première, qu’il voit au travers d’un arc-en-ciel d’illusions, empoigne cette pauvre âme ; telle, la douce Méditerranée :

Le ciel est pur et l’eau est bleue : sur la plage, l’homme étend ses membres lassés que la mer mollement caresse : il se laisse lécher, inconscient ; ces blandices le charment et les flots l’emportent en le berçant, et il s’éloigne du bord : et le ciel est bleu et l’eau est pure ; et voilà que, tout à coup, il entend des grondements affreux et d’immenses bouillonnements sourdre au-dessous de lui ; c’est la tempête inconnue et formidable : et il veut fuir, et la mer se calme, et il s’abandonne encore à cette escarpolette : vain espoir : l’orage renaît plus violent, et les vagues énormes le rejettent sur la plage et se retirent : il est sauvé, il s’encourt : le malheureux ! la mer est revenue, elle est là terrible et géante : elle l’enlace et le roule et le pétrit sur les galets, et Dieu permet enfin que l’imprudent s’échappe meurtri et brisé…

C’est le premier amour avec ses ignorances et ses curiosités, et ses jouissances et ses tortures ; et, pendant longtemps, ce cœur va saigner ; il commence à vivre, il souffre. Alors, l’immense dépression et le découragement inéluctable ; l’amour remplissait tout entière l’âme de cet homme ; il l’a quittée, et cette âme est morte : le corps va végéter, sans foi, sans croyance, sans but : sa vie s’est arrêtée…

Le temps a passé et le cadavre renaît : l’oubli a ressuscité l’âme : la foi revient et l’espérance. La vie recommence ; l’ambition remplace l’amour ; trahi par la femme, l’homme courtise la gloire, la « capricieuse prostituée » qui, au gré des obscurs, « s’éprend des imbéciles et nargue les génies ». Et la gloire le nargue, et il se croit un « génie méconnu » et la dépression revient : toutes ces émotions l’ont blasé, son palais est maintenant insensible aux épices. Y a-t-il un piment assez fort pour le réveiller ? Un pareil homme n’est-il pas mûr pour les plus grands vices, ou préparé pour les plus grandes vertus ?…

Tel était l’état de Jacques Soran, plus triste encore, car le temps ne l’avait pas guéri, et, rarement, il avait été autant découragé que ce jour-là. Il s’était couché fort tard, et l’insomnie le chassait de son lit à cinq heures. Il essaya de lire ; les lignes zigzaguèrent sous ses yeux ; il s’obstina : tout ce qu’il feuilleta lui parut absurde. À bout de ressources, il descendit dans la rue.

À six heures du matin, à la fin de mars, Paris présente un spectacle qui devait frapper Soran peu habitué à sortir sitôt.

En quittant la rue des Prêtres-Saint-Séverin, il prit la rue Zacharie, et se trouva tout de suite sur le quai Saint-Michel. La veille, la neige couvrait la chaussée ; il dégèle : les boueurs achèvent de l’enlever en la jetant à l’égout ; ils sont là, les pieds dans l’eau, les mains dans un bas, poussant leur balai d’un mouvement rythmique de métronome : automates inconscients et insensibles, sans autre souci que de ne pas mourir de faim ; ceux-là sont heureux, se dit Soran.

Devant lui, de l’autre côté de la Seine, l’horrible caserne de la Cité avec son architecture moderne de carton-pâte. À droite, heureusement, le colosse gothique, Notre-Dame, aux deux tours chenues de vieillesse et de neige ; — là-bas, à l’horizon, le Panorama de la Bastille, comme un morceau de céruse sur le ciel de zinc.

Soran tourna à gauche, et s’en alla au hasard, les bras ballants.

Six heures et demie : quelques boutiques commencent à s’ouvrir ; le boulanger enlève les volets en sifflotant comme un serin ; il vendra aujourd’hui autant de pain qu’hier, et demain autant que la veille, et dans dix ans il se retirera avec trois mille francs de rente : il n’a jamais pensé, il ne pensera jamais ; celui-là aussi est heureux, songea Soran…

À cette heure-là, dans Paris, pas de gens qui pensent ; dans la journée, au milieu de l’ignoble foule, on rencontre par aventure quelque esprit qui s’égare et se dépêche de rentrer chez lui, dépaysé ; au point du jour, balayeurs, boutiquiers, cocher de fiacre éreinté, ivrogne, joueur décavé sortant du tripot, tout ce monde balaie, ouvre, conduit, titube et va se coucher sans penser…

Et, en voyant tous ces gens contents d’être, Soran se demande s’il est bien dans le vrai en faisant vivre son esprit, en cherchant à connoter l’impénétrable infini, et s’il ne vaudrait pas mieux boire, manger et dormir, bourgeoisement, sans penser…

« Mais, le pouvoir ! comme on serait heureux sans ces attaques de découragement qui vous empoignent et vous anéantissent ! Comme ils sont heureux ceux qui n’aiment pas le beau et que le laid n’écœure pas, et combien misérable ma nature que la moindre chose fait souffrir et que la vue de cette horrible caserne à côté de Notre-Dame remplit de tristesse ! Mais combien plus misérable elle serait sans ces tortures de l’esprit qui font oublier les autres… celles du cœur. »

Tout en songeant, Jacques avait traversé le pont Saint-Michel, passé derrière le Palais de Justice et il se trouvait dans la cour du Carrousel.

Dans cette crise de néant qui l’étreignait souvent, il ressentait comme une double courbature de l’esprit et du corps : il voulut tâcher de guérir au moins celle-ci, peut-être l’autre disparaîtrait-elle en même temps.

Un établissement de bains turcs venait de se fonder près de l’Opéra ; on lui avait dit que, grâce à une combinaison de sudation, de massage et de douches, l’homme le plus fatigué en sort dispos et comme renouvelé : il voulut essayer de cette sorte de vomitoire qui permet le surmenage à tant de Parisiens, et, une demi-heure après, il était au Hammam.

Il se déshabilla, se couvrit d’un pagne, et entra dans l’étuve.

Fréquenté surtout par les boulevardiers, le Hammam est désert à cette heure. Soran fut donc seul dans une salle sombre et haute en pierre nue, sorte de nef pseudo-mauresque, pseudo-romane ; pas de fenêtres : de la voûte, la lumière tombe couleur d’eau sale, tamisée par une rosace en verres rouges, jaunes et bleus : tout autour, des manières de chapelles servant au massage, ayant, sous des robinets, des bancs de pierre comme à la Morgue.

Soran s’étendit sur une chaise longue, et suffoqua d’abord dans cette atmosphère surchauffée. Il résista, et, au bout de quelques instants, ses membres raidis se détendirent, la sueur ruissela sur son corps, et son esprit se perdit dans le vague.

Jacques Soran, à trente-deux ans, en paraît vingt-cinq au premier abord : mais on devinerait son âge à quelques petits plis des tempes, presque des rides, à sa démarche invinciblement affaissée. Soran est beau, non pas joli ; le corps, cultivé par des exercices quotidiens, est robuste et mince. Les cheveux courts par devant tombent demi-longs, sur le cou, en ondes noires. Le teint est blanc, avec ce don précieux et rare de pâlir également au froid et à la chaleur, et, sous des cils ombreux, pour éclairer ce visage d’un charme ineffable, l’œil est bleu, couleur d’infini : non, le bleu du myosotis, si pur que le paysan l’appelle : « œil d’enfant Jésus », ni le ton des ciels de l’Orient, trop chaud et d’une valeur trop intense : c’est le bleu de l’infini que quelques heureux ont peut-être entrevu tout au loin, dans le ciel, dans des arrière-plans éclairés par des nuages argentés.

Les joues et les lèvres glabres donnent à la tête comme un aspect austère et mystique, et le scapulaire qu’on voit en ce moment sur sa poitrine ne surprend pas.

Soran rêve : renversé sur sa chaise, le regard fixé sur un carreau de la rosace, il est comme hypnotisé par un rayon de soleil filtrant d’une fente ; il revit toute sa vie : son enfance, sa famille, le collège, ses voyages, et cet amour effrayant, absurde et impossible qui depuis si longtemps ronge son cœur, et que ni les plaisirs ni le mariage, ni le travail, ni la foi n’ont pu guérir… il revit toute sa vie, et se repaît de cet horrible cauchemar que l’étuviste vient enfin interrompre.

Jacques entra avec lui dans l’une des petites salles latérales.

Il s’étend sur une dalle, un morceau de bois sous la tête : penché sur lui comme le boulanger sur sa pâte, le baigneur lui donne deux ou trois tapes sur les cuisses comme pour prendre possession de ce corps, et le massage commence : la poitrine d’abord ; ses mains nerveuses partent du sternum dans le sens des côtes, descendent le long des pectoraux et les pétrissent pour les assouplir, et il semble à Soran que ses poumons s’élargissent et que l’air chaud y entre plus frais ; il ne pense plus, il s’abandonne tout entier, sans même essayer d’analyser ses impressions.

« Les jambes maintenant, » dit l’homme. Comme un anneau de fer, ses mains entourent les malléoles et remontent, glissant toujours serrées vers le bassin ; sentant malgré lui une troublante vibration, Soran instinctivement s’assure que son pagne le couvre encore.

Après les flexions des jambes et le massage des bras, la brusquerie désagréable et exquise de la douche.

Sous le jet cinglant comme un coup de fouet, les fibres musculaires se lissent et s’assouplissent et le corps, tout à l’heure embrasé, recouvre une fraîcheur jeune. Alors, le bien-être est complet  : le bain turc a produit son effet bienfaisant : la fatigue et l’énervement a disparu ; l’esprit lui-même est comme retrempé.

Pour la première fois, peut-être, depuis plusieurs années, Soran était presque heureux : il traversa la salle chaude pour se rendre à sa cabine, accompagné du masseur obséquieux.

Tout à coup, il s’arrête : le baigneur étonné le regarde : ses yeux se sont fermés convulsivement : il a pâli, ses jambes flageolent ; au milieu de cette chaleur, un froid de mort glisse dans ses veines, et il tombe sur une chaise. Il renvoie le garçon et reste là, assis, parmi les gens nombreux maintenant qui n’ont pas remarqué son trouble.

Les impressions physiques avaient sur cette âme sensitive une influence si grande, qu’à peine chassé de son lit par le cauchemar il renaissait à l’espérance parce que ses poumons se dilataient et que ses muscles étaient souples ; et voilà que, tout à coup, il songeait à la triste réalité, à son pauvre cœur malade, à cette lutte contre lui-même qu’il soutenait depuis si longtemps, et qu’une apparition soudaine venait de ranimer, au moment où il croyait que le bonheur pouvait encore être pour lui :

Au milieu de ces corps écroulés sur les chaises, étalant les signes hideux de la dégénération d’une race caduque : des ventres obèses et ripeux, des visages bouffis par l’anémie, des membres tordus, des muscles atrophiés par la vérole ou la scrofule ; parmi ces hommes venus là pour surexciter un organisme moribond, un enfant de vingt ans apparaît, debout !

Il a la grâce gauche de la vierge ; son pagne, plus troublant qu’une nudité, semble glisser des hanches rondes et larges comme celles d’une femme. Les muscles peu accusés sont potelés et remplis de fossettes ; la ligne du dos n’est elle-même qu’une longue fossette disparaissant dans les reins cambrés comme par le corset. Il a la poitrine bombée et grasse de l’Antinoüs du musée du Capitole, mais les attaches des membres sont plus fines, plus aristocratiques. La tête est blonde, d’un blond lumineux de gamin, le nez un peu camus des soubrettes Louis XV ; et l’absence d’une canine donne à sa bouche petite et épaisse un air adorablement mutin…

Soran attendit qu’il eût fini et, quand il quitta la salle pour s’habiller, il le suivit haletant. Leurs cabines se trouvèrent voisines ; il le guetta et, quelques instants après, il sortit derrière lui.

À la porte, dans son trouble il perdit du temps, et l’enfant disparut, le laissant anéanti sur le seuil.

Jacques Soran rentra chez lui.