Socrate chrestien/Discours 9

Augustin Courbé (p. 159-168).

SUITE
DU MESME
SUIET.



APres une petite pause, Socrate continua ainsi son discours. Ces paroles de Tacite sont tragiques & pompeuses : Elles ne laissent pas pourtant d’estre historiques et veritables, & les mauvais Princes sont encore plus malheureux que l’Histoire ne le dit, & que le monde ne le croit. Mais voicy une proposition d' eternelle verité, qui explique l' intention de l' histoire, et celle du monde ; qui confirme nostre discours, et y adjouste un article essentiel. Que les princes se glorifient tant qu' il leur plaira, de ne voir rien que le ciel qui soit plus eslevé que leur throsne ; qu' ils parlent tant qu' ils voudront, de l' indépendence de leurs couronnes ; il y a deux tribunaux, dont ils ne peuvent decliner la jurisdiction, et devant lesquels il faut tost ou tard, qu' ils se representent : c' est au dehors le tribunal de la renommee, et celuy de la conscience au dedans. Quoy qu' ils facent, quoy qu' ils disent, ils sont du ressort de ces deux juges : ils ne sçauroient s' empescher de comparoistre devant l' un et l' autre tribunal, et d' y rendre compte de leurs actions. Tibere a humilié toutes les ames ; il a domté tous les courages ; il a mis sous ses pieds toutes les testes : il s' est eslevé au dessus de la raison, de la justice et des loix. Il pense avoir osté à Rome jusqu' à la liverté de la voix et de la respiration : ou les pauvres romains sont muëts, ou ils n' ouvrent la bouche que pour flater le tyran. Mais un homme possedera-t-il sans trouble la gloire d' estre plus craint que les dieux ? (on parloit ainsi en ce temps-là.) goustera-t-il sans contradiction, le fruit de cette victoire inhumaine, qu' il a remportée sur les esprits ? Jouïra-t-il paisiblement des avantages de sa cruauté ; de la peur et du silence de ses subjets ? De la lascheté et des mensonges de ses courtisans ? La verité qu' on retient captive, ne sortira-t-elle point par quelque endroit ? Ne paroistra-t-elle point en quelque lieu, à la honte et à la confusion de Tibere ? Ouï certes, et d' une estrange sorte.

Des extremitez de l’Orient il luy vient une grande Lettre, qui delivre la Verité opprimée ; qui la venge des Espions & des Delateurs ; qui efface les Odes & les Panegyriques de la Flaterie. Cette Lettre injurieuse est escrite de la main du Roy des Parthes, & il n’y a pas moyen de la supprimer. Ce n’est point un Cartel d’Ennemy à Ennemy : C’est une Satyre ; c’est un Pasquin ; c’est quelque chose de pis. Ou plustost ce sont les premieres pieces d’un Procés criminel, intenté par le Genre humain, que les vices de Tibere avoient offensé. Au nom de toute la Terre, un Roy se declare Partie, & prend la parole contre un Empereur.

Apres luy avoir reproché sa mauvaise haleine, sa teste pelée, son visage pestri de bouë et de sang, les Monstres & les Prodiges de ses desbauches, en un mot les plus visibles defaux de sa personne & les crimes les plus connus de sa vie ; cette grande Lettre, cette Lettre injurieuse luy conseille pour conclusion, de mettre fin, par une mort volontaire, à tant de maux qu’il souffre & qu’il fait souffrir ; l’hexhorte de donner par là à toute la Terre, la seule satisfaction qu’elle pouvoit recevoir de luy.

Vous voyez comme la Renommée condamne Tibere, par la bouche des Estrangers : mais la Conscience souscrit à cet Arrest, par le propre tesmoignage de Tibere : Car environ ce temps-là il escrit luy-mesme une autre Lettre au Senat, dans laquelle il maudit sa mal-heureuse Grandeur, avec des paroles de desespoir. Il descouvre à nû les inquietudes & les peines d’une ame ennuyée de tout, & mal-satisfaite de soy-mesme ; abandonnée de Dieu & des Hommes ; qui a perdu jusqu’à ses propres desirs ; qui ne peut ni vivre ni mourir. Il semble qu’il veuïlle faire pitié à ceux à qui il faisoit encore peur.

quid scribam vobis, patres conscripti, aut quomodo scribam, aut quid omnino non scribam hoc tempore dii me de æque peius perdant quam perire quotidie sentio, si scio.

L’Histoire ajoute, adeo facinora, atque flagitia sua ipsi quoque in suplicium verterant.

Les Saintes Escritures, & les saints Peres qui les expliquent, sont par tout de l’opinion de l’Histoire, & ne trouvent point de pareil supplice à celuy de la Conscience. Si nous les en croyons, la mauvaise chose que c’est, quand le Bourreau est la mesme personne que le criminel. La justice divine paroist quelquefois avec esclat, et fait des exemples, qui sont veûs de tout le monde : quelquefois aussi elle s' exerce secrettement, et abandonne les meschans à leurs propres cœurs, et à leurs propres pensées. Cette impunité apparente n' est ni grace ni faveur. L' entrée du palais ne montre rien de funeste, et tout rit par le dehors : mais le lieu du supplice c' est le cabinet, c' est l' interieur de l' homme, c' est le plus profond de l' ame. Et là-dedans il y a une solitude affreuse et terrible, qui est plus à craindre que les spectateurs et que l' eschaffaut, parce qu' elle n' a ni qui la console ni qui la plaigne. Sans parler de ce qui se doit faire en l' autre monde, Dieu a divers moyens de se venger de ses ennemis en celuy-cy : mais il ne sçauroit mieux les punir, qu' en laissant leur peine à leur discretion.