Socrate chrestien/Discours 6

Augustin Courbé (p. 82-108).

DE LA LANGUE
DE L’EGLISE,
ET DU LATIN
DE LA MESSE.



AInsi se passa la Conference, où Socrate traita un peu mal la trop fine & trop curieuse subtilité. Quelques jours apres il nous vint voir un Homme du païs Latin ; homme plein de grands desseins, & qui meditoit plusieurs ouvrages, dont les moindres estoient des poëmes epiques, et des histoires. Il travailloit alors à la continuation de celle de Monsieur De Thou, et avoit pour cela, à ce qu' il disoit, des magasins de choses et de paroles. Nous sçeusmes de luy qu' il avoit fait ses estudes en Italie. Mais ayant harangué deux ou trois fois dans l' academie des humoristes, il pensoit que la renommée nous le devoit avoir appris, et que les acclamations qu' il avoit receuës aux rives du Tybre, eussent esté ouïes jusques sur les bords de la Charente. Cét homme ne parloit que de la pureté de la diction, et de la noblesse du stile. Il ne connoissoit de veritable Rome que celle de l' ancienne republique, et n' advoüoit pour legitimes romains, que Terence, Ciceron, et deux ou trois autres. Tout le reste luy sembloit barbare ; et à son advis, la barbarie avoit commencé des les premieres années de l' empire des premiers Cesars. Seneque estoit une de ses grandes aversions : le latin de Pline luy faisoit mal au cœur, celuy de Tacite luy donnoit la migraine. Il n' avoit donc garde de gouster celuy du missel et du breviaire ? S' estant eschappé là-dessus, avec peu de reverence pour les choses saintes, Socrate l' arresta sans le quereller, et l' interrompant doucement, l' empescha d' achever de perdre le respect qu' un chrestien doit à sa religion. Ce n' est pas d' aujourd' huy, luy dit-il, qu' on attaque le christianisme par cét endroit, qui vous semble foible. La simplicité, la rudesse, l' impureté mesme du langage a esté reprochée aux premiers fideles. Ils ont esté renvoyez à l' eschole, aussi-bien que nous ; et ce nous est de l' honneur qu' on nous menace des mesmes verges, dont on a battu la sainteté de nos peres. Je demeure d' accord avec vous, que si Ciceron revenoit au monde, et qu' il entrast dans une de nos eglises, il auroit bien de la peine à entendre ce qu' on y recite et ce qu' on y chante. Il seroit surpris d' une estrange sorte des mesures de nos vers, de nos rimes en prose, de nostre alleluia , de nostre amen , de nostre deus sabaoth , de nostre osanna in excelsis . Peu s' en faudroit que le latin de la messe ne luy fust une langue inconnuë ; et qu' il n' eust besoin de guide et de truchement en un pays où il a regné par la puissance de la parole. Mais neantmoins ayant tousjours esté extremément raisonnable, je m' asseure que nous le rendrions capable de nos raisons, et qu' apres nous avoir ouïs, il ne s' estonneroit pas si fort que ce petit changement fust arrivé, dans la grande et universelle revolution des choses du monde. Pour vous qui n' estes pas Ciceron, pardonnez-moy si je vous dis qu' estant des nostres, vous avez tort de faire l' estranger parmi nous. Il me semble qu' en matiere de latin, vous ne devriez pas estre plus delicat que le Cardinal Sadolet et que le jesuite Maphée. Ils ont esté tous deux de l' une et de l' autre Rome. Comme ils ont escrit des histoires, et des traitez de morale, ils ont dit aussi la messe et le breviaire. Mais l' importance est qu' ils ont dit la messe et le breviaire serieusement, et tout de bon : ils estoient persuadez de ce qu' ils disoient. Leur singuliere pieté, qui fut en si bonne odeur à l' eglise de leur temps, nous oblige de le croire ; et nous sçavons qu' il y a encore aujourd' huy à Rome de ces sortes de romains. Il y a de nos prestres et de nos prelats qui trouveroient leur place dans l' ancienne republique ; qui auroient rang parmi les chevaliers et les senateurs ; qui seroient du nombre des peres conscripts. Mais ces vrais et legitimes romains sçavent distinguer les temps et les choses ; ils font leur devoir à l' autel, et suivent leur fantaisie dans le cabinet : quand ils prient et quand ils sacrifient, leur eloquence ne vient point troubler leur devotion. Ils ne sont point destournez de l' attention des sacrez mysteres, par la rencontre du mauvais latin. Je l' appelle ainsi pour m' accommoder à vostre mode. Mais presupposez que le latin qui vous choque ne soit pas latin. Si vous en avez tant de dégoust, prenez-le comme une medecine, et avalez-le sans le gouster. Prenez-le pour une langue nouvelle, que la religion a consacrée, et dont l' usage a esté receû dans le royaume de Jesus Christ. Vous n' ignorez pas que parmi les profanes mesmes il y a tousjours eu une langue sainte, et que les vers des saliens n' estoient pas du stile de Virgile, ni la prose des pontifes de celuy de Ciceron. Mais si vous ne trouvez pas belle la nouvelle langue dont il s' agit, parce que le son vous en desplaist, penetrez plus avant dans sa signification, et ne la condamnez pas sur le simple tesmoignage de vos oreilles. Nos tresors ne laissent pas d' estre tresors, pour estre dans des vaisseaux de terre. Dieu qui s' est déguisé à l' autel ; qui s' y est comme dégradé soy-mesme, sous de viles et chetives apparences, justifie et approuve par ce choix, toute autre sorte d' abbaissement et de pauvreté, du costé de l' homme. Ce dehors qui vous offense, cette escorce qui vous paroist si vilaine, et si raboteuse, enferment des biens et des richesses sans nombre. L' accomplissement des plus hautes resolutions qui ont esté prises dans le ciel ; le chef-d' œuvre de celuy qui a fait le ciel et la terre ; la magnificence de sa grace, la profusion de son amour, les exces d' une puissance qui n' a point de bornes, et qui ne connoist point de mesure ; tout cela est caché sous le fer de ces paroles ; tout cela est couvert de cette poussiere, de cette rouïlle du mauvais temps. Ne vous mettez point en peine pour l' interest de la religion : n' ayez point de peur que la dignité des mysteres soit violée. La rudesse des termes ne gaste rien dans la religion. L' ignorance des ministres n' est point contagieuse aux mysteres : en certains cas mesme elle a du merite, et fait partie de la pieté. Je veux vous communiquer une histoire que j' ay trouvée en bon lieu, et qui a esté oubliée par Dion, et par Suetone. Il y eut autrefois un homme d' une petite ville d' Italie, qui en pleine assemblée du peuple romain, remercia l' empereur Auguste, de ce qu' il luy avoit fait une injustice, ayant dessein de le remercier d' une grace qu' il luy avoit faite. Le peuple qui estoit assemblé, voulut mettre en pieces ce pauvre homme, se figurant qu' il avoit offensé l' empereur. Mais ce sage prince arresta la fougue du peuple irrité, et blasma le zele indiscret de ceux qui l' aimoient sans jugement. Il dit que cette sorte de remerciement ne luy estoit pas desagreable, parce qu' il ne regardoit pas tant à la parole qu' à l' intention. Pensez-vous que Dieu soit de plus fascheuse humeur que les hommes, et plus difficile à contenter que cét empereur ? Vous imaginez-vous que sa justice vindicative s' estende jusques sur cette espece de coupables, et que les fautes contre la grammaire soient crimes de leze-majesté divine, soient pechez contre le Sainct Esprit ? Je voy bien que vous n' estes pas assez informé des choses de l' autre monde. Je vous declare de la part de Dieu, qu' il ne demande point de harangues estudiées, qu' il se contente de l' eloquence de nos cœurs et de nos soûpirs ; que les barbarismes des gens de bien, le persuadent mieux que les figures des hypocrites. Il est de ces peres, qui prennent plaisir au jargon et au begayement de leurs enfans ; qui se delectent de leurs equivoques et de leurs mesprises. Il entend le silence de ceux qui l' adorent, et par consequent il exauce leurs signes, et leurs pensées. Devant luy les muets mesme sont orateurs. à plus forte raison ceux qui n' ont que la langue empeschée, et qui sont de balbut en balbutie, comme disoit de soy-mesme le bon-homme Monsieur De Malherbe : à plus forte raison ceux qui manquent seulement d' eloquence, et qui n' ont point appris des institutions de Quintilien à parler regulierement, et avec art. N' en desplaise à l' art et aux artisans, Dieu escoute plus volontiers ces gens-là, que les beaux parleurs, que les faiseurs de suasoires, et de controverses ; il ne les exclud point de sa communication, quoy qu' ils soient excommuniez de vos academies d' Italie. Mais pour vous montrer par un exemple autentique, que Dieu reçoit en bonne part, les incongruitez qui partent d' une bonne ame, je vous feray voir, quand il vous plaira, dans une relation approuvée, qu' il a fait faire de grands miracles, avec trois mots de mauvais latin. Celuy qui les prononçoit ne les entendoit pas ; il les disoit mesme à contresens ; il prenoit la negative pour l' affirmative ; il maudissoit au lieu de benir. Mais ces maledictions estoient rectifiées par son innocence, et par sa bonté ; et Dieu respondoit au cœur de l' homme de bien, et non pas aux paroles de l' ignorant. Apres cela, scandalisezvous de l' ignorance des prestres, qui ne sçavent pas lire, et sçavent encore moins parler. Je l' ay desja dit une fois ; l' ignorance du ministre ne gaste point le mystere. La pureté de la chose se conserve parmi les mots impropres, et les locutions vicieuses. La religion demeure saine et entiere dans tout ce desordre de grammaire, dans tout ce renversement de regles et de preceptes. Tous ces defauts sont soustenus par l' excellence de la pieté : toutes ces bassesses sont relevées par la hauteur du christianisme. Une vertu superieure se mesle dans tout cela, qui le change, qui le reforme, qui le perfectionne. Une force invisible anime ces foiblesses apparentes. Cette ignorance en humiliant l' homme, donne gloire à Dieu, et fait voir qu' il n' y a point de petits instrumens entre ses mains. Ou disons plustost que Dieu choisit tout expres les petits et les foibles instrumens, pour confondre la grandeur humaine ; pour mespriser les forces de la nature ; pour se moquer de nostre industrie, de nos travaux et de nos machines. Il veut souvent que dans les plus sublimes et les plus parfaites actions qu' il fait faire à l' homme, l' homme n' y contribuë de sa part, que de la misere et de la bassesse ; que de l' infirmité et de l' imperfection. Ce discours estonna l' homme du pays latin, jusqu' à luy donner de l' effroy : il fut contraint de le confesser. Il advoüa que nos mysteres avoient non seulement en soy, je ne sçay quoy de terrible et de redoutable, mais aussi dans la bouche de ceux qui n' en parloient pas indignement. Il reconnut que la barbarie du christianisme ne diminuoit rien de sa dignité et de sa grandeur. Mais la conclusion du discours ne luy sembla pas moins estrange et moins estonnante qu' avoit fait le reste. Il sentit des aiguillons dans son ame, qui ne laissoient point ses opinions en repos. Il s' escria ; il fit des exclamations, malgré qu' il en eust. Il ne put s' empescher d' admirer des choses, qui le faschoient. Je conclus (adjousta Socrate, apres avoir allegué un passage de Theodoret, qui faisoit à son propos, et où il est fait mention de la langue des romains.) je conclus que les hymnes et les offrandes ne desplaisent point à Dieu, mais qu' il n' a pas pourtant besoin de nos hymnes ni de nos offrandes : car que luy pouvons-nous presenter qui ne soit à luy ? Que luy pouvons-nous dire qui luy soit nouveau, et qu' il ne sçache mieux que nous ? Il n' a que faire de nostre rapport, pour estre instruit de l' estat des choses inferieures. Il se peut passer fort aisément de nostre rhetorique, et de nostre genre demonstratif ; de la force et de la subtilité de nostre esprit ; des ornemens et de la pompe de nos paroles. Bien davantage. Il desire quelquefois la defaillance et la privation de tout cela ; afin que par ce volontaire aneantissement, nous rendions hommage à la souveraineté de son estre ; afin que ne paroissant en sa presence que cendre et poussiere, sa gloire soit establie sur les ruines de nostre merite. Ce ne sont pas les dorures de l' offrande ; ce ne sont pas ses guirlandes et ses fleurs, qui sont de l' essence du sacrifice ; c' est la mort et la destruction de la victime. Mais, je vous prie, quelle plus noble victime qu' un esprit domté et assujetti ? Quel plus agreable sacrifice à Dieu, que celuy que l' homme luy fait de sa raison ; de cette partie altiere et presomptueuse ; de cét animal fier et superbe ; né au commandement et à la superiorité ; qui veut tousjours monter et jamais descendre ; qui ne songe qu' à la victoire, au triomphe, à la couronne ; bien loin de se resoudre au joug, à la captivité, à la mort ? Sacrifier ainsi sa raison est quelque chose de plus que de sacrifier son fils unique, et Isaac n' estoit point si cher à Abraham, que nous sont cheres nos opinions. Il n' y a point d' enfans que nous aimions davantage, que ceux qui naissent de nostre esprit, et desquels nous sommes pere et mere tout-ensemble. Ce sont pourtant ces chers et ces bien-aimez qu' il faut immoler : il y a de l' innocence, il y a de la vertu en ce parricide. La violence est bonne, qui arrache tout ce qui empesche, tout ce qui embarasse dans le chemin du salut. Estouffer la nature, quand elle s' oppose à la grace ; chasser de l' ame le bien naturel, pour faire place à un meilleur bien, c' est une cruauté heroïque, qui vaut mieux que la justice morale. Plus nous sommes vuides de nous-mesmes, plus nous avons de disposition à estre remplis de Dieu. D' ordinaire il observe ce silence de nostre raison, pour s' entretenir avec nous, sans estre interrompu par le babil et par les questions de cette importune. Quand l' ame se trouve dans ces pesanteurs, et dans ces assoupissemens, il prend plaisir à la resveiller, et à s' apparoistre à elle. Il luy envoye en cét estat-là des songes qui sont des leçons ; des songes qui l' advertissent et qui l' instruisent ; des songes sages et mysterieux. Il choisit l' heure de nos eclipses, pour nous communiquer ses lumieres. Et partant s' il estoit permis d' opter, j' aimerois bien mieux cette raison prisonniere de la foy, et sacrifiée par l' humilité ; cette raison abbatuë et endormie, voire mesme morte et enterrée au pied des autels ; que cette autre raison juge de la foy ; animée d' orgueil et de vanité ; si vive et si remuante dans les escholes ; qui fait tant la maistresse et la souveraine ; qui ne parle que de regner et de vaincre par tout où elle est. On trouve Dieu bien plus aisément dans le calme et dans la douceur de la pieté, que dans le bruit et dans les contentions de la theologie. Le travail des sçavans n' a garde d' aller ni si viste ni si loin que l' oisiveté des humbles. C' est donc le monde visible que Dieu a abandonné aux argumens, et aux disputes des philosophes, et non pas le monde caché : c' est la face exterieure de la nature, et non pas les secrets de la religion. La connoissance de ces secrets n' a point esté exposée à la curiosité des beaux esprits. Il en est comme de cette riviere merveilleuse, de laquelle quelques anciens ont parlé : elle est basse aux petits et aux modestes, et profonde aux grands et aux superbes : les brebis y passent à gué, et les elephans s' y noyent.