SOCIALISTES
MODERNES.

III.

ROBERT OWEN.


Si nous ne concluons pas trop légèrement d’une tendance particulière à une tendance générale, il nous semble, à de certains symptômes, que le xixe siècle s’est mis en marche vers une grande conquête, celle de la science du bien-être, jusqu’à présent plutôt pressentie que fondée. Cette science, entrevue par les économistes, aurait dépéri sans doute sur leur terrain de pure spéculation industrielle, si des esprits plus vastes et plus résolus n’eussent agrandi son horizon, à ce point d’en faire la science même de la société. C’était peu, en effet, que d’avoir songé à rendre les hommes plus heureux, si l’on ne cherchait pas en même temps le procédé qui doit les rendre meilleurs ; si en fécondant la ruche du travail, on ne la défendait pas contre les frelons qui en dévastent les alvéoles ; si, en faisant jaillir du sol de nouvelles sources de richesses, on n’en laissait pas approcher les bouches les plus altérées et les lèvres les plus arides. Ainsi comprise, cette science manquait de justification et de moralité. Sa venue ici-bas n’empêchait rien, ne réparait rien : elle n’apportait aucune trêve à l’interminable combat que se livrent la fortune et l’indigence, la force et la faiblesse, l’habileté et la droiture, aucun remède à cette maladie de langueur qui attaque l’humanité dans les sources même de la vie ; elle laissait l’empire où il est, entre les mains des plus audacieux et des plus adroits.

Qu’on ait accusé, dans ce point de vue, la science du bien-être d’aboutir à un matérialisme sans grandeur, à une autre adoration du veau d’or, c’est ce qui se conçoit et s’explique. Mais pour la bien juger, pour la saisir complètement, il fallait sortir de ces perspectives étroites. Toute science relative à l’homme est double comme lui : elle ne peut pas intéresser la chair, qu’elle n’intéresse aussi l’esprit. C’est la condition de notre nature. Comme le géant de la fable, l’homme doit, de temps à autre, toucher à la terre pour se fortifier dans son élan vers le ciel, et cette oscillation incessante entre un spiritualisme et un sensualisme toujours perfectibles et toujours progressifs, constitue la vie du monde comme elle est la vie de chaque individu. Que le corps s’affaisse trop vers notre limon, l’ame à l’instant se révolte et le contient ; que l’ame aspire trop vite à l’infini, le corps à son tour résiste et la modère. Telle est la loi humaine, et par conséquent celle de toute science humaine.

Les hommes auront donc beau faire ; ils ne parviendront pas à séparer ce que Dieu a joint, et de même que l’idéalité pure frappera l’air comme un son vide, quand on voudra l’isoler des réalités de la vie, de même aussi la réalité la plus éclatante aura toujours besoin, pour se féconder, de quelques rayons dérobés à l’idéal. Qu’on ouvre le livre du monde, on y trouvera cette histoire écrite sur chacune de ses pages ; on y verra l’ascétisme chrétien dominant le sensualisme païen, et dominé, à son tour, par d’irrésistibles désirs de satisfaction terrestre ; on y saisira sur le fait les deux élémens de notre nature, marchant, par un sentier commun, vers des affranchissemens successifs et parallèles. En effet, si l’on étudie leurs phases, les servitudes de l’esprit ont été brisées en même temps que les servitudes du corps. Dans l’ordre intellectuel, la servitude de l’animalité a dû tomber devant la révélation évangélique, fille des philosophies anciennes ; la servitude de la foi aveugle devant la liberté d’examen ; enfin la servitude du doute et de l’incrédulité, ce joug fatal de notre époque, tombe et s’efface peu à peu devant le pressentiment confus d’un spiritualisme raisonné et d’une foi intelligente. Dans l’ordre matériel, la progression est la même : la servitude de la personne a été abolie avec l’esclavage ; la servitude du travail ou de la fonction, avec les priviléges féodaux ; enfin la servitude du besoin, cette torture actuelle, doit s’abolir prochainement par une meilleure distribution des richesses et une plus heureuse combinaison des forces sociales. Ainsi, pour l’esprit et pour le corps, voilà trois affranchissemens successifs, trois affranchissemens parallèles.

Maintenant, si l’on interroge l’humanité sous ce double aspect, il est facile d’entrevoir sa marche vers une moralité nouvelle et un bien-être nouveau. Il semblerait, au premier coup d’œil, qu’une science dont les racines sont dans le cœur même de la réalité, doit moins précéder que suivre la régénération d’une spiritualité vieillie. Mais c’est là, nous le craignons, une des mille erreurs sur lesquelles vivent, depuis long-temps, les écoles de métaphysique pure. Qu’on ne couronne pas la matière, soit ; mais qu’on ne la nie pas. Aujourd’hui, par exemple, l’âme souffre et doute, l’âme s’engourdit, s’abdique presque, déshéritée de la foi naïve de nos pères, elle n’a pas trouvé encore cette foi sérieuse et raisonnée promise à l’avenir. Qui la retient donc, cette ame immortelle ? déserterait-elle ainsi ses destinées ? Non, mais, au moment où, fatiguée d’une longue nuit, elle va battre l’air de ses ailes éperdues, pour voir si la lumière point et de quel côté, le corps, en despote qui veut être obéi, pèse sur ses élans divins et l’enchaîne au service d’une nécessité grossière. Ainsi les misères de la chair engendrent les misères de l’esprit ; ainsi une incrédulité, toute d’inertie, est la compagne du malheur comme la faim est la mère du blasphème. Le plus beau triomphe de la science du bien-être sera ce dernier affranchissement de l’âme ; et c’est en cela que sa mission sera grande, religieuse et sainte. Par une distribution mieux entendue des choses nécessaires, par l’initiation de tous aux loisirs de la richesse, elle répandra sur le sol les semences d’une sociabilité plus féconde, elle rétablira l’équilibre entre les droits de la matière et ceux de l’intelligence, réglera les rapports de cette co-existence et les conditions de cette vie, donnera sa nourriture au corps, sa nourriture à l’esprit, modérera le travail des bras, afin que le travail s’établisse aussi, non pas seulement dans quelques pensées, mais dans toutes les pensées.

Pour ordonner cet avenir, la science du bien-être n’aura guère de nouveaux élémens à créer. Ces élémens existent : la Providence jette à point sur la terre ce qui importe au bonheur de l’homme. Dans quelle autre vue en effet auraient apparu au milieu de nous ces merveilleuses puissances mécaniques dont les facultés nous confondent, souverainetés industrielles dont nous saluions hier l’avénement ? À quoi pourraient-ils servir, ces instrumens admirables, si ce n’est à relever l’homme moral en soulageant l’homme physique ? D’un côté, par le fait qu’elles surpassent et humilient nos forces et nos aptitudes corporelles, ces puissances mécaniques semblent nous avertir de ne pas placer notre orgueil en des conquêtes fragiles que des moteurs inintelligens peuvent réaliser mieux que nous ; de l’autre, en créant les produits avec plus de facilité et d’abondance, elles semblent dire : — Nous venons payer au corps la rançon de l’esprit, afin que ce dernier puisse se retremper aux sources de sa grandeur originelle. Tel est le rôle des machines : telle sera leur fonction dans l’économie de nos destinées.

Mais voici ce qui est arrivé à leur suite, comme incident et comme phénomène contradictoire. Tout bienfait d’en haut devant tourner à mal pour le monde jusqu’à ce qu’il ait été compris et appliqué selon les vues divines, il s’est trouvé que les puissances mécaniques, au lieu de fonder le bien-être, n’ont jusqu’ici enfanté que des fermens nouveaux de collisions et de haines, aggravés encore par les désordres inséparables d’un vaste déplacement. À cela, quelques économistes, portés à prendre des symptômes superficiels pour des causes profondes, ont répondu en imputant aux machines les torts même de la civilisation au sein de laquelle elles fonctionnent. Ils ne pouvaient s’expliquer autrement pourquoi des agens, dont la faculté évidente est de centupler la production, laissaient, dénués des produits les plus nécessaires, les hommes qui en ont le plus besoin. Pour compléter les termes du problème, et pour s’éclairer sur ses résultats, il y avait pourtant bien peu de chose à faire ; il suffisait de se dire que si les puissances mécaniques créent les produits, ce sont les hommes qui les distribuent. Une distribution meilleure, c’est toujours là que l’on vient aboutir, et c’est ce que prétend régler la science du bien-être.

Qu’il demeure donc bien entendu que les machines ont paru au milieu de nous pour se résoudre, non pas en profit pour quelques-uns, mais en allégement de travail pour tous ; qu’elles doivent être, mieux comprises, non pas un élément de discorde, mais un élément d’union, d’harmonie et de paix ; enfin qu’en affranchissant le corps de sa dernière servitude, elles seront les agens les plus directs d’un spiritualisme régénéré. Grâce aux loisirs qu’elles nous préparent, le plus humble membre de la famille humaine pourra bientôt, dans la mesure de son intelligence et de ses forces, s’élever à une aspiration vers Dieu et à une vue raisonnée de son œuvre. De là naîtra, nous l’espérons, une foi sérieuse et profonde qui s’adressera beaucoup plus à la conviction qu’à l’enthousiasme. Ce spiritualisme, complet dans ses vues, ne procédera ni par un renoncement à la terre, ni par un renoncement au ciel ; il guérira le monde de ces élans désordonnés vers l’infini, qui jettent un voile sombre sur nos plus riantes perspectives, et de ces attachemens exclusifs pour le fini, qui avilissent nos facultés immortelles. Ensuite, dérobant à la source de toute lumière un de ses rayons les plus chauds et les plus doux, soit qu’on appelle ce rayon divin : amour ou affection, charité ou fraternité, attraction ou bienveillance, union ou association, quels que soient son nom et sa forme, il l’appliquera à l’économie des sociétés humaines et aux rapports des hommes entre eux, réalisant ainsi, dans une harmonieuse unité, à l’aide d’un seul et même principe, la spiritualité et la moralité de la vie.

Parmi les esprits qui se préoccupent de cette régénération à venir, il en est de plus calmes et de plus patiens, qui, satisfaits de voir le monde marcher sous le doigt de Dieu, dans ses voies de métamorphoses graduelles, se résignent à une initiation lente et ne cherchent pas à devancer les temps. Pourvu que la colonne lumineuse éclaire toujours la nuit de leur désert, peu leur importe que la grande caravane arrive plus tôt ou plus tard à la terre promise. Mais il en est d’autres plus ardens qui ne subissent pas avec le même sang-froid les dures conditions du voyage, et qui, pour exciter les pélerins paresseux, se prennent à célébrer les merveilles qui les attendent au bout du chemin. Ceux-là se substituent au rôle que remplirent les prophètes des premiers âges ; ils entonnent le cantique de l’avenir, et présageant la ruine des cités maudites, ils chantent les splendeurs de la Jérusalem nouvelle.

Nous avons exposé les travaux et raconté la vie de deux de ces hommes, Saint-Simon et Charles Fourier. Il nous reste à parler d’un troisième, moins célèbre de ce côté du détroit, mais non moins digne de fixer l’attention ; génie moins original sans doute que les deux autres, mais plus évangélique, plus touchant comme personnalité ; réformateur sorti d’un atelier, et conduit de la pratique du travail à la perception d’une doctrine : c’est M. Robert Owen.

VIE ET TRAVAUX DE M. OWEN. —
ESSAI DE NEW-LANARK. — PREMIÈRES TENTATIVES DE PROPAGANDE DANS LE ROYAUME-UNI.

Si l’on en excepte un petit nombre d’esprits qui s’intéressent aux sciences spéculatives, peu de personnes soupçonnent, en France, tout le bruit qui s’est fait, chez nos voisins, autour de M. Owen et de son système. Pour la date des idées, c’est pourtant un contemporain de Fourier et de Saint-Simon, car bien que la manifestation première de ses vues ne remonte qu’à 1811 et à un discours public prononcé à Glasgow, dès avant cette époque, M. Owen avait énoncé des théories d’une hardiesse incontestable et réalisé des faits d’une importance plus décisive encore.

Né en 1771 à Newton, dans le Montgomeryshire, M. Owen fut livré de très bonne heure à un apprentissage commercial, qui ne laissa arriver jusqu’à lui que d’une manière incomplète les bienfaits de l’éducation lettrée. Il fut donc ainsi, dans la carrière de la science, le fils de ses œuvres, et si quelques ellipses accusent cette insuffisance d’études, le ton général de ses écrits et les investigations qu’ils supposent, attestent avec quelle patiente ardeur il chercha à combler cette lacune fondamentale. Peu d’auteurs le frappèrent, mais quand il en eut rencontré de sympathiques à ses vues, il s’en nourrit tellement, qu’il parvint à se les assimiler. C’est ainsi que l’on retrouve çà et là, dans ses travaux, des pages entières dérobées au Contrat Social ; c’est ainsi qu’il exhuma et fit revivre un écrivain oublié du xvie siècle, John Bellers, économiste anglais, auquel il emprunta quelques élémens de sa théorie. Comme complémens à ces lectures, il adopta les ouvrages qui lui semblaient le plus profondément empreints de cette onction touchante et de cette inaltérable bonté qui sont l’essence même de son caractère.

C’était à New-Lanark que cette belle ame devait faire la première épreuve de ses facultés bienveillantes et douces. Mais auparavant M. Owen avait eu à parcourir les divers échelons de la hiérarchie industrielle. Simple commis à Londres, à Stamfort dans le Lincolnshire et à Northwich, il était devenu plus tard, à Manchester, l’associé de riches filateurs, avec lesquels il entreprit cette grande spéculation de New-Lanark, qui devait donner de beaux et positifs résultats. New-Lanark était un village manufacturier que M. Dale, depuis beau-père de M. Owen, avait créé, dès 1784, dans un comté écossais, sur les bords romantiques de la Clyde. À tout prendre, le pays offrait peu d’avantages pour une fondation pareille : le territoire était pauvre et mal cultivé, la population rare et misérable, les voies de communication clairsemées et horriblement entretenues. La seule raison qui détermina M. Dale fut une magnifique chute d’eau que présente sur ce point la rivière écossaise. La découverte de Watt n’avait pas encore complété celle d’Arkwright, et les puissances hydrauliques constituaient alors un inappréciable élément de richesse. M. Dale bâtit donc un village à New-Lanark et y installa les métiers de sa filature.

Au moment où la cession en fut faite à M. Owen, l’établissement, malgré l’avantage de ses moteurs naturels, était loin d’être prospère. Quoiqu’on eût élevé de vastes constructions et offert aux travailleurs des logemens gratuits, les bras manquaient à la manufacture, et la disette d’hommes avait empêché de se montrer difficile sur le choix. Comme élément viril, New-Lanark n’avait donc que le rebut de la population des trois royaumes, et les enfans que l’on tirait des hospices d’Édimbourg, étaient si faibles et si jeunes, qu’à moins de vouloir les énerver avant l’âge, il était impossible de les utiliser. Produit d’agrégats vicieux ou hétérogènes, la colonie de New-Lanark ne fut bientôt qu’un théâtre de plus ouvert aux débauches et aux misères qui déshonorent les grands centres manufacturiers. La paresse et la pauvreté, l’ignorance et l’ivrognerie, les dissensions religieuses, le vol, les querelles, s’y établirent à demeure, et le travail dut se ressentir de la moralité des individus qui y concouraient. Ainsi, tout excellent qu’il pût être, M. Dale n’avait réussi à fonder ni un village heureux, ni une manufacture florissante.

Ce fut dans cet état que M. Owen prit New-Lanark. Aux yeux des ouvriers indigènes il avait à expier sa qualité d’Anglais, peu pardonnée en Écosse ; il avait à lutter contre des habitudes prises et de mauvais penchans enracinés ; il avait à la fois à refaire l’ordre moral d’une colonie et à réhabiliter une spéculation. Il se dévoua noblement à cette double tâche, à la première avec son cœur, à la seconde avec sa tête. Les maîtres ne comprennent pas assez combien la moralisation de leurs ouvriers est à la fois une bonne œuvre et un bon calcul. Doué d’un sens droit et profond, M. Owen l’entrevit. Dès le jour de son installation, New-Lanark devint une famille de deux mille ames, ramenée presque au droit naturel et gouvernée par un patriarche. Quatre ans suffirent pour faire d’une société déréglée et misérable une société heureuse et exemplaire. Tous les vices dont elle était infectée furent étudiés un à un, traités en détail et attentivement, guéris sans châtiment, réprimés sans violence. Ainsi, pour combattre le vol et le recel, on ne se prit point à punir les voleurs et les receleurs ; mais on leur apprit, ce qui vaut mieux, à rougir d’eux-mêmes ; on les prêcha par la parole et par l’exemple, on les fit entourer d’ouvriers vertueux, dont la surveillance les contenait et dont la conduite était pour eux un perpétuel reproche. En fait d’expiation, la peine infligée par un supérieur n’est rien pour le coupable ; ce qui lui est intolérable, c’est le mépris de ses égaux. Tout le code répressif de New-Lanark était renfermé dans cette pensée. Quelques contremaîtres, hommes sages et probes, formés sous les yeux et par les soins de M. Owen, furent les instrumens d’application : ils composèrent dans la colonie une hiérarchie imperceptible, qui, s’inspirant du chef, irradiait ensuite jusque dans les moindres ménages d’ouvriers pour y féconder les germes d’ordre, de bonté et de vertu. La police de New-Lanark se faisait ainsi de travailleur à travailleur, sans dureté, sans bassesse, sans espionnage, et la moralité étant devenue la règle, le vice dut dépérir peu à peu dans l’abandon et dans l’isolement. Le coupable, au milieu de cette société normale, devenait, on le devine, une sorte de paria, un être déclassé, qui ne sachant où rattacher ses mauvais desseins, était conduit nécessairement de l’impuissance au repentir. Aucun instinct dépravé ne se déroba à ce traitement doux et rationnel : la manie des disputes céda comme avait cédé le vol ; les dissensions religieuses, les liaisons irrégulières entre les sexes s’effacèrent aussi peu à peu et quittèrent New-Lanark. L’ivrognerie seule résista plus long-temps, les cabaretiers combattant pour elle au moins autant que les buveurs. Toute mesure de rigueur et d’autorité répugnant à M. Owen, il prit le parti d’entrer en lice, à armes égales, avec les débitans de spiritueux. Il ouvrit, pour son compte, un magasin de détail où le wiskey se vendait à trente pour cent au-dessous du cours, et il demeura de la sorte, en fort peu de temps, maître du monopole de la consommation. Dès-lors l’ivrognerie fut surveillée, mise à l’index de la population sobre, et quand le mépris vint la frapper à son tour, elle périt. Ainsi, sans moyens coërcitifs, sans prison, sans juges, sans constables, M. Owen avait, comme par magie, improvisé une société que maintenaient dans la ligne du devoir le seul lien d’un contentement et d’une confiance réciproques, le désir de vivre en harmonie avec un milieu juste et moral, enfin les joies pures qui résultent de la seule pratique du bien.

Une réforme aussi clairvoyante dans son but, aussi décisive dans son action, ne provenait pas uniquement du grand sens expérimental de M. Owen : elle avait pris sa source dans un système complet qui peut s’appeler le gouvernement par le cœur et par la raison. « L’homme est bon, sortant des mains de Dieu, » s’était dit Jean-Jacques. « L’homme n’est ni bon, ni mauvais en naissant, se dit M. Owen : il est le jouet des circonstances dont on l’entoure : il devient mauvais, si elles sont mauvaises, bon si elles sont bonnes. » Une bienveillance absolue, sans restrictions et sans limites, une égalité tolérante, une grande liberté de mouvemens, un retour vers les vérités éternelles dont l’homme porte le germe en lui, tels furent les premiers mobiles qu’il traduisit en modes d’action pour l’amélioration et la réforme de New-Lanark. Ne pouvant y associer les intérêts, il résolut du moins d’y associer les moralités et les sentimens. Son but principal était de prouver par les résultats issus d’une vie régulière, combien la vertu porte de récompenses en elle-même, et par quels invincibles attraits elle captive ceux qui l’ont une fois connue. Rendre le travail et la sagesse aimables, les habitudes d’ordre inhérentes à l’individu, toute la discipline de M. Owen est là. Il veut qu’habitué à des tableaux gracieux et doux, l’œil de l’homme ne puisse pas en regretter, en désirer d’autres. C’est vers la réalisation de cette idylle sociale qu’il conduisait New-Lanark ; c’est ce qu’il commentait en instructions confidentielles données à ses agens ; c’est ce qu’il enseignait aux ouvriers avec une persévérance et une sagacité merveilleuses. Les voyageurs qui le virent à l’œuvre ont épuisé, à ce sujet, toutes les formules de l’admiration, et l’un d’eux, le major Torrens, disait à son retour : « Cet homme est le patriarche de la raison. » À voir ce qui s’est passé depuis, n’y a-t-il pas lieu de dire sur-le-champ que l’homme en effet valait mieux que la méthode ?

Cependant New-Lanark, régénéré, marchait vers une situation chaque jour plus prospère. Comme spéculation, c’était devenu un magnifique succès ; comme société, un modèle. Bientôt les deux mille quatre cents habitans du bourg, non-seulement se trouvèrent à l’abri du besoin, mais furent initiés à quelques jouissances de luxe. Les ménages avaient tous leur jardin ; la culture et les promenades dans la campagne remplissaient les loisirs de l’ouvrier. Dirigée par M. Owen, la spéculation industrielle avait cessé de fonder ses bénéfices sur la santé de l’homme : elle usait de l’individu sans l’abrutir. La mesure du travail était réglée à dix heures par jour : les enfans n’étaient pas admis à la besogne avant l’âge de dix ans. Les ateliers étaient vastes, salubres, aérés, munis de ventilateurs qui en écartaient la poussière. Tout avait été calculé un peu dans l’intérêt du travail, mais beaucoup dans l’intérêt du travailleur. Dès le point du jour tous ces métiers s’ébranlaient à la fois, et luttaient entre eux d’activité, de précision et d’adresse. Cette émulation spontanée était la seule garantie d’ordre et de dévouement sur laquelle pût compter M. Owen : il avait supprimé les autres ; les récompenses et les peines étaient inconnues à New-Lanark. Quand nous disons les peines, nous devons en excepter une seule qui constitue presque une dérogation au système du novateur. Dans la filature, sur la tête même de chaque ouvrier, était placé un indicateur à quatre faces : blanche, jaune, bleue et noire, qui voulaient dire : bien, assez bien, médiocrement, mal. Or, au rapport des visiteurs, il était rare que tous les indicateurs ne fussent pas tournés du côté de la marque blanche : à peine en apercevait-on quelques-unes de jaunes, moins encore de bleues, de noires point. Ce fut là tout le règlement disciplinaire de New-Lanark, bien opposé au système d’amendes et de réductions de salaires en vigueur dans presque tous nos ateliers. M. Owen avait du reste fait cette expérience qu’en prenant le contrepied exact de ce qui se pratique ailleurs, il arrivait nécessairement à de meilleurs résultats que les autres. Ainsi non-seulement il se piquait, dans la livraison de ses produits manufacturés, d’une bonne foi et d’une sincérité au-dessus de tout soupçon, mais encore il savait, en face de ses correspondans, abdiquer son propre intérêt pour défendre le leur d’une manière chevaleresque, que le gros des marchands regarderait comme insensée. Une forte commande lui arrivait-elle quand les cotons se trouvaient sur la pente d’une baisse, il conseillait à son correspondant d’attendre des prix plus réduits ; une hausse menaçait-elle au contraire ses articles, à l’instant même il en avertissait toutes les maisons qui se trouvaient avec lui en relations d’affaires, afin qu’elles eussent à presser leurs approvisionnemens. Au point de vue ordinaire du commerce, de semblables procédés sembleraient devoir, dans leur désintéressement puéril, conduire une manufacture à sa ruine : New-Lanark a pourtant enrichi tous ses propriétaires ; le bilan de ses bénéfices s’est élevé à plusieurs millions. C’est qu’un pareil système lui avait acquis un bien inestimable, la confiance, et la confiance change en or tout ce qu’elle touche.

New-Lanark, dans son organisation industrielle, ne comportait pas l’action du directeur sur la fortune de l’ouvrier, simple salarié d’une manufacture, et non membre d’une association. Cependant M. Owen parvint à s’immiscer, d’une manière efficace et bienfaisante, dans l’emploi des deniers de ses travailleurs. Il leur donna l’idée d’une réserve et y aida de ses fonds ; il suivit le mouvement des consommations dans lesquelles allaient s’absorber les salaires, et parvint à les rendre moins coûteuses et meilleures. Ainsi, économisant aux colons de New-Lanark les privations qui résultent des bénéfices du détail, il créa des dépôts en tout genre, où les objets les plus nécessaires à la vie, achetés en gros et dans les centres de production, étaient cédés à l’ouvrier au prix coûtant. Le plus religieux scrupule présidait à ces ventes, dont le but était de ne pas spéculer sur le pauvre. Les denrées y étaient livrées à un tiers meilleur marché qu’au Vieux-Lanark, bourgade la plus voisine. Ce sont là des preuves de bienveillance que comprennent les hommes les plus simples, parce qu’elles touchent aux besoins les plus immédiats et les plus ordinaires de la vie. Chaque ouvrier, ayant un crédit ouvert à la direction, recevait en échange de son travail, soit des effets, soit des denrées, ou de l’argent, s’il le préférait ; quelquefois, et surtout dans les cas de maladie, on lui faisait des avances. Réalisant même d’une façon partielle le système de la communauté, M. Owen avait fait établir, pour les ouvriers non mariés, une vaste cuisine avec un réfectoire attenant, où ils pouvaient jouir de tous les avantages qui résultent de la préparation des alimens sur une grande échelle : variété, choix, abondance, économie. Ainsi, à l’ombre d’un patronage éclairé, cette population, sans être plus riche en argent que celle des autres centres industriels, se trouvait être, par le fait, beaucoup plus riche en jouissances.

Inspirés par M. Owen, les propriétaires de la manufacture comprirent bientôt qu’ils ne pouvaient plus se regarder à New-Lanark comme de simples spéculateurs, mais bien comme les chefs responsables d’une société ouvrière. De vastes constructions s’élevèrent dans un seul but d’utilité publique : l’une d’elles était l’infirmerie ; l’autre, l’école des enfans. Cette dernière fondation a été l’un des faits les plus concluans de New-Lanark, et, nous le croyons, celui qui inspira à M. Owen la foi la plus active dans la vertu de son système. Depuis long-temps il caressait cette idée, que les châtimens et les récompenses, qui composent la loi d’équilibre de ce monde, comme ils sont notre perspective dans l’autre, entraient pour beaucoup dans les misères qui nous rongent et dans les jalousies qui nous divisent ; qu’en exaltant les uns et en abaissant les autres, elles créaient ici-bas l’inégalité des rangs, la hiérarchie des familles et l’infériorité des races. D’après lui, tout le bagage de nos vieilles vanités, de nos distinctions subtiles, des oppressions brutales ou raffinées qui règnent d’individu à individu, de caste à caste, de fortune à fortune, de mérite à mérite, de caractère à caractère, de titre à titre, ne provient que de la valeur d’appréciation arbitrairement attribuée aux personnes ou aux actes, et surtout de la tendance fâcheuse des sociétés vers un besoin impérieux de louange ou de blâme, de récompense ou de châtiment. Il lui semblait donc souverainement utile d’essayer sur une troupe de jeunes enfans si une méthode dépourvue à la fois d’encouragemens et de reproches, de couronnes et de férules, déterminerait des résultats assez beaux pour qu’on pût s’en armer victorieusement contre les expédiens contraires.

Ce fut dans cet esprit qu’il organisa son institution de jeunes élèves, et s’il ne fallait pas, ici encore, tenir plutôt compte de la puissance de l’homme que de la vertu du procédé, on pourrait ajouter que l’expérience a conclu en faveur de son idée. Il ne semble pas, en effet, que, pour n’être point récompensés, les élèves de New-Lanark se soient montrés moins ardens à l’étude, ni moins retenus, pour n’être pas punis. Les voyageurs qui ont vu les écoles de M. Owen ne tarissent pas en éloges sur les manières gracieuses et charmantes, sur la politesse, la gaieté, l’intelligence de ces aimables enfans. Jamais de querelles parmi eux, jamais de voies de fait ; l’union la plus touchante présidait à leurs amusemens et à leurs études. Par son mouvement intérieur, par la nature de son enseignement, par ses modes d’influence et d’action, l’institution de New-Lanark offrait des analogies frappantes avec ce qui se remarque aujourd’hui dans les salles d’asile, devenues si nombreuses en Angleterre, en Suisse et en France. Ainsi, pour être juste, il faudrait rapporter, en partie du moins, à M. Owen le mérite d’une création que l’on a attribuée jusqu’ici au vénérable pasteur Oberlin, du Ban de la Roche. À New-Lanark, les élèves étaient distribués en diverses classes, qui formaient une échelle d’âges et de leçons, depuis les élémens de la lecture et de l’écriture, tâche des plus jeunes, jusqu’aux notions les plus élevées du calcul, étude de leurs aînés. Cette éducation s’arrêtait, il est vrai, à la dixième année des enfans, époque de leur entrée dans les ateliers ; mais elle était si spéciale et si bien appliquée, qu’ils avaient eu le temps d’acquérir des connaissances assez étendues en géométrie, en sciences mécaniques et en histoire naturelle. La méthode d’enseignement était à la fois simple et féconde ; presque toujours, à la démonstration abstraite on alliait la méthode concrète, de manière à ce que la pensée de l’enfant pût s’appuyer sur une forme saisissable, et suivre dans sa représentation réelle l’objet dont on lui détaillait les propriétés. Ensuite ces études ne s’offraient pas à lui d’une manière aride et austère ; il apprenait l’histoire naturelle en se promenant dans la campagne, la géographie autour d’une vaste mappemonde, sur laquelle il voyageait en compagnie de son moniteur ; l’histoire, à l’aide de planches synchroniques qui en résumaient la substance ; le calcul, sur un vaste tableau, auquel cent yeux semblaient demander à la fois la solution du même problème. Moins exclusif que ne le sont d’ordinaire les inventeurs, M. Owen sut faire aussi des emprunts utiles aux systèmes d’éducation alors en vogue, et c’est ainsi qu’il naturalisa à New-Lanark, en les combinant, Bell, Lancaster et Pestalozzi. Quant aux jeunes filles, leur éducation embrassait, comme on le devine, de moins vastes sphères ; l’écriture, la lecture, la couture surtout, tel était pour elles le cercle de cet enseignement, toujours facile et semé d’attraits.

Comme local, l’école de New-Lanark était un fort beau bâtiment, avec des salles pour quatre cents élèves, et une grande galerie intérieure où douze cents personnes pouvaient s’asseoir. De vastes cours, des jardins, des vergers, puis la campagne environnante, étaient le théâtre où les deux sexes, souvent confondus, se livraient à des récréations joyeuses et bruyantes. Quoique toute liberté fût laissée à leurs ébats, il s’était établi parmi les élèves une sorte de discipline et de surveillance mutuelles qui maintenaient dans leurs rangs l’ordre, la justice et l’union. Une méchanceté était punie par le délaissement, peine affreuse pour le jeune âge ; un abus de force était réprimé par l’intervention de la force collective. Parfois encore, au lieu de se livrer à des jeux épars et turbulens, les enfans se réunissaient par groupes dans les salles, pour y exécuter, ou des chœurs, ou des espèces d’évolutions militaires au son du fifre montagnard. Aucun voyageur ne semble s’être dérobé à l’effet produit par ces petites voix d’anges, quand elles entonnaient, avec un délicieux unisson, leur chant national : When first this humble roof I knew (quand pour la première fois je connus cet humble toit). La fraîcheur de ces timbres, l’accord de ces intonations, joints au spectacle de ces visages vermeils, de ces têtes blondes et bouclées, laissaient dans l’ame les impressions les plus satisfaisantes et les plus douces. En d’autres occasions, la danse avait le pas sur le chant, ou bien l’un et l’autre se combinaient de la manière la plus heureuse. L’ensemble de ces fêtes naïves était comme un écho lointain des jeux de la Grèce, et des théories de Sparte avec leurs groupes d’enfans.

Par une innovation inouie en Angleterre, l’éducation de New-Lanark n’impliquait point d’instruction religieuse, spéciale pour aucune secte ; mais les parens demeuraient les maîtres de diriger à leur gré les croyances de leurs enfans, et une tolérance sans limites était la seule impulsion que, pour sa part, M. Owen voulût imprimer dans cet ordre d’idées et de rapports. Il n’était en cela que conséquent avec lui-même, car cet esprit de liberté religieuse était l’un des élémens constitutifs de sa grande colonie. Toute pratique de dévotion y était protégée à titre égal, et le soin unique de M. Owen était d’empêcher qu’aucune secte n’y prît des allures dominantes. Ainsi, l’on pouvait voir à New-Lanark, vivant côte à côte et en parfaite intelligence, des quakers, des anabaptistes, des anglicans, des catholiques, des presbytériens, des méthodistes, des indépendans, sans qu’aucune de ces églises se sentît tourmentée de ces velléités de prosélytisme auxquelles les sectes religieuses résistent si rarement.

Tel fut New-Lanark sous la main et sous le regard de M. Owen. Pour maîtriser cette société et soumettre ces natures naguère si rebelles, il lui avait fallu prouver seulement avec toute évidence que ce qu’il en faisait était plutôt dans l’intérêt des ouvriers que dans le sien. À l’aide de mesures d’une justice et d’une sincérité invariables, au moyen de procédés d’une bienveillance persévérante et presque systématique, il parvint à démontrer à ces hommes que son seul et vrai désir était d’accroître, non son propre bien-être, mais celui de ses subordonnés. Quand ils furent une fois convaincus de ce fait, ils écoutèrent avec docilité celui qui les gouvernait avec désintéressement et avec sagesse. En même temps qu’il fondait sur cette base les rapports de ces hommes avec lui, M. Owen dirigeait leurs rapports entre eux dans la même ligne d’idées, combattant le vice par le mépris et l’isolement, prêchant la vertu par le spectacle de ses bienfaits et de ses joies. Il créa de la sorte, pour New-Lanark, un milieu nouveau, d’où disparurent toutes les circonstances qui pouvaient servir au développement des mauvais instincts, pour ne laisser de jeu libre qu’aux circonstances, mères d’un esprit d’ordre, de régularité, de tempérance et d’industrie. C’est ainsi que, par calcul autant que par raison, cette population ouvrière se laissa guider dans une voie de réforme, dont sa prospérité et son bonheur formaient le couronnement.

Une fois arrivé là, M. Owen comprit qu’il y avait pour lui un théâtre plus vaste. Il dut se dire et se dit que, si New-Lanark, colonie d’artisans écossais, avait pu être gouverné par le seul code de la raison, sans shériff et sans coroner, il n’existait aucun motif de croire qu’un pareil système ne pût s’appliquer à toutes les sociétés humaines. L’heure, d’ailleurs, était parfaitement choisie pour une propagande. New-Lanark avait fait du bruit en Europe ; il avait occupé beaucoup de têtes et passionné encore plus d’imaginations. Chaque année, deux mille visiteurs, et dans le nombre des personnages importans, parmi lesquels figura l’empereur actuel de Russie, venaient jouir du spectacle de cette colonisation, aussi heureuse, sur les bords de la Clyde, que celle des Battuecas dans sa fabuleuse oasis d’Ibérie, ou celle des Andorrains dans ce vallon mystérieux que forme un repli des Pyrénées. New-Lanark avait la vogue, il fallait en profiter. Puis, les incrédules disaient qu’une épreuve isolée ne concluait pas, que l’intervention de l’homme accroissait la valeur apparente du procédé, qu’enfin les exemples de ces civilisations heureuses et solitaires n’étaient pas rares dans l’histoire des peuples et ne réagissaient jamais du particulier au général. À cela il fallait répondre par des vues nettes, décisives, frappantes. Le réformateur de New-Lanark devait cette preuve et à ses amis et à ses ennemis.

Cependant avant de formuler son expérience en théorie, M. Owen crut nécessaire de la compléter. Le principe de la communauté envisagée d’une manière absolue, et dans ses moyens et dans ses fins, était depuis long-temps au fond de sa pensée ; mais l’organisation tout industrielle de New-Lanark, qui en fait ne constituait pas une association, mais une spéculation privée, s’était opposée à ce qu’aucune expérience de ce genre fût tentée dans la colonie écossaise. Moins gêné dans ses allures que le gérant d’une commandite, l’écrivain laissa entrevoir cette face de sa conception dans les pages qu’il publia dès 1812, sous ce titre : New views of society or essays upon the formation of human character ; — Nouvelles vues de la société ou essais sur la formation du caractère humain. — C’est dans cet écrit, que, pour la première fois, les vues de M. Owen, jusqu’alors à l’état expérimental, commencent à affecter une forme scientifique, et il est facile d’en dégager quelque chose qui ressemble à un système. L’irresponsabilité humaine dans sa plus grande extension, excluant tout mode de louange ou de blâme, de récompense ou de châtiment, et impliquant jusqu’à l’impunité des actes les plus répréhensibles ; le renouvellement complet des circonstances qui entourent l’humanité, ou en d’autres mots la réforme de l’éducation ; enfin la communauté combinée avec l’égalité de droits, c’est-à-dire l’abolition de toutes les supériorités, même celles de l’intelligence et du capital : tels sont les principes qui apparaissent dans cette première évolution du système de M. Owen, et qui ressortent d’une manière plus précise encore de ses manifestations successives. De ces trois élémens allait naître, en suivant la donnée première, le règne de la bienveillance : l’irresponsabilité humaine devait en faire une loi de nature ; la réforme de l’éducation, une loi des caractères ; la communauté, une loi des intérêts. Ainsi les haines, désormais sans motif et sans but, étaient désarmées ; ainsi tombait, devant une bienveillance nécessaire et irrésistible, tout ce qui aigrit et divise les hommes.

On verra plus tard combien ces idées ont peu de consistance scientifique. En théorie, l’irresponsabilité humaine, issue de la vieille controverse de la liberté et de la nécessité de nos actions, ne supporte pas long-temps l’examen ; en pratique, la communauté est un rêve dont l’expérience a plusieurs fois démontré la vanité. En ceci pourtant, le point de vue particulier de M. Owen s’explique par son caractère même. Doué d’une de ces natures qui tiennent de l’ange, il n’avait pu voir dans les mauvaises passions autre chose qu’une maladie accidentelle, inoculée par les circonstances, et sans racines chez l’individu. Le diagnostic une fois établi dans ce sens, M. Owen avait dû traiter la maladie par les remèdes les plus doux, les plus inoffensifs, les plus appropriés à son tempérament. De là peut-être cette impuissance dans sa conception théorique qui n’a pas même en elle la virtualité entière des résultats obtenus à New-Lanark, et qui vicie ces résultats plus qu’elle ne les corrobore par des principes étrangers à cette triomphante épreuve.

En revanche, quand on le replace sur son terrain manufacturier, M. Owen retrouve tous ses avantages et toute sa force. Ainsi, dès 1811, il avait prévu l’avenir que les machines réservaient à la classe ouvrière, et en 1818 il adressait, à ce sujet, un mémoire aux souverains de la sainte-alliance, réunis alors en congrès à Aix-la-Chapelle. Dans ce factum, il prouvait, par des chiffres, que de 1792 à 1817 les découvertes d’Arkwright et de Watt avaient augmenté de douze fois la puissance productrice de la Grande-Bretagne, sans qu’il en fût résulté autre chose qu’une misère chaque jour croissante parmi les travailleurs ; il y établissait que la taxe des pauvres avait dû s’élever et s’élevait toujours en raison directe des économies introduites dans la main-d’œuvre ; enfin il en concluait que, dans l’état actuel de la production et de la distribution des richesses, la misère des classes laborieuses ne pouvait aller qu’en s’aggravant, et empirer d’autant plus que les forces mécaniques se substitueraient davantage à l’action de l’homme. Pour sortir de cette voie fatale, il n’y avait, selon M. Owen, qu’une seule issue : c’était de renoncer à ces grands centres manufacturiers, livrés à un jeu perpétuel d’activité et de chômage, théâtres d’une concurrence déréglée et jalouse, et de les remplacer par de petits centres à la fois industriels et agricoles, tracés dans la ligne de ses principes, et gouvernés d’après ses vues. Partagés entre la culture de la terre et la fabrication de divers produits, les membres de ces colonies pourraient alors demander à l’une de ces natures de travail ce que l’autre leur refuserait, et tirer directement du sol une nourriture qu’ils ne parviendraient plus à se procurer par les voies indirectes de l’industrie. Comme élément de population, M. Owen n’exigeait pas des ouvriers de choix, des hommes habiles et expérimentés, mais seulement cette masse illettrée et fainéante qui vit, en Angleterre, à l’ombre du paupérisme. À l’appui, et comme justification de son projet, il citait aux souverains alliés son expérience de New-Lanark, en ne lui attribuant toutefois qu’une valeur d’approximation, et il appuyait le tout de calculs de dépenses, de devis, de plans détaillés et de modèles en relief. On pressent facilement quel fut le sort de ce mémoire : le congrès d’Aix-la-Chapelle, arbitre du sort politique de l’Europe, ne pouvait pas déroger à ce point de s’occuper du sort des travailleurs.

Cette époque est toutefois l’une des plus belles phases de la vie de M. Owen. Dans la croisade qu’il allait entreprendre contre les préjugés régnans, il pouvait se présenter au public armé d’une réalisation retentissante, et, ce qui n’était pas moins décisif, d’une fortune de plusieurs millions. Son nom avait de l’ascendant, sa découverte soulevait l’enthousiasme. À l’apparition de ses Essais, lord Liverpool, alors chef du cabinet, se crut obligé d’en confier l’examen à lord Sidmouth, secrétaire d’état au ministère de l’intérieur, et celui-ci, dans une conférence officielle, n’hésita pas à déclarer au novateur que le gouvernement inclinait vers ses vues, et les appliquerait aussitôt que l’esprit public y serait préparé. Des exemplaires des Essais furent envoyés à tous les hommes importans du Royaume-Uni, aux évêques d’Angleterre, aux lords, aux membres de la chambre des communes, enfin à toutes les universités du monde. Les personnages les plus haut placés ne craignaient pas d’avouer leurs sympathies pour les idées de M. Owen, et, à diverses reprises, les frères du roi, le duc de Kent et le duc de Sussex, présidèrent les meetings où le philantrope gallois énonça et développa sa doctrine. M. Owen avait un parti dans le parlement, dans l’administration, dans le haut commerce. Les souverains ne dédaignaient pas de lui écrire des lettres autographes, et le roi de Prusse lui envoya une médaille d’or. Ceux même qui repoussaient le plus vivement ses opinions, ne pouvaient s’empêcher de témoigner leurs sympathies pour sa personne. Jamais réformateur ne fut plus applaudi, plus encouragé dans ses débuts.

M. Owen n’accepta pas pour lui-même cet engouement et cette sympathie, mais il les mit au service de ce qu’il croyait être la vérité. Quand le moment fut venu d’abdiquer cette popularité éphémère, il le fit avec un désintéressement, une simplicité, une noblesse, qui ne sont pas de ce siècle. Loin de vouloir tirer aucun parti de sa mission, il y consacra une portion de son immense fortune. On ne saurait évaluer à moins d’un million de francs, les premiers frais de propagation de sa doctrine, tant par la presse périodique que par des brochures tirées à cent mille exemplaires, et ce million fut payé des deniers de M. Owen. Quand, plus tard, il s’agit d’ouvrir des souscriptions pour fonder des colonies expérimentales, M. Owen figura toujours, pour une somme importante, en tête de la liste des souscripteurs. Richesse, santé, ambition, loisirs, jouissances du luxe, M. Owen sacrifia tout à son rôle d’adoption ; il y apporta autant d’opiniâtreté que de grandeur d’ame, autant d’abnégation que de vertu. De 1812 à 1817, sa vie est un triomphe, de 1817 à 1824, elle est un combat. Dans la première de ces périodes, à l’aide de meetings, de prédications publiques, de tracts, petits imprimés distribués gratuitement dans les rues, il était parvenu à s’emparer de l’attention publique ; il avait pu se faire écouter d’un comité de la chambre des communes, pour lequel il rédigea un rapport sur les pauvres employés dans les manufactures ; il avait développé largement ses idées par toutes les voies, soit dans le Brithsh Stateman et dans plusieurs autres feuilles périodiques, soit à l’aide de manifestes innombrables adressés à toutes les classes et à tous les corps d’état ; enfin, et ce qui était bien plus important, il avait réussi à ouvrir une souscription, en tête de laquelle il se trouvait inscrit, lui et son banquier, M. Smith, chacun pour une somme de 1,000 livres sterling (12,500 francs). On devait, avec les fonds recueillis, acheter en Écosse, à Motherwell, cinq cents acres de terres et y élever les constructions nécessaires pour une colonie d’essai. Ne renfermant pas sa propagande dans les limites de la grande île, M. Owen avait traversé la mer, et était allé porter à l’Irlande, ce malheureux satellite de l’Angleterre, des paroles d’espoir, de consolation et de bonheur. Dans trois assemblées présidées par le lord-maire, il avait, à Dublin, posé les bases d’une société philantropique qui devait s’organiser et se constituer plus tard.

Tout semblait marcher au gré du novateur, quand sa franchise austère vint se heurter contre deux écueils, l’opinion religieuse et l’opinion radicale. Peu explicite jusqu’alors en matière de culte, M. Owen s’était borné à prêcher une inaltérable tolérance pour tous, sans rompre en visière à aucun ; mais, vers 1817, préférant une lutte ouverte à des hostilités sourdes, il dégagea du sein de son système une révolte qui y était demeurée jusqu’à ce moment à l’état implicite, et accusa publiquement, ouvertement, toutes les religions existantes, de mensonge, d’impuissance, de tendance subversive, et de violation flagrante des lois de la nature. Il déclara que, fondées sur la responsabilité humaine et sur l’action de l’individu dans sa destinée, elles partaient d’une erreur pour arriver à une injustice, la récompense ou la peine, outrageaient la bonté suprême et calomniaient Dieu. Il ajouta que la preuve de la vanité de ces religions se trouvait dans le malheur même des sociétés faites à leur image, et que tant qu’on ne les ramènerait pas à une bienveillance systématique par la désertion du principe de la responsabilité, on ne ferait que perpétuer la misère dans ce monde et la déception dans l’autre. À des imputations pareilles, on devine quelles clameurs dut jeter le clergé le plus intolérant et le plus puissant qui soit sous le ciel. Dans l’Espagne de Philippe II, on eût brûlé M. Owen ; à Rome, on l’eût excommunié ; en Angleterre, on le discrédita dans l’ombre. Cette manière d’écraser un homme est moins retentissante, mais plus sûre : on ne tue pas l’individu, mais on étouffe sa pensée.

Encore si M. Owen, en soulevant contre lui l’animosité religieuse, s’était ménagé un abri auprès des partis politiques qui aspiraient à l’avenir, peut-être serait-il parvenu à rasseoir sa popularité chancelante. Il s’agissait seulement pour cela de se taire sur des questions à l’examen desquelles rien ne le sollicitait, et qui, dans ses vues générales, ne pouvaient être regardées que comme un incident de pure forme. Mais la sincérité de M. Owen n’admettait pas même de réticences, et amené sur le terrain des affaires courantes, il dit toute sa pensée au radicalisme, comme il l’avait dite au clergé. À une époque où la réforme et l’abolition des bourgs-pourris passionnaient tant de têtes, il entreprit de démontrer combien ces mesures seraient vaines et stériles dans l’application, combien elles seraient inefficaces pour extirper le paupérisme, organiser les classes industrielles, et retremper la moralité humaine. En face de ce dédain, tout bienveillant, il est vrai, pour des idées favorites, on s’explique comment des radicaux influens, MM. Waitman, Torrens, Cartwright et le célèbre Henri Hunt, ont repoussé et accusé même M. Owen, le radical par excellence. Sa franchise ne lui fut pas pardonnée, et il en porta la peine en 1819, quand il se présenta sur les hustings, comme candidat à la députation.

Ainsi, peu à peu toute protection, tout appui, s’étaient retirés de M. Owen. Son patron, le duc de Kent, était mort, le clergé l’avait mis au ban de la population dévote, le gouvernement ne s’inquiétait plus de ses idées, le radicalisme le boudait. À peine était-il resté autour de lui quelques-uns de ces hommes sympathiques, doués de la faculté rare qui isole l’individu des circonstances environnantes, et lui fait voir quelque chose au-delà du présent. Ces prosélytes suffisaient aux développemens du système de M. Owen sur le sol anglais. Quant à lui, ne pouvant se résigner à la perspective d’une réalisation précaire et lente, il aima mieux changer de théâtre, et demander à un pays vierge ce que la vieille Europe lui refusait. Il lui fallait un terrain où il pût marcher dans sa voie, sans se trouver embarrassé par les ronces du privilége, où son action fût plus libre, son horizon plus étendu, sa voix mieux comprise. Il songea à l’Amérique.

ESSAI DE NEW-HARMONY.

Aux États-Unis, dans le district d’Indiana, et sur les bords heureux de la Wabash, vivait une colonie d’Harmoniens, secte austère et pieuse, gouvernée par un fanatique Allemand, nommé Rapp, et maintenue par son seul ascendant sous la règle d’une communauté presque monacale. C’est au milieu d’elle que parut M. Owen, en 1824. Le territoire lui convenait ; les constructions déjà faites se prêtaient à la réalisation de ses vues ; il traita, et acquit une bourgade pouvant loger deux mille ames, New-Harmony, et trente mille acres de terrain dont une bonne partie en rapport. Quand cet achat eut été effectué, M. Owen se rendit à Washington, s’y aboucha avec le président, et obtint la faculté de pouvoir développer ses vues devant le congrès de l’Union. Une séance fut prise, et le nouveau propriétaire de New-Harmony s’y exprima avec la franchise et la liberté qui lui étaient habituelles, sans que l’assemblée parût témoigner autre chose qu’une attention et une curiosité soutenues. L’Amérique avait sans doute, comme l’Europe, ses scrupules religieux et ses préjugés politiques, mais on y professait du moins le respect de toutes les opinions consciencieuses. Au dehors le succès de M. Owen fut plus grand encore, car il devait voir accourir à lui les ames enthousiastes et mobiles, les existences déclassées et suspectes qui s’agitent toujours à l’entour de la nouveauté.

New-Harmony ayant été ouvert, une foule immense se pressa à ses portes, en exprimant le désir de faire partie de la colonie nouvelle. Dans cette multitude fort mêlée, on comptait bien, çà et là, et par exception, quelques hommes distingués ; mais le reste se composait du rebut de la société américaine, de pauvres ou de fainéans, de vagabonds ou de débauchés, enfin de Backs-woods-men, êtres à demi sauvages, habitués à vivre de leur chasse dans les forêts du Nouveau-Monde. À peine M. Owen eut-il entrevu de quels élémens se composerait sa colonie nouvelle, qu’il se prit à désespérer d’un bon résultat immédiat. Au lieu de regarder New-Harmony comme une réalisation intégrale, il n’en fit qu’une société préliminaire, une espèce d’initiation partielle, une communauté préparatoire devant peu à peu verser ses sujets d’élite dans la communauté définitive. Ainsi l’égalité parfaite de droits ne put jamais être inaugurée à New-Harmony même. Mais autour de ce grand centre d’essai se formèrent bientôt une foule de petits centres, où se groupèrent, sous la loi d’un niveau absolu et systématique, les colons qui, à l’œuvre, avaient pu prendre une confiance réciproque dans leur bonne volonté. Dans d’autres centres, issus également de New-Harmony, on consacra la communauté, mais seulement dans les habitudes et pas dans les intérêts. Ainsi chaque société coopérative, chaque hameau, chaque ferme eut son code modifié, sa vie personnelle, ses statuts, son régime, le plus souvent dans la ligne du système de M. Owen, mais quelquefois hors de ses voies. Rien au monde ne pouvait être moins concluant que des expériences ainsi faites.

C’est qu’à l’épreuve, le système de communauté libre et absolue, sans mobile religieux pour contrepoids, avait démasqué ses écueils. Une société, pour jouir de toutes ses facultés d’influence et d’action, ne doit pas se former seulement de bras laborieux, mais d’intelligences fécondes, et de capitaux créateurs. Or, la communauté pure exclut ces deux derniers élémens ; elle ne tient compte que de l’individu intrinsèque : le millionnaire et l’homme de génie n’y figurent que pour une unité, comme le plus abruti et le plus paresseux des ouvriers. Quelque disposé que l’on soit, quand on est riche ou intelligent, à signer une abdication volontaire, il est impossible de se sentir porté vers un ordre social qui ne laisse pas même au talent et à la fortune le mérite du désintéressement, puisqu’il les détrône sans les consulter. Aussi qu’arriva-t-il ? C’est que la richesse et la capacité restèrent sourdes à la voix du fondateur de New-Harmony, et que le personnel de sa colonie se composa principalement d’hommes incultes, grossiers, vicieux, placés au dernier degré de l’échelle sociale. Ensuite, même parmi ces hommes, se révélèrent bientôt des inégalités d’aptitude, de forces, de bon vouloir, d’ardeur, d’émulation, qui firent du système de répartition égale une injustice permanente, et la réaction qui en fut la suite, attaqua dans ses sources mêmes le mouvement de la production. Rassurés sur les premiers besoins de la vie, les ouvriers se reposèrent volontiers les uns sur les autres du soin d’accomplir le travail, et un déficit flagrant dans les produits donna aux espérances préconçues le cruel démenti des faits. M. Owen n’attribue ces résultats qu’à un défaut de préparation dans les caractères ; mais c’est là résoudre toujours la question par la question, et demander une population d’anges pour constituer une bonne société humaine. Le véritable dissolvant de New-Harmony fut le principe de la communauté, principe à la fois insensé et stérile, soit qu’il procède du stoïcisme et de la privation, soit qu’il invoque des satisfactions impossibles.

Il faut toutefois rendre justice à l’essai de New-Harmony, qu’en dehors de cet échec et de ce mécompte, il sut reproduire et continuer une portion des bienfaits créés à New-Lanark. L’enfance, ce grand espoir de M. Owen, fut surveillée avec une attention particulière ; on y perfectionna toutes les méthodes d’éducation, on parvint même à obtenir des adultes ce qu’on demandait vainement à l’âge viril, une exploitation agricole conduite avec ensemble et avec ardeur. Des sociétés d’arts mécaniques et d’agriculture furent formées dans le principal centre de New-Harmony, et le petit noyau d’hommes d’élite qui s’était attaché à la fortune de M. Owen chercha, sous son inspiration, à dégrossir et à civiliser cette population presque primitive. On eut des bals, des concerts, des soirées ; on mêla les travaux les plus humbles aux occupations les plus libérales. Ainsi, en sortant de la vacherie, les jeunes femmes se mettaient à leur piano, ce qui amusa fort le duc de Saxe-Weymar, lorsqu’il visita New-Harmony. Un costume spécial avait été ordonné : c’étaient pour les femmes des robes flottantes à l’antique, pour les hommes la tunique grecque avec le large pantalon. Autant que possible, on chercha à faire tomber en désuétude ces mille distinctions subtiles que notre vanité sociale a créées, et qui trouvent autant de racines dans les habitudes de tous que dans les prétentions de quelques-uns. Les logemens furent disposés, meublés, de la même façon ; le vêtement fut uniforme, la nourriture commune. La vie animale était si abondante et si facile, que la nourriture des colons ne coûtait pas plus de trois à quatre sous par tête. Ainsi, quoique livrée à des élémens de désorganisation intérieure, cette colonie américaine n’en était pas moins beaucoup plus heureuse et beaucoup plus régulière que ne l’est notre grande et maladive société.

Tout incomplètes que fussent la communauté de New-Harmony et celles qui fonctionnaient dans sa zône, un élan d’imitation se manifesta bientôt sur tout le territoire des États-Unis ; chaque état voulut avoir sa société coopérative. On en fonda à Valley-Forge, à Seiba-Pevely, à Haver-Strand sur l’Hudson, à Kendal, sur la route de Princeton. De la race blanche on passa aux hommes de couleur, et miss Frances Wright créa pour ces derniers une colonie coopérative à Nashoba, non loin des bords du Mississipi. Enfin, vers le milieu de 1827, on comptait dans l’Union plus de trente établissemens régis d’après des vues qui tenaient, de près ou de loin, au système de M. Owen, sans comprendre dans ce nombre les communautés purement religieuses, comme celle de l’Allemand Rapp.

Cependant, il faut le dire, M. Owen n’était pas content de son essai. Il avait rencontré en Amérique les mêmes obstacles qu’il n’avait pu vaincre en Europe ; il s’était vu forcé de rompre des lances théologiques contre un méthodiste fougueux nommé Campbell, qui parcourait l’Union en prêchant une croisade contre lui ; il avait eu la douleur de voir New-Harmony, auquel il avait consacré une portion de sa fortune, dégénérer en expérience négative, et de sentir poindre la désunion et l’égoïsme là où il comptait asseoir à tout jamais le désintéressement et la bienveillance. Alors il fit un nouveau retour sur ses idées ; il se dit qu’à moins d’avoir réformé la moralité générale, on échouerait toujours dans des réalisations particulières, et qu’il valait mieux agir par voie de théorie sur toute l’humanité, que par voie de pratique, sur de petits centres d’expérimentation. Dans cette nouvelle vue, il quitta l’Amérique après deux voyages successifs, laissant à sa famille, avec la propriété entière du territoire de New-Harmony, le soin d’y perpétuer, par une gestion bienveillante, la pensée de sa fondation et les souvenirs de son origine.

ESSAI D’ORBISTON. — MOUVEMENT DES IDÉES DE M. OWEN EN
ANGLETERRE, DE 1825 à 1837.

On a vu que M. Owen avait laissé, dans le Royaume-Uni, des projets entamés et des entreprises en germe. Durant son absence, ses disciples s’étaient dévoués à les poursuivre. Une Société coopérative s’était formée à Londres, et avait eu bientôt des succursales dans toute la Grande-Bretagne, à Dublin, à Brighton, à Exeter, à Liverpool, à Huddersfield, à Glasgow, à Édimbourg, à Cork, à Belfast, à Birmingham, à Manchester, à Saldfort, à Derby. Au retour de M. Owen, cette ligue était à peu près complète ; sur quelque point du royaume qu’il se portât, il y rencontrait un comité chargé d’aplanir les voies à une assemblée publique, et prêt à continuer l’élan d’une première propagation. Ainsi, lors de son premier voyage, M. Owen trouva à Londres un meeting de deux mille personnes, disposées non seulement à l’attention, mais encore à la sympathie. Un organe périodique, le Cooperative Magazine, avait été fondé, et vouait dès-lors l’influence de sa publicité au mouvement de la doctrine.

L’une des tendances les plus vives de ce moment fut la réalisation. Presque toujours les assemblées publiques étaient suivies d’une ouverture de souscription pour la fondation d’une colonie d’essai sur des plans donnés et d’après des modèles figurés en relief. Il ne semble pas qu’aucune de ces tentatives ait eu une issue sérieuse, si ce n’est pourtant celle d’Orbiston. Orbiston, bourgade située près d’Édimbourg, et sur les terres de M. Hamilton, l’un des souscripteurs de Motherwell, fut le troisième essai réel de la méthode de M. Owen, tempérée par les idées de son plus éminent disciple, M. Abram Combe. Doué d’un sens droit et profond, M. Abram Combe avait compris sur-le-champ qu’un système absolu en fait de communauté devait nécessairement éloigner les capitalistes, et, pour conjurer cet obstacle, il avait divisé sa colonie en deux classes, celle des propriétaires et celle des fermiers, sans exclure toutefois la faculté d’être à la fois fermier et propriétaire. C’était consacrer le droit du capital et tourner l’écueil le plus saillant de la communauté.

Mais cette dérogation au système ne le sauva pas d’un second échec. À Orbiston comme à New-Harmony, ce qui se présenta d’abord comme élément, ce fut l’écume de la population. Trouvant là des bâtimens vastes et commodes, des fermes, des vergers, des jardins, les nouveaux colons se crurent appelés à jouir de tous ces biens sans travail, sans souci, sans fatigue, et quand on leur parla d’amélioration morale, ils répondirent qu’ils se trouvaient suffisamment moraux et suffisamment améliorés. Cependant, à l’aide d’une patience évangélique et d’un tact exquis, M. Abram Combe parvint un instant à renouveler le miracle de New-Lanark et à dompter ces natures rebelles. Dans les débuts, peu de membres de la communauté consentaient à se prêter à une besogne qui n’était pas imposée et contrainte ; bientôt ils y concoururent presque tous, excités par l’attrait du travail même. Les femmes, d’abord tracassières et acariâtres, devinrent par degrés plus douces et plus intelligentes. Les ouvriers à leur tour se montrèrent peu à peu plus sobres, plus dociles, plus actifs, plus bienveillans les uns envers les autres. Orbiston prospéra ainsi pendant quelques mois, alimentant des industries diverses, telles que des fonderies et des ateliers de machines ; mais le directeur Abram Combe étant mort en 1827, tous ces résultats, dus à sa douce et active influence, s’évanouirent avec lui. Orbiston dépérit bientôt. Là encore l’homme avait vaincu le procédé.

Cependant M. Owen s’était remis à l’œuvre. Pour que ses enfans ne pussent pas lui reprocher un jour d’avoir placé toute sa fortune sur une idée, il venait de les mettre en possession dès son vivant, ne se réservant que ce qui lui était nécessaire pour vivre d’une manière honorable. Sobre et simple dans ses goûts, il trouva encore, sur ce dernier lot personnel, de quoi pourvoir à l’ingénieuse et infatigable propagande qu’il poursuit depuis trente ans, et qui ne cessera qu’avec sa vie. Ce ne serait pas s’éloigner de la vérité que d’évaluer la somme des efforts de diverses natures, tentés par lui de 1826 à 1837, à mille discours prononcés en public, cinq cents adresses à diverses classes, deux mille articles de journaux, et deux ou trois cents voyages. Quand il s’est agi de sa doctrine, jamais rien ne l’a retenu, ni la dépense, ni le soin de sa santé, ni un plaisir, ni une affaire. Il a été, il est encore, avant tout, l’homme de son idée. La controverse ne saurait ni le rebuter, ni le lasser : il écoute tout avec patience, répond à tout avec douceur ; et si la discussion dégénère en personnalité, il trouve encore une éloquente réplique dans un ineffable sourire, plein de bienveillance et de grâce.

Nous ne le suivrons pas dans sa vie nomade et militante. Manchester, Saldfort, Glasgow, Liverpool, Dublin, Birmingham, ont été le théâtre de ses prédications les plus actives. À Londres, le grand centre de propagande était dans le bazar de Charlotte-Street, où se tenaient des conférences hebdomadaires. Ce fut de là que partit un mouvement singulier qui, un instant, mêla le nom de M. Owen à la vie politique de l’Angleterre. C’était vers 1834 : on se souvient que cette année, à la suite d’une émeute de paysans à Manchester, et d’une condamnation qui en fut la conséquence, une grande effervescence se manifesta parmi les ouvriers de la capitale. Cent mille hommes marchèrent vers le palais de Saint-James avec leurs couleurs et leurs bannières. Ce qu’on ignore, c’est que M. Owen fut, en cette occasion, le porteur de paroles. Il avait amené les ouvriers à ajourner toute pensée de colère, et à ne faire entendre que le langage simple et digne de la raison et de la vérité. La pétition présentée par lui, au nom de ses cent mille mandataires, était modérée dans les termes, raisonnable dans ses prétentions. Mais on conçoit bien qu’aux yeux des ministres alarmés d’un pareil mouvement, la forme ne suffit pas pour faire pardonner le fond. M. Owen fut fort mal accueilli à Saint-James, et plus mal accueilli encore des ouvriers, à son retour. D’un côté, le gouvernement ne voulut voir en lui qu’un agent de la foule, et la foule en eut bientôt fait un complice du gouvernement. Ainsi, comme médiateur, il se trouvait pris entre deux récriminations.

Son extrême bonté l’entraîna à d’autres complaisances qui furent des fautes. Une société d’ouvriers mutualistes s’était formée à Londres avec le but avoué d’imposer aux maîtres, à l’aide de la suspension du travail, une augmentation de salaire. M. Owen blâmait de telles coalitions, mais on usurpa son patronage. Le fonds social de cette ligue était important ; il se montait à 40,000 livres sterling (un million environ), et devait servir à soutenir les ouvriers qui entameraient la lutte. On tira au sort ; il désigna les tailleurs, très nombreux à Londres. Les tailleurs demandèrent donc une augmentation de salaire ; et, sur le refus des maîtres, ils suspendirent tout travail. Pendant un mois, la chose alla bien ; la caisse commune pourvoyait aux besoins des ouvriers oisifs. Malheureusement, au bout de ce temps, elle était vide. On tint bon encore, on fit un emprunt ; mais la situation ne s’améliorant pas, force fut de dissoudre la coalition, ruinée et endettée, et de se remettre de nouveau à la discrétion des maîtres. Ajoutons toutefois que le nom de M. Owen ne fut qu’indirectement mêlé à cette révolte impuissante, à cette conjuration des salaires.

Il fut compromis plus ostensiblement dans une entreprise tout aussi folle, qui s’intitulait : National labour equitable exchange. Cette fois il ne s’agissait de rien moins que de l’abolition du numéraire que l’on remplaçait par une autre valeur nommée heures de travail. Une heure de travail était la dernière fraction de cette monnaie. En contre-valeur d’une paire de bottes, on donnait un nombre d’heures de travail de boulanger ou de tisserand. Un papier-monnaie très curieux, énonçant cette valeur, fut fabriqué à cette occasion et pour cet usage. On s’explique difficilement comment l’esprit judicieux de M. Owen a pu être entraîné à ce puéril essai qui n’est guère que le plagiat d’un avortement dont nous avons été témoins en France. Les heures de travail ne se ressemblent pas plus que les hommes ne se ressemblent, et tel ouvrier peut faire en deux heures plus de besogne, et de la meilleure besogne, qu’un autre ouvrier en quatre heures. C’était encore là une des conséquences de ce fâcheux système qui consiste à vouloir fonder l’égalité sur des inégalités flagrantes. La banque d’échange détermina à sa suite, et comme corollaire, la fondation de magasins coopératifs, où l’usage du numéraire était aboli, et où le mouvement des denrées s’opérait par compensation ; mais au bout de quelque temps, banque et magasins étaient frappés de langueur et périssaient d’atonie.

Jusqu’ici Londres avait été, pour M. Owen, le centre le plus actif de propagation et d’expérience ; mais soit qu’une suite de mécomptes y eût refroidi les esprits, soit que des sympathies plus vives l’attendissent sur un théâtre purement manufacturier, il paraît que le vrai terrain de sa doctrine est aujourd’hui dans les villes de Manchester et de Saldfort. À Manchester existait, sous le titre de Community Friendly society, une espèce de mutualisme entre des ouvriers qui, à l’aide d’une cotisation hebdomadaire, travaillaient depuis long-temps à se faire un fonds commun. Par les soins et sous l’influence de M. Owen, ce mutualisme s’est agrandi ; il est devenu une association de toutes les classes, de toutes les nations, — Association of all classes, of all nations, — que dirige un comité dont M. Owen est le président ou le père rationnel, et dans lequel figurent les hommes les plus distingués de son école : MM. John Booth, Robert Alger, James Braby, George Fleming, Hanhart, Baume, Baxter, Junius Haslam, etc. Cette association, qui tient son congrès annuel au mois de mai, a absorbé dans son sein le mutualisme de Manchester, et à l’heure de la réalisation le comité réglera l’emploi le plus utile du fonds commun. On dit que la masse s’élève déjà à 60,000 francs, et qu’au printemps, on cherchera, dans les environs de Manchester, un terrain favorable à la fondation d’une communauté d’ouvriers. Formé à l’école du mutualisme, ce personnel promet mieux sans doute que les populations mêlées d’Orbiston et de New-Harmony ; mais, là comme dans les essais antérieurs, la méthode ne sera efficace que si elle est fécondée par l’ascendant d’un homme.

C’est aussi à Manchester que l’école de M. Owen semble avoir porté ses publications. Au Coopérative Magazine dont il a été question, avait succédé l’Orbiston Register, la Gazette de New-Harmony, le Weekly Chronicle, le Crisis, le Pionneer, ces trois derniers imprimés à Londres, puis quelques publications provinciales, telles que le Man, le Rationalist et le Star of the East. Aujourd’hui ces divers organes ont presque tous disparu. Comme expression des pensées de l’école, il ne reste plus que le New Moral World, commencé à Londres, continué à Manchester, et qui poursuit la diffusion du système avec un zèle louable et un incontestable talent. Il est rare que M. Owen ne fournisse pas son contingent de quelques pages à chacun de ses numéros. Cette émission périodique ne nuit pas à celle d’ouvrages plus étendus. Ainsi il a personnellement livré à l’impression et fait distribuer gratuitement ; 1o Lectures on a new state of society ; 2o Essays on the formation of human character ; 3o Six lectures delivered on Manchester, résultat d’un tournoi théologique qu’il eut à soutenir contre un brillant défenseur du dogme chrétien, le révérend Roëbuck ; 4o Outline of the national system ; 5o The Book of the new moral World, sans compter un nombre inappréciable de petits imprimés ou tracts, distribués à la main et répandus dans tout le royaume. Quant aux commentaires de son système, il en est peu que M. Owen avoue et accepte ; les livres de MM. Abram Combe, Allen, Thompson et James Braby font seuls exception à cette défiante réserve.

Dans ses plans de propagande universelle, M. Owen devait songer à l’Europe continentale et à la France surtout. Nous l’y avons vu l’été dernier. Sachant à peine quelques mots de notre langue, il s’y trouva fort emprunté, surtout quand il s’agit d’aborder, dans une discussion publique, des questions de philosophie transcendante et d’économie sociale. Peut-être eût-il renoncé à cette tâche impossible, s’il n’eût rencontré à Paris des amis dévoués et des interprètes intelligens dans MM. Jules Gay, le docteur Évrart et Radiguel. Grâce à eux, il put se faire entendre deux fois à l’Athénée : une troisième séance, désignée pour l’Hôtel-de-Ville, dans la salle Saint-Jean, n’eut pas lieu par suite d’un malentendu. Avant cette époque, on ne connaissait guère ses travaux que par quelques articles de journaux et par les livres de MM. de Lasteyrie, Joseph Rey et Lafon-Ladébat. Mais cette suite d’études, incomplètes d’ailleurs, s’arrêtait à la première phase de la vie de M. Owen, aux expériences de New-Lanark et de New-Harmony. Il avait, devant un public français, à compléter ses vues et à justifier son procédé. C’est ce qu’il essaya de faire, et c’est ce qu’il compte achever dans un prochain voyage.

Aujourd’hui, malgré sa persévérance, M. Owen nous semble atteint de cette lassitude qui frappe les plus patiens et les plus fermes, quand ils voient le but reculer incessamment devant leurs efforts. Entré dans la lice avec des résultats patens, avérés pour toute l’Europe, il n’a jamais pu ni les dépasser ni même les atteindre une seconde fois. Aussi s’en prend-il aux instrumens de la stérilité de son œuvre, et, ne pouvant accuser sa méthode, accuse-t-il les hommes, rebelles à ses fins. Certes, si la bienveillance la plus angélique, la charité la plus vraie, le désintéressement le plus profond, la sincérité la plus hardie, suffisaient pour rehausser la valeur d’une conviction, et pour lui créer des titres de succès, il n’en aurait jamais existé dont les chances fussent plus belles et plus sûres ; mais malheureusement, en fait de théories sociales, celles-là seules sont stables, qui valent par elles-mêmes, et nous craignons, malgré toute notre estime pour M. Owen, qu’il n’y ait, au fond de la sienne, plus d’impossibilités qu’il ne le suppose.

THÈORIE ET CRITIQUE.

Voici ce qu’énonce M. Owen dans son Outline of the rational system, expression la plus précise et la plus résumée de ses vues.

L’homme est un composé d’organisation originelle et d’influences extérieures, desquelles résultent des sentimens et des convictions, sources de ses actes. Or l’homme n’étant le maître de modifier ni son organisation, ni les circonstances qui l’entourent, il s’ensuit que ses sentimens et ses convictions, ainsi que les actes qui en découlent, sont des faits forcés et nécessaires, contre lesquels il demeure entièrement désarmé. Il les subit, il ne les règle point ; ils se passent en dehors de son consentement et se dérobent à sa puissance. L’individu est donc contraint de recevoir des idées justes ou fausses sans qu’il puisse désirer les unes ou repousser les autres. Son caractère est un fait accidentel indépendant de lui ; sa volonté, résultat de convictions et de sentimens esclaves, n’a ni spontanéité, ni liberté. D’où il ressort que, jouet à la fois et de son organisation qu’il n’a point réglée, et de circonstances d’éducation qu’il ne peut combattre, l’homme ne saurait, sans la plus révoltante injustice, être déclaré responsable de paroles ou d’actes auxquels il est poussé par un concours de nécessités inexorables. De cette absence complète de liberté dans l’individu, M. Owen conclut à la proclamation de l’irresponsabilité humaine, comme loi sociale.

Le bonheur, continue M. Owen, le vrai bonheur, produit de l’éducation et de la santé, consiste dans le désir d’augmenter les joies de nos semblables et d’enrichir les connaissances humaines, dans une association avec des êtres sympathiques, dans l’absence de superstition, dans la bienveillance, dans la charité, dans le culte de la vérité, dans l’usage complet de la liberté individuelle. La science sociale embrasse la connaissance des lois de la nature, la théorie la plus juste de la production et de la distribution des richesses, le perfectionnement de l’humanité et la méthode de gouvernement. — La religion rationnelle est la religion de charité. Quoique cette religion se montre fort réservée sur tout ce qui dépasse nos moyens de connaître, elle admet pourtant un Dieu créateur, éternel et infini, mais comme culte elle ne consacre que cette loi instinctive, qui ordonne à l’homme de vivre conformément aux impulsions de sa nature, et d’atteindre le but de son existence. Ce but est la pratique de la bienveillance mutuelle, et le désir sans cesse croissant de se rendre heureux les uns les autres, sans distinction de race, de sang et de couleur. La religion est encore la recherche de la vérité, l’étude des faits et des circonstances qui produisent le bien et le mal. S’aimer, se bien gouverner, vivre heureusement, voilà ce qui est agréable à Dieu. La théorie religieuse est ainsi la contre-épreuve de la théorie sociale. Quant aux causes et aux fins de notre être, pas un mot : jamais ontologie ne fut plus concise et plus cavalière.

La science du gouvernement, poursuit M. Owen, consiste à fixer sur des bases rationnelles, la nature de l’homme et les conditions requises pour le bonheur. Ainsi, un gouvernement rationnel doit proclamer d’abord la liberté absolue de la conscience, l’abolition de toute récompense et de toute peine, sources de nos inégalités sociales, enfin l’irresponsabilité complète de l’individu, en tant qu’esclave de ses actes. Si un homme fait mal, ce n’est pas à lui qu’il faut s’en prendre, d’après M. Owen, mais bien aux circonstances fatales dont il a été entouré. Un coupable est un malade, et si sa maladie devient dangereuse pour la société, qu’on ouvre un hôpital en faveur des moralités souffrantes. Du reste, quand le milieu actuel sera changé, quand les circonstances environnantes seront telles qu’un homme n’aura à s’inspirer que du bien, et quand le bien portera en lui son attrait, de tels cas de maladie seront rares. Le gouvernement rationnel y pourvoira d’ailleurs avec un Charenton ou un Bedlam. Il aura aussi à régler les choses de telle sorte que chaque membre de la communauté soit toujours pourvu des meilleurs objets de consommation, en travaillant selon ses moyens et selon son industrie. Dans la communauté, l’éducation sera la même pour tous, invariable, uniforme, dirigée de manière à ne faire éclore que des sentimens vrais et libres dans leur émission, conformes surtout aux lois évidentes de notre nature. Sous de telles conditions, et à l’aide de ces circonstances, la propriété individuelle deviendra inutile : l’égalité parfaite, la communauté absolue, deviendront les seules règles possibles de la société. Tout signe représentatif d’une richesse personnelle sera aboli, comme sujet à accaparement. La communauté suppléera la famille. Chaque communauté de deux à trois mille ames alimentera des industries combinées, agricoles et manufacturières, de manière à pourvoir par elle-même à ses besoins les plus essentiels. Les diverses communautés se lieront ensuite entre elles et se formeront en congrès. Dans la communauté, il n’y aura qu’une seule hiérarchie, celle des fonctions, et c’est l’âge qui la déterminera. Jusqu’à quinze ans, on parcourra le cercle de l’éducation ; mais au-dessus l’adulte prendra rang parmi les travailleurs : les plus actifs agens de la production seront les jeunes hommes de vingt à vingt-cinq ans ; ceux de vingt-cinq à trente auront le rôle de distributeurs et de conservateurs de la richesse sociale ; de trente à quarante, les hommes faits pourvoiront au mouvement intérieur de la communauté ; de quarante à soixante, ils régleront ses rapports avec les communautés environnantes. Un conseil de gouvernement présidera tout cet ensemble, moral, physique et intellectuel.

Telles sont les vues générales de M. Owen, et il est inutile de faire ressortir ce qu’elles ont en masse d’innocent, de pastoral et de naïf. On ne peut pas lever contre la société le drapeau d’une révolte à la fois plus inoffensive et plus radicale. C’est un retour vers l’ancien patriarcat à travers le nivellement agraire ; c’est une combinaison où Abraham est fort étonné de se trouver en contact avec Babeuf. Ce qui frappe le plus dans cette théorie, c’est sa stérilité et son vide : on est moins surpris de ce qu’elle admet que de ce qu’elle supprime. Dans le système rationnel, adieu tous les horizons de l’idéalité ; adieu ces aspirations vers l’infini, le seul prisme au travers duquel la vie se colore ; adieu ces doux rêves qui rattachent l’ame, isolée ici-bas, aux ames qu’elle pleure et qu’elle a aimées ; adieu la poésie, adieu l’enthousiasme, adieu la foi ! M. Owen ne veut pas que nous nous élancions vers l’inconnu ; il nous enchaîne au réel ; il exige que l’homme se livre tout entier à ce vautour qui le ronge ; il lui interdit de chercher ailleurs un point d’appui et un levier pour s’élever à des destinées moins éphémères. M. Owen appelle cela le système de la nature : de la nature, soit ; mais alors d’une nature polaire, car ce système n’est rien moins que l’engourdissement complet de l’humanité. Non ! il n’en est pas ainsi ; non ! l’humanité n’est point cette mer immobile et glaciale, que ne visite jamais le soleil, mais bien cet océan capricieux et profond qu’animent des brises harmonieuses, et qui réfléchit dans son miroir les teintes changeantes du ciel.

Que dire maintenant de ce dogme de l’irresponsabilité humaine, que M. Owen pose comme la clé de voûte de ses idées, pour en faire ressortir une tolérance inerte et uniforme, sans haine pour le mal, il est vrai, mais sans chaleur pour le bien ? C’est là une bien vieille thèse théologique, épuisée à diverses fois par les aigles de la controverse religieuse. C’est le plaidoyer de la liberté contre la nécessité, le conflit célèbre du libre arbitre, l’arène où saint Augustin vint se mesurer contre le moine Pélage, saint Bernard contre Abailard, Leibnitz contre Bayle, et où descendirent, à des titres divers, Shaftsbury, Zwingle, Arnaud de Villeneuve et cent autres ? À moins de vouloir tomber dans l’ergotisme, il n’y a plus à discuter là-dessus : c’est une question qui ne se résout que par la conscience. Que répondre à un système qui veut que l’homme soit une brute, obéissant au caveçon de la fatalité ? Que répondre à une théorie qui nie l’action de l’individu et sur son organisation et sur les circonstances ambiantes, son influence sur ses convictions et sur ses sentimens, sa liberté dans ses actes ? Avec M. Owen, il ne reste plus rien à faire à l’intelligence ; elle n’a aucune initiative à prendre, car elle obéit ; aucune faculté spontanée à exercer, car elle est toujours opprimée et passive. Et ce qu’il y a de plus étrange, c’est que M. Owen, dans un des statuts de son code social, proclame la liberté de conscience, laquelle n’est pas, que nous sachions, autre chose qu’un attribut de la volonté. Placé sur cette mauvaise pente du paralogisme, M. Owen est entraîné à d’autres contradictions : il consacre le droit, qui devient un titre pour l’individu, et nie le devoir, qui est la contre-valeur de ce titre ; enfin il reconnaît formellement le bien et le mal, les classe, les distingue. Or, distinguer, c’est opter, c’est faire acte de consentement, de volonté, de liberté.

Si M. Owen s’arme ainsi d’un principe que repousse la dignité humaine, ce n’est pas, il faut lui rendre cette justice, pour marcher à la conquête d’une résignation stupide, comme le fait la loi orientale, ou d’une excuse souveraine en faveur du crime, comme l’ont tenté quelques phrénologistes. Il veut fonder le règne de la bienveillance, la religion de la bienveillance, voilà tout. Mais là encore nous craignons qu’il ne s’abuse. De ce qu’on se sera dit et prouvé que l’homme est une machine, et qu’il ne faut pas lui tenir compte plus qu’à une machine du bien ou du mal qu’il fait, on n’en arrivera pas à avoir de l’affection pour l’humanité, mais de la pitié et presque de l’indifférence. L’amour, la charité, ne sont pas des sentimens inertes, mais chauds et actifs. On ne s’éprend pas d’une machine, on ne se dévoue pas à une machine, et l’idée qu’une passion n’est que le résultat d’un engrenage fortuit suffit pour tuer toute passion. Il était donc inutile de violenter les consciences pour faire accepter des prémisses aussi pauvres en solutions. L’amélioration des circonstances qui entourent l’homme dès le berceau, c’est-à-dire la réforme de l’éducation, était une voie plus heureuse et plus sûre pour arriver à ce triomphe de la charité et de la bienveillance, grande et sainte conquête poursuivie par tous les réformateurs, depuis le Christ jusqu’à M. Robert Owen.

Reste maintenant à interroger l’expédient de la communauté, autre pivot de son système. Peu nouvelle dans le monde, la communauté n’avait pu s’y naturaliser jusqu’ici que sous l’ascendant d’une règle austère et sous l’empire de dures privations. M. Owen ne la comprend point ainsi : il ne veut ni privations, ni règle, et aspire pour elle à la liberté et au bonheur. Ce n’est pas que la communauté, mode imparfait d’association, n’offre par elle-même quelques avantages. Opérant sur une grande échelle, elle réalise à meilleur compte un service meilleur, gaspille moins de forces qu’une société morcelée, et se meut avec plus d’unité. Mais son écueil est de briser l’individualité, de nier les passions, de passer sur les capacités et sur les mérites le plus lourd et le plus désolant niveau. Elle vise toujours à ce but impossible, de fonder l’égalité sur les inégalités : l’égalité de fonctions au milieu de l’inégalité des aptitudes, l’égalité de droits au milieu de l’inégalité des intelligences, l’égalité de répartition au milieu de l’inégalité des résultats du travail. M. Owen, partant du point de vue de la satisfaction, ne limite, il est vrai, ni les besoins, ni la jouissance ; mais ne peut-il pas arriver que ceux qui auront la plus grande vocation pour consommer les produits soient précisément les mêmes qui auront le moins d’habileté pour les créer, et alors n’en résultera-t-il pas une situation d’injustice et d’exploitation, que toute la bienveillance du monde ne pourra parvenir à faire accepter long-temps ? Nous voulons croire que, grâce à une plus juste répartition des charges sociales, la tâche de chaque individu sera, dans l’avenir, douce et légère ; mais encore, si amoindrie qu’elle soit, faudra-t-il l’accomplir, cette tâche. Et y sera-t-on suffisamment excité, sous un régime de mutualité rigoureuse, où l’équilibre des obligations et des jouissances ne sera jamais parfait, et dans lequel aucune place n’aura été réservée, ni à l’intelligence, qui seule gradue la valeur du travail, ni au capital, qui n’est lui-même que du travail accumulé ? Il est possible que le capital et l’intelligence se soient attribué, de nos jours, un rôle exorbitant et oppressif ; mais, au lieu d’aborder de front un problème qui préoccupe douloureusement les meilleurs esprits du temps, M. Owen aime mieux le tourner et le nier. Il raye d’un trait de plume la capacité et la fortune, sans songer qu’il vient de couper le seul pont qui liait son système à notre ordre social, et qu’entre eux maintenant il n’y a plus qu’un abîme. Il n’existe plus, en effet, aucun moyen de passer de son monde au nôtre ; il faut que les hommes riches, les hommes supérieurs se résignent à ne compter ici-bas que pour de simples unités, comme les plus inhabiles des artisans ; il faut que, désintéressés désormais de toute prétention, ils se trouvent suffisamment indemnisés par les joies d’une égalité parfaite et par le régime uniforme d’une communauté qui s’est interdit jusqu’à la plus innocente des rémunérations, la louange. Et, dernière et singulière contradiction ! après avoir formellement repoussé toute distinction et toute hiérarchie, M. Owen conclut à un ordre social gradué et à un gouvernement hiérarchique basé sur les âges. C’est toujours là que viennent échouer les formules impuissantes ; elles arrivent à des conclusions qui ruinent leurs prémisses.

CONCLUSION.

Dans ces deux idées fondamentales, la communauté et l’irresponsabilité humaine, repose toute la vertu du système de M. Owen : le reste porte sur des accessoires qu’il est surabondant de réveiller et de mettre en litige. Ce n’est pas qu’il n’y eût beaucoup à dire sur l’absorption de la famille dans la communauté, métamorphose qui demanderait autre chose que des indications vagues, sur l’état futur de la femme à laquelle on se contente de promettre une insaisissable égalité de droits, sur le rôle que devront jouer, dans le nouveau régime, les arts libéraux, les professions libérales, sources d’un travail qui ne peut ni s’évaluer à l’heure, ni se mesurer à la toise ; ce n’est pas qu’il n’y eût à signaler plus d’ellipses encore que d’erreurs, dans un programme tracé par une main évidemment inaccoutumée au jeu complet des théories ; mais au lieu d’épuiser cette critique et de sonder à fond ce terrain du blâme, nous aimons mieux nous reporter vers le côté saillant des études de M. Owen, et nous incliner de nouveau devant ses belles facultés d’expérimentations.

Nul, en effet, jusqu’ici, n’a manifesté, sous un plus beau jour que lui, le don divin d’agir sur les caractères par la bonté unie à la raison ; nul n’a témoigné une volonté plus persistante et plus généreuse de poursuivre et d’accomplir le bien ; nul n’a étudié les faits avec plus de patience et gouverné les hommes avec plus de moralité. New-Lanark est un titre qu’envieraient à M. Owen les théoriciens les plus célèbres, les penseurs les plus illustres. Ce lui serait une belle gloire, fût-elle la seule. Mais M. Owen en a d’autres. L’un des premiers, il a pressenti que les forces mécaniques, sous les lois qui régissent la richesse actuelle, ne porteraient que des fruits amers ; l’un des premiers il a fait comprendre ce qu’il y a de précaire et d’inconsistant dans les rapports ordinaires des maîtres et des travailleurs, et, signalant les dangers de nos grands foyers manufacturiers, ballottés entre des travaux exagérés et de déplorables chômages, l’un des premiers aussi, il a conseillé la formation de petits centres de 1,200 ames, à la fois manufacturiers et agricoles, où la terre pût venir, en bonne nourrice, au secours des hommes que l’industrie aurait délaissés. Si, à ce contingent d’idées et de faits, on ajoute une somme inappréciable de sacrifices personnels, on pourra se convaincre que nulle existence ne fut plus pleine, plus noble, plus méritante que celle de M. Owen.

En terminant ceci, une réflexion nous frappe. Voici trois hommes éminens, Saint-Simon, Fourier et Owen, qui, presque à l’unisson, ensemble, à la même date, se sont trouvés saisis d’une idée commune, celle de fonder un bien-être nouveau et de prêcher une moralité nouvelle. Tous les trois, sur des modes divers, il est vrai, et bien inégaux en valeur, ont procédé à une organisation meilleure du travail, et proclamé que la loi des destinées futures serait, l’un l’amour, l’autre l’attraction, le troisième la bienveillance. Cette émission, en Angleterre et en France, a été simultanée, et après avoir étudié, avec quelque conscience, les travaux de ces trois hommes, nous nous croyons fondés à affirmer que chacun d’eux a inventé de son côté et ne s’est inspiré que de lui-même. Il leur est arrivé ce qui arriva à Newton et à Leibnitz, qui devinèrent à la fois, l’un à Londres, l’autre à Leipsig, la loi des infiniment petits et le calcul différentiel. En effet, malgré la sentence de la Société royale de Londres, on peut dire aujourd’hui que si la découverte de Newton était réelle, celle de Leibnitz ne l’était pas moins. C’est qu’à l’heure où, devenues indispensables à la marche du monde, certaines idées descendent d’en haut et s’abattent sur nos intelligences, tous les cerveaux d’élite qui peuvent les admettre et les féconder sont frappés de la même secousse et sollicités à la même manifestation. Alors sont apôtres tous ceux qui ont vu luire la divine langue de feu.


Louis Reybaud.