Société et Solitude/La Vieillesse

Traduction par Marie Dugard.
Armand Colin (p. 275-293).

LA VIEILLESSE

À l’anniversaire de la Société Phi Beta Kappa, à Cambridge, en 1861, on reçut au dîner avec des marques particulières de respect le vénérable Président Quincy, doyen de la Société, aussi bien que des anciens élèves de l’Université. Il répondit aux compliments par un discours ; alléguant agréablement les privilèges d’une réunion littéraire, il entra assez longuement dans l’Apologie de la Vieillesse et, s’aidant de notes qu’il avait en main, fit une sorte de commentaire général du Traité de Cicéron De Senectute. Le caractère de l’orateur, l’évidente bonne foi de ses louanges et de ses blâmes, et la naïveté[1] avec laquelle il montra qu’il préférait de beaucoup les opinions de Cicéron à celles du Roi David, donnèrent un intérêt exceptionnel à la fête du Collège. Ce fut un discours plein de dignité, honorant celui qui le prononça et ceux qui l’écoutèrent.

Le discours m’amena à parcourir à la maison — travail facile — le célèbre Essai de Cicéron qui charme par le mérite soutenu du style, est héroïque en ses préceptes stoïciens, voit en Romain les droits de l’État, se montre particulièrement heureux, peut-être, dans son éloge de la vie rustique, et s’élève à la fin à un accent supérieur. Mais il n’épuise pas la question ; il invite plutôt à essayer d’ajouter au tableau des traits de notre vie moderne plus large.

Cicéron ne mentionne nullement les illusions qui s’attachent à l’élément du temps, et où la Nature se complaît. Wellington disait en parlant des militaires : « Quel masque que ces uniformes pour cacher des poltrons ! » J’ai souvent, trouvé les mêmes faux-semblants dans les pantoufles, la pelisse ouatée, la perruque, les lunettes, et le fauteuil rembourré de la Vieillesse. La Nature se prête à ces illusions, et ajoute la vue affaiblie, l’ouïe dure, la voix cassée, les cheveux blancs, la mémoire courte et la somnolence. Ce sont là aussi des masques, et tout ce qui les porte n’est point Vieillesse. Alors que nous nous appelons encore des jeunes, et que nos compagnons sont des jeunes gens ayant même des restes enfantins, quelque brave garçon de la bande exhibe prématurément une tête grise ou chauve, laquelle ne nous en impose pas, nous qui savons combien il ignore la sainteté ou le Platonisme, mais trompe ses cadets et le public qui lui témoignent aussitôt un respect, des plus amusants ; et par là nous découvrons un secret, à savoir que les airs vénérables qui inspiraient à notre enfance une telle crainte respectueuse étaient également imposteurs. La Nature est pleine de fantaisies, et met tantôt une vieille tête sur de jeunes épaules, tantôt un jeune cœur palpitant sous quatre-vingts hivers.

Car si l’essence de l’âge n’est pas présente, ces signes, qu’ils soient artificiels ou viennent de la Nature, sont des contrefaçons et des ridicules : l’essence de l’âge, c’est l’intelligence. Partout où elle apparaît, nous l’appelons vieille. En regardant dans les yeux l’être le plus jeune, nous découvrons parfois qu’il y a là quelqu’un qui sait déjà ce que nous nous donnerions beaucoup de peine pour lui apprendre ; il y a en lui l’ancêtre de tout ce qui est autour de lui — fait que les Védas expriment en disant : « Celui qui sait discerner est le père de son père. » Et en nos vieilles légendes bretonnes sur Arthur et la Table Ronde, son ami et conseiller, Merlin le Sage, est un enfant trouvé dans une corbeille au bord de la rivière et, bien qu’il n’ait que quelques jours, il parle distinctement à ceux qui le découvrent, dit son nom et son histoire, et bientôt prédit le sort de ceux qui l’entourent. Partout où il y a la puissance, il y a l’âge. Ne vous laissez pas tromper par les fossettes et les boucles. Je vous le dis, ce nouveau-né est vieux de mille ans.

Le temps est en réalité le théâtre et le siège de l’illusion : rien n’est si ductile et élastique. L’esprit donne à une heure l’étendue d’un siècle, et ramène un siècle à une heure. À Damascus, Saadi trouva en une mosquée un vieux Persan de cent cinquante ans qui se mourait, et se disait à lui-même : « En venant au monde, je m’étais dit : « Je vais me réjouir quelques moments. » Hélas ! Au banquet varié de l’existence je n’ai pris que quelques bouchées, et les Destins ont dit : Assez ! » Ce qui ne périt pas est en nous si actuel, si dominateur, qu’aussi longtemps que l’on est seul avec soi-même, l’on n’est pas sensible aux envahissements du temps, qui attaque toujours l’extrémité des surfaces. Si, par un jour d’hiver, vous vous tenez sous une cloche de verre, l’aspect et la couleur des nuages de l’après-midi ne vous indiqueront pas si vous êtes en juin ou en janvier ; et si nous ne nous trouvions reflétés dans les yeux des jeunes gens, nous ignorerions que l’horloge de l’âge a sonné soixante-dix ans au lieu de vingt. Combien d’hommes s’imaginent d’ordinaire que tout passant avec qui ils causent par hasard est de leur âge, et ne tardent pas à découvrir que c’était son père, et non son frère, qu’ils ont connu !

Mais sans serrer de trop près ces déceptions et illusions de la Nature, inséparables de notre condition, si, regardant le grand âge sous un jour plus conforme au sens commun, on pose la question du bonheur de la vieillesse, je crains que le jugement populaire ne lui soit pas tout d’abord favorable. Du point de vue de l’expérience matérielle de la rue, de la place publique, des lieux de gain et de plaisir, le jugement que l’on porte sur la vieillesse est médiocre, mélancolique et sceptique. Envisagez les faits franchement, et voyez les résultats. Le tabac, le café, l’alcool, le haschisch, l’acide prussique, la strychnine, sont de faibles dilutions : le temps est le poison le plus sûr. Cette coupe, que la Nature approche de nos lèvres, a une vertu surprenante qui surpasse celle de n’importe quelle autre boisson. Elle ouvre les sens, augmente les facultés, nous remplit de rêves exaltés, que nous appelons espérance, amour, ambition, science : elle crée surtout la soif d’en boire davantage. Mais ceux qui en boivent le plus s’enivrent, perdent leur stature, leur force, leur beauté, l’usage de leurs sens, et finissent dans le délire et la folie. Nous ajournons nos travaux littéraires au temps où nous aurons plus de maturité et de talent pour écrire ; et un jour nous découvrons que nos dons littéraires étaient une effervescence juvénile, maintenant perdue. Nous avons eu dans les Massachusetts un juge qui à l’âge de soixante ans proposa de résigner sa charge, alléguant une certaine baisse qu’il percevait dans ses facultés ; pour des raisons d’intérêt public, ses amis le dissuadèrent de se retirer à ce moment-là. À soixante-dix ans, on lui insinua qu’il était temps de prendre sa retraite ; mais il répliqua alors qu’il estimait son jugement aussi robuste, et toutes ses facultés aussi solides que jamais. Mais sans parler de ces déceptions personnelles, les travailleurs ordinaires, énergiques et pressés ne collaborent pas aisément avec le valétudinaire chronique. La jeunesse est partout à sa place. La vieillesse, comme les femmes, exige un cadre qui lui convienne. La vieillesse est agréable à voir en voiture, dans les Églises, les sièges de l’État, les cérémonies, les Chambres de conseil, les cours de justice, les sociétés historiques. La vieillesse est bienséante à la campagne. Mais dans le tourbillon et le vacarme de Broadway, si vous regardez les physionomies des passants, vous constaterez que les vieillards ont un air déprimé ou indigné, un certain sentiment d’injure cachée, et les lèvres serrées avec la résolution héroïque de n’y pas faire attention. Peu de gens envient la considération dont jouit l’habitant le plus âgé. Nous ne comptons les années d’un individu que lorsqu’il n’y a en lui rien d’autre qui compte. L’immense inconvénient de l’immortalité corporelle a été mis en lumière dans la fable de Tithon. En un mot, le credo populaire est que la vieillesse n’est pas déshonorante, mais extrêmement désavantageuse. La vie est une assez bonne chose, mais nous devons tous être contents d’en sortir, et tous seront satisfaits de nous le voir faire.

Il est évident que c’est là chose odieuse. La conviction universelle ne doit pas être ébranlée par des boutades de pompiers et de garçons bouchers surnourris, ou par des craintes sentimentales de jeunes filles qui voudraient conserver sur leurs joues la fraîcheur de l’enfance. Nous savons la valeur de l’expérience. La vie et le talent s’accumulent avec le temps, et celui-là seul qui a accompli quelque chose dans un domaine quelconque mérite d’être entendu sur ce sujet. Un individu ayant de grands emplois et une haute capacité avait coutume de me dire qu’il ne croyait pas qu’un homme eût quelque valeur avant soixante ans ; cela rappelle un peu la décision de certain Club de « Jeunes Républicains », déclarant éligibles tous ceux qui seraient au-dessous de soixante-dix ans. Mais dans tous les Gouvernements, les conseils du pouvoir ont appartenu aux vieillards ; et patriciens ou patres, sénat ou senes, seigneur ou senior, gerousia, le Sénat de Sparte, le « prêtre » de l’Église, et autres termes semblables, tous ces mots désignent simplement des vieillards.

La croyance cynique, la raillerie de la place publique est réfutée par le souhait universel d’une longue vie, et c’est là le jugement de la Nature, confirmé par toute l’Histoire. Nous avons, il est vrai, des exemples de la rapidité avec laquelle des jeunes gens ont achevé de grandes œuvres ; tel est le cas d’Alexandre de Macédoine, de Raphaël, Shakespeare, Pascal, Burns, et Byron ; mais ce sont là des exceptions rares. La Nature, en général, maintient sa loi. L’adresse à faire les choses vient en les faisant ; le savoir vient par les yeux toujours ouverts, et les mains laborieuses ; et il n’est pas de savoir qui ne soit un pouvoir. Béranger a dit : « Presque tous les bons travailleurs vivent longtemps. » Et si la vie est vraie et noble, nous avons une toute autre sorte de vieillards que ces radoteurs moisis, timorés, maussades, qui sont faussement vieux — à savoir, des hommes qui ne craignent aucune ville, mais par qui les villes se soutiennent ; des hommes qui en paraissant dans la rue, voient les gens sortir de leurs maisons pour les contempler et leur obéir : tel « le Cid à la barbe floconneuse », à Tolède ; Bruce, d’après ce que nous en dit Barbour ; ou Dandolo aveugle, élu Doge à quatre-vingt-quatre ans, assaillant Constantinople à quatre-vingt-quatorze ans, victorieux encore après la révolte, élu à quatre-vingt-seize ans au trône de l’Empire d’Orient, qu’il refusa, et mourant Doge à quatre-vingt-dix-sept ans. Nous sentons encore la force de Socrate, « que l’oracle bien avisé déclara le plus sage des hommes » ; d’Archimède, soutenant par son intelligence Syracuse contre les Romains, et valant lui-même plus que toute leur nation ; de Michel-Ange, portant les quatre couronnes de l’architecture, de la sculpture, de la peinture, et de la poésie ; de Galilée, dont Castelli disait au sujet de sa cécité : « Il est éteint le regard le plus noble que la Nature ait jamais fait — un regard qui a plus vu que tous ceux qui viendront après lui » ; de Newton, qui mourut à quatre-vingt-cinq ans, ayant fait autant de découvertes importantes qu’il avait d’années ; de Bacon, qui « prit toute la science pour domaine » ; de Fontenelle, « ce vase de porcelaine précieuse, mis au milieu de la France pour être gardé avec le plus grand soin durant cent ans » ; de Franklin, de Jefferson, d’Adams, hommes d’État sages et héroïques ; de Washington, le parfait citoyen ; de Wellington, le parfait soldat ; de Gœthe, le poète d’un savoir universel ; de Humboldt, l’encyclopédie de la science.

Sous l’affirmation générale du bonheur de la vieillesse, nous pouvons considérer aisément les avantages particuliers de cet état. Elle a doublé les caps dangereux et les bas-fonds de la mer où nous naviguons, et la principale calamité de la vie a disparu en enlevant les motifs de crainte. Le contrat d’assurance d’un vaisseau prend fin quand il arrive au pays, dans le port. Il serait extraordinaire qu’un homme ne passât pas la soixantième année sans un sentiment de soulagement immense à la pensée de la quantité de dangers auxquels il a échappés. Quand sa vieille épouse lui dit : « Faites attention à cette tumeur que vous avez à l’épaule, elle est peut-être cancéreuse », il répond : « Je m’attends à une décomposition plus sûre encore. » Le voleur facétieux qui but un verre de bière au pied de la potence souffla sur la mousse parce qu’il avait entendu dire que c’était malsain ; mais on n’ajoutera pas une angoisse au prisonnier que l’on fait sortir pour le fusiller, en lui affirmant que son mal au genou menace de devenir gangreneux. Quand la pleuro-pneumonie des vaches faisait rage, les bouchers disaient que, bien qu’à ce degré aigu la chose fût nouvelle, il n’y avait jamais eu d’époque où cette maladie n’eût atteint le bétail. Tous les hommes au cours de la vie portent en eux à l’état latent le germe de tous les maux, et nous mourons sans qu’ils se développent ; telle est la force positive de la constitution ; mais si, pour une raison quelconque, vous êtes affaibli, quelques-uns de ces germes endormis poussent ou s’épanouissent. Cependant, à chaque stade nous perdons un ennemi. On dit que les gens affligés de maux de tête en sont débarrassés à cinquante ans. J’espère que cette hégira n’est pas une fête aussi mobile que celle que j’attends tous les ans, quand les horticulteurs m’annoncent que les pucerons des roses de nos jardins disparaîtront le dix juillet ; ils restent quinze jours de plus dans le mien. Mais advienne que pourra des migraines — il est sûr que de plus graves souffrances de tête et de cœur se calment pour toujours à mesure que nous atteignons certaines limites du temps. Les passions ont répondu à leurs fins. Cette surcharge légère, mais redoutée, grâce à laquelle la Nature assure en toutes circonstances l’exécution de ses desseins, tombe. Pour retenir l’homme sur la terre, elle lui inspire la terreur de la mort. Pour perfectionner la subsistance, elle met en chacun une certaine avidité à se procurer ce qui est nécessaire à ses besoins, et un peu plus. Pour garantir l’existence de la race, elle renforce l’instinct sexuel, au risque d’engendrer le désordre, l’affliction, la douleur. Pour assurer la vigueur, elle implante dans l’être la faim cruelle et la soif, qui dépassent si aisément leur rôle, et provoquent la maladie. Mais aussitôt qu’ils peuvent être remplacés par des ressorts plus nobles, ces soutiens et expédients temporaires servant à la protection du jeune animal sont rejetés. Dans la jeunesse, nous vivons en un tumulte de passions, beaucoup trop sensibles, trop avides, trop instables. Plus tard, l’esprit et le cœur s’ouvrent, et fournissent des mobiles d’activité plus élevés. Nous apprenons les rétributions fatales qui accompagnent chaque acte. Alors — l’une après l’autre — ces bandes déréglées de destructeurs du temps disparaissent.

Un autre avantage capital de la vieillesse, c’est qu’un succès de plus ou de moins ne signifie rien. Petit à petit, elle a amassé un tel fonds de mérites, qu’elle peut très bien se permettre de vivre sur son crédit quand elle le veut. Lorsqu’il m’arriva de rencontrer Wordsworth, alors âgé de soixante-trois ans, il me dit « qu’il venait de tomber et avait perdu une dent, et que quand ses connaissances s’inquiétaient de l’accident, il répondait qu’il était heureux que cela ne lui fût pas arrivé quarante ans plus tôt ». Eh bien, la Nature veille à ce que nous ne perdions pas nos organes quarante ans trop tôt. Un avocat plaidait hier une cause à la Cour suprême, et j’étais frappé d’un certain air d’indifférence et de provocation qui lui allait très bien. Il y a trente ans, c’était une grave affaire pour lui que son plaidoyer fût bon et efficace. Maintenant la chose a de l’importance pour son client, mais non pour lui-même. Ce qu’il peut faire ou ne peut pas faire est fixé depuis longtemps, et sa réputation n’a rien à gagner ni à souffrir d’une nouvelle plaidoirie ou d’une douzaine. S’il lui arrivait en une circonstance nouvelle de s’élever tout à fait au-dessus de lui-même et d’accomplir quelque chose d’extraordinaire, naturellement, cela ferait aussitôt du bruit ; mais il peut descendre impunément au-dessous de lui-même ; les gens diront : « Oh ! il avait la migraine », ou : « Il y a deux nuits qu’il n’a dormi. » De quel souci des apparences, de quel fardeau d’anxiétés qui jadis le dégradaient, n’est-il pas ainsi délivré ! Chacun en vivant a conscience de cet avantage progressif. Tous les jours honnêtes qui sont derrière lui sont des garants qui parlent pour lui quand il garde le silence, paient pour lui quand il n’a pas d’argent, l’introduisent là où il n’a pas de lettres de recommandation, et travaillent pour lui quand il dort.

Une troisième félicité de la vieillesse, c’est d’avoir pu manifester ce qu’on avait en soi. Le jeune homme ne souffre pas seulement de désirs non satisfaits, mais de facultés qui ne sont pas mises à l’épreuve, de la représentation intime d’une carrière qui n’a pas encore de réalité extérieure. Le manque d’accord entre les choses et les idées le tourmente. La tête de Michel-Ange est pleine de figures mâles et gigantesques marchant comme des dieux, et de rêves d’architecture qui le rendent intraitable, jusqu’à ce que son ciseau violent ait rendu les unes dans le marbre, et qu’une centaine de maçons aient dressé les autres en rangées de travertine[2]. La même tempête se passe en toute tête bien faite où s’implante quelque grande idée bienfaisante pour le monde. Les tortures continuent jusqu’à ce que l’enfant soit né. Toute faculté nouvelle à chaque homme l’aiguillonne ainsi et le pousse en des solitudes mélancoliques, jusqu’à ce qu’il ait trouvé sa propre issue. Toutes les fonctions du devoir humain le stimulent et le cinglent en avant, gémissant et murmurant, jusqu’à ce qu’elles soient accomplies. Il a besoin d’amis, d’occupations, de savoir, de pouvoir, d’une maison et de terres, d’une femme et d’enfants, d’honneur et de renommée ; il a des besoins religieux, des besoins esthétiques, des besoins domestiques, civils, humains. Un à un, jour après jour, il apprend à transformer ses désirs en réalités. Il a sa profession, sa maison, ses relations sociales, son autorité personnelle, et ainsi, après cinquante années, son âme s’apaise en voyant une sorte d’harmonie entre ses désirs et ses biens. Cette satisfaction, qu’elle offre lentement à chaque aspiration, fait la valeur de la vieillesse. Celui-là est serein qui ne se sent pas à l’étroit et lésé, mais dont la condition, en particulier et en général, lui permet d’exprimer son âme. Chez les personnes âgées qui ont pu ainsi se manifester pleinement, on remarque souvent une belle mine épanouie, permanente, une sorte de complexion de cire indiquant que toute la fermentation des premiers jours s’est apaisée, et transformée en sérénité de pensée et de manières.

Les compensations de la Nature se montrent dans la vieillesse comme dans la jeunesse. En ce monde si chargé et si étincelant de pouvoir, un homme n’a pas une vie longue et active sans de précieuses acquisitions d’expériences qui, bien qu’inexprimées, sont enregistrées dans son esprit. Ce qui pour le jeune homme n’est qu’une conjecture et une espérance, est pour le vétéran une loi assimilée. Il regarde avec complaisance les exploits des jeunes, mais comme quelqu’un qui, connaissant depuis longtemps ces jeux, les a épurés en résultats et moralité. Quand les jeunes braves se vantaient de leurs exploits, le Peau-Rouge disait : « Mais les gens de soixante ans ont tous ceux de vingt ans et de quarante en eux. »

Un quatrième bienfait de la vieillesse, c’est qu’elle met sa maison en ordre et achève ses œuvres, ce qui pour l’artiste est le plaisir suprême. La jeunesse a un excès de sensibilité ; toute chose brille devant elle et l’attire. On abandonne une occupation pour une autre, et l’année du jeune homme est un monceau de commencements. À la fin des douze mois, il n’a rien à montrer — pas une œuvre complète. Mais le temps n’a pas été perdu. Nos instincts nous poussent à accumuler d’innombrables expériences, qui n’ont encore aucune valeur visible, et que nous pouvons garder deux fois sept ans avant d’en avoir besoin. Les meilleures choses croissent lentement. L’instinct de classer marque un esprit sage et sain. Linné imagine son système et établit vingt-quatre classes de plantes, avant même d’en avoir trouvé dans la nature une seule qui justifiât certaines de ses classes. Sa septième classe n’en a pas. Dans la suite, il trouve avec joie la petite Trientalis blanche, la seule plante ayant sept pétales et quelquefois sept étamines, qui constitue une septième classe conforme à son système. Le conchyliologiste prépare ses vitrines alors qu’il n’a encore qu’un petit nombre de coquilles. Il étiquette des rayons pour les classes, des cases pour les espèces : à l’exception d’un petit nombre, rayons et cases sont vides. Mais chaque année comble quelque lacune, et cela avec une vitesse accélérée à mesure qu’il connaît davantage et devient lui-même plus connu. Un vieux scholar trouve un vif plaisir à vérifier les anecdotes frappantes et les citations qu’il a entendues au cours de sa jeunesse, ou rencontrées dans ses lectures variées. Nous gardons en notre mémoire d’importantes anecdotes, et nous avons perdu toute idée de l’auteur de qui nous les tenons. Nous avons un discours héroïque de Rome ou de la Grèce, mais ne pouvons déterminer celui qui l’a prononcé. Nous avons un vers admirable, digne d’Horace, qui de temps à autre chante dans notre esprit, mais l’avons recherché en vain dans tous les livres probables et improbables. Nous consultons les hommes de cabinet ; mais, fait assez étrange, eux qui connaissent tout, ne connaissent pas la chose. Nous avons surtout une certaine pensée isolée qui nous hante, mais reste isolée et stérile. À cela, il n’est d’autre remède que le temps et la patience. Oui, le temps est le trouveur, l’explorateur infatigable, qui n’est pas sujet aux accidents, et qui finalement a l’omniscience. Un jour vient où nous trouvons l’auteur inconnu de notre histoire, où le discours courageux retourne droit au héros qui l’a prononcé, où le vers admirable trouve le poète à qui il revient ; et, ce qui vaut mieux que tout, où la pensée solitaire qui semblait si sage, mais n’était cependant qu’à demi sage et à demi pensée, puisqu’elle ne répandait au dehors aucune lumière, rencontre soudain dans notre esprit sa sœur jumelle, son corollaire, l’idée analogue la plus rapprochée, qui lui donne immédiatement une force rayonnante, et justifie l’instinct superstitieux qui nous la faisait conserver. Nous nous souvenons de notre ancien professeur de grec à Cambridge, vieux célibataire vivant au milieu de ses in-folios, possédé de l’espoir d’achever un travail sans rien qui pût interrompre ses loisirs après ses trois heures de classe, et se répétant, toujours en se caressant la jambe « qu’il devrait se retirer de l’Université et lire les classiques ». Dans le roman de Gœthe, le premier personnage pour la sagesse et l’influence, Makaria, se plaît à se retirer dans la solitude pour s’adonner à l’astronomie et à la correspondance épistolaire. Gœthe lui-même poussa au plus haut point ce perfectionnement de ses travaux. Beaucoup de ses ouvrages restèrent sur le chantier depuis la jeunesse jusqu’à ses derniers jours, et ne reçurent une touche que tous les mois ou tous les ans. Astrologue littéraire, il ne se mettait jamais à un travail qu’au moment heureux où toutes les étoiles le permettaient. Bentley pensait qu’il vivrait probablement jusqu’à quatre-vingts ans — assez longtemps pour lire tout ce qui valait la peine d’être lu — « Et tunc magna mei sub terris ibit imago. » Plus grand encore est le plaisir que les vieillards prennent à achever leurs affaires séculières, l’inventeur son invention, l’agriculteur ses expériences, et tous les hommes âgés à finir leur maison, arrondir leur propriété, mettre leurs titres au clair, ramener l’ordre dans les affaires embrouillées, apaiser les inimitiés, et laisser tout dans le meilleur état pour l’avenir. On doit croire qu’il existe une proportion entre les desseins d’un homme et la longueur de sa vie : il y a un calendrier de ses années, il y en a un aussi de ses œuvres.

L’Amérique est le pays des jeunes hommes, et jusqu’ici elle a eu trop de travail pour connaître le loisir et la tranquillité ; cependant, nous avons eu des centenaires robustes, et des exemples de sagesse et de dignité. J’ai trouvé récemment dans un vieux livre de notes le compte rendu d’une visite à l’ex-Président John Adams, en 1825, peu de temps après l’élection de son fils à la Présidence[3]. Ce n’est qu’une esquisse, et la conversation n’eut rien d’important ; mais elle rend compte d’un moment de la vie d’un être héroïque qui, dans l’extrême vieillesse, restait encore droit et digne de sa réputation.

Février, 1825. Aujourd’hui, été à Quincy, avec mon frère, sur l’invitation de la famille de M. Adams. Le vieux Président était assis dans un large fauteuil rembourré, vêtu d’un paletot bleu, d’une culotte noire avec des bas blancs ; une coiffure de coton couvrait sa tête chauve. Nous lui fîmes nos compliments, lui dîmes qu’il devait nous permettre de joindre nos congratulations à celles du pays sur le bonheur de sa famille. Il nous remercia, et dit : « Je me réjouis, parce que la nation est heureuse. Le temps des félicitations et congratulations est presque fini pour moi : je suis surpris d’avoir assez vécu pour avoir eu connaissance de cet événement. Maintenant, j’ai presque vécu un siècle ; [il eut quatre-vingt-dix ans au mois d’octobre qui suivit] j’ai eu une vie longue, fatigante, et agitée. » — Je lui dis : « Le monde estime qu’il s’y est mêlé beaucoup de joie. » — « Le monde », répliqua-t-il, « ne sait pas combien de peines, d’anxiétés, de chagrins, j’ai eu à supporter. » Je lui demandai si on lui avait lu la lettre d’acceptation de son fils. « Oui », dit-il, et il ajouta : « Mon fils a plus de prudence politique qu’aucun des hommes que j’ai connus de mon temps ; il n’a jamais cessé d’être sur ses gardes, et j’espère qu’il continuera ainsi ; mais quel effet désastreux l’âge pourra avoir sur sa force d’esprit, je l’ignore ; il a été très surmené, même depuis ses premiers jours. Il a toujours été un homme, un enfant laborieux, et cela dès le jeune âge. » — Quand on mentionna l’âge de M. J. Q. Adams, il dit : « Il a maintenant cinquante-huit ans, ou les aura en juillet », et il fit remarquer que « tous les Présidents avaient été du même âge : le général Washington avait environ cinquante-huit ans, j’avais environ cinquante-huit ans, ainsi que M. Jefferson, M. Madison et M. Monroe. » Nous lui demandâmes quand il pensait voir M. Adams. Il répondit : « Jamais : M. Adams ne viendra à Quincy que pour mes funérailles. Ce me serait une grande satisfaction de le voir, mais je ne désire pas qu’il se dérange pour moi. » Il parla de M. Lechmere, qu’il « se rappelait bien avoir vu descendre journellement, à un âge avancé, pour venir au vieil Hôtel de Ville », — et il ajouta : « Je voudrais pouvoir marcher aussi bien que lui. Il a été pendant des années percepteur de la douane sous le Gouvernement royal. » — E.[4] lui dit : « Je suppose, monsieur, que vous n’auriez pas aimé être à sa place, même pour marcher aussi bien que lui. » — « Non », dit-il, « ce n’était pas là ce qu’il me fallait. » Il parla de Whitefield, et se rappela que quand il était étudiant de première année au collège, il vint à la ville, à la Vieille Église du Sud [je crois] pour l’entendre, mais ne put entrer. — « Cependant », dit-il, « je le vis par une fenêtre, et entendis tout distinctement. Il avait une voix comme je n’en ai jamais entendue avant ou après. Il l’émettait de telle sorte que vous auriez pu l’entendre à la Meeting-house [indiquant la Maison de réunion de Quincy] et il avait la grâce d’un maître de danse, d’un acteur. Sa voix et ses manières lui servaient plus que ses sermons. J’y allai avec Jonathan Sewall. » — « Et vous en fûtes satisfait, monsieur ? » — « Satisfait ! Je fus ravi au delà de toute mesure. » Nous lui demandâmes si, à son retour, Whitefield avait continué à jouir de la même popularité. — « Ce ne fut pas la même passion », dit-il, « pas le même enthousiasme débordant d’autrefois ; mais il fut plus estimé à mesure qu’on le connut mieux. Il ne terrifiait pas, mais on l’admirait. »

Nous restâmes environ une heure dans sa chambre. Il parle très distinctement pour un homme aussi âgé, s’avance bravement en de longues phrases que le manque de respiration interrompt, mais les pousse invariablement jusqu’au bout, sans corriger un mot.

Il parla des nouveaux romans de Cooper, du Coup d’œil sur les Pèlerins, et de Saratoga, avec éloges, et en nomma exactement les personnages. Il aime avoir toujours une personne qui lui fait la lecture, ou du monde causant dans sa chambre, et quand il a des visiteurs du matin au soir, il se trouve mieux le lendemain.

L’après-midi du dimanche, il reçut, sans aucune excitation, un rapport prématuré de l’élection de son fils, et dit au reporter qu’il avait été mystifié, car il s’était écoulé encore trop peu de temps pour que les nouvelles pussent arriver. L’informateur, quelque peu refroidi, insista pour se rendre à la Meeting-house et annoncer la nouvelle à la Congrégation, qui fut si enthousiasmée que les gens se levèrent de leur siège et applaudirent par trois fois. Le Révérend M. Whitney les congédia aussitôt.

Quand on a noblement dépensé la vie, la vieillesse est une perte des choses dont on peut se passer aisément — force musculaire, instincts organiques, corps puissant, et œuvres qui en dépendent. Mais la sagesse centrale, qui était vieille dans l’enfance, est jeune à quatre-vingts ans et, se débarrassant des obstacles, laisse en des pensées heureuses l’esprit purifié et sage. J’ai entendu dire que quiconque aime n’est jamais vieux. J’ai entendu dire que partout où l’on prononce le nom de l’homme, on proclame la doctrine de l’immortalité ; elle s’attache à sa constitution. Sa nature confond notre esprit, et aucun murmure ne nous vient de l’autre monde. Mais les déductions du travail de l’intelligence, accumulant le savoir, accumulant le talent — à la fin de la vie justement prête à naître — confirment les inspirations du cœur et du sentiment moral.


  1. En français, dans le texte.
  2. Espèce de marbre qui se trouve en abondance dans certaines parties de l’Italie (T.).
  3. Il n’est peut-être pas inutile de faire remarquer que pour les Américains, ce compte rendu a l’intérêt d’une page d’histoire.
  4. Edward Bliss Emerson (T.).