Smarra, ou les démons de la nuit/L’Épilogue
L’ÉPILOGUE.
Ille umbrarum tenui stridore volantum
Flabilis auditur questus, simulacra coloni
Pallida, defunctasque vident migrare figuras.
Oh ! qui viendra briser leurs poignards, qui pourra étancher le sang de mon frère et le rappeler à la vie ! Oh ! que suis-je venu chercher ici ! Éternelle douleur ! Larisse, Thessalie, Tempé, Flots du Pénée que j’abhorre ! ô Polémon, cher Polémon !…
« Que dis-tu, au nom de notre bon ange, que dis-tu de poignards et de sang ? Qui te fait balbutier depuis si long-temps des paroles qui n’ont point d’ordre, ou gémir d’une voix étouffée comme un voyageur qu’on assassine au milieu de son sommeil, et qui est réveillé par la mort ?… Lorenzo, mon cher Lorenzo… »
Lisidis, Lisidis, est-ce toi qui m’a parlé ? en vérité, j’ai cru reconnoître ta voix, et j’ai pensé que les ombres s’en alloient. Pourquoi m’as-tu quitté pendant que je recevois dans mon palais de Larisse les derniers soupirs de Polémon, au milieu des sorcières qui dansent de joie ?… Vois, vois comme elles dansent de joie…
« Hélas ! je ne connois ni Polémon, ni Larisse, ni la joie formidable des sorcières de Thessalie. Je ne connois que Lorenzo, mon cher Lorenzo. C’étoit hier (as-tu pu l’oublier si vite ?) que revenoit pour la première fois le jour qui a vu consacrer notre mariage ; c’était hier le huitième jour de notre mariage… regarde, regarde le jour, regarde Arona, le lac et le ciel de Lombardie… »
Les ombres vont et reviennent, elles me menacent, elles parlent avec colère… elles parlent de Lisidis, d’une jolie petite maison au bord des eaux, et d’un rêve que j’ai fait sur une terre éloignée… elles grandissent, elles me menacent, elles crient…
« De quel nouveau reproche veux-tu me tourmenter, cœur ingrat et jaloux ? Ah ! je sais bien que tu te joues de ma douleur, et que tu ne cherches qu’à excuser quelque infidélité, ou à couvrir d’un prétexte bizarre une rupture préparée d’avance… Je ne te parlerai plus. »
Où est Théïs, où est Myrthé, où sont les harpes de Thessalie ? Lisidis, Lisidis, si je ne me suis pas trompé en entendant ta voix, ta douce voix, tu dois être là, près de moi… toi seule peux me délivrer des prestiges et des vengeances de Méroé… Délivre-moi de Théïs, de Myrthé, de Thélaïre elle-même…
« C’est toi, cruel, qui porte trop loin la vengeance, et qui veux me punir d’avoir dansé hier trop longtemps avec un autre que toi au bal de l’île Belle ; mais s’il avoit osé me parler d’amour, s’il m’avait parlé d’amour… »
Par saint Charles d’Arona, que Dieu l’en préserve à jamais… Seroit-il vrai en effet, ma Lisidis, que nous sommes revenus de l’île Belle au doux bruit de ta guitare, jusqu’à notre jolie maison d’Arona. — De Larisse, de Thessalie, au doux bruit de ta harpe et des eaux du Pénée ?
« Laisse la Thessalie, Lorenzo, réveille-toi… vois les rayons du soleil levant qui frappe la tête colossale de S. Charles. Écoute le bruit du lac qui vient mourir au pied de notre jolie maison d’Arona. Respire les brises du matin qui portent sur leurs ailes si fraîches tous les parfums des jardins et des îles, tous les murmures du jour naissant. Le Pénée coule bien loin d’ici. »
Tu ne comprendras jamais ce que j’ai souffert cette nuit sur ses rivages. Que ce fleuve soit maudit de la nature, et maudite aussi la maladie funeste qui a égaré mon âme pendant des heures plus longues que la vie dans des scènes de fausses délices et de cruelles terreurs !… elle a imposé sur mes cheveux le poids de dix ans de vieillesse !
« Je te jure qu’ils n’ont pas blanchi… mais une autre fois plus attentive, je lierai une de mes mains à ta main, je glisserai l’autre dans les boucles de tes cheveux, je respirerai toute la nuit le souffle de tes lèvres, et je me défendrai d’un sommeil profond pour pouvoir te réveiller toujours avant que le mal qui te tourmente soit parvenu jusqu’à ton cœur… Dors-tu ? »