Smarra, ou les démons de la nuit/Avertissement

Ponthieu, libraire (p. i-viii).

AVERTISSEMENT.


Louvrage singulier dont j’offre la traduction au public est moderne et même récent. On l’attribue généralement en Illyrie à un Noble Ragusain qui a caché son nom, sous celui du comte Maxime Odin, à la tête de plusieurs poëmes du même genre. Celui-ci, dont je dois la communication à l’amitié de M. le chevalier Fedorovich Albinoni, n’étoit point imprimé lors de mon séjour dans ces provinces. Il l’a probablement été depuis.

Smarra est le nom primitif du mauvais esprit auquel les anciens rapportoient le triste phénomène du Cochemar. Le même mot exprime encore la même idée dans la plupart des Dialectes Slaves, chez les peuples de la terre qui sont le plus sujets à cette affreuse maladie. Il y a peu de Familles Morlaques où quelqu’un n’en soit tourmenté. Ainsi, la Providence a placé aux deux extrémités de la vaste chaîne des Alpes de Suisse et d’Italie les deux infirmités les plus contrastées de l’homme ; dans la Dalmatie, les délires d’une imagination exaltée qui a transporté l’exercice de toutes ses facultés sur un ordre purement intellectuel d’idées ; dans la Savoie et le Valais, l’absence presque totale des perceptions qui distinguent l’homme de la brute ; ce sont, d’un côté, les frénésies d’Ariel, et de l’autre, la stupeur farouche de Caliban.

Pour entrer avec intérêt dans le secret de la composition de Smarra, il faut peut-être avoir éprouvé les illusions du Cochemar dont ce poëme est l’histoire fidèle, et c’est payer un peu cher l’insipide plaisir de lire une mauvaise traduction. Toutefois, il y a si peu de personnes qui n’aient jamais été poursuivies dans leur sommeil de quelque rêve fâcheux, ou éblouies des prestiges de quelque rêve enchanteur qui a fini trop tôt, que j’ai pensé que cet ouvrage auroit au moins pour le grand nombre le mérite de rappeler des sensations connues qui, comme le dit l’auteur, n’ont encore été décrites en aucune langue, et dont il est même rare qu’on se rende compte à soi-même en se réveillant. L’artifice le plus difficile du poëte est d’avoir enfermé le récit d’une anecdote assez soutenue, qui a son exposition, son nœud, sa péripétie et son dénouement, dans une succession de songes bizarres dont la transition n’est souvent déterminée que par un mot. En ce point même cependant, il n’a fait que se conformer au caprice piquant de la nature qui se joue à nous faire parcourir dans la durée d’un seul rêve, plusieurs fois interrompu par des épisodes étrangers à son objet, tous les développemens d’une action régulière, complette et plus ou moins vraisemblable.

Les personnes qui ont lu Apulée s’apercevront facilement que la fable du premier livre de l’Âne d’Or de cet ingénieux conteur, a beaucoup de rapport avec celle-ci, et qu’elles se ressemblent par le fond presque autant qu’elles diffèrent par la forme. L’auteur paroît même avoir affecté de solliciter ce rapprochement en conservant à son principal personnage le nom de Lucius. Le récit du philosophe de Madaure et celui du prêtre Dalmate, cité par Fortis, tom. I, pag. 65, ont en effet une origine commune dans les chants traditionnels d’une contrée qu’Apulée avoit curieusement visitée ; mais dont il a dédaigné de retracer le caractère, ce qui n’empêche pas qu’Apulée soit un des écrivains les plus romantiques des temps anciens. Il florissoit à l’époque même qui sépare les âges du goût, des âges de l’imagination.

Je dois avouer en finissant que si j’avois apprécié les difficultés de cette traduction avant de l’entreprendre, je ne m’en serois jamais occupé. Séduit par l’effet général du poëme sans me rendre compte des combinaisons qui le produisoient, j’en avois attribué le mérite à la composition qui est cependant tout-à-fait nulle, et dont le foible intérêt ne soutiendroit pas long-temps l’attention, si l’auteur ne l’avoit relevé par l’emploi des prestiges d’une imagination qui étonne, et surtout par la hardiesse incroyable d’un style qui ne cesse jamais cependant d’être élevé, pittoresque, harmonieux. Voilà précisément ce qu’il ne m’étoit pas donné de reproduire, et ce que je n’aurois pu essayer de faire passer dans notre langue sans une présomption ridicule. Certain que les lecteurs qui connaissent l’ouvrage original ne verront dans cette foible copie qu’une tentative impuissante, j’avois du moins à cœur qu’ils ne crussent pas y voir l’effort trompé d’une vanité malheureuse. J’ai en littérature des juges si sévèrement inflexibles et des amis si religieusement impartiaux, que je suis persuadé d’avance que cette explication ne sera pas inutile pour les uns et pour les autres.