Sixtine, roman de la vie cérébrale/XXXVIII


XXXVIII.— ORGUEIL


« … Voire mesme que si un de nos confraires se monstroit attaché à quelque chose, qu’il en soit aussitost privé… » Règle de S. Benoist, ch. XXXVIII


Quand Azélia, le lendemain matin, se présenta la face bouleversée, presque pleurante, car « elle était sûre maintenant qu’on avait assassiné Madame ; jamais Madame ne s’était absentée ainsi sans la prévenir, » Entragues put la rassurer :

— Madame est à Nice, au Grand Hôtel des Deux-Mondes. Elle y est arrivée hier dans la soirée, elle se porte fort bien et trouve que la mer est bleue ; — si bleue ! Et les palmiers et les fleurs ! Tout est parfumé. Elle n’avait pas senti encore combien la vie est douce, — pas encore !

— Monsieur a donc reçu une dépêche. Ah ! tant mieux. Mais partir ainsi sans me prévenir ! Si Madame écrit, je le ferai savoir à monsieur, car madame aime beaucoup monsieur.

— Oui, nous sommes, comme on dit, une paire d’amis.

Un jour passa, puis un autre et Hubert réellement s’ennuyait. C’était la sensation du vide si conformément ressentie par toutes les créatures sensibles en occurrences telles.

La lumière s’était retirée de lui : il se mouvait dans les déserts de l’étendue noire.

Nulle distraction n’est alors possible puisque le seul être d’où peut venir le plaisir s’est retiré du champ visuel, puisque l’âme génératrice de toute joie s’est enfuie, puisque les rayonnements ont péri, puisque règne la nuit de l’absence.

Il aurait vécu près d’elle, à la distance de quelques rues, sans un très grand besoin de fréquentation. La possibilité d’une rencontre, la certitude d’un accueil suffisaient à la vitalité de ses désirs. Ici s’érige la tyrannie de l’Esprit de contradiction et son immuable dédain de l’heure présente. À ce propos les moralistes ont toujours querellé l’homme : Tu ne sais pas jouir de la fugitive minute. Non, mais comment faire, car pour jouir de la fugitive minute il faudrait qu’elle suspendît sa fuite, il faudrait qu’elle existât. Or, c’est une notion vulgaire que le passé seul ou l’avenir ont une apparence d’objectivité : le moment ne se réalise jamais.

Hubert n’avait pas la liberté même d’aussi élémentaires déductions. Il souffrait comme un exilé, souffrance pure et à idée fixe. La jalousie n’en troublait aucunement les ondulations : c’était l’unique sensation de l’objet perdu. Sa joie tombée à la mer gisait sous les vagues mouvantes ; à chaque flot le diamant s’enlisait dans les sables plus profondément et la tempête n’était pas à prévoir qui le ferait surgira la surface, le roulerait vers la grève parmi les éternels galets.

Ah ! la solitaire maison de rêve sur les dunes, elle lui était échue vraiment à l’improviste et trop tôt. Il n’avait pas eu le temps de faire ses paquets, d’emporter la moindre illusion, plus dépouillé de confortable spirituel, que de luxe un ermite de la Thébaïde.

Un tel état d’âme ordonnait cette réaction : Je me suis trompé peut-être sur la valeur de ces coïncidences. Allons il ne faut pas désespérer.

Quelques heures il se complut en cet avilissement, flairant sa lâcheté et s’y roulant comme dans une boue tiède. Tout de même, ce furent des instants de répit et le soir, il alla tranquillement vers la demeure de l’absente, d’un pas normal, mais fiévreux comme un homme attendu.

Azélia ouvrait la porte avant qu’il n’eût sonné.

— Monsieur ! ah ! justement tenez ! » Et elle tira de son corsage, une lettre.

— Madame m’a écrit et voilà pour vous.

L’enveloppe blanche aux obliques vergeures ne portait aucune écriture.

« Tiens, de la prudence ! »

Au froissis des doigts, il sentit la cassante pelure d’oignon d’un très subtil papier anglais.

« Elle m’en écrit un volume, ah ! Prolixité ! Un mot ne suffisait-il pas ? — Adieu ! »

En recevant cet arrêt de mort, Hubert se montra très calme et même son indifférence, parfaitement jouée, encore que pour lui seul, scandalisa la bonne Azélia.

Elle croyait à des baisers, qu’il allait ainsi que dans les romances et les chromos, qui sont des romances peintes, presser l’objet sur son cœur, éjaculer quelques tendresses.

Il mit sans rien qu’un « merci » la lettre dans sa poche, et poussant une porte, entra dans le petit salon où dans les coins, comme d’ironiques dryades jouaient peut-être encore, sans souci de la prochaine agonie, ses mourantes illusions.

« Moriuntur ridendo !  »

Et il eut vraiment un léger rire aphone :

« C’est les ruines de Carthage. Elles sont bien conservées et pourtant depuis combien de siècles les avons-nous laissées, déjà à l’état de ruines ? Huit ou dix jours, huit ou dix siècles. Des générations en moi se sont succédées ; la même essence d’humanité règne, l’homme est un autre homme. Ah ! que tout cela est loin !

Ces objets me furent familiers, jadis : j’en reconnais l’usage. J’étais leur maître un peu. Ils ont échappé à mes mains. Eh bien j’abandonne le reste. Que tout soit transitoire. Comme ça sent la mort ! C’est mon cœur qui se décompose…

La lettre à quoi bon même la lire. Elle me raille ou elle me plaint et je n’ai jamais toléré l’un ou l’autre. »

Il l’emporta par les rues.

« Je me croyais, songeait-il, plus solide et plus logique. Aurais-je à ce point renié ma vieille philosophie ? C’est bien la peine de raillerie monde extérieur pour tomber dans le premier piège tendu par l’innocente Maïa, ainsi que s’exprime le théosophe. Y aurait-il donc une invincible nature humaine plus stable, en sa versatilité, que les architectures de la pensée ? Invincible, non puisque d’ailiers méprisants l’ont domptée C’est que je manque de méthode. Des entraînements spirituels me sont nécessaires. Il faudrait, d’abord, élémentaire précaution, poser à la porte des sens d’attentives sentinelles prêtes à croiser les armes contre toute sensation suspecte, à n’en admettre aucune que dénudée de son manteau de mensonge…

Ah ! je n’ai aucune lucidité et je m’ennuie. Nul remède, la crise nerveuse accomplira son cycle. Si j’allais à Nice les transpercer de mes ironies, cela serait assez distrayant, mais après ? Puis, la vulgarité de cette conduite serait répugnante et bonne à peine pour un quatrième acte : ensuite, la boîte de pistolets, le dénouement que la mort sauve à peine d’un ridicule aussi bourgeois que théâtral…

Lire cette lettre ? Je suis sûr qu’elle est pleine de choses qui ne m’intéressent plus… »

Il s’arrêta, frappa le sol d’un violent coup de talon :

« Honte ! Assez. Non, il n’y aura pour moi ni Circés, ni Dalilas. Ma tête dépasse d’une hauteur de tête les astuces et les luxures. Ceux qui tombent aux rets des faiseuses de pourceaux, ceux qui se font prendre aux pièges des élégantes châtreuses, — ceux-là remplissent leur destinée. La mienne est différente. Je ne serai lâche ni devant la douleur, ni devant le plaisir, ni devant l’ennui. Tu ne me feras pas souffrir au delà de ma volonté et ni toi, ni la pareille de toi ne me tentera à d’autres désobéissances. Quand bien même je serais dupe de mon orgueil, j’aime cela mieux encore que d’être dupe de ma sensivité, et je dédaignerai jusqu’au souvenir de l’inconsciente tueuse qui aurait pu m’écraser. »

Il entra dans un café et poussant à l’extrême sa bravade brutale écrivit, afin de se railler jusqu’au sang, d’étranges vers et faux exprès, que des lectures égyptiennes lui avaient suggérés.

HIÉROGLYPHES

Ô pourpiers de mon frère, pourpiers d’or, fleurs d’Anhour
Mon corps en joie frisonne quand tu m’as fait l’amour,
Puis je m’endors paisible au pied des tournesols.
Je veux resplendir telle que les flèches de Hor :
Viens, le kupi embaume les secrets de mon corps,
Le hesteb teint mes ongles, mes yeux ont le kohol.
Ô maître de mon cœur, qu’elle est belle, mon heure !
C’est de l’éternité quand ton baiser m’effleure,
Mon cœur, mon cœur s’élève, ah ! si haut qu’il s’envole.

Armoises de mon frère, ô floraisons sanglantes,
Viens, je suis l’Amm où croît toute plante odorante,
La vue de ton amour me rend trois fois plus belle.
Je suis le champ royal où ta faveur moissonne,
Viens vers les acacias, vers les palmiers d’Ammonn :
Je veux t’aimera l’ombre bleue de leurs flabelles.
Je veux encore t’aimer sous les yeux roux de Phrâ
Et boire les délices du vin pur de ta voix,
Car ta voix rafraîchit et grise comme Elel.

Ô marjolaines de mon frère, ô marjolaines,
Quand ta main comme un oiseau sacré se promène
En mon jardin paré de lys et de sesnis,

Quand tu manges le miel doré de mes mamelles
Quand ta bouche bourdonne ainsi qu’un vol d’abeilles
Et se pose et se tait sur mon ventre fleuri,
Ah ! je meurs, je m’en vais, je m’effuse en tes bras
Comme une source vive pleine de nymphéas,
Armoises, marjolaines, pourpiers, fleurs de ma vie !

Ensuite, Hubert rentra chez lui, vérifia quelques terminologies, se coucha.

Très accalmi, à la lueur d’une petite lampe, il lut la lettre de Sixtine.