Sixtine, roman de la vie cérébrale/XXXII


XXXII.— L’IVRESSE


« Ως ήν έν άρχή »

Liturgie grecque.

« Homme, médite la syllabe Om. »

La Khandogya Upanishad.


Hubert écrivit deux billets, puis le second jour au soir alla frapper chez Sixtine. Absence. Un troisième billet, une autre visite furent encore inutiles.

« Elle me boude, songea-t-il. Cela vaut mieux. Sa colère va s’épuiser sur mon ombre et, quand elle daignera me recevoir, son beau front sera pur de toute fâcherie. »

Il était trop assuré de la virtuelle possession pour supposer même une tentative de fuite hors de ses mains. Par des approches fictives, mais réalisées dans le désir, l’union s’était à jamais consolidée. Toute méprise était impossible : elle avait respiré l’odeur du philtre.

Loin de s’adolorer, il se félicitait ; loin de s’affanner, il respirait plus largement les vivifiantes brises de la certitude. Ayant fait la paix avec lui-même, ayant allégé de l’orgueil sacrifié par-dessus bord, sa barque maintenant bondissante vers le havre aux sables d’or, il entrerait sous le signal et à l’heure propices.

Le quatrième jour au matin, il reçut des nouvelles ainsi conçues :

« Prière de ne pas oublier la soirée de la comtesse, après-demain mercredi.

De sa part.

De la mienne, regrets d’avoir été trop souffrante d’abord, puis trop affairée pour vous recevoir ou vous répondre.

Mais n’avons-nous pas l’éternité ? S. M. »

Entragues ne vit dans cette raillerie aucune inquiétante amertume, — et un jour encore s’accomplit.

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« Le catalogue des joies obscènes est bref, mais cela suffit, en de certains soirs, à donner l’envie de s’origéner pour ce monde et pour l’autre. Solange avait, avant sa maladie, quelques vues assez justes : il est désolant que la chasteté des adorants soit polluée au passage à l’heure où ils regagnent leurs solitaires oratoires. Je ferai bien de lire quelques pages tertulliennes et consolatrices avant de m’endormir, car je crains la puissance des mots. Non, je songerai à Sixtine. Chère créature de mon désir, je me confie à ta magie : quelles lubriques obsédances ne céderaient à la grâce de tes gestes ? Habitacle de ma volonté, réceptacle de mes illusions d’amour, évoque-toi et protège-moi ! »

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Ils étaient debout, enlacés. Elle le baisait à petits coups sur le coin de l’œil, en lui faisant respirer une rose.

Cela ne pouvait pas durer, il s’alanguissait trop. D’adroites petites voltes les amenèrent non loin du lit : comme, sans en avoir l’air, elle était complice, sa chute fut harmonieuse.

Douceurs de clair de lune, nuages, stridents éclats de précurseurs éclairs, douceurs de clair de lune.

L’orage plane dans le velouté du ciel, les nuées passent turbulentes, des lacunes versent des douceurs de clairs de lune.

La foudre a sonné, décidément. Cela gronde au loin, cela gronde ! Encore un éclair ! Ah ! il éclaire longtemps ! Encore ! Il est mort.

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Hubert se réveilla secoué par l’épouvantable roulement.

« Ah ! Pollution ! c’était Sixtine. Ah ! misères des nerfs imbéciles ! »

Toute la durée de l’orage, il demeura soulevé dans son lit, hagard et grelottant. La confusion de ses sensations l’étourdissait : il ne comprenait pas comment cette hallucination charnelle s’était développée parallèlement avec l’éclosion d’un orage dans une nuit de lune. Enfin, quand l’absurdité du rêve lui fut acquise, il se calma et engourdi par le froid, retomba sous ses couvertures.

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« Cette journée sera horrible. Enfin, c’est pire que Guido, c’est pire que chez Valentine ! Une antécédence pareille est un viol. Et je me crois maître de moi, maître du monde extérieur, maître de cet univers, une femme, quand je ne sais même pas régler l’ordonnance et la suite logique de mes impressions ! Le mécanisme humain devrait m’être connu, et si les conséquences sont invincibles, les causes du moins, devraient subir ma volonté. Les saints, avec l’aide de Dieu, eurent ce pouvoir, mais Dieu s’est retiré de nous et à cause des Celses modernes nous a laissés, sans bouclier, exposés aux flèches du Péché. Toutes les heures sont son heure, dès lors, et nous lui appartenons tous : il a conquis le temps, l’espace et le nombre. »

Jamais Hubert n’avait senti, comme en ces moments, le malheur d’être un homme et de n’être que cela. Son orgueil, ruiné par la passion, s’écroulait comme un vieux mur, et couché sur les décombres, il se lamentait. Cette attraction qu’il avait raisonnée et combattue avec les armes logiques de son caractère, devenait la plus forte, le dominait dans la science et dans l’inscience. Il en était arrivé à ne plus penser ; son esprit n’évoluait plus qu’en de brèves déductions et le besoin de la sécurité le distrayait de l’observation juste. Durant ces décisives journées, où Sixtine allait, à n’en pas douter, prendre un parti, il limitait sa tactique à de brefs rappels de présence, au lieu de s’imposer directement et de barrer la route à toute autre survenance. Il était si facile d’éviter la visitation nocturne, en allant soi-même au-devant de la visitatrice : si une force magnétique et supraraisonnable avait poussé Sixtine en ses bras endormis, cette même force, selon de plus élémentaires trajets, eût, à l’occasion, joint très sûrement leurs réalités, comme elle avait joint leurs phantasmes. Il perdait jusqu’à la notion de sa philosophie, se révélait capable seulement des théories, critique et non créateur de la vie.

Que cette rencontre dans l’inconscience fût le résultat d’une hallucination toute personnelle, ou si tous les deux avaient été, en leur sommeil, sommés l’un vers l’autre par la puissance du désir, si pendant qu’elle venait à lui, lui-même, par un retour parallèle, n’était pas allé vers elle, il n’eut pas l’imagination de se le demander.

Pourtant il connaissait la valeur et la fréquence de ces mutuelles évocations et son âme actuelle était un champ de bataille où le mysticisme eût rapidement vaincu l’incrédulité.

Il s’en alla flâner le long des quais. Le soleil d’hiver souriait, le vent se taisait, des moineaux pépiaient dans les arbres sans feuilles, une tiède humidité se vaporisait dans l’air adouci.

Les livres, d’abord, passèrent devant ses yeux, comme des choses lointaines et inaccessibles, puis une reliure tenta sa main, un titre inconnu, son regard. Il sentit les premiers chatouillements de la fièvre, s’abandonna.

Maintenant, un à un, il les touchait, les ouvrait, pour acquérir la certitude du rien intérieur, se désolait qu’un agréable vêtement doré et soutaché enfermât la sottise galante de petits vers frissonnants d’indigence ou de la philosophâtrie à la Diderot ou d’indignes manuels d’une piété janséniste.

Il venait d’acheter pour quelques sous, un traité de la Simonie et marchandait à l’âpreté d’un vendeur assez rogue, quelques recueils néo-parnassiens, nouveaux venus et déjà dépréciés par l’indifference universelle, — une main familière se posa sur son épaule.

D’un mouvement de torsion, d’une insolence native, mais certaine, il se dégagea, puis tourna la tête.

C’était Marguerin, le théosophe, dont ses amis excusaient la folie licencieuse par une maladie du cervelet.

Il apparaissait morne et les yeux même dénués de leur coutumière flamme de luxure. Plus d’une fois, sa façon de considérer les jeunes garçons avait scandalisé, jusqu’au mot sale, la vertu d’un honnête passant : Marguerin, dans ce cas, haussait les épaules en fixant sur l’intrus un regard de pitié tout à fait déconcertant. Ses jeux de physionomie étrangement prometteurs séduisaient des femmes en quête de perversion : il était riche et subventionnait une revue angélique.

Ce jour, une idée fixe, qu’il confia à Entragues, imbécillisait son visage :

— Morte ! Tu te souviens peut-être de cette blonde en qui Maïa avait mis ses complaisances ?

Entragues souffrit le tutoiement sans se l’expliquer.

— Morte ! Obsession du creux de ses jarrets. La vois-tu, couchée à plat, ventre ? Ses jarrets sont là sous mes lèvres et je les oublie ! Tout, moins ça, tout. La surface de son corps a connu mes lèvres des pieds à la tête, et là, rien. Ah ! c’est pénible, parce que jamais si beau corps ne m’aura été donné et je n’en ai pas joui. Non, je sens qu’un tel baiser eût été suprême. Adieu, pense à moi !

Sa fantaisie présente, songea Hubert, n’incite aucune répugnance. N’ai-je pas eu la folie des yeux, et en suis-je guéri ? La vision de deux grands yeux n’a-t-elle pas toujours été nécessaire à l’apogée de mon plaisir ? J’ai beau en connaître le point de départ, elle demeure bien étrange, cette constante union de deux sensations aussi différentes que la sensation visuelle et le spasme. Malade, ah ! malade originel et inguérissable !

(En buvant de l’absinthe : )

« L’ivresse est une très noble passion, et je veux l’acquérir… L’ivresse, il faudrait dire l’ivrognerie, mais les philanthropes ont traîné le mot dans la boue humanitaire de leurs dissertations anglicanes… Alcoolisme a été souillé, non moins… Ivresse me suffît. Cette absinthe est réconfortante. La Maïa blonde, il l’a peut-être aimée, ce misérable. Elle fut belle et voici ce qu’il en reste : un regret pathologique. Pourquoi mépriser l’ivresse ? C’est la plus intellectuelle des passions : elle ne déprime pas, comme le jeu ; elle n’affaiblit pas, comme l’amour. Ah ! quelle trouvaille ! L’absinthe n’a rien de nuisible ; c’est du vin vert et concentré. Pouvoir arriver à l’ivresse avec un seul verre de liquide, n’est-ce pas l’idéal ? Les Orientaux ont l’opium, mais il faut le ciel d’Orient. Et puis, ù chacun son système. L’important est que cela vous enlève hors du monde : tout ce qui nous arrache à nous-même est divin. Que de fois pourtant, me suis-je grisé avec de la contemplation pure ! oui c’est encore une méthode. Toutes sont salutaires. Je me hais, je veux vivre une autre vie, je veux redresser idéalement les infirmités inhérentes à mon état charnel, je veux tromper mon âme sur les misères de mon corps… Il fallait l’aimer de loin, comme Guido aime sa madone. Le contact est destructeur du rêve. Tu ne connaîtras pas le livre d’amour où je t’aurais béatifiée, car il s’évanouira avec le désir, brûlé par les flammes de ton premier baiser. Le bûcher qui t’ouvrira le ciel consumera mes forces : tu monteras vers les espaces et moi je tomberai comme Satan, je tomberai pendant l’éternité dans les abîmes infernaux… Singulière déclamation et bien difficile à justifier ! Tout cela pour quelque plaisir que se donneront mutuellement deux êtres qui s’adorent. Les conséquences de l’union des sexes ne sont point, d’ordinaires, aussi tragiques… Je suis très bouleversé. Il est même urgent que le dénouement rende à l’un des acteurs toute sa sécurité. Ramener les choses au vrai : elle sera troublée et je serai apaisé, — très désirable résultat.

Car la fin d’une vie intelligente ce n’est pas de coucher avec la princesse de Trébizonde, mais de s’expliquer soi-même en ses motifs d’action par des faits ou par des gestes. L’écriture est révélatrice de l’acte intérieur ; il est bien moins important de sentir que de connaître l’ordonnance des sensations, et c’est la revanche de l’esprit sur le corps : rien n’existe que par le Verbe. Autant dire : le Verbe seul existe. L’évangéliste saint Jean le savait et le raja Ramohun Roy le savait et d’autres : OM et LOGOS : c’est la seule science ; quand on le sait on sait tout. Je me réaliserai donc selon le Verbe… Et toi ? que ferai-je de toi et de ton âme ! Ah ! Sixtine, ton âme, peu à peu, en de nocturnes et quotidiennes célébrations, je la boirai, diluée dans la salive de tes baisers, — ainsi que de saintes parcelles : tu n’auras d’existence qu’en moi, et tu me fortifieras ainsi qu’une élixir spirituel. Nous serons hermaphrodites. Ainsi l’unité renaîtra : et j’aurai renoncé, sans renoncer à toi, à la chimérique poursuite d’un amour extérieur à moi-même. Ah ! l’unité ne sera pas ternaire, — péché contre les rites ! — car je ne veux pas de postérité charnelle. Que ma chair soit stérile et que mon esprit soit fécond ! Nous engendrerons des rêves et nous peuplerons de nos pensées la nuit des espaces. Nous parlerons et nos paroles propagées jusqu’au delà des étoiles feront éternellement vibrer l’éternité morne des éthers. Nous aurons des gestes d’amour et les signes de notre amour se répercuteront dans les miroirs sans nombre des molécules de la lumière. Oui, nous nous amuserons à cette illusion, en renversant les Lois, par notre fantaisie, car nous n’ignorons pas que le monde meurt de la caducité de la pensée qui le crée et que les étoiles, ainsi que l’ongle de notre petit doigt, périront quand la mort fermera les yeux du dernier homme.

Ah ! je monte très haut, je vais très loin. Ma tête comme une bombe s’emplit d’explosifs et la perlucidité de mon esprit s’avive à l’extrême… Alors le roman sera conquis : une nouvelle forme d’analyse aura été démontrée. L’identité du caractère s’affirmera par ses contracditions mêmes et quelque chose de hégélien relèvera la morne simplicité des ordinaires créatures drapées dans la rigidité d’un style matériel. Le roman des cœurs, le roman des âmes, le roman des corps, le roman de toutes les sensibilités— après cela il fallait le roman des esprits. Le mot âme, tel que je l’entends, représente de la quintessence de cœur ; l’esprit, c’est-à-dire l’intelligence pure aux prises avec les inconvénients charnels, fut dédaigné, sans doute comme inintéressant. Toujours, et rien que cela, des conjonctions de sexes et la joie— oh ! soit ! bien naturelle ! — « de coucher avec la femme qu’on aime », mais enfin il y a de modernes Antoines qui se sont proposé d’autres finalités et qui ont réduit tous les devoirs à un seul devoir : conformer sa vie à son rêve. Des passants que vous bousculez s’en vont songeant à l’idéalité universelle aussi sérieusement que vous aux surprises des corsets perfectionnés ; — et tel de ceux-là, si la bête demande de l’avoine, répondra : Le cheval blanc de la Mort n’en mangeait pas. Et croyez-vous que si d’humiliantes forces courbent devant une femme leurs genoux réfractaires, ils n’auront pas très souvent recours à la consolation de l’ironie intérieure ? Enfin, j’affirme la vie cérébrale, — et tout le reste fut rédigé dans les manuels de physiologie.

L’ironie n’est qu’une protestation momentanée, une destruction mentale et une garantie sur l’excès de la satisfaction sensuelle, ce n’est pas un mode assuré de libération. De cette étape, on s’élève graduellement à un état dominateur par l’orgueil ou par la contemplation, par l’art ou par le mysticisme. Ces méthodes, connues dans leur principe, sont niées, ainsi que de féeriques enfantillages : il faut leur rendre dans le roman l’importance qu’elles ont dans la vie quotidienne. Animal, l’homme n’a pas laissé que de perfectionner l’animalité, et le christianisme fut, croit-on, un notable avancement spirituel. Il a doué d’une âme complexe l’humanité simple. Quand Flaubert écrivit Salammbô, il fit instinctivement de la jeune prêtresse une carmélite plutôt qu’une vestale, car la vestale obéit à un ordre et la carmélite à une dilection ; l’une s’attache à son état par habitude, l’autre par amour. L’idylle, la satire des mœurs, le roman picaresque, la passion tragique et fatale, l’épopée patriotique, la plainte amoureuse, les anciens n’eurent pas d’autre littérature : les premières histoires d’une âme, le premier roman analytique naquit spontanément dans le génie nouveau d’un esprit christianisé et ce fut saint Augustin qui l’écrivit : la littérature moderne commence aux Confessions.

Elle doit y revenir. Zola et d’autres peuvent continuer, de cataloguer leurs animaux inférieurs, nous n’y prenons nul intérêt : ce sont d’informes créatures en train d’acquérir la lumière, des intelligences chrysalidées : peu nous importe la qualité des soûleries dont ils se gorgent et les prurits qui font craquer la virginité de leurs filles. Ce qui n’est pas intellectuel nous est étranger.

La déconcertante ironie, qu’en ce siècle qui boit dans le Calice le vin bleu démocratique, nul original prosateur ne se révéla qui ne fût chrétien d’instinct ou de croyance, de désir ou de nécessité, d’amour ou de dégoût, — de Chateaubriand à Villiers et à Huysmans et nul vrai poète, de Vigny à Baudelaire et à Verlaine !

Comte n’a pas atteint, de ses lourdes pierres, les âmes qu’il voulait écraser, — pas plus qu’un enfant qui lance les petits cailloux de la grève vers l’inaccessible vol des mouettes ! Et ce même siècle, qui prétend n’admettre que la force mathématiquement éprouvée, s’éteindra dans l’idéalisme verbal. On ne croira plus eux choses, mais aux seules idées que nous en avons ; et, comme l’obscurité de l’idée ne se clarifie que par la parole, rien n’existera plus des choses que les mots qui les dénomment et la définitive destruction de la matière s’achèvera dans le prononcé de cet axiome : L’univers est le signe du verbe…

Mais, songeait encore Hubert, en sortant du café, ceci, et mon mépris d’un réalisme dérisoire, d’un illusoire vérisme, n’implique dans l’art ni la paresse, ni la lâcheté, ni l’a peu près : l’idéalisme que je professe n’a rien de commun, non plus, avec les vagues intuitions de tels filateurs de ruban psychologique, — c’est un idéalisme documenté, solidement établi, comme le porche fleurancé d’une cathédrale, dans les fondations de l’exactitude… »