Sixtine, roman de la vie cérébrale/XXX


XXX.— L’HOMME ET LA JOLIE BETE


« E parvemi mirabil vanitate

Fermar in cose il cor, ch’el tempo preme, Che mentre più le stringe, son passate. »

L’ETRARQUE, Triomphe du Temps.


La veille, Hubert avait eu le courage de rentrer, de se dévêtir, de se coucher, de s’endormir, sans admettre l’intrusion, en sa conscience, d’aucune pensée. Il s’était fait semblable à un chien battu chargé d’une honte irraisonnée, et enfoncé sous de lourdes couvertures, les yeux clos, il avait atteint le sommeil par un système de longues et lentes inspirations qui, en réglant le mouvement du cœur, calmait puis engourdissait le cerveau, comme un chloral.

Son aventure, le matin, le fit sourire et même il composa, sur un ton de raillerie attristée, une suite de petits vers acrobatiques, intitulés : Le Fil. D’une quinzaine, deux strophes l’amusèrent ; il les écrivit :

LE FIL
De quoi s’agit-il ?

Du presque rien. Ah ! Le plaisir tient à

Un fil.
C’est un fil de tulle,

C’est un fil de soie : S’en va, comme bulle,

La joie.

Ensuite, il essaya, tout en activant son feu, qu’un humide vent inquiétait, de se réciter le sonnet de son ami Calixte :

Les Désirs, s’envolant sur le dos des Chimères,
Jouent avec la lumière et le crin des orinères…

Mais sa mémoire obstinée ne lui donna que ces deux vers. Il se souvint que Delphin devait le mettre en musique et même sur le thème instrumenter une glose, mais Delphin, faute de convenables intermédiaires entre les cuivres et les cordes, ne composait pas encore : il attendait.

Enfin, se disait Hubert, j’en dois convenir, j’ai failli être heureux. Surprendre une femme, l’hypnotiser avec des baisers, la chloroformer avec des caresses, puis se joindre à elle, au hasard d’un effondrement de coussins, avec, devant les yeux, l’ennui futur du rhabillage partiel, pratiqué en commun, mais dos à dos, on appelle cela être heureux !

Héliot lui avait conté qu’un jour, en pareille fortune, la bonne, au passage le plus intéressant, était discrètement entrée, demandant, par la porte ouverte : « Madame veut-elle ses pantoufles ? »

Donc, j’ai failli être heureux, une fois de plus, car de tels bonheurs ne me sont pas inconnus : il n’y a jamais que la couleur des jarretières qui diffère. Allons, cela sera pour demain ou pour après-demain : Sixtine est en mon pouvoir. C’est agréable, certainement très agréable.

Nous passerons de charmantes soirées. Elle est intelligente, je lui lirai mes manuscrits : j’ai besoin, çà et là, de l’opinion d’une femme. Il est étonnant que je ne sois point troublé davantage. Quand la reverrai-je ? Aujourd’hui ? Non. Demain ? Non. Mais je lui écrirai, deux fois par jour. Elle me répondra par de petites phrases brèves et impersonnelles, avec des sous-entendus de raillerie. Je me laisserai railler : étant sûr de mon fait, je le puis. Donc, mardi ? Nous verrons. Le bonheur me laisse froid et ses régulières perspectives m’attristent. Ainsi, j’ai couru, moi aussi, après la jolie bête et je suis content, de quoi ? d’avoir mis le pied sur son ombre.

L’HOMME ET LA JOLIE BÊTE

La route, sous le soleil, s’en va, blanche et poudreuse, s’en va sous le soleil.

La jolie bête, comment est-elle faite ? Elle court trop vite, on voit qu’elle court, on ne la voit pas, la jolie bête.

L’homme est tout nu, haletant et l’œil cruel, comme un chasseur, tout nu, pourtant, et désarmé.

Il court après la jolie bête : « Attends-moi, jolie bête, attends-moi ! » Il court après la jolie bête.

« Jolie bête, je vais t’attraper, ah ! jolie bête, je te tiens, jolie bête. »

L’homme a bondi, il a posé son pied sur la jolie bête, son pied nu, bien doucement, pour ne pas lui faire de mal.

Ah ! je te tiens, jolie bête ! » — « Non, non, tu ne me tiens pas. Ton pied nu s’est posé sur mon ombre.

Ah ! cette fois, jolie bête, vous êtes ma prisonnière ; je te tiens, jolie bête, je te tiens dans mes mains.

— Tu me tiens et tu ne me vois pas, car l’odeur de mon corps aveugle les hommes. Tu me tiens, et tiens !

Tiens, je t’échappe et je cours. Cours après moi, cours après la jolie bête.

Ah ! voilà soixante ans que je cours, je suis las ; viens, mon fils, c’est loi qui la prendras, la jolie bête.

Je suis las, je m’assieds ; va, ton heure est venue de courir après la jolie bête !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ayant fini celle rhapsodie, Entragues rédigea le début de l’histoire de Gaétan Solange, qui depuis longtemps le tourmentait.

C’était une façon de s’illustrer soi-même par un commentaire anticipé, car il était à la veille, sans doute ! d’un pareil état d’âme : demain, Hubert et Gaétan ne seront-ils pas de vrais sosies, si cela continue ?