Sixtine, roman de la vie cérébrale/XIX


XIX.— NOUVELLES INDICATIONS


« Le fol n’a Dieu. » Épilogue des Contes d’EUTRAPPEI.


« Quelle pénible soirée ! se disait Hubert, rentré en son logis. Que de sottises il m’a fallu penser, que de banalité entendre, que d’âneries braire ? Et dans quelle langue ! Pourvu que la partie pratique de mon discours ne soit pas inutile ! Je compte sur la brutalité entremêlée de larmoiements : Sixtine sera irritée ou ennuyée, et le Russe disparaîtra de notre vie. Oui, notre vie, j’ai des droits sur cette femme, ceux de la mutuelle intelligence : nous nous comprenons ; avec un peu d’advertance et de verbales caresses, je puis acquérir près d’elle une agréable situation anténuptiale. Elle n’est pas de celles que domine un perpétuel appétit de chair et je crois que sa délicatesse accueillerait comme une honte l’idée seule d’un viol consenti. Eh ! en somme, je ne la connais pas : le plan que j’ai donné à Moscowitch est peut-être bon. Oui, on ne sait jamais, mais, s’il le suit, il aura l’air de ne pas être sincère et elle s’en apercevra. »

Le lendemain, il fut moins philosophe, et, dans un moment d’humeur, se posa cette alternative, qui déjà la veille l’avait un instant occupé : « Ou bien me désintéresser complètement de Sixtine, ou bien devenir son amant, dans les vingt-quatre heures. » Je ne puis pas jouer le rôle d’un pendant à M. Moscowitch, je ne puis pas admettre un tel hasard dans ma vie, lui ou moi. Comment ! ces bras chers qu’en rêve j’ai noués autour de mon cou, caresseraient la barbe autrichienne de ce dramaturge ? Je ne veux même pas préciser ma jalousie : Moscowitch n’est rien en lui-même qu’un autre. Ainsi un autre aurait ces lèvres et ces yeux, et ces cheveux et tout. Vulgaires plaintes d’un vulgaire jaloux : à quels détails est-ce que j’applique mon imagination ? Voilà que m’obsède l’image obscène. Il faut donc toujours en venir là et c’est pour cela que je l’aime, pour cela seul, pour monter sur elle. Bravo ! les mots sont utiles : avec des mots on analyse tout, on détruit tout, on salit tout. Ça, je n’en veux plus, puisque c’est ça. Valentine fait convenablement la bête, que me faut-il de plus ? Elle est rusée comme une succube et charmante aux jeux préambulaires, que me faut-il de plus ? Ses caresses sont d’une générosité profuse : elle a le cœur sur la main et sur les lèvres, que me faut-il de plus ? Du moment que la conclusion physique s’évoque, immédiat but, n’est-il pas bien indifférent que ce soit telle ou telle fornicatrice qui prête ses indispensables organes ? Qu’importe le terrain où sera jetée la stérile semaison, et que m’importe encore, femme nécessaire à mon plaisir, que les mouvements de tes reins soient d’une passionnée, ou d’une simulatrice d’amour ? »

Il se promenait, vagant malgré le froid, dans les allées nues et boueuses du Luxembourg, parmi les grelottantes statues et les arbres muets.

« Si le désir, songea-t-il encore, me laisse, même en pensée, la liberté du choix, à quoi bon aimer, ou bien est-ce que j’aime vraiment ? Il me faudrait, peut-être, comme à une femme, la possession pour me délivrer de mes doutes. J’ai peur qu’après sa première floraison, mon tempérament ne se féminise et ne s’efface, rongé par la rouille d’une dévorante indécision. Après mes idées, voilà que j’analyse mes sentiments : l’air va devenir irrespirable. Je croyais qu’une passion aurait refait la synthèse de ma volonté, il est trop tard, les éléments, dispersés, sont devenus irréconciliables ; me voici marchant vers l’état du fakir, qui les bras levés vers un ciel vide, immobile et les pieds enfoncés dans le sol, rêve sur la vie qu’il ne vivra plus. Penser, ce n’est pas vivre ; vivre, c’est sentir. Où suis-je ? J’ai voulu pénétrer chaque chose, en son essence ; j’ai vu qu’il n’y avait rien que du mouvement et le monde, réduit à de l’indivisible force, s’est évanoui : j’ai cru, en les dédoublant, doubler mes sensations, je les ai anéanties. Il n’y a rien qui vaille de remuer le bout du doigt : tout se réduit à du raisonnement, à un vague remuement des atomes du cerveau, à un peu de bruit intérieur. »

Comme il parlait à mi-voix dans le silence nébuleux du grand jardin, les mots, à mesure, s’envolaient, ne laissant de leur passage qu’une impression de murmure. Il lui fallut un effort pour ressaisir la logique de ses plaintes :

« Oui, j’en étais au doute. Eh bien ! je crois que je l’ai poussé au delà des limites antérieures. » Cette satisfaction d’auteur le ranima : « Soit, j’en ferai de la littérature, je montrerai comment ce peu de bruit intérieur, qui n’est rien, contient tout, comment avec l’appui bacillaire d’une seule sensation toujours la même et déformée dès son origine, un cerveau isolé du monde peut se créer un monde. On verra, dans l'Adorant, s’il est besoin, pour vivre, de se mêler aux complications ambiantes. Mais ce n’est qu’un essai et mon œuvre véritable sera celle-ci : un être né avec la complète paralysie de tous les sens, en lequel ne fonctionne que le cerveau et l’appareil nutritif. Il n’a jamais eu aucune connaissance des choses externes, puisque même la sensivité de la peau est absente. Un miracle, électrique ou autre, le guérit partiellement, il apprend à parler et raconte sa vie cérébrale : elle est pareille aux autres vies. Il faudrait faire admettre le point de départ, trouver, au moins, un exemple médical. »

En réfléchissant, il reconnut que son mépris du matérialisme l’entraînait un peu loin : c’était verser dans l’absurde. Pourtant, une telle imagination apparaissait moins stupide que lu négation psychique des uns et le dualisme des autres. Les spiritualistes, en effet, ne lui inspiraient pas une moindre colère : ces bâtards de la Théologie et du Sens commun formaient bien la plus déplaisante hybride de toute la flore humaine. Entre toutes les injures que les ignorants répandent comme une pluie de boue sur ceux qui pensent, celle-ci l’eût spécialement froissé et rien ne l’agaçait comme d’entendre nommer idéalistes, sans distinction, tous ceux qui n’admettaient pas, dans la science, les théories de Büchner ou dans les lettres, celles de M. Zola.

« Ah ! je me fâche contre l’ignorance ; c’est pire encore que de guerroyer contre la sottise. Et puis, parmi ceux qui ne savent pas, beaucoup voudraient savoir : ce n’est pas leur faute. Quelques-uns suffisent, d’ailleurs : il n’y a que les sommets qui comptent. C’est sur les montagnes que s’allumaient jadis les fanaux annonciateurs des grandes nouvelles. »

Cette dernière réflexion était assez désintéressée : il se considérait volontiers comme un sommet, mais nul fanal, il le savait aussi, n’y resplendirait jamais. Il n’avait aucune grande nouvelle à annoncer que le monde fût prêt à entendre. Sans doute que, comme d’autres, il était venu trop tard ou trop tôt. Les oreilles se boucheraient s’il ouvrait la bouche, car il ne pouvait répéter que la vaine parole des prophètes : Nisi Dominus ædificaverit domum in vanum laboraverunt qui ædificant eam

— Tiens ! que fais-tu là tout seul, à te promener comme un inspiré ?

— Ah ! mon cher Calixte, je m’ennuie jusqu’au vomissement.

— Veux-tu que nous passions la soirée ensemble ? demanda Héliot. Tu sais, je ne suis guère distrayant, mais nous causerons.

— Entendu, dit Entragues, en prenant le bras de son ami, je m’accroche à toi, comme un naufragé à une épave.

— Mais, reprit Calixte en riant, je ne suis nullement le résultat partiel d’un naufrage. Je me comporte très bien à la mer, la mâture est bien plantée, la coque est solide et se rit des lames, le vent est bon… allons, embarque et ne me traite pas d’épave. Maintenant, écoute, je vais rentrer me défaire de cet encombrant portefeuille, je prendrai quelques vers que je veux te montrer, nous irons chez toi et tu me liras aussi quelques pages un peu symboliques, hein ?

Alors ils discutèrent sur la valeur des mots dont se caractérisent les modernes écoles d’écrivains. Les symbolistes, au dire d’Entragues, usurpaient leur appellation ; on ne fait pas du symbole exprès, à moins de se vouer à cette carrière, comme à celle de fabuliste. Le symbole était pour lui la cime de l’art et la conquéraient seule ceux-là qui avaient dressé à la pointe de cette cime une statue extra-humaine et pourtant d’apparence humaine, concrétant dans ses formes une idée.

— Tiens, continua-t-il, le Satan de Milton, voilà un symbole, le Moïse, de Vigny, voilà un symbole, l’Hadaly, de Villiers, voilà un symbole. Le symbole, c’est une âme rendue visible ; le type n’est que le résumé ou l’abrégé d’un caractère.

— Ta définition n’est pas claire. Il me semble que ce que lu prends pour le symbole s’appelle plutôt synthèse.

— Non, la synthèse se retrouve en effet, dans le symbole, c’est l’opération finale ; si elle n’a pas été précédée d’une analyse, brève ou longue, peu importe, mais précise, il n’y a pas de symbole, parce qu’il n’y a pas de vie.

— Dis plutôt que tout chef-d’œuvre psychologique contient un symbole.

— Peut-être, concéda Entragues. Alors symboliste signifierait fabricateur de chefs-d’œuvre ?

— Au moins c’est là un idéal assez intéressant et je crois que tu ne le désavoueras pas. Pas plus que moi, n’est-ce pas, tu ne te soucies du public : tu aimerais mieux plaire à dix choisis entre tous qu’à tous, à l’exclusion des dix.

— Évidemment. Nous ne sommes pas des histrions et les applaudissements ne nous feraient pas rougir de joie. Mais si nous n’écrivons ni pour gagner l’universel suffrage, ni pour gagner de l’argent, nous devenons vraiment incompréhensibles.

— Écris pour ta maîtresse, dit Calixte.

— Je n’en ai pas, dit Entragues.

— Écris pour la Madone de Botticelli, dit Calixte.

— C’est ce que je fais, dit Entragues.

— Belle et noble confidente. Te souviens-tu de ce que dit le page dans la Gitana ? Je l’ai su par cœur. C’est le portrait de notre maîtresse, puisque c’est celui de la poésie. Écoute-le dans la fastueuse langue de Cervantes : « La poesia et ùna bellissima doncella, casta, honesta, discreta, aguda, retirada, y que se contien en las limites de la discrecion mas alta : es amiga de la soledad, las fuentes la entretien, los prados la consuelan, los arboles la desenojan, los flores la alegran : y finalmente deleyta y ensena à quantos con ella comunican. »

Leurs entretiens finissaient souvent ainsi, par le rappel d’une impression ancienne, en de mystiques et discrètes plaintes. Calixte était doux pour la vie qui ne lui avait pas montré la même clémence. Ce qu’il cherchait, hormis les jolies éditions des vieux poètes et les mystérieuses gravures modernes, on ne le savait pas : son dédain de toute gloriole était plus sincère que celui d’Entragues, chez qui l’hérédité déterminait un obscur besoin de domination sociale. Entragues s’ingéniait à mépriser la vie. Pendant de longs et injurieux comptes de tutelle, il avait subi, sans révolte extérieure, l’abaissement d’un emploi infime, l’horreur des fabrications obligées d’indigne copie pour des libraires avares : le hasard des procès l’eût dépouillé des reliques de son patrimoine, qu’il aurait consenti à une misère castillane plutôt que d’abandonner son rêve. Il voulait redorer son nom, et sidéré par la gloire, haïssait le présent, comme un obstacle, mais l’existence telle quelle lui était due, il l’aurait revêtue, ainsi qu’un manteau ducal, sans étonnement, avec la satisfaction d’un seigneur qui rentre en ses domaines. Il attendait ; rien ne l’aurait surpris, mais le rien, non plus, ne le surprenait pas : de là, les infinies contradictions de son caractère et de sa conduite. Il se connaissait et s’était appliqué, avec une joie qui montrait bien la triplicité de son âme, ce vers de Dante :

Che senza speme vivemo in disio.

« Et sans espoir vivre dans le désir. » Sa triplicité, division scolastique bien élémentaire, il l’expliquait ainsi : une âme qui veut, une âme qui sait l’inutilité du vouloir, une âme qui regarde la lutte des deux autres et en rédige l’iliade.

Il n’avait aucune naïveté, sauf peut-être en ses rares crises méchantes, car, à l’état normal, sa hautaine indifférence de principe le sauvait de la colère et de ses suites. Ainsi, son indignation contre Moscowitch s’était émoussée déjà rien qu’à la première passe du jeu de la vengeance, et il était homme, pour ce qui ne touchait pas à l’essentiel, à jeter le manche après la cognée. Il était homme aussi, à relever et à consolider l’instrument tombé. Il était homme à faire le contraire de ce qu’il prétendait faire, mais comme ses actes étaient pour lui un spectacle, et le plus amusant de tous, il ne s’en attristait pas outre mesure. Il se savait plein d’imprévu et en jouissait : ah ! sans cela, il se serait vraiment trop ennuyé, car le reste du monde ne déroulait à ses yeux fatigués qu’un jeu de cirque, en vérité trop monotone, par le vague et le lointain des fantômes jetés sur la piste piétinée éternellement.

Calixte était beaucoup plus simple : tout en rêve, tout en croyance, tout en spontanéité. On ne devinait pas le but de ses mouvements, et, en somme, il n’en avait d’autre que le mouvement lui-même. Plus âgé qu’Entragues de cinq ou six ans, ayant atteint un certain renom de styliste et de penseur délicat, il n’en avait souci, conservait toujours le ton et les manières d’un débutant, portait çà et là ses manuscrits, sans les surveiller, s’adressant de préférence aux petites revues nouvelles, non, ainsi que d’autres, pour y trôner facilement, plutôt par un besoin de silence et pour n’avoir pas à discuter, à démontrer, par de la charlatanerie nécessaire, le mérite d’une œuvre.

Il gagnait peu, par indifférence, car il se serait facilement poussé à une situation lucrative dans le journalisme, mais il aimait, par-dessus tout, à travailler dignement et librement.

Chez lui, le dédain de la vie était naïf : il l’ignorait, comme on ignore la chimie analytique et ne se sentait pas plus de goût pour vivre, à la moderne, que pour s’enfermer dans une cave avec des cornues ; l’une ou l’autre de ces carrières lui semblait également absurde. Quelques figures de rêve, quelques créatures rencontrées entre les pages de Shakespeare ou de Calderon, quelques créations personnelles, suffisaient à peupler ses jours : il tenait ses illusions pour les seuls êtres qui ne fussent pas doués du triste esprit de contradiction, il les aimait, et il aimait Entragues et toutes les intelligences qui discutaient courtoisement et sans prolixité.

On le disait chaste comme un franciscain : il se défendait de ce travers. Une jolie et courte amourette ne lui déplaisait pas : il jouissait de la grâce de la femme, plus que de sa beauté, de ses enfantillages plus que de son sexe, tenait la névrose si aggravée par la complaisance d’écrivains détériorés, pour une maladie répugnante, anti-harmonique et fuyait les femmes brunes et maigres, qui flairent la chair fraîche, comme l’ogre.

Ils entrèrent, comme il était convenu, chez Entragues, qui lut à son ami le conte suivant.