XI. — POUSSIÈRE DE DIAMANT


« Chino la fronte e con lo sguardo a terra

L’amoroso Pensier rode se stesso. »

Cav. MARINO, l’Adone, VIII, 12.


Plus de quinze jours avaient passé depuis la fiévreuse et douteuse soirée accordée par Sixtine au désir deviné d’Entragues. Trois tentatives, trois fois personne : irrité, exaspéré, attristé, tels furent ses trois états successifs.

Après la porte close sur l’adieu, à la lueur d’une instantanée clairvoyance posthume, il avait vu et déchiffré l’ironie finale de Sixtine : « Tu ne me prends pas ? je suis pourtant à ta merci. J’ai l’air de penser, d’écouter, de parler, mais je ne pense pas, je n’écoute pas je ne parle pas, je fais semblant et j’attends. Encore une demi-heure, encore dix minutes, cinq, une, la suprême, rien ! Va-t’en ! tu m’impatientes ! » Tiens, se dit Entragues, c’est assez bien reconstitué, il ne faut pas perdre ça, et vers son logis cheminant par le plus long chemin, méditatif, il refaisait la scène, intérieurement l’écrivait. Comment cela ferait-il au théâtre ? Il organisa le jeu. Pendant que l’amoureux partenaire explique la tendresse de ses sentiments, la femme dans cet a-parté se dévoile. Il haussa les épaules : cela ne serait pas compris, on croirait à de la grossièreté. Si Platon le comique l’avait fait déjà, puis, Andronicus, puis quelques Destouches, quelques Picards et quelques Augiers, à la bonne heure.

On ferait passer une petite note aux éminents professeurs qui professent la grammaire dramatique (cette vaste science en trois cent mille feuilletons) : Note.— Cf. : Plato com. Frag. ed. Brulend. § 3 ; — Andron. ap. Taschend. t. XXXVII ; etc. Faites des livres, la critique vous enterre, faites du théâtre, elle vous écrase. Écrire pour son seul plaisir, avec l’absolu mépris des jugements présents. Oui, mais s’ils sont justes, c’est-à-dire favorables, on s’en glorifie. L’isolement est difficile, sans cesse la vanité ressoude, infatigable, le câble qu’on a coupé. Vanité ! Fatuité ! Et en tout. Ainsi ce monologue prêté à Sixtine. Je raisonne comme un mâle ; et elle sent comme une femelle et je ne saurai jamais ce qu’elle a senti en tel moment, parce que en supposant même un aveu et la volonté d’être sincère elle mentirait par état de nature. Le vrai c’est ce que l’on croit ; quand on ne croit plus à rien, néant ! Il reste la sensation, mais la sensation analysée, poussière de diamant !

Il se coucha lamentable, s’évanouissant dans la conscience de son impuissance morale, saisi d’une crise pareille à l’abattement stupide où s’affaissent devant la femme désirée les impuissants physiques. Incapable d’aimer, incapable d’arracher de son cœur la science parasite dont les tentacules le strangulaient. Il lui semblait avoir avalé du plâtre et que son sang boueux stagnait en ses veines ; ou bien ses artères charriaient lentement un magnétique curare qui peu à peu endormait les muscles. L’esprit obstrué des plus contradictoires métaphores, il les essayait l’une après l’autre, indéfiniment choqué de leur absurdité. Enfin dans un ressaut de vitalité, il reconquit un peu de logique et cessa de s’avilir : je souffre, donc j’aime ! Cette pensée, bien qu’il en perçût ironiquement la douce naïveté, le réconforta, une très longue et décisive inhalaison rétablit l’hématose, il put s’endormir en paix.

De tels doutes et aussi douloureux plus d’un soir revinrent le suffoquer ; il n’en fut délivré que par la colère, la première fois qu’il frappa sans réponse. Certaines déceptions, à de certains jours, déterminaient en lui cette volte-face, quand le désir très vif avait un but précis ; c’était, en ce moment, voir Sixtine, seulement la voir, seulement le plaisir des yeux.

L’effet fut pareil au second échec, mais accentué jusqu’à une sorte de rage, crise peu dangereuse et dont le coup de fouet même était salutaire.

La dernière moquerie du sort, l’avait au contraire jeté dans un abattement résigné : Elle ne veut plus me voir, je lui ai déplu, comment ? Pourtant, je l’aime ! Ainsi déplacé du sujet à l’objet le doute était supportable comme une souffrance imposée, que l’on accepte sans en ressentir la responsabilité : Ce n’est pas ma faute.

Alors il traîna dans les rues, chez ses amis, à la « Revue spéculative », une tristesse pâle comme une végétation de cave. Le matin, à l’ombre d’une forte habitude qu’aucune commotion n’avait déracinée, il travaillait encore, mais en abrégeant les heures, impatient des distrayantes flâneries. Ses imaginations ne l’accompagnaient plus ; il semblait qu’à toujours projeter sa pensée vers une créature extérieure, il eût diminué en proportion l’intensité de sa faculté évocatrice.

En sortant de la Revue, comme Fortier venait de lui dire que la comtesse, réinstallée presque définitivement, pour cause d’affaires, recevait quelques amis, volontiers tel soir, vers neuf heures, il découvrit que la présente journée se nommait mercredi, jour indiqué.

« J’y trouverai peut-être Sixtine ? »

Cette bien naturelle réflexion guida son somnambulisme vers l’avenue Marigny. Dans l’intervalle, il s’était habillé, il avait dîné avec une parfaite inconscience. Un système de rêverie, nouvellement organisé, lui adoucissait le lent et rude frottement des transitions : nanti d’un problème quelconque de métaphysique, de commerce, d’art, de politique, de n’importe quoi nécessitant de sagaces déductions, il s’y absorbait si parfaitement, que les heures le piquaient en vain de leurs épingles, les minutes : il marchait insensible, inexistant. Involontaire, le repliement d’esprit qui le cloîtrait entre les murailles de l’idée fixe, était un emprisonnement douloureux contre lequel se rebellionnait sa volonté ; au contraire, choisie et déterminée en toute liberté, cette incarcération le sauvait, sans l’impôt de la souffrance, de l’ennui d’attendre. Rien ne lui était aussi pénible que les changements de rythme : il les voulait brusques ou insensibles, d’une brutalité soudaine ou d’une douceur infinitésimale, l’unité de force subie selon toute sa violence initiale ou décomposée en l’infinité de ses décroissantes fractions. Réduire la sensation du temps à une progression évanescente, Leibniz lui en avait enseigné la méthode arithmétique : il l’appliquait à la vie. Vivre et ne pas savoir que l’on vit, idéal dont les sens, menteurs, mais impitoyables, lui barraient trop souvent la route : ce jour-là l’obstacle fut franchi.

Dans le petit salon du rez-de-chaussée, moderne et capitonné, beaucoup de monde : quelques sursauts de tête à son nom, le mouvement et les chuchotements habituels : « Un Entragues ? — Quel Entragues ? — Oh ! une épave d’Entragues ! Le nom est commun dans le Midi. — Pourtant il le porte bien. — La comtesse nous dira cela. » Hubert, sitôt délivré du cérémonial, chercha des yeux un ami près duquel assurer sa contenance : il trouva les yeux de Sixtine : un geste l’appelait.

Sans étonnement, il obéit, car il avait vu qu’une chaise attendait près d’elle, gardée par un éventail.

— « Je vous ai aperçu et comme je me juge très criminelle envers votre amitié et votre insistance… Voulez-vous donc me faire dénombrer vos cartes de visite ? Pourquoi ne pas m’écrire ?

— « Mais c’était vous voir dont j’avais besoin.

— « Eh bien, l’écriture a des magies étrangères aux formules imprimées. Au lieu de me chercher, il fallait m’appeler. Et vous avez cherché si mal !

— « Non puisque enfin je vous trouve.

— « Par hasard ! Êtes-vous content ? Vous vouliez me voir, regardez-moi.

— « C’est ce que je fais, répondit Hubert, et avec délices. Je ne m’en lasserais jamais, Madame.

— « J’avais cru tout le contraire, reprit Sixtine, et qu’un secret ou très indiscret pressentiment vous renseignait sur mes absences. Comme on accuse ses amis ! Depuis trois semaines, je suis sortie trois fois, le soir, pour venir ici, trois fois et naturellement le mercredi de chaque semaine. Avouez qu’il est singulier que ces trois mercredis, en rentrant chez moi, j’aie trouvé votre carte.

— « Si vous croyez que je l’ai fait exprès, répondit Hubert, me voilà perdu, car toute explication est trop simple pour paraître vraisemblable. Je vais vous donner la meilleure, encore que ce ne soit peut-être pas la vraie : le premier soir où je passai quelques instants chez vous était un mercredi : une puissance latente m’aura conduit à votre porte les mercredis suivants, et cela, sans nulle participation de ma volonté. Ce périodique retour, pareil à la culminance régulière d’un état fiévreux, est en somme, très naturel…

— « Ce sont là, répliqua Sixtine, les raisonnements d’un automate, qui se mettrait en peine de faire comprendre pourquoi il joue le même air de flûte, tous les jours, à la même heure. Mais vous êtes venu, chez la comtesse, au lieu d’aller sonner à ma porte, on ne vous a donc pas remonté ce matin ? À quelles mains échoit cette besogne ?

— « Ce serait aux vôtres, madame, si vous y consentiez ? »

À tous les deux, mal à l’aise, la même pensée vint de se taire et de partir. Sixtine, d’une ancienne mauvaise humeur, enfin explosée, non calmée encore, craignait de blesser Hubert, de le faire saigner de trop de piqûres. Hubert, qui simulait la politesse attristée, souffrait une étouffante agonie. Lui-même s’était jugé, et Sixtine avait prononcé la sentence, avec quelles aggravations pour le misérable ! Incapable d’aimer, peut-être ; très sûrement, incapable de faire partager son amour. Nul mirage de sensation ne pouvait donc le tromper avec persévérance, avec assez de certitude pour lui donner le courage d’emporter à travers le désert, vers l’oasis, un fantôme d’amour vivifié par le désir ? Elle le raillait et il capitulait ; elle fuyait, il la regardait fuir.

Au bas de l’escalier descendu vite, le remords tira Sixtine par le pan de son manteau ; elle tourna la tête et quelques secondes attendit. Puis, secouant ses jupes, elle se hâta vers la voiture qu’à son arrivée sur le trottoir un gamin aux aguets faisait avancer avec de faux gestes d’obséquiosité. Profitant d’une nouvelle indécision le remords essayait de la séduire par de telles insinuations : « L’air est très doux, le ciel est clair, il serait agréable de s’en retourner à pied, tout en devisant. Ce pauvre Hubert m’en saurait gré et vraiment j’ai été un peu dure pour lui : il demande si peu ! Mais que fait-il ? » Elle écoutait : nul bruit de sortie du côté de la maison. « Comment, souffla la voix fluette et chuchotante de la Vanité féminine, mais vous avez l’air de l’attendre ! Quelle attitude pour une femme ! » Elle dit son adresse et monta en voiture.

Hubert était descendu pas pour pas, avec des arrêts à chaque degré de l’escalier, fléchissant sous une crise de mépris. Toute sa personne, et jusqu’aux mouvements nécessaires de ses membres lui semblaient une injure à la vie. Son reflet, entr’aperçu dans les glaces lui donnait l’horreur de l’inutilité agissante. Cette toilette soignée, quelle prétentieuse obéissance à la vanité ! Comme il était laid avec ces joues pâles, ce regard vide ! Ah ! poussière comprimée en une forme humaine, quel amour-propre t’empêche donc de reprendre ton état naturel, de te mêler humblement, comme ce serait le devoir, au sable meurtri et méprisé qui crie sous tes fantômes de pieds ?

Il arrivait à la grille ; une voiture, se détachant de la file, partait : « C’est peut-être elle ? Non, elle doit être loin, maintenant. L’air est très doux, le ciel est clair, il aurait été agréable de s’en retourner à pied, devisant. Ce plaisir n’est pas fait pour moi, et même le rêve en est ridicule. Cependant, si je l’en avais priée, m’aurait-elle refusé ? La prière était bien au-dessus de mes forces. Peut-être n’ai-je manqué que de présence d’esprit ? Eh ! voilà que je raisonne comme si cette femme avait le plus faible penchant pour moi. Je ne me guérirai donc jamais de la stupide outrecuidance où si douloureusement je m’illusionne ? Alors, à quoi bon ma philosophie ? Tout est inutile. Ah ! je souffre moins ! L’inutilité de ma vie n’est pas unique : elle se confond avec l’universel néant. Oui, mais je ne puis pourtant considérer que moi et moi seul, puisque je ne connais rien en dehors de ma conscience. Eh bien ! je reste seul, indemne et invulnérable. Quelle est cette nuée, appelée Sixtine, qui viendrait troubler ma royale indifférence et me cacher mon soleil, la mort ? je ne veux pas m’endormir à l’ombre de sa beauté. Aimer, à quoi bon, puisque le réveil est certain. Ah ! si l’éternité m’était donnée ! Indispensable éternité, sans toi la vie n’est qu’une bien méprisable passance. Est-ce que l’heure présente existe pour le condamné qui sait que l’heure suivante ne lui appartient pas ? Et cette vie est moins qu’une heure pour celui qui sait la valeur de ce qu’on lui a pris en lui volant l’éternité ». Comme il aurait sacrifié son génie pour être chrétien et non plus dilettante de christianisme, croyant, non pas à la beauté seule, à la vérité de la religion, assuré non seulement de sa nécessité sociale, mais de son immuable, absolue et solaire vérité !

Vers le Pont-Royal il sortit de ce nuage métaphysique, et retomba dans sa misère actuelle. La femme qu’il aimait ne l’aimait pas et ne l’aimerait jamais. Il avait beau se mépriser, s’accuser de sentimentaire impuissance, tout au fond de lui-même, l’homme protestait et redisait encore : « J’aime, puisque je souffre. »

Mais, chez Entragues, l’homme ne prononçait jamais le définitif aphorisme. Après les tumultuaires divagations de l’amoureux, le romancier venait, artiste ou fossoyeur, qui les recueillait, les attiffait de la verbalité, comme d’un linceul aux plis chatoyants et avec des soins, du respect, de la tendresse, les couchait dans le caveau sur la porte duquel des lettres d’or disaient : LITTÉRATURE.

Il se coucha, rêvant à l’embryon de roman qu’un autre, plus désintéressé, trouverait en cette naissante aventure. Mais ce désintéressement nécessaire, il l’acquerrait peut-être un jour ! Cette idée lui fit horreur d’abord, puis il s’y habitua, et mentalement esquissa un premier chapitre, celui de la rencontre : il transportait la scène à Naples, vers la fin du quinzième siècle et les personnages devenaient de purs symboles. L’Homme, un prisonnier, concrétant en lui l’idée de l’âme confinée dans sa geôle de chair, presque ignorante du monde extérieur dont elle refaçonne à son gré la vision vague apportée par les sens ; la Femme, une madone, une statue que l’amour du prisonnier a douée de la vie, de la sensibilité et qui devient pour lui aussi réellement existante qu’une créature de Dieu. Et sur ce thème toutes les divagations de l’amour, du rêve et de la folie.

Il commença, dès le lendemain matin, cette histoire étroitement basée sur son actuel état d’esprit et dans laquelle il devait s’amuser à transposer, sur un mode d’extravagance logique, le drame qu’il jouait naïvement avec Sixtine.

C’était la femme nouvelle, cette madone, la Madonna Novella, et quel nom donner au prisonnier, proie de sa propre imagination (comme moi-même, songea Entragues), si ce n’est celui de Della Preda, puisque nous sommes en Italie ? Veltro convient pour l’indispensable porte-clefs, et, comme titre : l’Adorant.